Le Grand Meaulnes.
CHAPITRE
XIV. Le secret.
cabinets de débarras,
une quantité d'anciens cartons de toutes formes, qui se trouvaient
tantôt remplis de
liasses de vieilles lettres et de photographies jaunies de la famille
de Galais, tantôt bondés de fleurs
artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés.
Il s'échappait de ces boîtes je ne sais quelle
odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain, réveillaient
en moi pour tout un jour les souvenirs, les
regrets, et arrêtaient mes recherches...
Un jour de congé,
enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle longue et basse,
couverte de poils de
porc à demi rongés, et que je reconnus pour être
la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de n'avoir
point commencé par là mes recherches. J'en fis sauter
facilement la serrure rouillée. La malle était pleine
jusqu'au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques,
littératures, cahiers de
problèmes, que sais-je?... Avec attendrissement plutôt
que par curiosité, je me mis à fouiller dans tout
cela, relisant les dictées que je savais encore par coeur,
tant de fois nous les avions recopiées!
"L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre"
de P.L. Courier, "Lettre de George Sand à son
fils"...
Il y avait aussi un
"Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car ces
cahiers restaient au Cours et les
élèves ne les emportaient jamais au dehors. C'était
un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de
l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit
sur la couverture en ronde magnifique. Je l'ouvris. A la
date des devoirs, avril 189... je reconnus que Meaulnes l'avait commencé
peu de jours avant de quitter
Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec
le soin religieux qui était de règle lorsqu'on
travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus
de trois pages écrites, le reste était
blanc et voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté.
Tout en réfléchissant,
agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces règles
puériles qui avaient tenu tant de
place dans notre adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le
bord des pages du cahier inachevé.
Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres
feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on
avait recommencé à écrire.
C'était encore
l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à
peine lisible; de petits paragraphes de
largeurs inégales, séparés par des lignes blanches.
Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois
une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait
y avoir là des renseignements sur la vie passée de
Meaulnes à Paris, des indices sur la piste que je cherchais,
et je descendis dans la salle à manger pour
parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange
document. Il faisait un jour d'hiver clair et agité. Tantôt
le
soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux blancs
de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait
aux vitres une averse'glacée. Et c'est devant cette fenêtre,
auprès du feu, que je lus ces lignes qui
m'expliquèrent tant de choses et dont voici la copie très
exacte...
CHAPITRE XIV. Le secret.
Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre
est toujours poussiéreuse et blanchie par le double
rideau qui est derrière. Yvonne de Galais l'ouvrirait-elle
que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle est
mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?...
Samedi 13 février.
- J'ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui m'avait
renseigné au mois de juin, qui
attendait comme moi devant la maison fermée... Je lui ai parlé.
Tandis qu'elle marchait, je regardais de
côté les légers défauts de son visage:
une petite ride au coin des lèvres, un peu d'affaissement aux
joues,
et de la poudre accumulée aux ailes du nez. Elle c'est retournée
tout d'un coup et me regardant bien en
face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que de
profil, elle m'a dit d'une voix brève:
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Alain-Fournier
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