Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XIV. Le secret..

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XIV. Le secret.

cabinets de débarras, une quantité d'anciens cartons de toutes formes, qui se trouvaient tantôt remplis de
liasses de vieilles lettres et de photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs
artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. Il s'échappait de ces boîtes je ne sais quelle
odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les souvenirs, les
regrets, et arrêtaient mes recherches...

Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle longue et basse, couverte de poils de
porc à demi rongés, et que je reconnus pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de n'avoir
point commencé par là mes recherches. J'en fis sauter facilement la serrure rouillée. La malle était pleine
jusqu'au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de
problèmes, que sais-je?... Avec attendrissement plutôt que par curiosité, je me mis à fouiller dans tout
cela, relisant les dictées que je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiées!
"L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre" de P.L. Courier, "Lettre de George Sand à son
fils"...

Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car ces cahiers restaient au Cours et les
élèves ne les emportaient jamais au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de
l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde magnifique. Je l'ouvris. A la
date des devoirs, avril 189... je reconnus que Meaulnes l'avait commencé peu de jours avant de quitter
Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux qui était de règle lorsqu'on
travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était
blanc et voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté.

Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient tenu tant de
place dans notre adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé.
Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on
avait recommencé à écrire.

C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine lisible; de petits paragraphes de
largeurs inégales, séparés par des lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois
une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là des renseignements sur la vie passée de
Meaulnes à Paris, des indices sur la piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour
parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange document. Il faisait un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le
soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait
aux vitres une averse'glacée. Et c'est devant cette fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui
m'expliquèrent tant de choses et dont voici la copie très exacte...


CHAPITRE XIV. Le secret.


Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par le double
rideau qui est derrière. Yvonne de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle est
mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?...

Samedi 13 février. - J'ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui m'avait renseigné au mois de juin, qui
attendait comme moi devant la maison fermée... Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, je regardais de
côté les légers défauts de son visage: une petite ride au coin des lèvres, un peu d'affaissement aux joues,
et de la poudre accumulée aux ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup et me regardant bien en
face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que de profil, elle m'a dit d'une voix brève:

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