Le Grand Meaulnes.
CHAPITRE
XIII. Le cahier de devoirs mensuels.
autre, avec une crise
de sanglots qui lui secoue les épaules comme une crise de rire,
une photographie
ancienne, déjà jaunie, de sa fille.
L'enterrement est
pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide,
qui suit parfois les embolies.
C'est pourquoi le visage, comme tout le corps d'ailleurs, est entouré
d'ouate imbibée de phénol.
L'habillage terminé
- on lui a mis son adirable robe de velours bleu sombre, semée
par endroits de petites
étoiles d'argent, mais il a fallu aplatir et friper les belles
manches à gigot maintenant démodées - au
moment de faire monter le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne
pourrait pas tourner dans le couloir trop
étroit. Il faudrait avec une corde le hisser dehors par la
fenêtre et de la même façon le faire descendre
ensuite... Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles
choses parmi lesquelles il cherche on ne sait
quels souvenirs perdus, intervient alors avec une véhémence
terrible.
"Plutôt,
dit-il d'une voix coupée par les larmes et la colère,
plutôt que de laisser faire une chose aussi
affreuse, c'est moi qui la prendrai et la descendrai dans mes bras..."
Et il ferait ainsi,
au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de s'écrouler
avec elle!
Mais alors je m'avance,
je prends le seul parti possible: avec l'aide du médecin et
d'une femme, passant
un bras sous le dos de la morte étendue, l'autre sous ses jambes,
je la charge contre ma poitrine. Assise
sur mon bras gauche, les épaules appuyées contre mon
bras droit, sa tête retombante retournée sous mon
menton, elle pèse terriblement sur mon coeur. Je descends lentement,
marche par marche, le long escalier
raide, tandis qu'en bas on apprête tout.
J'ai bientôt
les deux bras cassés par la fatigue. A chaque marche, avec
ce poids sur la poitrine, je suis un
peu essoufflé. Agrippé au corps inerte et pesant, je
baisse la tête sur la tête de celle que j'emporte, je
respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m'entrent dans
la bouche - des cheveux morts qui ont un
goût de terre. Ce goût de terre et de mort, ce poids sur
le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la
grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchée
- tant aimée...
CHAPITRE XIII. Le cahier de devoirs mensuels.
Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes,
tout le jour, berçaient et consolaient un tout
petit enfant malade, le vieux M. de Galais ne tarda pas à s'aliter.
Aux premiers grands froids de l'hiver il
s'éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des
larmes au chevet de ce vieil homme charmant,
dont la pensée indulgente et la fantaisie alliée à
celle de son fils avaient été la cause de toute notre
aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension
complète de tout ce qui s'était passé
et, d'ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme il n'avait plus
depuis longtemps ni parents ni amis
dans cette région de la France, il m'institua par testament
son légataire universel jusqu'au retour de
Meaulnes, a qui je devais rendre compte de tout, s'il revenait jamais...
Et c'est au Sablonnières désormais
que j'habitai. Je n'allais plus à Saint-Benoist que pour y
faire la classe, partant le matin de bonne heure,
déjeunant à midi d'un repas préparé au
Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et rentrant le
soir
aussitôt après l'étude. Ainsi je pus garder près
de moi l'enfant que les servantes de la ferme soignaient.
Surtout j'augmentais mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait
un jour aux Sablonnières.
Je ne désespérais
pas, d'ailleurs, de découvrir à la longue dans les meubles,
dans les tiroirs de la maison,
quelque papier, quelque indice qui me permit de connaître l'emploi
de son temps, durant le long silence
des années précédentes - et peut-être ainsi
de saisir les raisons de sa fuite ou tout au moins de retrouver sa
trace... J'avais déjà vainement inspecté je ne
sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les
< page
précédente | 106 | page
suivante >
Alain-Fournier
- Le Grand Meaulnes