Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE II. Après quatre heures
.

Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE II. Après quatre heures.


Viens-tu dans la cour?" dit-il.

J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai vers lui. Nous
sortîmes par la porte de la cuisine et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà. A la lueur de
la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez droit, à la lèvre duvetée.

"Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc jamais regardé?"

Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait tout autour;
ç'avait dû être le soleil ou la lune au feu d'artifice du Quatorze Juilliet.

"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les allumer", dit-il d'un ton tranquille et de
l'air de quelqu'un qui espère bien trouver mieux par la suite.

Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux complètement ras comme un paysan. Il me
montra les deux fusées avec leurs bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis
abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa poche - à mon grand étonnement, car
cela nous était formellement interdit - une boîte d'allumettes. Se baissant avec précaution, il mit le feu à
la mèche. Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement en arrière.

Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la mère de Meaulnes, après avoir débattu
et fixé le prix de pension, vit jaillir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'étoiles rouges
et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde, dressé dans la lueur magique, tenant par la
main le grand gars nouveau venu et ne bronchant pas...

Cette fois encore, elle n'osa rien dire.

Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, un compagnon silencieux, qui mangeait, la tête basse,
sans se soucier de nos trois regards fixés sur lui.


CHAPITRE II. Après quatre heures.


Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont j'ai
souffert jusque vers cette année 189... m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore porsuivant
les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la maison, en sautillant misérablement sur une jambe...

Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui était très fière de moi, me ramena
plus d'une fois à la maison, avec force taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à cloche-pied, avec
les garnements du village.

L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le commencement d'une vie nouvelle.

Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue soirée de solitude commençait
pour moi. Mon père transportait le feu du poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à manger; et
peu à peu les derniers gamins attardés abandonnaient l'école refroidie où roulaient des tourbillons de
fumée. Il y avait encore quelques jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux élèves qui
avaient balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs pèlerines, et ils partaient bien
vite, leur panier au bras, en laissant le grand portail ouvert...

Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la mairie, enfermé dans le cabinet des
archives plein de mouches mortes, d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule
,


< page précédente | 6 | page suivante >

Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes