Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier
PREMIÈRE
PARTIE
CHAPITRE II. Après
quatre heures.
Viens-tu dans la cour?" dit-il.
J'hésitai une
seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma casquette
et j'allai vers lui. Nous
sortîmes par la porte de la cuisine et nous allâmes au
préau, que l'obscurité envahissait déjà.
A la lueur de
la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez
droit, à la lèvre duvetée.
"Tiens, dit-il,
j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc jamais
regardé?"
Il tenait à
la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées
déchiquetées courait tout autour;
ç'avait dû être le soleil ou la lune au feu d'artifice
du Quatorze Juilliet.
"Il y en a deux
qui ne sont pas parties: nous allons toujours les allumer", dit-il
d'un ton tranquille et de
l'air de quelqu'un qui espère bien trouver mieux par la suite.
Il jeta son chapeau
par terre et je vis qu'il avait les cheveux complètement ras
comme un paysan. Il me
montra les deux fusées avec leurs bouts de mèche en
papier que la flamme avait coupés, noircis, puis
abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira
de sa poche - à mon grand étonnement, car
cela nous était formellement interdit - une boîte d'allumettes.
Se baissant avec précaution, il mit le feu à
la mèche. Puis, me prenant par la main, il m'entraîna
vivement en arrière.
Un instant après,
ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la mère
de Meaulnes, après avoir débattu
et fixé le prix de pension, vit jaillir sous le préau,
avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'étoiles rouges
et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde, dressé
dans la lueur magique, tenant par la
main le grand gars nouveau venu et ne bronchant pas...
Cette fois encore,
elle n'osa rien dire.
Et le soir, au dîner,
il y eut, à la table de famille, un compagnon silencieux, qui
mangeait, la tête basse,
sans se soucier de nos trois regards fixés sur lui.
CHAPITRE II. Après quatre heures.
Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans
les rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont j'ai
souffert jusque vers cette année 189... m'avait rendu craintif
et malheureux. Je me vois encore porsuivant
les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la maison,
en sautillant misérablement sur une jambe...
Aussi ne me laissait-on
guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui était
très fière de moi, me ramena
plus d'une fois à la maison, avec force taloches, pour m'avoir
ainsi rencontré, sautant à cloche-pied, avec
les garnements du village.
L'arrivée d'Augustin
Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le commencement
d'une vie nouvelle.
Avant sa venue, lorsque
le cours était fini, à quatre heures, une longue soirée
de solitude commençait
pour moi. Mon père transportait le feu du poêle de la
classe dans la cheminée de notre salle à manger; et
peu à peu les derniers gamins attardés abandonnaient
l'école refroidie où roulaient des tourbillons de
fumée. Il y avait encore quelques jeux, des galopades dans
la cour; puis la nuit venait; les deux élèves qui
avaient balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons
et leurs pèlerines, et ils partaient bien
vite, leur panier au bras, en laissant le grand portail ouvert...
Alors, tant qu'il
y avait une lueur de jour, je restais au fond de la mairie, enfermé
dans le cabinet des
archives plein de mouches mortes, d'affiches battant au vent, et je
lisais assis sur une vieille bascule,
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