Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier
PREMIÈRE
PARTIE
CHAPITRE II. Après
quatre heures.
auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin.
Lorsqu'il faisait
noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient à
hurler et que le carreau de notre
petite cuisine s'illuminait, je rentrais enfin. Ma mère avait
commencé de préparer le repas. Je montais
trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire
et, la tête appuyée aux barreaux froids
de la rampe, je la regardais allumer son feu dans l'étroite
cuisine où vacillait la flamme d'une bougie.
Mais quelqu'un est
venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant paisible.
Quelqu'un a soufflé la bougie
qui éclairait pour moi le doux visage maternel penché
sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la lampe
autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à
la nuit, lorsque mon père avait accroché les volets
de bois aux portes vitrées. Et celui-là, ce fut Augustin
Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt
le grand Meaulnes.
Dès qu'il fut
pensionnaire chez nous, c'est-à-dire dès les premiers
jours de décembre, l'école cessa d'être
désertée le soir, après quatre heures. Malgré
le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et leurs
seaux d'eau, il y avait toujours, après le cours, dans la classe,
une vingtaine de grands élèves, tant de la
campagne que du bourg, serrés autour de Meaulnes. Et c'étaient
de longues discussions, des disputes
interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquiétude
et plaisir.
Meaulnes ne disait
rien; mais c'était pour lui qu'à chaque instant l'un
des plus bavards s'avançait au
milieu du groupe, et, prenant à témoin tour à
tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient
bruyamment, racontait quelque longue histoire de maraude, que tous
les autres suivaient, le bec ouvert ,
en riant silencieusement.
Assis sur un pupitre,
en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait.
Aux bons moments, il riait aussi,
mais doucement, comme s'il eût réservé ses éclats
de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui
seul. Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux
de la classe n'éclairait plus le groupe confus
de jeunes gens, Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle
pressé:
"Allons, en route!"
criait-il.
Alors tous le suivaient
et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit noire, dans le
haut du bourg...
Il m'arrivait maintenant
de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais à la porte des
écuries des faubourgs,
à l'heure où l'on trait les vaches... Nous entrions
dans les boutiques, et, du fond de l'obscurité, entre deux
craquements de son métier, le tisserand disait:
"Voilà
les étudiants!"
Généralement,
à l'heur du dîner, nous nous trouvions tout près
du Cours, chez Desnoues, le
charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique était
une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux
battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le
soufflet de la forge et l'on apercevait à la
lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant, parfois des gens
de campagne qui avaient arrêté leur
voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme nous,
adossé à une porte, qui regardait sans rien
dire.
Et c'est là
que tout commença, environ huit jours avant Noël.
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