Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE II. Après quatre heures
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Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE II. Après quatre heures.


auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin.

Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient à hurler et que le carreau de notre
petite cuisine s'illuminait, je rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparer le repas. Je montais
trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire et, la tête appuyée aux barreaux froids
de la rampe, je la regardais allumer son feu dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une bougie.

Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a soufflé la bougie
qui éclairait pour moi le doux visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la lampe
autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père avait accroché les volets
de bois aux portes vitrées. Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt
le grand Meaulnes.

Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire dès les premiers jours de décembre, l'école cessa d'être
désertée le soir, après quatre heures. Malgré le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et leurs
seaux d'eau, il y avait toujours, après le cours, dans la classe, une vingtaine de grands élèves, tant de la
campagne que du bourg, serrés autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues discussions, des disputes
interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquiétude et plaisir.

Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui qu'à chaque instant l'un des plus bavards s'avançait au
milieu du groupe, et, prenant à témoin tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient
bruyamment, racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres suivaient, le bec ouvert ,
en riant silencieusement.

Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait. Aux bons moments, il riait aussi,
mais doucement, comme s'il eût réservé ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui
seul. Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe n'éclairait plus le groupe confus
de jeunes gens, Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle pressé:

"Allons, en route!" criait-il.

Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit noire, dans le haut du bourg...

Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais à la porte des écuries des faubourgs,
à l'heure où l'on trait les vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurité, entre deux
craquements de son métier, le tisserand disait:

"Voilà les étudiants!"

Généralement, à l'heur du dîner, nous nous trouvions tout près du Cours, chez Desnoues, le
charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique était une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux
battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la forge et l'on apercevait à la
lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrêté leur
voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme nous, adossé à une porte, qui regardait sans rien
dire.

Et c'est là que tout commença, environ huit jours avant Noël.

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