Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER. Le Pensionnaire.

Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER. Le Pensionnaire.


Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de la salle, elle s'arrêta, déconcertée.
Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa poitrine,
renversée comme un nid dans son bras droit replié.

La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un sac de cuir, avait commencé de
s'expliquer, en balançant légèrement la tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite.
Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu'elle parla de son fils, un air supérieur et
mystérieux qui nous intrigua.

Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de
Sainte-Agathe. Veuve - et fort riche, à ce qu'elle nous fit comprendre - elle avait perdu le cadet de ses
deux enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec son frère dans
un étang malsain. Elle avait décidé de mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre
le Cours Supérieur.

Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux
cheveux gris, que j'avais vue courbée devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et
hagard de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée.

Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant: il aimait à lui faire plaisir, et parfois il
suivait le bord de la rivière, jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de poules
d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait aussi des nasses... L'autre nuit, il avait
découvert dans le bois une faisane prise au collet...

Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec
étonnement.

Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire; et, déposant avec précaution son
"ni" sur la table, elle se leva silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un...

Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier
Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses
greniers ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres d'adjoints abandonnées où l'on
mettait sécher le tilleul et mûrir les pommes.

"Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais
que c'était toi, François, qui étais rentré..."

Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui
donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, et se
présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger.

"C'est toi, Augustin?" dit la dame.

C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, que son
chapeau de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les
écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...

Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune explication:


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