Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER. Le Pensionnaire.

Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER. Le Pensionnaire.


avec les autres enfants, j'avais regardé anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son
chapeau neuf.

Après midi, je dus partir seul à vêpres.

"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon costume d'enfant, même s'il était
arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire".

Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père s'en allait au loin, sur le bord
de quelque étang couvert de brume, pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, retirée jusqu'à la nuit
dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de
ses amies, aussi pauvre qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en
lisant dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la porte pour me montrer comment ça lui allait.

Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église me retint dehors après vêpres. Un baptême, sous le
porche, avait attroupé des gamins. Sur la place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses
de pomppiers; et, les faisceaux formés, transis et battant le semelle, ils écoutaient Boujardon, le brigadier,
s'embrouiller dans la théorie...

Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui se serait trompée de jour et
d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme en bandoulière emmenèrent la pompe au petit trot; et je les
vis disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, écrasant de leurs grosses semelles
les brindilles de la route givrée où je n'osais pas les suivre.

Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où j'entendais sourdement monter puis
s'apaiser les discussions des buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre maison du
village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite grille.

Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque chose d'insolite.

En effet, à la porte de la salle à manger - la plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient sur la
cour - une femme aux cheveux gris, penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite,
coiffée d'une capote de velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un visage maigre et fin, mais ravagé par
l'inquiétude; et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m'arrêta sur la première marche, devant la grille.

"Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi tout à l'heure. Il a déjà fait le tour de
la maison. Il s'est peut-être suavé..."

Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à peine perceptibles.

Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de La Gare, et
sans rien entendre, auf fond de la chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes
défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure...
En effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère
apparut tenant à deux mains sur la tête des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas
encore parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués d'avoir travaillé à la chute du
jour, et s'écria:

"Regarde! Je t'attendais pour te montrer..."


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