Le Grand Meaulnes.
CHAPITRE XV. La rencontre.
Le bateau ne va pas
tarder, maintenant, je pense?..."
Et Meaulnes les suivit.
La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait de causer gaiement
et de rire. La
jeune fille répondait doucement. Et lorsqu'elles descendirent
sur l'embarcadère, elle eut ce même regard
innocent et grave, qui semblait dire:
"Qui êtes-vous?
Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble
que je vous
connais".
D'autres invités
étaient maintenant épars entre les arbres, attendant.
Et trois bateaux de plaisance
accostaient, prêts à recevoir les promeneurs. Un à
un, sur le passage des dames, qui paraissaient être la
châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément,
et les demoiselles s'inclinaient. Etrange
matinée! Etrange partie de plaisir! Il faisait froid malgré
le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient
autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à
la mode...
La vieille dame resta
sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se trouva dans le même
yacht que la
jeune châtelaine. Il s'accouda sur le pont, tenant d'une main
d'une main son chapeau battu par le grand
vent, et il put regarder à l'aise le jeune fille, qui s'était
assise à l'abri. Elle aussi le regardait. Elle répondait
à ses compagnes, souriait, puis posait doucement ses yeux bleus
sur lui, en tenant sa lèvre un peu
mordue.
Un grand silence régnait
sur les berges prochaines. Le bateau filait avec un brui calme de
machine et
d'eau. On eût pu se croire au coeur de l'été.
On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque
maison de campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une
ombrelle blanche. Jusqu'au soir on
entendrait les tourterelles gémir... Mais soudain une rafale
glacée venait rappeler décembre aux invités de
cette étrange fête.
On aborda devant un
bois de sapins. Sur le débarcadère, les passages durent
attendre un instant, serrés les
uns contre les autres, qu'un des bateliers eût ouvert le cadenas
de la barrière... Avec quel émoi Meaulnes
se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de
l'étang, il avait eu très près du sien le visage
désormais perdu de la jeune fille! Il avait regardé
ce profil si pur, de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils
fussent près de s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir
vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût
confié, un peu de poudre restée sur sa joue...
A terre, tout s'arrangea
comme dans un rêve. Tandis que les enfants couraient avec des
cris de joie, que
des groupes se formaient et s'éparpillaient à travers
bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où, dix
pas
devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d'elle
sans avoir eu le temps de réfléchir:
"Vous êtes
belle", dit-il simplement.
Mais elle hâta
le pas et, sans répondre, prit une allée transversale.
D'autres promeneurs couraient,
jouaient à travers les avenues, chacun errant à sa guise,
conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune
homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossièreté,
sa sottise. Il errait au hasard,
persuadé qu'il ne reverrait plus cette gracieuse créature,
lorsqu'il l'aperçut soudain venant à sa rencontre
et forcée de passer près de lui dans l'étroit
sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son
grand manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts.
Ses chevilles étaient si fines qu'elles pliaient
par instants et qu'on craignait de les voir se briser.
Cette fois, le jeune
homme salua, en disant très bas:
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Alain-Fournier
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