Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE XV. La rencontre.

Le Grand Meaulnes.


CHAPITRE XV. La rencontre.

couvertes de rochers et de sapins encore.

Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière de bois qui entourait le vivier;
vers les bords il restait un peu de glace mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut lui-même reflété
dans l'eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d'étudiant romantique. Et il crut voir un autre
Meaulnes; non plus l'écolier qui s'était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et
romanesque, au milieu d'un beau livre de prix...

Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dans la grande salle où il avait dîné la veille, une
paysanne mettait le couvert. Dès que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignés sur la nappe, elle
lui versa le café en disant:

"Vous êtes le premier, monsieur".

Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d'être soudain reconnu comme un étranger. Il demanda
seulement à quelle heure partirait le bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncée.

"Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore", fut la réponse.

Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadère, autour de la longue maison châtelaine aux
ailes inégales, comme une église. Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à perte
de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des étangs venait de ce côté mouiller le pied des murs, et il y
avait, devant plusiers portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues clapotantes.

Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un chemin de halage. Il
examinait curieusement les grandes portes aux vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces
délabrées ou abandonnées, sur des dbarras encombrés de brouettes, d'outils rouills et de pots de fleurs
brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable.

C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée, dont le
charmant costume, après tous les déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire.

Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un étonnement
qui lui parut plus tard bien grossier:

"Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique - peut-être une actrice qu'on a mandée pour
la fête".

Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. Souvent,
plus tard, lorsqu'il s'endormait après avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il
voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci. L'une avait un chapeau
comme elle et l'autre son air un peu penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et l'autre
avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'était jamais la grande jeune fille.

Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un visage aux traits un peu courts,
mais dessinés avec une finesse presque douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il
regarda sa toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes...

Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement
vers lui, dit à sa compagne:

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