Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE XV. La rencontre.

Le Grand Meaulnes

CHAPITRE XIV. La fête étrange (suite).


du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans l'immense demeure, la rumeur
de la fête.

Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. On entendait dans la pièce attenante jouer du
piano. Meaulnes avança curieusement la tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une
jeune fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, jouant très doucement des airs
de rondes ou de chansonnettes. Sur le divan, tout à côté, six ou sept petits garçons et petites filles rangés
comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait tard, écoutaient. De temps en
temps seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur les poignets, se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle
à manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait prendre sa place.

Après cette fête où tout était charmant, mais fiévrieux et fou, où lui-même avait si follement poursuivi le
grand pierrot, Meaulnes se trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme du monde.

Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna s'asseoir dans la salle à manger, et,
ouvrant un des gros livres rouges épars sur la table, il commença distraitement à lire.

Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s'approcha, se pendit à son bras et grimpa sur son
genou pour regarder en même temps que lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors ce fut un rêve
comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il était dans sa propre maison, marié, un beau
soir, et que cet être charmant et inconnu qui jouait du piano, près de lui, c'était sa femme...


CHAPITRE XV. La rencontre.


Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui avait conseillé, il revêtit un
simple costume noir, de mode passée, une jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux
épaules, un gilet croisé, un patalon élargi du bas jusqu'à cacher ses fines chaussures, et un chapeau haut
de forme.

La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme transporté dans une
journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme aux
premiers jorus d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée de rosée. Dans les
abres, plusiers petits oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le visage du
promeneur.

Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître de la maison. Il sortit dans la cour du
Domaine, pensant à chaque instant qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:

"Déjà réveillé, Augustin?..."

Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et la cour. Là-bas, dans le bâtiment principal, rien
ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux battants de la ronde
porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de soleil donnait, comme en été, aux premières
heures du matin.

Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l'intérieur de la propriété. Les vestiges d'un mur
séparaient le jardin délabré de la cour, où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A
l'extrémité des dépendances qu'il habitait, c'étaient des écuries bâties dans un amusant désordre, qui
multipliait les recoins garnis d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine déferlaient des
bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l'est, où l'on apercevait des collines bleues

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