Le Grand Meaulnes
CHAPITRE XIV. La
fête étrange (suite).
du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient
au loin, dans l'immense demeure, la rumeur
de la fête.
Une porte de cette
salle à manger était grande ouverte. On entendait dans
la pièce attenante jouer du
piano. Meaulnes avança curieusement la tête. C'était
une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une
jeune fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules,
tournait le dos, jouant très doucement des airs
de rondes ou de chansonnettes. Sur le divan, tout à côté,
six ou sept petits garçons et petites filles rangés
comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se
fait tard, écoutaient. De temps en
temps seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur les poignets, se
soulevait, glissait à terre et passait dans la salle
à manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images
venait prendre sa place.
Après cette
fête où tout était charmant, mais fiévrieux
et fou, où lui-même avait si follement poursuivi le
grand pierrot, Meaulnes se trouvait là plongé dans le
bonheur le plus calme du monde.
Sans bruit, tandis
que la jeune fille continuait à jouer, il retourna s'asseoir
dans la salle à manger, et,
ouvrant un des gros livres rouges épars sur la table, il commença
distraitement à lire.
Presque aussitôt
un des petits qui étaient par terre s'approcha, se pendit à
son bras et grimpa sur son
genou pour regarder en même temps que lui; un autre en fit autant
de l'autre côté. Alors ce fut un rêve
comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il était
dans sa propre maison, marié, un beau
soir, et que cet être charmant et inconnu qui jouait du piano,
près de lui, c'était sa femme...
CHAPITRE XV. La rencontre.
Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme
on le lui avait conseillé, il revêtit un
simple costume noir, de mode passée, une jaquette serrée
à la taille avec des manches bouffant aux
épaules, un gilet croisé, un patalon élargi du
bas jusqu'à cacher ses fines chaussures, et un chapeau haut
de forme.
La cour était
déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et
se trouva comme transporté dans une
journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux
de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme aux
premiers jorus d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée
brillait comme humectée de rosée. Dans les
abres, plusiers petits oiseaux chantaient et de temps à autre
une brise tiédie coulait sur le visage du
promeneur.
Il fit comme les invités
qui se sont éveillés avant le maître de la maison.
Il sortit dans la cour du
Domaine, pensant à chaque instant qu'une voix cordiale et joyeuse
allait crier derrière lui:
"Déjà
réveillé, Augustin?..."
Mais il se promena
longtemps seul à travers le jardin et la cour. Là-bas,
dans le bâtiment principal, rien
ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la tourelle. On avait
ouvert déjà, cependant, les deux battants de la ronde
porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de
soleil donnait, comme en été, aux premières
heures du matin.
Meaulnes, pour la
première fois, regardait en plein jour l'intérieur de
la propriété. Les vestiges d'un mur
séparaient le jardin délabré de la cour, où
l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau.
A
l'extrémité des dépendances qu'il habitait, c'étaient
des écuries bâties dans un amusant désordre, qui
multipliait les recoins garnis d'arbrisseaux fous et de vigne vierge.
Jusque sur le Domaine déferlaient des
bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers
l'est, où l'on apercevait des collines bleues
< page
précédente | 33 | page
suivante >
Alain-Fournier
- Le Grand Meaulnes