Le Grand Meaulnes
CHAPITRE XIV. La
fête étrange (suite).
Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune
avec calme.
- Et toi, ma pauvre
Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans
que je ne t'avais vue, tu n'as pas
changé", répondait l'autre en haussant les épaules,
mais de sa voix la plus paisible.
Et elles continuaient
ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur. Meaulnes
intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage:
"Est-elle aussi
jolie qu'on le dit, la fiancée de Frantz?"
Elles le regardèrent,
interloquées. Personne d'autre que Frantz n'avait vu la jeune
fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l'avait rencontrée
un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges
qu'on appelle les Marais. Son père, un tisserand, l'avait chassée
de chez lui. Elle était fort jolie et Frantz avait
décidé aussitôt de l'épouser. C'était
une étrange histoire; mais son père, M. de Galais, et
sa soeur Yvonne
ne lui avaient-ils pas toujours tout accordé!...
Meaulnes, avec précaution,
allait poser d'autres questions, lorsque parut à la porte un
couple charmant:
une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe à grands
volants; un jeune personnage en habit à
haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent
la salle, esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent;
puis d'autres passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis
par un grand pierrot blafard, aux
manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et riant d'une
bouche édentée. Il courait à grandes
enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, il eût
dû faire un saut, et il agitait ses longues manches
vides. Les jeune filles en avaient un peu peur; les jeunges gens lui
serraient la main et il paraissait faire la
joie des enfants qui le poursuivaient avec des cris perçants.
Au passage il regarda Meaulnes de ses yeux
vitreux, et l'écolier crut reconnaître, complètement
rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui
tout à l'heure accrochait les lanternes.
Le repas était
terminé. Chacun se levait.
Dans les couloirs
s'organisaient des rondes et des farandoles. Une musique, quelque
part, jouait un pas de
menuet... Meaulnes, la tête à demi cachée dans
le collet de son manteau, comme dans une fraise, se
sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir,
se mit à poursuivre le grand pierrot à travers
les couloirs du Domaine, comme dans les coulisses d'un théâtre
où la pantomime, de la scène, se fût
partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à
la fin de la nuit à une foule joyeuse aux costumes
extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans une
chambre où l'on montrait la lanterne
magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... Parfois,
dans un coin de salon où l'on dansait, il
engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait hâtivement
sur les costumes que l'on
porterait les jours suivants...
Un peu angoissé
à la longue par tout ce plaisir qui s'offrait à lui,
craignant à chaque instant que son
manteau entr'ouvert ne laissât voir sa blousse de collégien,
il alla se réfugier un instant dans la partie la
plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que
le bruit étouffé d'un piano.
Il entra dans une
pièce silencieuse qui était une salle à manger
éclairée par une lampe à suspension. Là
aussi c'était fête, mais fête pour les petits enfants.
Les uns, assis sur
des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs genoux; d'autres
étaient accroupis
par terre devant une chaise et, gravement, ils faisaient sur le siège
un étalage d'images; d'autres, auprès
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Alain-Fournier
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