Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE XIV. La fête étrange (suite).

Le Grand Meaulnes

CHAPITRE XIV. La fête étrange (suite).


Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune avec calme.

- Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans que je ne t'avais vue, tu n'as pas
changé", répondait l'autre en haussant les épaules, mais de sa voix la plus paisible.

Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage:

"Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de Frantz?"

Elles le regardèrent, interloquées. Personne d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l'avait rencontrée un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les Marais. Son père, un tisserand, l'avait chassée de chez lui. Elle était fort jolie et Frantz avait
décidé aussitôt de l'épouser. C'était une étrange histoire; mais son père, M. de Galais, et sa soeur Yvonne
ne lui avaient-ils pas toujours tout accordé!...

Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres questions, lorsque parut à la porte un couple charmant:
une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe à grands volants; un jeune personnage en habit à
haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent;
puis d'autres passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot blafard, aux
manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et riant d'une bouche édentée. Il courait à grandes
enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues manches
vides. Les jeune filles en avaient un peu peur; les jeunges gens lui serraient la main et il paraissait faire la
joie des enfants qui le poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda Meaulnes de ses yeux
vitreux, et l'écolier crut reconnaître, complètement rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui
tout à l'heure accrochait les lanternes.

Le repas était terminé. Chacun se levait.

Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une musique, quelque part, jouait un pas de
menuet... Meaulnes, la tête à demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se
sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, se mit à poursuivre le grand pierrot à travers
les couloirs du Domaine, comme dans les coulisses d'un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût
partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à une foule joyeuse aux costumes
extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans une chambre où l'on montrait la lanterne
magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... Parfois, dans un coin de salon où l'on dansait, il
engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait hâtivement sur les costumes que l'on
porterait les jours suivants...

Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s'offrait à lui, craignant à chaque instant que son
manteau entr'ouvert ne laissât voir sa blousse de collégien, il alla se réfugier un instant dans la partie la
plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que le bruit étouffé d'un piano.

Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à manger éclairée par une lampe à suspension. Là
aussi c'était fête, mais fête pour les petits enfants.

Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs genoux; d'autres étaient accroupis
par terre devant une chaise et, gravement, ils faisaient sur le siège un étalage d'images; d'autres, auprès

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