Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE XII. La chambre de Wellington.

Le Grand Meaulnes

 

ces belles petites filles".

Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et, passant d'une voiture sur l'autre, du siège
d'un char à bancs sur le toit d'une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il poussa sans bruit
comme une porte.

Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce au plafond bas qui devait être une
chambre à coucher. On distinguait, dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la table, la cheminée et
même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d'objets de prix, d'armes anciennes. Au fond de la
pièce des rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.

Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte d'être aperçu du dehors. Il alla
soulever le rideau du fond et découvrit un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes
cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le fond de l'alcôve, puis
s'étendit sur cette couche pour s'y reposer et réfléchir un peu à l'étrange aventure dans laquelle il s'était
jeté.

Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on entendait gémir le grand vent de
décembre.

Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix des
enfants dans l'allée, malgré les voitures entassées, ce n'était pas là simplement, comme il l'avait pensé
d'abord, une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l'hiver.

Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d'une musique perdue. C'était comme un souvenir plein
de charme et de regret. Il se rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mattait au piano l'après-midi
dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit...

"On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il.

Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda pas à s'endormir...


CHAPITRE XII. La chambre de Wellington.


Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, il se tourna et retourna sur sa couche, fripant et roulant
sous lui sa blouse noire. Une faible clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve.

S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les rideaux. Quelqu'un avait ouvert la fenêtre et l'on avait
attaché dans l'embrasure deux lanternes vénitiennes vertes.

Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit sur le palier un bruit de pas étouffé
et de conversation à voix basse. Il se rejeta dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner un des objets
de bronze qu'il avait repoussés contre le mur. Un instant, très inquiet, il retint son souffle. Les pas se
rapprochèrent et deux ombres glissèrent dans la chambre.

"Ne fais pas de bruit, disait l'un.

- Ah! répondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'éveille!

- As-tu garni sa chambre?

- Mais oui, comme celles des autres".

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