Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE XI. Le domaine mystérieux.

Le Grand Meaulnes

"Y aurait-il une fête dans cette solitude?" se demanda-t-il.

Avançant jusqu'au premier détour, il entendit un bruit de voix qui s'approchaient. Il se jeta de côté dans
les jeunes sapins touffus, s'accroupit et écouté en retenant son souffle. C'étaient des voix enfantines. Une
troupe d'enfants passa tout près de lui. L'un d'eux, probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et
si entendu que Meaulnes, bien qu'il ne comprit guère le sens de ses paroles, ne put s'empêcher de sourire.

"Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est la question des chevaux. On n'empêchera jamais Daniel,
par exemple, de monter sur le grand poney jaune!

- Jamais on ne m'en empêchera répondit une voix moqueuse de jeune garçon. Est-ce que nous n'avons
pas toutes les permissions?... Même celle de nous faire mal, s'il nous plaît..."

Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait déjà un autre groupe d'enfants.

"Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en bateau.

- Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.

- Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.

- Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée?

- Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..."

"Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les enfants qui font la loi, ici?... Etrange
domaine!"

Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l'on trouverait à boire et à manger. Il se dressa et vit
le dernier groupe qui s'éloignait. C'étaient trois filettes avec des robes droites qui s'arrêtaient aux genoux.
Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois.
L'une d'elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui donnait de grandes
explications, le doigt levé.

"Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne déchirée et son ceinturon baroque
de collégien de Sainte-Agathe.

Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allée, il continua son chemin à travers les
sapins dans la direction du "pigeonnier", sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander là-bas. Il fut
bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De l'autre côté, entre le mur et les annexes du
domaine, c'était une longue cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour de
foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de fines petites voitures à quatre places, les
brancards en l'air; des chars à bancs; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, et même
de vieilles berlines dont les glaces étaient levées.

Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu'on ne l'aperçut, examinait le désordre du lieu, lorsqu'il
avisa, de l'autre côté de la cour, juste au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une fenêtre des annexes à
demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière les domaines aux volets toujours fermés
des écuries, avaient dû clore cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.

"Je vais entrer là, se dit l'écolier, je dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir fait peur à

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