Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE XI. Le domaine mystérieux.

Le Grand Meaulnes

un gémissement. La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les nuages, passait à travers les fentes
des cloisons. Une odeur de moisi régnait.

Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit sur la paille humide, le coude à terre, la tête dans la main.
Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la
couverture de la jument qu'il avait laissée dans le chemin, et il se sentit si malheureux, si fâché contre
lui-même qu'il lui prit une forte envie de pleurer...

Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu'aux moelles, il se rappela un rêve - une vision
plutôt, qu'il avait eue tout enfant, et dont il n'avait jamais parlé à personne: un matin, au lieu de s'éveiller
dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots, il s'était trouvé dans une longue pièce verte,
aux tentures pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu'on eût cru pouvoir la
goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait, le dos tourné, semblant attendre son réveil... Il
n'avait pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure enchantée. Il s'était
rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain matin, peut-être!...


CHAPITRE XI. Le domaine mystérieux.



Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui faisait mal; il lui fallait s'arrêter et
s'asseoir à chaque moment tant la douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était d'ailleurs le plus
désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu'une bergère, à l'horizon, qui ramenait son troupeau.
Il eut beau la héler, essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.

Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante lenteur... Pas un toit, pas une
âme. Pas même le cri d'un courlis dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un
soleil de décembre, clair et glacial.

Il pouvait être trois heures de l'après-midi lorsqu'il aperçut enfin, au-dessus d'un bois de sapins, la flèche
d'une tourelle grise.

"Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier désert!..."

Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux blancs,
une allée où Meaulnes s'engagea.
Il y fit quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble d'une émotion inexplicable. Il marchait pourtant
du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants; et pourtant un
contentement extra-ordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et presque enivrante, la certitude que
son but était atteint et qu'il n'y avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis, la
veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir, lorsqu'à la tombée de la nuit on plantait des sapins dans
les rues du bourg et que la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches.

"Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d'air!..."

Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se demandant s'il ne valait pas mieux rebrouser chemin et continuer
jusqu'au prochain village. Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu'il s'aperçut soudain que
l'allée était balayée à grands ronds réguliers comme on faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans
un chemin pareil à la grand'rue de La Ferté, le matin de l'Assomption!... Il eût aperçu au detour de l'allée
une troupe de gens en fête soulevant la poussière comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris
davantage.

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