Le Grand Meaulnes
un gémissement.
La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les nuages, passait
à travers les fentes
des cloisons. Une odeur de moisi régnait.
Sans chercher plus
avant, Meaulnes s'étendit sur la paille humide, le coude à
terre, la tête dans la main.
Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla dans sa blouse,
les genoux au ventre. Il songea alors à la
couverture de la jument qu'il avait laissée dans le chemin,
et il se sentit si malheureux, si fâché contre
lui-même qu'il lui prit une forte envie de pleurer...
Aussi s'efforça-t-il
de penser à autre chose. Glacé jusqu'aux moelles, il
se rappela un rêve - une vision
plutôt, qu'il avait eue tout enfant, et dont il n'avait jamais
parlé à personne: un matin, au lieu de s'éveiller
dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots,
il s'était trouvé dans une longue pièce verte,
aux tentures pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait
une lumière si douce qu'on eût cru pouvoir la
goûter. Près de la première fenêtre, une
jeune fille cousait, le dos tourné, semblant attendre son réveil...
Il
n'avait pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher
dans cette demeure enchantée. Il s'était
rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain
matin, peut-être!...
CHAPITRE XI. Le domaine mystérieux.
Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son
genou enflé lui faisait mal; il lui fallait s'arrêter
et
s'asseoir à chaque moment tant la douleur était vive.
L'endroit où il se trouvait était d'ailleurs le plus
désolé de la Sologne. De toute la matinée, il
ne vit qu'une bergère, à l'horizon, qui ramenait son
troupeau.
Il eut beau la héler, essayer de courir, elle disparut sans
l'entendre.
Il continua cependant
de marcher dans sa direction, avec une désolante lenteur...
Pas un toit, pas une
âme. Pas même le cri d'un courlis dans les roseaux des
marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un
soleil de décembre, clair et glacial.
Il pouvait être
trois heures de l'après-midi lorsqu'il aperçut enfin,
au-dessus d'un bois de sapins, la flèche
d'une tourelle grise.
"Quelque vieux
manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier désert!..."
Et, sans presser le
pas, il continua son chemin. Au coin du bois débouchait, entre
deux poteaux blancs,
une allée où Meaulnes s'engagea.
Il y fit quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble
d'une émotion inexplicable. Il marchait pourtant
du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait
les lèvres, le suffoquait par instants; et pourtant un
contentement extra-ordinaire le soulevait, une tranquillité
parfaite et presque enivrante, la certitude que
son but était atteint et qu'il n'y avait plus maintenant que
du bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis, la
veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir,
lorsqu'à la tombée de la nuit on plantait des sapins
dans
les rues du bourg et que la fenêtre de sa chambre était
obstruée par les branches.
"Tant de joie,
se dit-il, parce que j'arrive à ce vieux pigeonnier, plein
de hiboux et de courants d'air!..."
Et, fâché
contre lui-même, il s'arrêta, se demandant s'il ne valait
pas mieux rebrouser chemin et continuer
jusqu'au prochain village. Il réfléchissait depuis un
instant, la tête basse, lorsqu'il s'aperçut soudain que
l'allée était balayée à grands ronds réguliers
comme on faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans
un chemin pareil à la grand'rue de La Ferté, le matin
de l'Assomption!... Il eût aperçu au detour de l'allée
une troupe de gens en fête soulevant la poussière comme
au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris
davantage.
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Alain-Fournier
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