Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE X. La Bergerie.

Le Grand Meaulnes

CHAPITRE X. La Bergerie.

Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus d'où il avait sauté.

Lentement et difficilement, comme à l'aller, il se guida entre les herbes et les eaux, à travers les clôtures
de saules, et s'en fut chercher sa voiture dans le fond du pré où il l'avait laissée. La voiture n'y était plus...
Immobile, la tête batante, il s'efforça d'écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque seconde
entendre sonner tout près le collier de la bête. Rien... Il fit le tour du pré; la barrière était à demi ouverte,
à demi renversée, comme si une roue de voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par là, s'échapper
toute seule.

Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans la couverture qui sans doute avait
glissé de la jument à terre. Il en conclut que la bête s'était enfuie dans cette direction. Il se prit à courir.

Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper sa voiture, tout le sang au visage, en proie à ce
désir panique qui ressemblait à la peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornières. Aux
tournants, dans l'obscurité totale, il se jetait contre les clôtures, et, déjà trop fatigué pour s'arrêter à temps,
s'abattait sur les épines, les bras en avant, se déchirant les mains pour se protéger le visage. Parfois, il
s'arrêtait, écoutait - et repartait. Un instant, il crut entendre un bruit de voiture; mais ce n'était qu'un
tombereau cahotant qui passait très loin, sur une route, à gauche...

Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied, lui fit si mal qu'il dut s'arrêter, la jambe raidie.
Alors il réfléchit que si sa jument ne n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait depuis longtemps
rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il
revint sur ses pas, épuisé, colère, se traînant à peine.

A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittés et bientôt il aperçut la lumière de la
maison qu'il cherchait. Un sentier profond s'ouvrait dans la haie:

"Voilà la sente dont le vieux m'a parlé", se dit Augustin.

Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus à franchir les haies et les talus. Au bout d'un
instant, le sentier déviant à gauche, la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de
chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans réfléchir un sentier qui paraissait
directement y conduire. Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière disparut, soit
qu'elle fut cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués d'attendre, eussent fermé leurs volets.
Courageusement, l'écolier sauta à travers champs, marcha tout droit dans la direction où la lumière avait
brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore une clôture, il retomba dans un nouveau sentier...

Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait le lien qui l'attachait à ceux qu'il
avait quittés.

Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de suive ce sentier jusqu"au bout.

A cent pas de là, il débouchait dans une grande prairie grise, où l'on distinguait de loin en loin des
ombres qui devaient être des genévriers, et une bâtisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en
approcha. Ce n'était là qu'une sorte de grand parc à bétail ou de bergerie abandonnée. La porte céda avec

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