Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE XII. La chambre de Wellington.

Le Grand Meaulnes

 

Le vent fit battre la fenêtre ouverte.

"Tiens, dit le premier, tu n'as pas même fermé la fenêtre. Le vent a déjà éteint une des lanternes. Il va
falloir la rallumer.

- Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et d'un découragement soudain. A quoi bon ces illuminations
du côté de la campagne, du côté du désert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir.

- Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la nuit. Là-bas, sur la route, dans leurs
voitures, ils seront bien contents d'apercevoir nos lumières!"

Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parlé le dernier, et qui paraissait être le chef,
reprit d'une voix traînante, à la façon d'un fossoyeur de Shakespeare:

"Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T'en mettrais aussi bien des rouges... Tu ne t'y
connais pas plus que moi!"

Un silence.

"... Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il une couleur américaine, le vert? Toi, le comédien
qui as voyagé, tu devrais savoir ça.

- O! là là! répondit le "comédien", voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans
une roulotte?"

Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux.

Celui qui commandait la manoeuvre était un gros homme nu-tête, enfoncé dans un énorme paletot. Il
tenait à la main une longue perche garnie de lanternes muticolores, et il regardait paisiblement, une
jambe croisée sur l'autre, travailler son compagnon.

Quant au comédien, c'était le corps le plus lamentable qu'on puisse imaginer. Grand, maigre, grelottant,
ses yeux glauques et louches, sa moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient songer à la face
d'un noyé qui ruisserlle sur une dalle. Il était en manches de chemise, et ses dents claquaient. Il montrait
dans ses paroles et ses gestes le mépris le plus parfait pour sa propre personne.

Après un moment de réflexion amère et risible à la fois, il s'approcha de son partenaire et lui confia, les
deux bras écartés:

"Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit allé chercher des dégoûtants comme
nous, pour servir dans une fête pareille!
Voilà, mon gars!..."

Mais sans prendre garde à ce grand élan du coeur, le gros homme continua de regarder son travail, les
jambes croisées, bâilla, renifla tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'épaule, en
disant:

"Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le dîner".

Le bohémien le suivit, mais, en passant devant l'alcôve:

"Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences et des inflexions de voix gouailleuses, vous n'avez plus

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