Léonard De Vinci

1452 - 1519

Traité de la peinture

" extraits "

La peinture est une poésie qui se voit au lieu de se sentir et la poésie
est une peinture qui se sent au lieu de se voir.

Piètre disciple, celui qui ne surpasse pas son maître

Traité de la peinture: de la composition

Léonard de Vinci



Extrait
«Les anciens maîtres suivaient une étroite discipline. Sans doute, ils la considéraient comme la condition même de la réalisation artistique; ils n'opposaient jamais leur individualisme inquiet à la tradition: et Léonard si singulier, si profond, si subtil, si différent de ses émules, ne fit pas le plus petit écart de procédé, ni de composition; il fut sage, lui qui aurait pu être fol, sans cesser d'être un génie. Ses préceptes constituent donc le meilleur enseignement et pour ceux qui se flattent de faire œuvre de peintres et pour ces autres qui souhaitent d'acquérir ce discernement du connaisseur véritable, qui s'applique à l'œuvre actuelle et la juge sainement.»


Texte
IX. COMPOSITION

509. — L'étude des compositions d'histoire doit être ébauchée en croquis, et d'abord bien marquer les pliements et distensions des membres, ensuite, prenant la description de deux qui hardiment combattent ensemble et que cette invention soit étudiée en divers aspects et attitudes. Puis ce sera le combat d'un vaillant avec un lâche, et ces actions et beaucoup d'autres accidents de l'âme seront l'objet d'une étude spéculative.

513. — Le défaut le plus commun des peintres italiens est qu'on reconnaît l'air et la figure de l'artiste dans beaucoup de ses personnages. Pour éviter telle erreur, il ne faut jamais répéter, ni en son ensemble ni en ses parties, la même figure, ni qu'on revoie un visage déjà vu dans une histoire précédente.

514. — Dans les histoires on doit mêler ensemble et juxtaposer les traits contraires, parce qu'ils fournissent grande comparaison l'un de l'autre et d'autant qu'ils sont plus rapprochés, le brutal près du laid, le grand près du petit, le vieux avec le jeune, le fort avec le débile, et choses si variées autant qu'on peut les rapprocher.

515. — L'ordonnance des histoires peintes doit émouvoir les regardeurs et les contemplateurs du même effet que l'esprit de cette histoire, qu'elle soit terrible, apeurante, douloureuse et lamentable ou agréable, joyeuse, comique; de façon que l'esprit des contemplateurs agite leurs membres à l'imitation du tableau, comme ils le feraient s'ils étaient acteurs de l'aventure représentée, et si cela n'a pas lieu, l'artiste n'a point de génie.

522. — Observe la bienséance qui est la convenance de l'acte à l'aspect, au lieu, aux circonstances de dignité ou de civilité du sujet que tu représentes.

Un roi aura la barbe, l'air, l'habit, fort graves, et majestueux, le lieu sera orné, sa suite lui marquera du respect et de l'admiration, elle aura l'air noble, richement vêtue d'habits convenant à la magnificence d'une cour.

Pour un sujet bas, où les personnages seront méprisables, il les faut mal vêtus, de piètre mine, et tous auront des manières basses et libres, déréglées; et que chaque figure ait du rapport avec les sujets en gardant son caractère particulier. Les actions du vieillard ne ressembleront pas à celles d'un jeune homme, ni celles d'une femme à celles d'un homme, ni ces dernières à celle d'un enfant.

En bornant le centon à ces quelques pages qui ne comprennent pas les chapitres du coloris et du clair obscur, le lecteur n'aura qu'une idée imparfaite de la théorie Léonardienne. Ainsi, pour donner une idée de sa façon de composer, il faudrait citer la description de la Bataille, du Déluge: elles feraient honneur, du reste, à un écrivain.

Pour leur brièveté, on peut signaler l'irato et le disperato.

498. — L'irrité.
La figure irritée: tu feras tenir un homme par les cheveux dont le chapeau sera tombé à terre, avec un à genoux sur le côté, et la figure lèvera en l'air le poing du bras droit; cette figure aura les cheveux élevés, les sourcils bas et drus, les dents serrées et les deux extrémités auprès de la bouche arquée; le cou gras et se courbant vers l'ennemi; qu'il soit plein de rides.

499. — Le désespéré.
Au désespéré tu donneras un couteau et avec ses mains il aura arraché ses vêtements, et une de ses mains sera à l'ouvrage pour débrider sa blessure, et fais-le les pieds distants et les jambes un peu pliées, et toute sa personne vers la terre, avec des cheveux arrachés et épars.

On croit trop aisément que les chefs-d'œuvre ont été faits aisément. Le fameux carton de Londres où la Vierge est assise à côté de sainte Anne, montre que d'abord Léonard n'avait pas trouvé la disposition pyramidale qu'on admire dans le tableau du Louvre.

La magnifique simplicité de ses ouvrages ne fut pas l'effet de l'inspiration initiale. Son imagination concevait souvent de façon embrouillée avec des surcharges incroyables d'intention sa description de l'envie en fournit la preuve: elle laisse bien loin derrière elle les imaginations les plus compliquées du symbolisme, et par ses surcroîts de synonymes plastiques rend manifeste que le premier état d'une composition a toujours été incertain et confus: que la forme chef-d'œuvrale ne naît que d'un travail critique, lent et méditatif.

497. — L'Envie attaque, avec une infamie aiguë, savoir: elle éloigne la vertu qu'elle épouvante.

On la représente regardant le ciel, car si elle pouvait elle emploierait ses forces contre Dieu même. Fais-la avec un masque sur un visage de bel aspect. Fais-la blessée à la vue de palmes et de branches d'olivier, fais-la blessée à l'oreille par des lauriers et des myrtes qui signifieront que la victoire et la vérité l'offensent. Fais sortir d'elle des fumées pour signifier son mauvais dire. Fais-la maigre et sèche, parce qu'elle est en transes continuelles; fais-lui le corps rongé par un serpent. Donne-lui un carquois et les flèches longues, car c'est ainsi qu'elle attaque. Habille-la d'une peau de léopard, parce que cet animal tue le lion par ruse. Mets dans sa main un vase plein de fleurs, et parmi elles des scorpions, des crapauds et autres venimeux. Fais-lui chevaucher la mort, parce que l'envie ne meurt pas, mais seulement languit; fais-la lourde, chargée de diverses armes, instruments de mort. Dès que hait la vertu, elle éveille contre elle l'envie, et il n'y a pas plus de corps sans ombre que de vertu sans envie.»


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L'inexplicable infériorité de nos artistes tient peut-être à deux causes: insuffisance d'études, insuffisance de critique. Non seulement le contemporain n'observe pas les règles, mais il cède aux caprices de son esprit, souvent bizarre.

Les anciens maîtres suivaient une étroite discipline. Sans doute, ils la considéraient comme la condition même de la réalisation artistique; ils n'opposaient jamais leur individualisme inquiet à la tradition: et Léonard si singulier, si profond, si subtil, si différent de ses émules, ne fit pas le plus petit écart de procédé, ni de composition; il fut sage, lui qui aurait pu être fol, sans cesser d'être un génie. Ses préceptes constituent donc le meilleur enseignement et pour ceux qui se flattent de faire œuvre de peintres et pour ces autres qui souhaitent d'acquérir ce discernement du connaisseur véritable, qui s'applique à l'œuvre actuelle et la juge sainement.