9 - l'Argent
IX
Mme Caroline, de nouveau, se trouva seule. Hamelin était resté
à Paris jusqu'aux premiers jours de
novembre pour les formalités que nécessitait la constitution
définitive de la société, au capital de cent
cinquante millions ; et ce fut encore lui, sur le désir de Saccard,
qui alla faire chez maître Lelorrain, rue
Sainte-Anne, les déclarations légales, affirmant que toutes
les actions étaient inscrites et le capital versé,
ce qui n'était pas vrai. Ensuite, il partit pour Rome, où
il devait passer deux mois, ayant à y étudier de
grosses affaires, qu'il taisait, sans doute son fameux rêve du
pape à Jérusalem, ainsi projet, plus pratique
et considérable, celui formation de l'Universelle en une banque
catholique, s'appuyant sur les intérêts
chrétiens du monde entier, toute une vaste machine, destinée
à écraser, balayer du globe la banque juive ;
et, de là, il comptait retourner une fois encore en Orient, où
l'appelaient les travaux du chemin de fer de
Brousse à Beyrouth. Il s'éloignait heureux, de la rapide
prospérité de la maison, convaincu de sa solidité
inébranlable, n'ayant fond que la sourde inquiétude de
ce succès trop grand. Aussi, la veille de son
départ, dans la conversation qu'il avait eut avec sa soeur, ne
lui fit-il qu'une recommandation pressante,
celle de résister à l'engouement général
et de vendre leurs titres, si le cours de deux cent francs était
dépassé, parce qu'il entendait protester personnellement
contre cette hausse continue, qu'il jugeait folle et
dangereuse.
Dès qu'elle fut seule, Mme Caroline
se sentit plus troublée encore par le milieu surchauffé
où elle vivait.
Vers la première semaine de novembre, on atteignit le cours de
deux mille deux cents : et c'était, autour
d'elle, un ravissement, des cris de remerciement et d'espoir illimités
: Dejoie venait se fondre en
gratitude, les dames de Beauvilliers la traitent en égale, en
amie de dieu qui allait relever leur antique
maison. Un concert de bénédictions montait de la foule
heureuse des petits et de grands, les filles enfin
dotées, les pauvres brusquement enrichis, assurés d'une
retraite, les riches brûlant de l'insatiable joie
d'être plus riche encore. Au lendemain de l'Exposition, dans Paris
grisé de plaisir et de puissance, l'heure
était unique, une heure de foi au bonheur, la certitude d'une
chance sans fin. Toutes les valeurs avaient
monté, les moins solides trouvaient des crédules, une
pléthore d'affaires véreuses gonflait le marché,
le
congestionnait jusqu'à l'apoplexie, tandis que dessous, sonnait
le vide, le réel épuisement d'une règne qui
avait beaucoup joui, dépensé des milliards en grands travaux,
engraissé des maisons de crédit énormes,
dont les caisses béantes s'éventrait de toutes parts.
Au premier craquement, c'était la débâcle. Et Mme
Caroline, sans doute, avait ce pressentiment anxieux, lorsqu'elle sentait
son coeur se serrer, à chaque
nouveau bond des cours de l'Universelle. Aucune rumeur mauvaise ne courait,
à peine un léger
frémissement des baissiers, étonnés et domptés.
Pourtant, elle avait bien conscience d'un malaise,
quelque chose qui déjà minait l'édifice, mais quoi
? rien ne se précisait ; et elle était forcée d'attendre,
devant l'éclat du triomphe grandissant, malgré ces légères
secousses d'ébranlement qui annoncent les
catastrophes.
D'ailleurs, Mme Caroline eut alors un autre
ennui. A l'Oeuvre du Travail, on était enfin satisfait de
Victor, devenu silencieux et sournois ; et, si elle n'avait pas déjà
tout conté à Saccard, c'était par un
singulier sentiment d'embarras, reculant de jour en jour son récit,
souffrant de la honte qu'il en aurait.
D'autre part, Maxime, à qui, vers ce temps, elle rendit, de sa
poche, les deux mille francs, s'égaya au sujet
des quatre mille que Busch et la Méchain
réclamaient encore ces gens la volaient, son père serait
furieux.
Aussi, désormais, repoussait-elle les demandes réitérées
de Busch, qui exigeait le complément de la
somme promise. Après des démarches sans nombre, celui- ci
finit par se fâcher, d'autant plus que son
ancienne idée de faire chanter Saccard renaissait, depuis la situation
nouvelle de ce dernier, cette haute
situation où il le croyait à sa merci, devant la peur du
scandale. Un jour donc, exaspéré de ne rien tirer
d'une affaire si belle, il résolut de s'adresser directement à
lui, il lui écrivit de bien vouloir passer à son
bureau pour prendre connaissance d'anciens papiers trouvés dans
une maison de la rue de la Harpe. Il
donnait le numéro, il faisait une allusion si claire à la
vieille histoire, que Saccard, saisi d'inquiétude, ne
pouvait manquer d'accourir. Justement, cette lettre, portée rue
Saint-Lazare, tomba entre les mains de
Mme Caroline, qui reconnut l'écriture. Elle trembla, elle se demanda
un instant si elle n'allait pas courir
chez Busch, afin de le désintéresser. Puis, elle se dit
qu'il écrivait peut-être pour tout autre chose, et qu'en
tout cas c'était une façon d'en finir, heureuse même
dans son émoi qu'un autre eût l'embarras de la
confidence. Mais, le soir, lorsque Saccard rentra et que, devant elle,
il ouvrit la lettre, elle le vit
simplement devenir grave, elle crut à quelque complication d'argent.
Pourtant, il avait éprouvé une
profonde surprise, sa gorge s'était serrée, à l'idée
de tomber entre de si sales mains, flairant quelque
ignominie. D'un geste tranquille, il mit la lettre dans sa poche, il décida
qu'il irait au rendez-vous.
Des jours s'écoulèrent, la seconde
quinzaine de novembre arriva, et Saccard remettait chaque matin la
visite, étourdi par le torrent qui l'emportait. Le cours de deux
mille trois cents francs venait d'être
dépassé, il en était ravi, tout en sentant, à
la Bourse, une résistance se faire, s'accentuer, à mesure
que
s'affolait la hausse évidemment, il y avait un groupe de baissiers
qui prenaient position, engageant la
lutte, timides encore, dans de simples combats d'avant-poste. Et, à
deux reprises, il se crut obligé de
donner lui-même des ordres d'achat, sous des prête-noms,
pour que la marche ascensionnelle des cours
ne fût pas arrêtée. Le système de la société
achetant ses propres titres, jouant sur eux, se dévorant,
commençait.
Un soir, tout secoué de sa passion,
Saccard ne put s'empêcher d'en parler à Mme Caroline.
" Je crois bien que ça va chauffer.
Oh ! nous voici trop forts, nous les gênons trop... Je flaire
Gundermann, c'est sa tactique : il va procéder à des ventes
régulières, tant aujourd'hui, tant demain, en
augmentant le chiffre, jusqu'à ce qu'il nous ébranle...
"
Elle l'interrompit de sa voix grave.
" S'il a de l'Universelle, il a raison
de vendre.
- Comment ! il a raison de vendre ?
- Sans doute, mon frère vous l'a dit
les cours, à partir de deux mille, sont absolument fous. "
Il la regardait, il éclata, hors de
lui.
" Vendez donc alors, osez donc vendre
vous-même... Oui, jouez contre moi, puisque vous voulez ma
défaite. "
Elle rougit légèrement, car,
la veille, elle avait précisément vendu mille de ses actions,
pour obéir aux
ordres de son frère, soulagée, elle aussi, par cette vente,
comme par un acte tardif d'honnêteté. Mais,
puisqu'il ne la questionnait pas directement, elle ne lui en fit pas
l'aveu, d'autant plus gênée, qu'il ajouta :
" Ainsi, hier, il y a eu des défections,
j'en suis sûr. Il est arrivé tout un paquet de valeurs
sur le marché,
les cours auraient certainement fléchi,
si je n'étais intervenu. Ce n'est pas Gundermann qui fait de ces
coups-là. Il a une méthode plus lente, plus écrasante
à la longue... Ah ! ma, chère, je suis bien rassuré,
mais je tremble tout de même, car ce n'est rien de défendre
sa vie, le pis est de défendre son argent et
celui des autres. "
En effet, à partir de ce moment, Saccard
cessa de s'appartenir. Il fut l'homme des millions qu'il gagnait
triomphant, et sans cesse sur le point d'être battu. Il ne trouvait
même plus le temps d'aller voir la baronne
Sandorff, dans le petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin.
A la vérité, elle l'avait lassé par le mensonge
de ses yeux de flamme, cette froideur que ses tentatives perverses ne
parvenaient pas à échauffer. Puis,
un désagrément lui était arrivé, le même
qu'il avait fait subir à Delcambre : un soir, par la bêtise
d'une
femme de chambre, cette fois, il était entré au moment
où la baronne se trouvait entre les bras de
Sabatani. Dans l'orageuse explication qui avait suivi, il ne s'était
calmé qu'après une confession entière,
celle d'une simple curiosité, coupable sans doute, mais si explicable.
Ce Sabatani, toutes les femmes en
parlaient comme d'un tel phénomène, on chuchotait sur
cette chose si énorme, qu'elle n'avait pu résister à
l'envie de voir. Et Saccard pardonna, lorsque, à une question
brutale, elle eut répondu que, mon Dieu !
après tout, ce n'était pas si étonnant. Il ne la
voyait plus guère qu'une fois par semaine, non pas qu'il lui
gardât rancune mais parce qu'elle l'ennuyait, simplement.
Alors, la baronne Sandorff, qui le sentait
se détacher, retomba dans ses ignorances et ses doutes
d'autrefois. Depuis qu'elle le confessait aux heures intimes, elle jouait
presque à coup sûr, elle gagnait
beaucoup, de moitié dans sa chance. Aujourd'hui, elle voyait
bien qu'il ne voulait plus répondre, elle
craignait même qu'il ne lui mentît ; et, soit que la chance
tournât, soit qu'il se fût en effet amusé à
la
lancer sur une piste fausse, il arriva un jour qu'elle perdit, en suivant
un de ses conseils. Sa foi en fut
ébranlée. S'il l'égarait ainsi, qui donc allait
la guider maintenant ? Et le pis était que le frémissement
d'hostilité, à la Bourse, d'abord si léger, augmentait
de jour en jour contre l'Universelle. Ce n'étaient
encore que des rumeurs, on ne formulait rien de précis, aucun
fait n'entamait la solidité de la maison.
Seulement, on laissait entendre qu'il devait y avoir quelque chose,
que le ver se trouvait dans le fruit. Ce
qui, d'ailleurs, n'empêchait pas la hausse des titres de s'accentuer,
formidable.
A la suite d'une opération manquée
sur l'Italien, la baronne, décidément inquiète,
résolut de se rendre aux
bureaux de L'Espérance , pour tâcher de faire causer Jantrou.
" Voyons, qu'y a-t-il ? vous devez savoir,
vous... L'Universelle, tout à l'heure, a encore monté
de vingt
francs, et pourtant un bruit courait, personne n'a pu me dire lequel,
enfin quelque chose de pas bon. "
Mais Jantrou était dans une égale
perplexité. Placé à la source des bruits, les fabriquant
lui-même au
besoin, il se comparait plaisamment à un horloger, qui vit au
milieu de centaines de pendules, et qui ne
sait jamais l'heure exacte. Grâce à son agence de publicité,
s'il était dans toutes les confidences, il n'y
avait plus pour lui d'opinion publique et solide, car ses renseignements
se contrecarraient et se
détruisaient.
" Je ne sais rien, rien du tout.
- Oh ! vous ne voulez pas me dire.
- Non, je ne sais rien, parole d'honneur !
Et moi qui projetais d'aller vous voir pour vous questionner !
Saccard n'est donc plus gentil ? "
Elle eut un geste, qui le confirma dans ce
qu'il avait deviné : une fin de liaison par lassitude mutuelle,
la
femme maussade, l'amant refroidi, ne causant
plus. Il regretta un instant de n'avoir pas joué le rôle
de
l'homme bien informé, pour se la payer enfin, comme il disait,
cette petite Ladricourt, dont le père le
recevait à coups de botte. Mais il sentait que son heure n'était
pas venue ; et il continuait de la regarder,
réfléchissant tout haut.
" Oui, c'est embêtant, moi qui
comptais sur vous... Parce que, n'est- ce pas ? s'il doit y avoir quelque
catastrophe, il faudrait être prévenu, afin de pouvoir
se retourner... Oh ! je ne crois pas que ça presse,
c'est très solide encore. Seulement, on voit des choses si drôles...
" A mesure qu'il la regardait ainsi, un
plan germait dans sa tête.
" Dites donc, reprit-il brusquement,
puisque Saccard vous lâche, vous devriez vous mettre bien avec
Gundermann. "
Elle resta un moment surprise.
" Gundermann, pourquoi ?... Je le connais
un peu, je l'ai rencontré chez les de Roiville et chez les Keller.
- Tant mieux, si vous le connaissez... Allez
le voir sous un prétexte, causez avec lui, tâchez d'être
son
amie... Vous imaginez-vous cela : être la bonne amie de Gundermann,
gouverner le monde ! "
Et il ricanait, aux images licencieuses qu'il
évoquait du geste, car la froideur du juif était connue,
rien ne
devait être plus compliqué ni plus difficile que de le
séduire. La baronne, ayant compris, eut un sourire
muet, sans se fâcher.
" Mais répéta-t-elle, pourquoi
Gundermann ? "
Il expliqua alors que, certainement, ce dernier
était à la tête du groupe de baissiers qui commençaient
à
manoeuvrer contre l'Universelle. Ça, il le savait, il en avait
la preuve. Puisque Saccard n'était pas gentil,
la simple prudence n'était-elle pas de se mettre bien avec son
adversaire, sans rompre avec lui d'ailleurs ?
On aurait un pied dans chaque camp, on serait assuré d'être,
le jour de la bataille, en compagnie du
vainqueur. Et, cette trahison, il la proposait d'un air aimable, simplement
en homme de bon conseil. Si
une femme travaillait pour lui, il dormirait bien tranquille.
" Hein ? voulez-vous ? soyons ensemble...
Nous nous préviendrons, nous nous dirons tout ce que nous
aurons appris. "
Comme il s'emparait de sa main, elle la retira
d'un mouvement instinctif croyant à autre chose.
" Mais non, je n'y songe plus, puisque
nous sommes camarades... Plus tard, c'est vous qui me
récompenserez. "
En riant, elle lui abandonna sa main, qu'il
baisa. Et elle était déjà sans mépris, oubliant
le laquais qu'il
avait été, ne le voyant plus dans la crapuleuse fête
où il tombait, le visage ruiné, avec sa belle barbe qui
empoisonnait l'absinthe, sa redingote neuve souillée de taches,
son chapeau luisant tout éraflé du plâtre
de quelque escalier immonde.
Dès le lendemain, la baronne Sandorff
se rendit chez Gundermann. Celui-ci, depuis que les titres de
l'Universelle avaient atteint le cours de deux mille francs, menait
en effet toute une campagne à la baisse,
dans la discrétion la plus grande, n'allant jamais à la
Bourse, n'y ayant pas même de représentant officiel.
Son raisonnement était qu'une action vaut d'abord son prix d'émission,
ensuite l'intérêt qu'elle peut
rapporter, et qui dépend de la prospérité
de la maison, du succès des entreprises. Il y a donc une valeur
maximum qu'elle ne doit raisonnablement pas dépasser ; et, dès
qu'elle la dépasse, par suite de
l'engouement public, la hausse est factice, la sagesse est de se mettre
à la baisse, avec la certitude qu'elle
se produira. Dans sa conviction, dans son absolue croyance à la
logique, il restait pourtant surpris des
rapides conquêtes de Saccard, de cette puissance tout d'un coup
grandie, dont la haute banque juive
commençait à s'épouvanter. Il fallait au plus tôt
abattre ce rival dangereux, non seulement pour rattraper
les huit millions perdus au lendemain de Sadowa, mais surtout pour ne
pas avoir à partager la royauté du
marché avec ce terrible aventurier, dont les casse-cou semblaient
réussir, contre tout bon sens, comme
par miracle. Et Gundermann, plein du mépris de la passion, exagérait
encore son flegme de joueur
mathématique, d'une obstination froide d'homme chiffre, vendant
toujours malgré la hausse continue,
perdant à chaque liquidation des sommes de plus en plus considérables,
avec la belle sécurité d'un sage
qui met simplement son argent à la Caisse d'épargne.
Lorsque la baronne put enfin entrer, au milieu
de la bousculade des employés et des remisiers, de la grêle
des pièces à signer et des dépêches à
lire, elle trouva le banquier souffrant d'un horrible rhume qui lui
arrachait la gorge. Cependant, il était là depuis six
heures du matin, toussant et crachant, exténué de
fatigue, solide quand même. Ce jour-là, à la veille
d'un emprunt étranger, a vaste salle était envahie par
un flot de visiteurs plus pressé encore, que recevaient en coup
de vent deux de ses fils et un de ses
gendres ; tandis que, par terre, près de l'étroite table
qu'il s'était réservée au fond, dans l'embrasure
d'une
fenêtre, trois de ses petits-enfants, deux fillettes et un garçon,
se disputaient avec des cri aigus une
poupée dont un bras et une jambe gisaient déjà,
arrachés.
Tout de suite, la baronne donna son prétexte.
" Cher monsieur, j'ai voulu avoir en
personne la bravoure de mon importunité... C'est pour une loterie
de
bienfaisance... "
Il ne la laissa pas achever, il était
fort charitable, et prenait toujours deux billets, surtout lorsque des
dames, rencontrées par lui dans le monde, se donnaient ainsi
la peine de les lui apporter.
Mais il dut s'excuser, un employé venait
lui soumettre le dossier d'une affaire. Des chiffres énormes
furent rapidement échangés.
" Cinquante-deux millions, dites-vous
? Et le crédit était ?
- De soixante millions, monsieur.
- Eh bien, portez-le à soixante-quinze
millions. "
Il revenait à la baronne, lorsqu'un
mot surpris dans une conversation que son gendre avait avec un
remisier, le fit se précipiter.
" Mais pas du tout ! Au cours de cinq
cent quatre-vingt-sept cinquante, cela fait dix sous de moins par
action.
- Oh ! monsieur, dit le remisier humblement,
pour quarante-trois francs que ça ferait en moins !
- Comment, quarante-trois francs ! mais c'est
énorme ! Est-ce que vous croyez que je vole l'argent ?
Chacun son compte, je ne connais que ça ! "
Enfin, pour causer à l'aise, il se décida
à emmener la baronne dans la salle à manger, où le
couvert était
déjà mis. Il n'était pas dupe du prétexte
de la loterie de bienfaisance, car il savait sa liaison, grâce à
toute
une police obséquieuse qui le renseignait, et il se doutait bien
qu'elle venait, poussée par quelque intérêt
grave. Aussi ne se gêna-t-il pas.
" Voyons, maintenant, dites-moi ce que
vous avez à me dire. "
Mais elle affecta la surprise. Elle n'avait
rien à lui dire, elle avait à le remercier simplement
de sa bonté.
" Alors, on ne vous a pas chargée
d'une commission pour moi ? "
Et il parut désappointé, comme
s'il avait cru un instant qu'elle venait avec une mission secrète
de
Saccard, quelque invention de ce fou.
A présent qu'ils étaient seuls,
elle le regardait en souriant, de son air ardent et menteur, qui excitait
si
inutilement les hommes.
" Non, non, je n'ai rien à vous
dire ; et puis, puisque vous êtes si bon, j'aurais plutôt
quelque chose à vous
demander. "
Elle s'était penchée vers lui,
elle effleurait ses genoux de ses fines mains gantées. Et elle
se confessait,
disait son mariage déplorable avec un étranger qui n'avait
rien compris à sa nature, ni à ses besoins,
expliquait comment elle avait dû s'adresser au jeu pour ne pas
déchoir de sa situation. Enfin, elle parla de
sa solitude, de la nécessité d'être conseillée,
dirigée, sur cet effrayant terrain de la Bourse, où chaque
faux
pas coûte si cher.
" Mais, interrompit-il, je croyais que
vous aviez quelqu'un.
- Oh ! quelqu'un, murmura-t-elle avec un geste
de profond dédain. Non, non, ce n'est personne, je n'ai
personne... C'est vous que je voudrais avoir, le maître, le dieu.
Et cela, vraiment, ne vous coûterait guère
d'être mon ami, de me dire un mot, rien qu'un mot, de loin en
loin. Si vous saviez comme vous me
rendriez heureuse, comme je vous serais reconnaissante, oh ! de tout
mon être ! "
Elle s'approchait encore, l'enveloppait de
sa tiède haleine, de l'odeur fine et puissante qui s'exhalait
d'elle
tout entière. Mais il restait bien calme, et il ne se recula
même pas, la chair morte, sans un aiguillon à
réprimer. Tandis qu'elle parlait, lui dont l'estomac était
également détruit, et qui vivait de laitage, il
prenait un à un, dans un compotier, sur la table, des grains
de raisin qu'il mangeait d'un geste machinal,
l'unique débauche qu'il se permettait parfois, aux grandes heures
de sensualité, quitte à la payer par des
journées de souffrance.
Il eut un rire narquois, en homme qui se sait
invincible, lorsque la baronne, d'un air d'oubli, dans le feu de
sa prière, lui posa enfin sur le genou sa petite main tentatrice,
aux doigts dévorants, souples comme un
noeud de couleuvres. Plaisamment, il prit cette main, l'écarta
en disant merci d'un signe de tête, ainsi que
pour un cadeau inutile qu'on refuse. Et, sans perdre son temps davantage,
allant droit au but :
" Voyons, vous êtes bien gentille,
je voudrais vous être agréable... Ma belle amie, le jour
où vous
m'apporterez un bon conseil, je m'engage à vous en donner un
aussi. Venez me dire ce qu'on fait, et je
vous dirai ce que je ferai... Affaire conclue, hein ? "
Il s'était levé, et elle dut
rentrer avec lui dans la grande salle voisine. Elle avait parfaitement
compris le
marché qu'il proposait, l'espionnage,
la trahison. Mais elle ne voulut pas répondre, elle affecta de
reparler
de sa loterie de bienfaisance ; tandis que lui, de son hochement de tête
goguenard, semblait ajouter qu'il
ne tenait pas à être aidé, que le dénouement
logique, fatal, arriverait quand même, un peu plus tard
peut-être. Et, lorsqu'elle partit enfin, il était déjà
repris par d'autres affaires, dans l'extraordinaire tumulte
de cette halle aux capitaux, au milieu du défilé des gens
de Bourse, de la galopade de ses employés, des
jeux de ses petits-enfants, qui venaient d'arracher la tête de la
poupée, avec des cris de triomphe.
Il s'était assis à son étroite
table, il s'absorba dans l'étude d'une idée soudaine,
n'entendit plus rien.
Deux fois, la baronne Sandorff retourna aux
bureaux de L'Espérance , pour rendre compte de sa
démarche à Jantrou, sans le rencontrer. Dejoie enfin l'introduisit,
un jour que sa fille Nathalie causait
avec Mme Jordan sur une banquette du couloir. Il tombait, depuis la
veille, une pluie diluvienne ; et, par
ce temps humide et gris, l'entresol du vieil hôtel, au fond du
puisard assombri de la cour, était d'une
mélancolie affreuse. Le gaz brûlait dans un demi-jour boueux.
Marcelle, qui attendait Jordan en chasse
pour donner un nouvel acompte à Busch, écoutait d'un air
triste Nathalie caquetant comme une pie
vaniteuse, avec sa voix sèche, ses gestes aigus de fille de Paris
poussée trop vite.
" Vous comprenez, madame, papa ne veut
pas vendre...
Il y a une personne qui le pousse à
vendre, en tâchant de lui faire peur. Je ne la nomme pas, cette
personne, parce que son rôle, bien sûr, n'est guère
d'effrayer le monde... C'est moi, maintenant, qui
empêche papa de vendre... Plus souvent que je vende, quand ça
monte ! Faudrait être joliment godiche,
n'est-ce pas ?
- Certes ! répondit simplement Marcelle.
- Vous savez que nous sommes à deux
mille cinq cents, continua Nathalie. Je tiens les comptes, moi, car
papa ne sait guère écrire... Alors, avec nos huit actions,
ça nous donne déjà vingt mille francs. Hein ?
c'est joli !... Papa voulait d'abord s'arrêter à dix-huit
mille, ça faisait son chiffre : six mille francs pour ma
dot, et douze mille pour lui, une petite rente de six cents francs,
qu'il aurait bien gagnée, avec toutes ces
émotions... Mais est-ce heureux, dites ? qu'il n'ait pas vendu,
puisque voilà encore deux mille francs de
plus !... Alors, maintenant, nous voulons davantage, nous voulons une
rente de mille francs au moins. Et
nous l'aurons, M. Saccard nous l'a bien dit...
" Il est si gentil, M. Saccard ! "
Marcelle ne put s'empêcher de sourire.
" Vous ne vous mariez donc plus ?
- Si, si, lorsque ça aura fini de monter...
Nous étions pressés, le père de Théodore
surtout, à cause de son
commerce. Seulement, que voulez-vous ? on ne peut pas boucher la source,
quand l'argent arrive. Oh !
Théodore comprend très bien, attendu que si papa a davantage
de rente, c'est davantage de capital qui
nous reviendra un jour. Dame ! c'est à considérer... Et
voilà, tout le monde attend. On a les six mille
francs depuis des mois, on pourrait se marier ; mais on aime mieux les
laisser faire des petits... Est-ce que
vous lisez les articles sur les actions, vous ? "
Et, sans attendre la réponse :
" Moi, je les lis, le soir. Papa m'apporte
les journaux... Il les a déjà lus, et il faut que je les
lui relise...
Jamais on ne s'en lasserait, tant c'est beau,
tout ce qu'ils promettent. Quand je me couche, j'en ai la tête
pleine, j'en rêve la nuit. Et papa me dit aussi qu'il voit des choses
qui sont un très bon signe. Avant-hier,
nous avons fait le même songe, des pièces de cent sous que
nous ramassions à la pelle, dans la rue. C'est
très amusant. "
De nouveau, elle s'interrompit pour demander
:
" Combien avez-vous d'actions, vous ?
- Nous, pas une ! " répondit Marcelle.
La petite figure blonde de Nathalie, avec
ses mèches pâles envolées, prit un air de commisération
immense. Ah ! les pauvres gens qui n'avaient pas d'actions ! Et, son
père l'ayant appelée, pour la charger
de remettre un paquet d'épreuves à un rédacteur,
en remontant aux Batignolles, elle s'en alla, avec une
importance amusante de capitaliste, qui, presque tous les jours, maintenant,
descendait au journal, afin de
connaître plus tôt le cours de la Bourse.
Restée seule sur la banquette, Marcelle
retomba dans une songerie mélancolique, elle si gaie et si brave
d'habitude. Mon Dieu ! qu'il faisait noir, qu'il faisait triste ! et
son pauvre mari qui courait les rues par
cette pluie diluvienne ! Il avait un tel mépris de l'argent,
un tel malaise à la seule idée de s'en occuper,
cela lui coûtait un si gros effort d'en demander, même à
ceux qui lui en devaient ! Et, absorbée,
n'entendant rien, elle revivait sa journée depuis son réveil,
cette journée mauvaise ; tandis que, autour
d'elle, se faisait le travail fiévreux du journal, le galop des
rédacteurs, le va-et-vient de la copie, au milieu
des battements de porte et des coups de sonnette.
D'abord, dès neuf heures, comme Jordan
venait de partir pour toute une enquête sur un accident dont il
devait rendre compte Marcelle, à peine débarbouillée,
encore en camisole, avait eu la stupeur de voir
tomber chez eux Busch, en compagnie de deux messieurs très sales,
peut- être des huissiers, peut-être des
bandits, ce qu'elle n'avait jamais pu décider au juste. Cet abominable
Busch, sans doute abusant de ce
qu'il ne trouvait là qu'une femme, déclarait qu'ils allaient
tout saisir, si elle ne le payait pas sur-le-champ.
Et elle avait eu beau se débattre, n'ayant eu connaissance d'aucune
des formalités légales : il affirmait la
signification du jugement, l'apposition de l'affiche, avec une telle
carrure, qu'elle en était restée éperdue,
finissant par croire à la possibilité de ces choses sans
qu'on les sache. Mais elle ne se rendait point,
expliquait que son mari ne rentrerait même pas déjeuner,
qu'elle ne laisserait toucher à rien, avant qu'il
fût là. Alors, entre les trois louches personnages et cette
jeune femme, à moitié dévêtue, les cheveux
sur
les épaules, avait commencé la plus pénible des
scènes, eux inventoriant déjà les objets, elle
fermant les
armoires, se jetant devant la porte, comme pour les empêcher de
rien sortir. Son pauvre petit logement
dont elle était si fière, ses quatre meubles qu'elle faisait
reluire, la tenture d'andrinople de la chambre
qu'elle avait clouée elle-même ! Ainsi qu'elle le criait
avec une bravoure guerrière, il faudrait lui marcher
sur le corps ; et elle traitait Busch de canaille et de voleur, à
la volée oui ! un voleur, qui n'avait pas honte
de réclamer sept cent trente francs quinze centimes, sans compter
les nouveaux frais, pour une créance de
trois cents francs, une créance achetée par lui cent sous,
au tas, avec des chiffons et de la vieille ferraille !
Dire qu'ils avaient déjà, par acomptes, donné quatre
cents francs, et que ce voleur-là parlait d'emporter
leurs meubles, en paiement des trois cents et tant de francs qu'il voulait
leur voler encore ! Et il savait
parfaitement qu'ils étaient de bonne foi, qu'ils l'auraient payé
tout de suite, s'ils avaient eu la somme. Et il
profitait de ce qu'elle était seule, incapable de répondre,
ignorante de la procédure, pour l'effrayer et la
faire pleurer. Canaille ! voleur ! voleur ! Furieux, Busch criait plus
haut qu'elle, se tapait violemment la
poitrine : est-ce qu'il n'était pas un honnête homme ?
est-ce qu'il n'avait pas payé la créance de bel et bon
argent ? il était en règle avec
la loi, il entendait en finir. Cependant, comme un des deux messieurs
très
sales ouvrait les tiroirs de la commode, à la recherche du linge,
elle avait eu une attitude si terrible,
menaçant d'ameuter la maison et la rue, que le juif s'était
un peu radouci. Enfin, après une demi-heure
encore de basse discussion, il avait consenti à attendre jusqu'au
lendemain, avec l'enragé serment que
prendrait tout, le lendemain, si elle lui manquait de parole. Oh ! quelle
honte brûlante dont elle souffrait
encore, ces vilains hommes chez eux, blessant toutes ses tendresses, toutes
ses pudeurs, fouillant jusqu'au
lit, empestant la chambre si heureuse, ont elle avait dû laisser
la fenêtre grande ouverte, après leur départ
!
Mais un autre chagrin, plus profond, attendait
Marcelle, ce jour-là. L'idée lui était venue de
courir tout de
suite chez ses parents, pour leur emprunter la somme : de cette manière,
lorsque son mari rentrerait, le
soir, elle ne le désespérerait pas, elle pourrait le faire
rire avec la scène du matin. Déjà, elle se voyait
lui
racontant la grande bataille, l'assaut féroce donné à
leur ménage, la façon héroïque dont elle avait
repoussé l'attaque. Le coeur lui battait très fort, en
entrant dans le petit hôtel de la rue Legendre, cette
maison cossue où elle avait grandi et où elle croyait
ne plus trouver que des étrangers, tellement l'air lui
semblait, autre, glacial. Comme ses parents se mettaient à table,
elle avait accepté de déjeuner, pour les
disposer mieux. Tout le temps du repas, la conversation était
restée sur la hausse des actions de
l'Universelle, dont, la veille encore, le cours avait monté de
vingt francs ; et elle s'étonnait de trouver sa
mère plus enfiévrée, plus âpre que son père,
elle qui, au commencement, tremblait à la seule idée de
spéculation maintenant, avec une violence de femme conquise,
c'était elle qui le gourmandait de sa
timidité, acharnée aux grands coups du hasard. Dès
les hors-d'oeuvre, elle s'était emportée, saisie de ce
qu'il parlait de vendre leurs soixante-quinze actions à ce cours
inespéré de deux mille cinq cent vingt
francs, ce qui leur aurait fait cent quatre-vingt-neuf mille francs,
un joli gain, plus de cent mille francs sur
le prix d'achat. Vendre ! quand La Cote financière promettait
le cours de trois mille francs ! est-ce qu'il
devenait fou ? Car, enfin, La Cote financière était connue
pour sa vieille honnêteté, lui-même répétait
souvent qu'avec ce journal-là on pouvait dormir sur ses deux
oreilles ! Ah ! non, par exemple, elle ne le
laisserait pas vendre ! elle vendrait plutôt l'hôtel, pour
acheter encore ! Et Marcelle, silencieuse, le coeur
serré à entendre voler passionnément ces gros chiffres,
cherchait comment elle allait oser demander un
prêt de cinq cents francs, dans cette maison envahie par le jeu,
où elle avait vu monter peu à peu le flot
des journaux financiers, qui la submergeaient aujourd'hui du rêve
grisant de leur publicité. Enfin, au
dessert, elle s'était risquée : il leur fallait cinq cents
francs, on allait les vendre, ses parents ne pouvaient
les abandonner dans ce désastre. Le père, tout de suite,
avait baissé la tête, avec un coup d'oeil
embarrassé vers sa femme. Mais déjà la mère
refusait d'une voix nette. Cinq cents francs ! où voulait-on
qu'elle les trouvât ? Tous leurs capitaux étaient engagés
dans des opérations ; et, d'ailleurs, ses anciennes
diatribes revenaient quand on avait épousé un meurt-de-faim,
un homme qui écrivait des livres, on
acceptait les conséquences de sa sottise, on n'essayait pas de
retomber à la charge des siens. Non ! elle
n'avait pas un sou pour les paresseux qui, avec leur beau mépris
affecté de l'argent, ne rêvent que de
manger celui des autres. Et elle avait laissé partir sa fille,
et celle-ci s'en était allée désespérée,
le coeur
saignant de ne plus reconnaître sa mère, elle si raisonnable
et si bonne autrefois.
Dans la rue, Marcelle avait marché,
inconsciente, regardant si elle ne trouverait pas de l'argent par terre.
Puis l'idée brusque lui était venue de s'adresser à
l'oncle Chave ; et, immédiatement, elle s'était présentée
au discret rez-de-chaussée de la rue Nollet, pour ne pas le manquer,
avant la Bourse. Il y avait eu des
chuchotements, des rires de fillettes. Pourtant, la porte ouverte, elle
avait aperçu le capitaine seul, fumant
sa pipe, et il s'était désolé, l'air furieux contre
lui- même, en criant qu'il n'avait jamais cent francs
d'avance, qu'il mangeait au jour le jour ses petits gains de Bourse,
comme un sale cochon qu'il était.
Ensuite, en apprenant le refus des Maugendre,
il avait tonné contre eux, de vilains bougres encore
ceux-là, qu'il ne voyait plus d'ailleurs, depuis que la hausse
de leurs quatre actions les rendait fous. Est-ce
que, l'autre semaine, sa soeur ne l'avait pas traité de liardeur,
comme pour tourner en ridicule son jeu
prudent, parce qu'il lui conseillait amicalement de vendre ? En voilà
une qu'il ne plaindrait pas,
lorsqu'elle se casserait le cou !
Et Marcelle, de nouveau dans la rue, les mains
vides, avait dû se résigner à se rendre au journal,
pour
avertir son mari de ce qui s'était passé, le matin. Il
fallait absolument payer Busch. Jordan, dont le livre
n'était encore accepté par aucun éditeur, venait
de se lancer à la chasse de l'argent, au travers du Paris
boueux de cette journée de pluie, sans savoir où frapper,
chez des amis, dans les journaux où il écrivait,
au hasard de la rencontre. Bien qu'il l'eût suppliée de
rentrer chez eux, elle était tellement anxieuse,
qu'elle avait préféré rester là, sur cette
banquette, à l'attendre.
Après le départ de sa fille,
lorsqu'il la vit seule, Dejoie lui apporta un journal.
" Si madame veut lire, pour prendre patience.
"
Mais elle refusa du geste, et comme Saccard
arrivait, elle fit la vaillante, elle expliqua gaiement qu'elle
avait envoyé son mari dans le quartier, une course ennuyeuse
dont elle s'était débarrassée. Saccard, qui
avait de l'amitié pour le petit ménage, comme il les nommait,
voulait absolument qu'elle entrât chez lui
attendre à l'aise. Elle s'en défendit, elle était
bien là. Et il cessa d'insister, dans la surprise qu'il éprouva,
à
se trouver nez à nez, brusquement, avec la baronne Sandorff,
qui sortait de chez Jantrou. D'ailleurs, ils se
sourirent, d'un air d'aimable intelligence, en gens qui échangent
un simple salut, pour ne pas s'afficher.
Jantrou, dans leur conversation, venait de
dire à la baronne qu'il n'osait plus lui donner de conseil. Sa
perplexité augmentait, devant la solidité de l'Universelle,
sous les efforts croissants des baissiers sans
doute Gundermann l'emporterait, mais Saccard pouvait durer longtemps,
et il y avait peut-être gros à
gagner encore avec lui. Il l'avait décidée à temporiser,
à les ménager tous deux. Le mieux était de tâcher
d'avoir toujours les secrets de l'un, en se montrant aimable, de manière
à les garder pour elle et à en
profiter, ou bien à les vendre à l'autre, selon l'intérêt.
Et cela sans complot noir, arrangé par lui d'un air de
plaisanterie, tandis qu'elle-même lui promettait en riant de le
mettre dans l'affaire.
" Alors, elle est sans cesse fourrée
chez vous, c'est votre tour ? " dit Saccard avec sa brutalité,
en entrant
dans le cabinet de Jantrou.
Celui-ci joua l'étonnement.
" Qui donc ?... Ah ! la baronne.... Mais,
mon cher maître, elle vous adore. Elle me le disait encore tout
à
l'heure. "
D'un geste d'homme qu'on ne trompe pas, le
vieux corsaire l'avait arrêté. Et il le regardait, dans
sa
déchéance de basse débauche, en pensant que, si
elle avait cédé à la curiosité de savoir
comment
Sabatani était fait, elle pouvait bien vouloir goûter au
vice de cette ruine.
" Ne vous défendez pas, mon cher.
Quand une femme joue, elle tomberait au commissionnaire du coin,
qui lui porterait un ordre. "
Jantrou fut très blessé, et
il se contenta de rire, en s'obstinant à expliquer la présence
chez lui de la
baronne, qui était venue, disait- il, pour une question de publicité.
D'ailleurs, Saccard, d'un haussement d'épaules,
avait déjà jeté de côté cette question
de femme, sans
intérêt, selon lui. Debout, allant et venant, se plantant
devant la fenêtre pour regarder tomber l'éternelle
pluie grise, il exhalait sa joie énervée. Oui, l'Universelle
avait encore monté de vingt francs, la veille !
Mais comment diable se faisait-il que des vendeurs s'acharnaient ? car
la hausse serait allée jusqu'à trente
francs, sans un paquet de titres qui était tombé sur le
marché, dès la première heure. Ce qu'il ignorait,
c'était que Mme Caroline avait de nouveau vendu mille de ses actions,
luttant elle-même contre la hausse
déraisonnable, ainsi que son frère lui en avait laissé
l'ordre. Certes, Saccard ne pouvait se plaindre devant
le succès grandissant, et cependant il était agité,
ce jour-là, d'un tremblement intérieur, fait de sourde
crainte et de colère. Il criait que les sales juifs avaient juré
sa perte et que cette canaille de Gundermann
venait de se mettre à la tête d'un syndicat de baissiers
pour l'écraser. On le lui avait affirmé à la Bourse,
on y parlait d'une somme de trois cents millions, destinée par
le syndicat à nourrir la baisse. Ah ! les
brigands ! Et ce qu'il ne répétait pas ainsi tout haut,
c'étaient les autres bruits qui couraient, plus nets de
jour en jour, des rumeurs contestant la solidité de l'Universelle,
alléguant déjà des faits, des symptômes
de difficultés prochaines, sans avoir encore, il est vrai, ébranlé
en rien l'aveugle confiance du public.
Mais la porte fut poussée, et Huret
entra, de son air d'homme simple.
" Ah ! vous voilà donc, Judas
! " dit Saccard.
Huret, en apprenant que Rougon allait décidément
abandonner son frère, s'était remis avec le ministre ;
car il avait la conviction que, le jour où Saccard aurait Rougon
contre lui, ce serait la catastrophe
inévitable. Pour obtenir son pardon, il était rentré
dans la domesticité du grand homme, faisant de
nouveau ses courses, risquant à son service les gros mots et
les coups de pied au derrière.
" Judas, répéta-t-il avec
le fin sourire qui éclairait parfois sa face épaisse de
paysan, en tout cas un Judas
brave homme qui vient donner un avis désintéressé
au maître qu'il a trahi "
Mais Saccard, comme s'il ne voulait pas l'entendre,
cria, simplement pour affirmer son triomphe :
" Hein ? deux mille cinq cent vingt hier,
deux mille cinq cent vingt- cinq aujourd'hui.
- Je sais j'ai vendu tout à l'heure.
"
Du coup, la colère qu'il dissimulait
sous son air de plaisanterie, éclata.
" Comment, vous avez vendu ?... Ah !
bien, c'est complet, alors ! Vous me lâchez pour Rougon et vous
vous mettez avec Gundermann ! "
Le député le regardait, ébahi.
" Avec Gundermann, pourquoi ?... Je me
mets avec mes intérêts, oh ! simplement ! Moi, vous savez,
je
ne suis pas un casse-cou. Non, je n'ai pas tant d'estomac, j'aime mieux
réaliser tout de suite, dès qu'il y a
un joli bénéfice. Et c'est peut-être bien pour cela
que je n'ai jamais perdu. "
Il souriait de nouveau, en Normand prudent
et avisé, qui, sans fièvre, engrangeait sa moisson.
" Un administrateur de la société
! continuait Saccard violemment. Mais qui voulez-vous donc qui ait
confiance ? que doit-on penser, à vous voir vendre ainsi, en
plein mouvement de hausse ? Parbleu ! je ne
m'étonne plus, si l'on prétend que notre prospérité
est factice et que le jour de la dégringolade approche...
Ces messieurs vendent, vendons tous. C'est la panique ! "
Huret, silencieux, eut un geste vague. Au fond,
il s'en moquait, son affaire était faite. Il n'avait à présent
que le souci de remplir la mission dont Rougon l'avait chargé,
le plus proprement possible, sans avoir
trop à en souffrir lui-même.
" Je vous disais donc, mon cher, que
j'étais venu pour vous donner un avis désintéressé...
Le voici. Soyez
sage, votre frère est furieux, il vous abandonnera carrément,
si vous vous laissez vaincre. "
Saccard, refrénant sa colère,
ne broncha pas.
" C'est lui qui vous envoie me dire ça
? "
Après une hésitation, le député
jugea préférable d'avouer.
" Eh bien, oui, c'est lui... Oh ! vous
ne supposez pas que les attaques de L'Espérance soient pour quelque
chose dans son irritation. Il est au-dessus de ces blessures d'amour-propre...
Non ! mais en vérité, songez
combien la campagne catholique de votre journal doit gêner sa
politique actuelle. Depuis ces
malheureuses complications de Rome, il a tout le clergé à
dos, il vient encore d'être forcé de faire
condamner un évêque comme d'abus... Et, pour l'attaquer,
vous allez justement choisir le moment où il a
grand-peine à ne pas se laisser déborder par l'évolution
libérale, née des réformes du 9 janvier, qu'il
a
consenti à appliquer, comme on dit, dans l'unique désir
de les endiguer sagement... Voyons, vous êtes son
frère, croyez-vous qu'il soit content ?
- En effet, répondit Saccard railleur,
c'est bien vilain de ma part... Voilà ce pauvre frère,
qui, dans sa rage
de rester ministre, gouverne au nom des principes qu'il combattait hier,
et qui s'en prend à moi, parce
qu'il ne sait plus comment se tenir en équilibre, entre la droite,
tachée d'avoir été trahie, et le tiers état,
affamé du pouvoir. Hier encore, pour calmer les catholiques,
il lançait son fameux Jamais ! il jurait que
jamais la France ne laisserait l'Italie prendre Rome au pape. Aujourd'hui,
dans sa terreur des libéraux, il
voudrait bien leur donner aussi un gage, il daigne songer à m'égorger
pour leur plaire... L'autre semaine,
Emile Olivier l'a secoué vertement à la Chambre...
- Oh ! interrompit Huret, il a toujours la
confiance des Tuileries, l'empereur lui a envoyé une plaque de
diamants. "
Mais, d'un geste énergique, Saccard
disait qu'il n'était pas dupe.
" L'Universelle est désormais
trop puissante, n'est-ce pas ? Une banque catholique, qui menace d'envahir
le monde, de le conquérir par l'argent comme on le conquérait
jadis par la loi, est-ce que cela peut se
tolérer ? Tous les libres penseurs, tous les francs-maçons,
en passe de devenir ministres, en ont froid dans
les os... Peut-être aussi a-t-on quelque emprunt à tripoter
avec Gundermann. Qu'est-ce qu'un
gouvernement deviendrait, s'il ne se laissait pas manger par ces sales
juifs ?... Et voilà mon imbécile de
frère qui, pour garder le pouvoir six mois de plus, va me jeter
en pâture aux sales juifs, aux libéraux, à
toute la racaille, dans l'espérance qu'on le laissera un peu
tranquille, pendant qu'on me dévorera... Eh
bien, retournez lui dire que je me fous de lui... "
Il redressait sa petite taille, sa rage crevait
enfin son ironie, en une fanfare batailleuse de clairon.
" Entendez-vous bien, je me fous de lui
! C'est ma réponse, je veux qu'il le sache. "
Huret avait plié les épaules.
Dès qu'on se fâchait, dans les affaires, ce n'était
plus son genre. Après tout, il
n'était là-dedans qu'un commissionnaire.
" Bon, bon ! on le lui dira... Vous allez
vous faire casser les reins. Mais ça vous regarde. "
Il y eut un silence. Jantrou, qui était
resté absolument muet, en affectant d'être tout entier
à la correction
d'un paquet d'épreuves, avait levé les yeux, pour admirer
Saccard. Etait-il beau, le bandit, dans sa passion
! Ces canailles de génie parfois triomphent, à ce degré
d'inconscience, lorsque l'ivresse du succès les
emporte. Et Jantrou, à ce moment, était pour lui, convaincu
de sa fortune.
" Ah ! J'oubliais, reprit Huret. Il paraît
que Delcambre, le procureur général vous exècre...
Et, ce que vous
ignorez encore, l'empereur l'a nommé ce matin ministre de la
Justice. "
Brusquement, Saccard s'était arrêté.
Le visage assombri, il dit enfin :
" Encore de la propre marchandise ! Ah
! on a fait un ministre de ça. Qu'est-ce que vous voulez que
ça
me fiche ?
- Dame ! reprit Huret en exagérant
son air simple, si un malheur vous arrivait, comme ça arrive
à tout le
monde, dans les affaires, votre frère veut que vous ne comptiez
pas sur lui, pour vous défendre contre
Delcambre.
- Mais, tonnerre de Dieu ! hurla Saccard,
quand je vous dis que je me fous de toute la clique, de Rougon,
de Delcambre, et de vous par- dessus le marché ! "
Heureusement, à cette minute, Daigremont
entra. Il ne montait jamais au journal, ce fut une surprise pour
tous, qui coupa court aux violences. Très correct, il distribua
des poignées de main en souriant, d'une
amabilité flatteuse d'homme du monde. Sa femme allait donner
une soirée, où elle chanterait ; et il venait
simplement inviter en personne Jantrou, pour avoir un bon article. Mais
la présence de Saccard parut le
ravir.
" Comment va, grand homme ?
- Dites donc, vous n'avez pas vendu, vous
? " demanda celui-ci, sans répondre.
Vendre, ah ! non, pas encore ! Et son éclat
de rire fut très sincère, il était réellement
de solidité plus
grande.
" Mais il ne faut jamais vendre, dans
notre situation ! s'écria Saccard.
- Jamais ! c'est ce que je voulais dire. Nous
sommes tous solidaires, vous savez que vous pouvez compter
sur moi. "
Ses paupières avaient battu, il venait
d'avoir un regard oblique, tandis qu'il répondait des autres
administrateurs, de Sédille, de Kolb, du marquis de Bohain, comme
de lui-même. L'affaire marchait si
bien, c'était vraiment un plaisir d'être tous d'accord,
dans le plus extraordinaire succès que la Bourse eût
vu depuis cinquante ans. Et il eut un mot charmant pour chacun, il s'en
alla en répétant qu'il comptait sur
eux trois, pour sa soirée. Mounier, le ténor de l'Opéra,
y donnerait la réplique à sa femme. Oh ! un effet
considérable !
" Alors, demanda Huret partant à
son tour, c'est tout ce que vous avez à me répondre ?
- Parfaitement ! " déclara Saccard,
de sa voix sèche.
Et il affecta de ne pas descendre avec lui, comme
à son habitude. Puis, lorsqu'il se retrouva seul avec le
directeur du journal.
" C'est la guerre, mon brave ! Il n'y
a plus rien à ménager, tapez- moi sur toutes ces fripouilles
!... Ah ! je
vais donc pouvoir enfin mener la bataille comme je l'entends !
- Tout de même, c'est raide ! "
conclut Jantrou, dont les perplexités recommençaient.
Dans le couloir, sur la banquette, Marcelle
attendait toujours. Il était à peine quatre heures, et
Dejoie
venait déjà d'allumer les lampes, tellement la nuit tombait
vite, sous le ruissellement blafard et entêté de
la pluie. Chaque fois qu'il passait près d'elle, il trouvait
un petit mot pour la distraire. Du reste, les allées
et venues des rédacteurs s'activaient, des éclats de voix
sortaient de la salle voisine, toute cette fièvre qui
montait, à mesure que se faisait le journal.
Marcelle, brusquement, en levant les yeux,
aperçut Jordan devant elle. Il était trempé, l'air
anéanti, avec
ce tressaillement de la bouche, ce regard un peu fou des gens qui ont
couru longtemps derrière quelque
espoir, sans l'atteindre. Elle avait compris.
" Rien, n'est-ce pas ? demanda-t-elle,
pâlissante.
- Rien, ma chérie, rien du tout...
Nulle part, pas possible... "
Et elle n'eut alors qu'une plainte basse,
où tout son coeur saignait.
" Oh ! mon Dieu ! "
A ce moment, Saccard sortait du bureau de
Jantrou, et il s'étonna de la trouver là encore.
" Comment, madame, votre coureur de mari
ne fait que de revenir ? Je vous disais bien d'entrer l'attendre
dans mon cabinet. "
Elle le regardait fixement, une pensée
soudaine s'était éveillée dans ses grands yeux
désolés. Elle ne
réfléchit même pas, elle céda à cette
bravoure qui jette les femmes en avant, aux minutes de passion.
" Monsieur Saccard, j'ai quelque chose
à vous demander... Si vous vouliez bien, maintenant, que nous
passions chez vous...
- Mais certainement, madame. "
Jordan, qui craignait d'avoir deviné,
voulait la retenir.
Il lui balbutiait à l'oreille des non
! non ! entrecoupés, dans l'angoisse maladive où le jetaient
toujours ces
questions d'argent. Elle s'était dégagée, il dut
la suivre.
" Monsieur Saccard, reprit-elle, dès
que la porte fut refermée, mon mari court inutilement depuis
deux
heures pour trouver cinq cents francs, et il n'ose pas vous les demander...
Alors, moi, je vous les
demande...
Et, de verve, avec ses airs drôles de
petite femme gaie et résolue, elle conta son affaire du matin,
l'entrée
brutale de Busch, l'envahissement de sa chambre par les trois hommes,
comment elle était parvenue à
repousser l'assaut, l'engagement qu'elle avait pris de payer le jour
même. Ah ! ces plaies d'argent pour le
petit monde, ces grandes douleurs faites de honte et d'impuissance,
la vie remise sans cesse en question, à
propos de quelques misérables pièces
de cent sous !
" Busch, répéta Saccard,
c'est ce vieux filou de Busch qui vous tient dans ses griffes...
Puis, avec une bonhomie charmante, se tournant
vers Jordan, qui restait silencieux, blême d'un
insupportable malaise.
" Eh bien, je vais vous les avancer,
moi, vos cinq cents francs. Vous auriez dû me les demander tout
de
suite. "
Il s'était assis à sa table,
pour signer un chèque, lors qu'il s'arrêta, réfléchissant.
Il se rappelait la lettre
qu'il avait reçue, la visite qu'il devait faire et qu'il reculait
de jour en jour, dans l'ennui de l'histoire louche
qu'il flairait. Pourquoi n'irait-il pas tout de suite rue Feydeau, profitant
de l'occasion, ayant un prétexte ?
" Ecoutez, je le connais à fond,
votre gredin... Il vaut mieux que j'aille en personne le payer, pour
voir si
je ne pourrai pas ravoir vos billets à moitié prix. "
Les yeux de Marcelle, à présent,
luisaient de gratitude.
" Oh ! monsieur Saccard, que vous êtes
bon ! "
Et, s'adressant à son mari :
" Tu vois, grosse bête, que M.
Saccard ne nous a pas mangés ! "
Il lui sauta au cou, d'un mouvement irrésistible,
il l'embrassa, car c'était elle qu'il remerciait d'être
plus
énergique et adroite que lui, dans ces difficultés de
la vie qui le paralysaient.
" Non ! non ! dit Saccard, lorsque le
jeune homme lui serra enfin la main, le plaisir est pour moi, vous
êtes très gentils tous les deux de vous aimer si fort.
Allez-vous-en tranquilles ! "
Sa voiture, qui l'attendait, le mena en deux
minutes rue Feydeau au milieu de ce Paris boueux, dans la
bousculade des parapluies et l'éclaboussement des flaques. Mais,
en haut, il eut beau sonner à la vieille
porte dépeinte, où une plaque de cuivre étalait
le mot : Contentieux , en grosses lettres noires : elle ne
s'ouvrit pas, rien ne bougeait à l'intérieur. Et il se
retirait, lorsque, dans sa contrariété vive, il l'ébranla
violemment du poing. Alors, un pas traînard se fit entendre, et
Sigismond parut.
" Tiens ! c'est vous !... Je croyais
que c'était mon frère qui remontait et qui avait oublié
sa clef. Moi,
jamais je ne réponds aux coups de sonnette... Oh ! il ne tardera
pas, vous pouvez l'attendre, si vous tenez
à le voir. "
Du même pas pénible et chancelant,
il retourna, suivi du visiteur, dans la chambre qu'il occupait, sur
la
place de la Bourse. Il y faisait encore plein jour, à ces hauteurs,
au-dessus de la brume dont la pluie
emplissait le fond des rues. La pièce était d'une nudité
froide, avec son étroit lit de fer, sa table et ses
deux chaises, ses quelques planches encombrées de livres, sans
un meuble. Devant la cheminée, un petit
poêle, mal entretenu, oublié, venait de s'éteindre.
" Asseyez-vous, monsieur. Mon frère
m'a dit qu'il ne faisait que descendre et remonter. "
Mais Saccard refusait la chaise en le regardant,
frappé des progrès que la phtisie avait faits chez ce
grand
garçon pâle, aux yeux d'enfant, des yeux noyés de
rêve, singuliers sous l'énergique obstination du front.
Entre les longues boucles de ses cheveux, son visage s'était
extraordinairement creusé, comme allongé et
tiré vers la tombe.
" Vous avez été souffrant
? " demanda-t-il, ne sachant que dire.
Sigismond eut un geste de complète
indifférence.
" Oh ! comme toujours. La dernière
semaine n'a pas été bonne, à cause de ce vilain
temps. Mais ça va
bien tout de même... Je ne dors plus, je ne puis travailler, et
j'ai un peu de fièvre, ça me tient chaud... Ah !
on aurait tant à faire ! "
Il s'était remis devant sa table, sur
laquelle un livre, en langue allemande, se trouvait grand ouvert. Et
il
reprit :
" Je vous demande pardon de m'asseoir,
j'ai veillé toute la nuit, pour lire cette oeuvre que j'ai reçue
hier...
Une oeuvre, oui ! dix années de la vie de mon maître, Karl
Marx, l'étude qu'il nous promettait depuis
long temps sur le capital !... Voici notre Bible, maintenant, la voici
! "
Curieusement, Saccard vint jeter un regard
sur le livre ; mais la vue des caractères gothiques le rebuta
tout de suite.
" J'attendrai qu'il soit traduit "
, dit-il en riant.
Le jeune homme, d'un hochement de tête,
sembla dire que, même traduit, il ne serait guère pénétré
que
par les seuls initiés. Ce n'était pas un livre de propagande.
Mais quelle force de logique, quelle abondance
victorieuse de preuves, dans la fatale destruction de notre société
actuelle, basée sur le système capitaliste
! La plaine était rase, on pouvait reconstruire.
" Alors, c'est le coup de balai ? demanda
Saccard, toujours plaisantant.
- En théorie, parfaitement ! répondit
Sigismond. Tout ce que je vous ai expliqué un jour, toute la
marche
de révolution est là. Reste à l'exécuter
en fait... Mais vous êtes aveugles, si vous ne voyez point les
pas
considérables que l'idée fait à chaque heure. Ainsi,
vous qui, avec votre Universelle, avez remué et
centralisé en trois ans des centaines de millions, vous ne semblez
absolument pas vous douter que vous
nous conduisez tout droit au collectivisme... J'ai suivi votre affaire
avec passion, oui ! de cette chambre
perdue, si tranquille, j'en ai étudié le développement
jour par jour, et je la connais aussi bien que vous, et
je dis que c'est une fameuse leçon que vous nous donnez là,
car l'Etat collectiviste n'aura à faire que ce
que vous faites, vous exproprier en bloc, lorsque vous aurez exproprié
en détail les petits, réaliser
l'ambition de votre rêve démesuré, qui est, n'est-ce
pas ? d'absorber tous les capitaux du monde, d'être
l'unique banque, l'entrepôt général de la fortune
publique... Oh ! je vous admire beaucoup, moi ! je vous
laisserais aller, si j'étais le maître, parce que vous
commencez notre besogne, en précurseur de génie. "
Et il souriait de son pâle sourire de
malade, en remarquant l'attention de son interlocuteur, très
surpris de
le trouver si au courant des affaires du jour, très flatté
aussi des éloges intelligents.
" Seulement, continua-t-il, le beau matin
où nous vous exproprierons au nom de la nation, remplaçant
vos
intérêts privés par l'intérêt de tous,
faisant de votre grande machine à sucer l'or des autres, la régulatrice
même de la richesse sociale, nous commencerons par supprimer ça.
"
Il avait trouvé un sou parmi les papiers
de sa table, il tenait en l'air, entre deux doigts, comme la victime
désignée.
" L'argent ! s'écria Saccard, supprimer
l'argent ! la bonne folie !
- Nous supprimerons l'argent monnayé...
Songez donc que la monnaie métallique n'a aucune place,
aucune raison d'être, dans l'Etat collectiviste. A titre de rémunération,
nous le remplaçons par nos bons de
travail ; et, si vous le considérez comme mesure de la valeur,
nous en avons une autre qui nous en tient
parfaitement lieu, celle que nous obtenons en établissant la
moyenne des journées de besogne, dans nos
chantiers... Il faut le détruire, cet argent qui masque et favorise
l'exploitation du travailleur, qui permet de
le voler, en réduisant son salaire à la plus petite somme
dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim.
N'est-ce pas épouvantable, cette possession de l'argent qui accumule
les fortunes privées, barre le chemin
à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses,
maîtresses souveraines du marché financier et de
la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient
de là.... Il faut tuer, tuer l'argent ! "
Mais Saccard se fâchait. Plus d'argent,
plus d'or, plus de ces astres luisants, qui avaient éclairé
sa vie !
Toujours la richesse s'était matérialisée pour
lui dans cet éblouissement de la monnaie neuve, pleuvant
comme une averse de printemps, au travers du soleil, tombant en grêle
sur la terre qu'elle couvrait, des
tas d'argent, des tas d'or, qu'on remuait à la pelle, pour le
plaisir de leur éclat et de leur musique. Et l'on
supprimait cette gaieté, cette raison de se battre et de vivre
!
" C'est imbécile, oh ! ça,
c'est imbécile !... Jamais, entendez-vous !
- Pourquoi jamais ? pourquoi imbécile
?... Est-ce que, dans l'économie de la famille, nous faisons
usage
de l'argent ? Vous n'y voyez que l'effort en commun et que l'échange...
Alors, à quoi bon l'argent, lorsque
la société ne sera plus qu'une grande famille, se gouvernant
elle-même ?
- Je vous dis que c'est fou !... Détruire
l'argent, mais c'est la vie même, l'argent ! Il n'y aurait plus
rien,
plus rien ! "
Il allait et venait, hors de lui. Et, dans
cet emportement, comme il passait devant la fenêtre, il s'assura
d'un regard que la Bourse était toujours là, car peut-être
ce terrible garçon l'avait-il, elle aussi, effondrée
d'un souffle. Elle y était toujours, mais très vague au
fond de la nuit tombante, comme fondue sous le
linceul de pluie, un pâle fantôme de Bourse près
de s'évanouir en une fumée grise.
" D'ailleurs, je suis bien bête
de discuter. C'est impossible... Supprimez donc l'argent, je demande
à voir
ça.
- Bah ! murmura Sigismond, tout se supprime,
tout se transforme et disparaît... Ainsi, nous avons bien vu
la forme de la richesse changer déjà une fois, lorsque
la valeur de la terre a baissé, que la fortune
foncière, domaniale, les champs et les bois, a décliné
devant la fortune mobilière, industrielle, les titres
de rente et les actions, et nous assistons aujourd'hui à une
précoce caducité de cette dernière, à une
sorte
de dépréciation rapide, car il est certain que le taux
s'avilit, que le cinq pour cent normal n'est plus
atteint... La valeur de l'argent baisse donc, pourquoi l'argent ne disparaîtrait-il
pas, pourquoi une nouvelle
forme de la fortune ne régirait-elle pas les rapports sociaux
? C'est cette fortune de demain que nos bons
de travail apporteront. "
Il s'était absorbé dans la contemplation
du sou, comme s'il eût rêvé qu'il tenait le dernier
sou des vieux
âges, un sou égaré, ayant survécu à
l'antique société morte. Que de joies et que de larmes
avaient usé
l'humble métal ! Et il était tombé à la
tristesse de l'éternel désir humain.
" Oui, reprit-il doucement, vous avez
raison, nous ne verrons pas ces choses. Il faut des années, des
années. Sait-on même si jamais l'amour
des autres aura en soi assez de vigueur pour remplacer l'égoïsme,
dans l'organisation sociale... Pourtant, j'ai espéré le
triomphe plus prochain, j'aurais tant voulu assister à
cette aube de la justice.
Un instant, l'amertume du mal dont il souffrait
brisa sa voix. Lui qui, dans sa négation de la mort, la
traitait comme si elle n'était pas, eut un geste, pour l'écarter.
Mais, déjà, il se résignait.
" J'ai fait ma tâche, je laisserai
mes notes, dans le cas où je n'aurais pas le temps d'en tirer
l'ouvrage
complet de reconstruction que j'ai rêvé. Il faut que la
société de demain soit le fruit mûr de la civilisation,
car, si l'on ne garde la bon côté de l'émulation
et du contrôle, tout croule... Ah ! cette société,
comme je la
vois nettement à cette heure, créée enfin, complète,
telle que je suis parvenu, après tant de veilles, à la
mettre debout ! Tout est prévu, résolu, c'est enfin la
souveraine justice, l'absolu bonheur. Elle est là, sur le
papier, mathématique, définitive. "
Et il promenait ses longues mains émaciés
parmi les notes éparses, et il s'exaltait, dans ce rêve
des
milliards reconquis, partagé équitablement, entre tous
dans cette joie, et cette santé qu'il rendait d'un trait
de plume à l'humanité souffrante, lui qui ne mangeait
plus, qui ne dormait plus, qui achevait de mourir
sans besoins, au milieu de la nudité de sa chambre.
Mais une voix rude fit tressaillir Saccard.
" Qu'est-ce que vous faite là
? "
C'était Busch qui rentrait et qui jetait
sur le visiteur un regard oblique d'amant jaloux dans sa continuelle
crainte qu'on ne donnât une crise de toux son frère, en
le faisant trop parler. D'ailleurs, il n'attendit pas la
réponse, il grondait maternellement, désespéré.
" Comment ! tu as encore laissé
mourir ton poêle ! Je te demande un peu si c'est raisonnable,
par une
humidité pareille ! "
Déjà, pliant les genoux, malgré
la lourdeur de son grand corps, il cassait du menu bois, il rallumait
le feu.
Puis, il alla chercher un balai, fit le ménage, s'inquiéta
de la potion que le malade devait prendre toutes
les deux heures. Et il ne se montra tranquille que lorsqu'il eut décidé
celui-ci à s'allonger sur le lit, pour
se reposer.
" Monsieur Saccard, si vous désirez
passer dans mon cabinet... "
Mme Méchain s'y trouvait, assise sur
l'unique chaise.
Elle et Busch venaient de faire, dans le voisinage,
une visite importante, dont la pleine réussite les
enchantait. C'était enfin, après une attente désespérée,
l'heureuse mise en marche d'une des affaires qui
les tenaient le plus au coeur. Pendant trois ans, la Méchain
avait battu le pavé, en quête de Léonie Cron,
cette fille séduite, à laquelle le comte de Beauvilliers
avait signé une reconnaissance de dix mille francs,
payable le jour de sa majorité. Vainement, elle s'était
adressée à son cousin Fayeux, le receveur de rentes
de Vendôme, qui avait acheté pour Busch la reconnaissance,
dans un lot de vieilles créances, provenant
de la succession du sieur Charpier, marchand de grains, usurier à
ses heures : Fayeux ne savait rien,
écrivait seulement que la fille Léonie Cron devait être
en service chez un huissier, à Paris, qu'elle avait
quitté depuis plus de dix ans Vendôme, où elle n'était
jamais revenue et où il ne pouvait même
questionner un seul de ses parents, tous étant morts. La Méchain
avait bien découvert l'huissier, et elle
était arrivée à suivre de là Léonie
chez un boucher, chez une dame galante, chez un dentiste ; mais, à
partir du dentiste, le fil se cassait brusquement,
la piste s'interrompait, une aiguille dans une botte de foin,
une fille tombée, perdue dans la boue du grand Paris. Sans résultat,
elle avait couru les bureaux de
placement, visité les garnis borgnes, fouillé la basse débauche,
toujours aux aguets, tournant la tête,
interrogeant, dès que ce nom de Léonie frappait ses oreilles.
Et cette fille, qu'elle était allée chercher bien
loin, voilà qu'elle venait, ce jour-là, par un hasard, de
mettre la main sur elle, rue Feydeau, dans la
maison publique voisine, où elle relançait une ancienne
locataire de la cité de Naples, qui lui devait trois
francs. Un coup de génie la lui avait fait flairer et reconnaître,
sous le nom distingué de Léonie, au
moment où madame l'appelait au salon d'une voix perçante.
Tout de suite, Busch, averti, était revenu
avec elle à la maison, pour traiter ; et cette grosse fille, aux
durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, à
la face plate et molle, d'une bassesse immonde, l'avait d'abord surpris
; puis il s'était rendu compte de son
charme spécial, surtout avant ses dix années de prostitution,
ravi d'ailleurs qu'elle fût tombée si bas,
abominable. Il lui avait offert mille francs, si elle lui abandonnait
ses droits sur la reconnaissance. Elle
était stupide, elle avait accepté le marché avec
une joie d'enfant. Enfin, on allait donc pouvoir traquer la
comtesse de Beauvilliers, on avait l'arme cherchée, inespérée
même, à ce point de laideur et de honte !
" Je vous attendais, monsieur Saccard.
Nous avons à causer... Vous avez reçu ma lettre, n'est-ce
pas ? "
Dans l'étroite pièce, bondée
de dossiers, déjà noire, qu'une maigre lampe éclairait
d'une lumière fumeuse,
la Méchain, immobile et muette, ne bougeait pas de l'unique chaise.
Et resté debout, ne voulant point
avoir l'air d'être venu sur une menace, Saccard entama tout de
suite l'affaire Jordan, d'une voix dure et
méprisante.
" Pardon, je suis monté pour régler
une dette d'un de mes rédacteurs... Le petit Jordan, un très
charmant
garçon, que vous poursuivez à boulets rouges, avec une
férocité vraiment révoltante. Ce matin encore,
parait-il, vous vous êtes conduit envers sa femme comme un galant
homme rougirait de le faire... "
Saisi d'être attaqué de la sorte,
lorsqu'il s'apprêtait à prendre l'offensive, Busch perdit
pied, oublia l'autre
histoire, s'irrita sur celle-ci.
" Les Jordan, vous venez pour les Jordan...
il n'y a pas de femme, il n'y a pas de galant homme, dans les
affaires. Quand on doit, on paie, je ne connais que ça... Des
bougres qui se fichent de moi depuis des
années, dont j'ai eu une peine du diable à tirer quatre
cents francs sou à sou !... Ah ! tonnerre de Dieu, oui
! je les ferai vendre, je les jetterai à la rue demain matin,
si je n'ai pas ce soir, là, sur mon bureau, les trois
cent trente francs quinze centimes qu'ils me doivent encore. "
Et Saccard, par tactique, pour le mettre hors
de lui, ayant dit qu'il était déjà payé
quarante fois de cette
créance, qui ne lui avait sûrement pas coûté
dix francs, il s'étrangla en effet de colère.
" Nous y voilà ! vous n'avez tous
que ça à dire... Et il y a aussi les frais, n'est-ce pas
? cette dette de trois
cents francs qui est montée à plus de sept cents... Mais
est-ce que ça me regarde, moi ? On ne me paie
pas, je poursuis. Tant pis si la justice est chère, c'est sa
faute !... Alors, quand j'ai acheté une créance de
dix francs, je devrais me faire rembourser dix francs, et ce serait
fini. Eh bien, et mes risques, et mes
courses, et mon travail de tête, oui ! et mon intelligence ? Justement,
tenez, pour cette affaire Jordan,
vous pouvez consulter madame, qui est là. C'est elle qui s'en
est occupée. Ah ! elle en a fait des pas et des
démarches, elle en a usé de la chaussure, à monter
les escaliers de tous les journaux, d'où on la flanquait
à la porte comme une mendiante, sans jamais lui donner l'adresse.
Cette affaire, mais nous l'avons nourrie
pendant des mois, nous y avons rêvé, nous y avons travaillé
comme à un de nos chefs-d'oeuvre, elle me
coûte une somme folle, à dix sous l'heure seulement ! "
Il s'exaltait, il montra d'un grand geste les
dossiers qui emplissaient la pièce.
" J'ai ici pour plus de vingt millions
de créances, et de tous les âges, de tous les mondes, d'infimes
et de
colossales... Les voulez-vous pour un million ? je vous les donne. Quand
on pense qu'il y a des débiteurs
que je file depuis un quart de siècle ! Pour obtenir d'eux quelques
misérables centaines de francs, même
moins parfois, je patiente des années, j'attends qu'ils réussissent
ou qu'ils héritent... Les autres, les
inconnus, les plus nombreux, dorment là, regardez ! dans ce coin,
tout ce tas énorme. C'est le néant ça, ou
plutôt c'est la matière brute, d'où il faut que
je tire la vie, je veux dire ma vie, Dieu sait après quelle
complication de recherches et d'ennuis !... Et vous voulez que, lorsque
j'en tiens un enfin, solvable, je ne
le saigne pas ? Ah ! non, vous me croiriez trop bête, vous ne
seriez pas si bête, vous ! "
Sans s'attarder à discuter davantage,
Saccard tira son portefeuille.
" Je vais vous donner deux cents francs,
et vous allez me rendre le dossier Jordan, avec un acquit de tout
compte. "
Busch sursauta d'exaspération.
" Deux cents francs, jamais de la vie
!... C'est trois cent trente francs quinze centimes. Je veux les
centimes. "
Mais, de sa voix égale, avec la tranquille
assurance de l'homme qui connaît la puissance de l'argent,
montré, étalé, Saccard répéta à
deux, à trois reprises :
" Je vais vous donner deux cents francs...
"
Et le juif, convaincu au fond qu'il était
raisonnable de transiger, finit par consentir, dans un cri de rage,
les larmes aux yeux.
" Je suis trop faible. Quel sale métier
!... Parole d'honneur ! on me dépouille, on me vole... Allez
!
pendant que vous y êtes, ne vous gênez pas, prenez-en d'autres,
oui ! fouillez dans le tas, pour vos deux
cents francs ! "
Puis, lorsque Busch eut signé un reçu
et écrit un mot pour l'huissier, car le dossier n'était
plus chez lui, il
souffla un moment devant son bureau, tellement secoué, qu'il
aurait laissé partir Saccard, sans la
Méchain, qui n'avait pas eu un geste ni une parole.
" Et l'affaire ? " dit-elle.
Il se souvint brusquement, il allait prendre
sa revanche. Mais tout ce qu'il avait préparé, son récit,
ses
questions, a marche savante de l'entretien, se trouva emporté
d'un coup, dans sa hâte d'arriver au fait.
" L'affaire, c'est vrai... Je vous ai
écrit, monsieur Saccard. Nous avons maintenant un vieux compte
à
régler ensemble...
Il avait allongé la main pour prendre
le dossier Sicardot, qu'il ouvrit devant lui.
" En 1852, vous êtes descendu dans
un hôtel meublé de la rue de la Harpe, vous y avez souscrit
douze
billets de cinquante francs à une demoiselle Rosalie Chavaille,
âgée de seize ans, que vous avez
violentée, un soir, dans l'escalier... Ces billets, les voici.
Vous n'en avez pas payé un seul, car vous êtes
parti sans laisser d'adresse, avant l'échéance du premier.
Et le pis est qu'ils sont signés d'un faux nom,
Sicardot, le nom de votre première femme...
"
Très pâle. Saccard écoutait,
regardait. C'était, au milieu d'un saisissement inexprimable,
tout le passé qui
s'évoquait, une sensation d'écroulement, une masse énorme
et confuse qui retombait sur lui. Dans cette
peur de la première minute, il perdit la tête, il bégaya.
" Comment savez-vous ?... Comment avez-vous
ça ? "
Puis, de ses mains tremblantes, il se hâta
de tirer de nouveau son portefeuille, n'ayant que l'idée de payer,
de rentrer en possession de ce dossier fâcheux.
" Il n'y a pas de frais, n'est-ce pas
?... C'est six cents francs... Oh ! il y aurait beaucoup à dire,
mais j'aime
mieux payer, sans discussion. "
Et il tendit six billets de banque.
" Tout à l'heure ! cria Busch,
qui repoussa l'argent. Je n'ai pas terminé... Madame, que vous
voyez là, est
la petite-cousine de Rosalie, et ces papiers sont à elle, c'est
en son nom que je poursuis le
remboursement... Cette pauvre Rosalie est restée infirme, à
la suite de votre violence. Elle a eu beaucoup
de malheurs, elle est morte dans une misère affreuse, chez madame,
qui l'avait recueillie... Madame, si
elle voulait, pourrait vous raconter des choses...
- Des choses terribles ! " accentua de
sa petite voix la Méchain, rompant son silence.
Effaré, Saccard se tourna vers elle,
l'ayant oubliée, tassée là comme une outre dégonflée
à demi. Elle
l'avait toujours inquiété, avec son louche commerce d'oiseau
de carnage sur les valeurs déclassées ; et il
la retrouvait, mêlée à cette histoire désagréable.
" Sans doute, la malheureuse, c'est bien
fâcheux, murmura-t-il. Mais, si elle est morte, je ne vois
vraiment... Voici toujours les six cents francs. "
Une seconde fois, Busch refusa de prendre
la somme.
" Pardon, c'est que vous ne savez pas
encore tout, c'est qu'elle a eu un enfant... Oui, un enfant qui est
dans
sa quatorzième année, un enfant qui vous ressemble à
un tel point, que vous ne pouvez le renier. "
Abasourdi, Saccard répéta à
plusieurs reprises :
" Un enfant, un enfant... "
Puis, replaçant d'un geste brusque
les six billets de banque dans son portefeuille, tout à coup
remis
d'aplomb et très gaillard :
" Ah ! ça, dites donc, est-ce
que vous vous moquez de moi ? S'il y a un enfant, je ne vous fiche pas
un
sou... Le petit a hérité de sa mère, c'est le petit
qui aura ça et tout ce qu'il voudra par-dessus le marché...
Un enfant, mais c'est très gentil, mais c'est tout naturel, il
n'y a pas de mal à avoir un enfant. Au contraire,
ça me fait beaucoup de plaisir, ça me rajeunit, parole
d'honneur !.. Où est-il, que j'aille le voir ? Pourquoi
ne me l'avez-vous pas amené tout de suite ? "
Stupéfié à son tour,
Busch songeait à sa longue hésitation, aux ménagements
infinis que Mme Caroline
prenait pour révéler l'existence de Victor à son
père. Et, démonté, il se jeta dans les explications
les plus
violentes, les plus compliquées, lâchant tout à
la fois, les six mille francs d'argent prêté et de frais
d'entretien que la Méchain réclamait,
les deux mille francs d'acompte donnés par Mme Caroline, les
instincts épouvantables de Victor, son entrée à l'Oeuvre
du Travail. Et, de son côté, Saccard sursautait, à
chaque nouveau détail. Comment, six mille francs ! qui lui disait
qu'au contraire on n'avait pas dépouillé
le gamin ? Un acompte de deux mille francs ! on avait eu l'audace d'extorquer
à une dame de ses amies
deux mille francs ! mais c'était un vol, un abus de confiance !
Ce petit, parbleu ! on l'avait mal élevé, et
l'on voulait qu'il payât ceux qui étaient responsables de
cette mauvaise éducation ! On le prenait donc
pour un imbécile !
" Pas un sou ! cria-t-il, entendez-vous,
ne comptez pas tirer un sou de ma poche ! "
Busch, blême, s'était mis debout
devant sa table.
" C'est ce que nous verrons. Je vous
traînerai en justice.
- Ne dites donc pas de bêtises. Vous
savez bien que la justice ne s'occupe pas de ces choses-là...
Et, si
vous espérez me faire chanter, c'est encore plus bête,
parce que, moi, je me fiche de tout. Un enfant !
mais je vous dis que ça me flatte ! "
Et, comme la Méchain bouchait la porte,
il dut la bousculer, l'enjamber, pour sortir. Elle suffoquait, elle
lui jeta dans l'escalier, de sa voix de flûte :
" Canaille ! sans coeur !
- Vous aurez de nos nouvelles ! " hurla
Busch, qui referma la porte à la volée.
Saccard était dans un tel état
d'excitation, qu'il donna l'ordre à son cocher de rentrer directement,
rue
Saint-Lazare. Il avait hâte de voir Mme Caroline, il l'aborda
sans une gêne, la gronda tout de suite d'avoir
donné les deux mille francs.
" Mais, ma chère amie, jamais
on ne lâche de l'argent comme ça... Pourquoi diable avez-vous
agi sans me
consulter ? "
Elle, saisie qu'il sût enfin l'histoire,
demeurait muette. C'était bien l'écriture de Busch qu'elle
avait
reconnue, et maintenant elle n'avait plus rien à cacher, puisqu'un
autre venait de lui éviter le souci de la
confidence. Cependant, elle hésitait toujours, confuse pour cet
homme qui l'interrogeait si à l'aise.
" J'ai voulu vous éviter un chagrin...
Ce malheureux enfant était dans une telle dégradation
!... Depuis
longtemps, je vous aurais tout raconté, sans un sentiment...
- Quel sentiment ?... Je vous avoue que je
ne comprends pas. "
Elle n'essaya pas de s'expliquer, de s'excuser
davantage, envahie d'une tristesse, d'une lassitude de tout,
elle si courageuse à vivre ; tandis que lui continuait à
s'exclamer, enchanté, vraiment rajeuni.
" Ce pauvre gamin ! je l'aimerai beaucoup,
je vous assure... Vous avez très bien fait de le mettre à
l'Oeuvre du Travail, pour le décrasser un peu. Mais nous allons
le retirer de là, nous lui donnerons des
professeurs... Demain, j'irai le voir, oui ! demain, si je ne suis pas
trop pris. "
Le lendemain, il y eut conseil, et deux jours
se passèrent, puis la semaine, sans que Saccard trouvât
une
minute. Il parla de l'enfant souvent encore, remettant sa visite, cédant
au fleuve débordé qui l'emportait.
Dans les premiers jours de décembre, le cours de deux mille sept
cents francs venait d'être atteint, au
milieu de l'extraordinaire fièvre dont
l'accès maladif continuait à bouleverser la Bourse. Le pis
était que
les nouvelles alarmantes avaient grandi, que la hausse s'enrageait, dans
un malaise croissant, intolérable :
désormais, on annonçait tout haut la catastrophe fatale,
et on montait quand même, on montait sans cesse,
par la force obstinée d'un de ces prodigieux engouements qui se
refusent à l'évidence. Saccard ne vivait
plus que dans la fiction exagérée de son triomphe, entouré
comme d'une gloire par cette averse d'or qu'il
faisait pleuvoir sur Paris, assez fin cependant pour avoir la sensation
du sol miné, crevassé, qui menaçait
de s'effondrer sous lui. Aussi, bien qu'à chaque liquidation il
restât victorieux, ne décolérait-il pas contre
les baissiers, dont les pertes déjà devaient être
effroyables. Qu'avaient donc ces sales juifs à s'acharner ?
N'allait-il pas enfin les détruire ? Et il s'exaspérait
surtout de ce qu'il disait flairer, à côté de Gundermann,
faisant son jeu, d'autres vendeurs, des soldats de l'Universelle, peut-être,
des traîtres qui passaient à
l'ennemi, ébranlés dans leur foi, ayant la hâte de
réaliser.
Un jour que Saccard exhalait ainsi son mécontentement
devant Mme Caroline, celle-ci crut devoir lui
tout dire.
" Vous savez, mon ami, que j'ai vendu
moi... Je viens de vendre nos dernières mille actions au cours
de
deux mille sept cents. "
Il resta anéanti, comme devant la plus
noire des trahisons.
" Vous avez vendu, vous ! vous, mon Dieu
! "
Elle lui avait pris les mains, elle les lui
serrait, vraiment peinée, lui rappelant qu'elle et son frère
l'avaient
averti. Ce dernier, qui était toujours à Rome, écrivait
des lettres pleines d'une mortelle inquiétude sur
cette hausse exagérée, qu'il ne s'expliquait pas, qu'il
fallait enrayer à tout prix, sous peine d'une culbute
en plein gouffre. La veille encore, elle en avait reçu une lui
donnant l'ordre formel de vendre. Et elle avait
vendu.
" Vous, vous ! répétait
Saccard. C'était vous qui me combattiez, que je sentais dans
l'ombre ! Ce sont vos
actions que j'ai dû racheter ! "
Il ne s'emportait pas, selon son habitude,
et elle souffrait davantage de son accablement, elle aurait voulu
le raisonner, lui faire abandonner cette lutte sans merci qu'un massacre
seul pouvait terminer.
" Mon ami, écoutez-moi... Songez
que nos trois mille titres ont produit plus de sept millions et demi.
N'est-ce point un gain inespéré, extravagant ? Moi, tout
cet argent m'épouvante, je ne puis croire qu'il
m'appartienne... Mais ce n'est d'ailleurs pas de notre intérêt
personnel qu'il s'agit. Songez aux intérêts de
tous ceux qui ont remis leur fortune entre vos mains, un effrayant total
de millions que vous risquez dans
la partie. Pourquoi soutenir cette hausse insensée, pourquoi
l'exciter encore ? On me dit de tous les côtés
que la catastrophe est au bout, fatalement... Vous ne pourrez monter
toujours, il n'y a aucune honte à ce
que les titres reprennent leur valeur réelle, et c'est la maison
solide, c'est le salut. "
Mais, violemment, il s'était remis
debout.
" Je veux le cours de trois mille...
J'ai acheté et j'achèterai encore, quitte à en
crever... Oui ! que je crève,
que tout crève avec moi, si je ne fais pas et si je ne maintiens
pas le cours de trois mille ! "
Après la liquidation du 15 décembre,
les cours montèrent à deux mille huit cents, à
deux mille neuf cents.
Et ce fut le 21 que le cours de trois mille vingt francs fut proclamé
à la Bourse, au milieu d'une agitation
de foule démente. Il n'y avait plus ni vérité,
ni logique, l'idée de la valeur était pervertie, au point
de
perdre tout sens réel. Le bruit courait
que Gundermann, contrairement à ses habitudes de prudence, se
trouvait engagé dans d'effroyables risques, depuis des mois qu'il
nourrissait la baisse, ses pertes avaient
grandi à chaque quinzaine, au fur et à mesure de la hausse,
par sauts énormes ; et l'on commençait à dire
qu'il pourrait bien avoir les reins cassés. Toutes les cervelles
étaient à l'envers, on s'attendait à des
prodiges.
Et, à cette minute suprême, où
Saccard, au sommet, sentait trembler la terre, dans l'angoisse inavouée
de
la chute, il fut roi. Lorsque sa voiture arrivait rue de Londres, devant
le palais triomphal de l'Universelle,
un valet descendait vivement, étalait un tapis, qui des marches
du vestibule se déroulait sur le trottoir,
jusqu'au ruisseau ; et Saccard alors daignait quitter la voiture, et
il faisait son entrée, en souverain à qui
l'on épargne le commun pavé des rues.
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