2 - La
Conquete De Plassans
II
Mouret fit un geste de contrariété. Il n'attendait réellement
son locataire que le surlendemain, au plus tôt.
Il se levait vivement, lorsque l'abbé Faujas parut à la
porte, dans le corridor. C'était un homme grand et
fort, une face carrée, aux traits larges, au teint terreux. Derrière
lui, dans son ombre, se tenait une femme
âgée qui lui ressemblait étonnamment, plus petite,
l'air plus rude. En voyant la table mise, ils eurent tous
les deux un mouvement d'hésitation; ils reculèrent discrètement,
sans se retirer. La haute figure noire du
prêtre faisait une tache de deuil sur la gaieté du mur
blanchi à la chaux.
- Nous vous demandons pardon de vous déranger,
dit-il à Mouret. Nous venons de chez monsieur l'abbé
Bourrette; il a dû vous prévenir....
- Mais pas du tout! s'écria Mouret.
L'abbé n'en fait jamais d'autres; il a toujours l'air de descendre
du
paradis.... Ce matin encore, monsieur, il m'affirmait que vous ne seriez
pas ici avant deux jours.... Enfin,
il va falloir vous installer tout de même. L'abbé Faujas
s'excusa. Il avait une voix grave, d'une grande
douceur dans la chute des phrases. Vraiment, il était désolé
d'arriver à un pareil moment. Quand il eut
exprimé ses regrets, sans bavardage, en dix paroles nettement
choisies, il se tourna pour payer le
commissionnaire qui avait apporté sa malle. Ses grosses mains
bien faites tirèrent d'un pli de sa soutane
une bourse, dont on n'aperçut que les anneaux d'acier; il fouilla
un instant, palpant du bout des doigts,
avec précaution, la tête baissée. Puis, sans qu'on
eût vu la pièce de monnaie, le commissionnaire s'en alla.
Lui, reprit de sa voix polie:
- Je vous en prie, monsieur, remettez-vous
à table.... Votre domestique nous indiquera l'appartement. Elle
m'aidera à monter ceci.
Il se baissait déjà pour prendre
une poignée de la malle. C'était une petite malle de bois,
garantie par des
coins et des bandes de tôle; elle paraissait avoir été
réparée, sur un des flancs, à l'aide d'une traverse
de
sapin. Mouret resta surpris, cherchant des yeux les autres bagages du
prêtre; mais il n'aperçut qu'un grand
panier, que la dame âgée tenait
à deux mains, devant ses jupes, s'entêtant, malgré
la fatigue, à ne pas le
poser à terre. Sous le couvercle soulevé, parmi des paquets
de linge, passaient le coin d'un peigne
enveloppé dans du papier, et le cou d'un litre mal bouché.
- Non, non, laissez cela, dit Mouret en poussant
légèrement la malle du pied. Elle ne doit pas être
lourde;
Rose la montera bien toute seule.
Il n'eut sans doute pas conscience du secret
dédain qui perçait dans ses paroles. La dame âgée
le regarda
fixement de ses yeux noirs; puis, elle revint à la salle à
manger, à la table servie, qu'elle examinait depuis
qu'elle était là. Elle passait d'un objet à l'autre,
les lèvres pincées. Elle n'avait pas prononcé une
parole.
Cependant, l'abbé Faujas consentit à laisser la malle.
Dans la poussière jaune du soleil qui entrait par la
porte du jardin, sa soutane râpée semblait toute rouge;
des reprises en brodaient les bords; elle était
très-propre, mais si mince, si lamentable, que Marthe, restée
assise jusque-là avec une sorte de réserve
inquiète, se leva à son tour. L'abbé, qui n'avait
jeté sur elle qu'un coup d'oeil rapide, aussitôt détourné,
la
vit quitter sa chaise, bien qu'il ne parût nullement la regarder.
- Je vous en prie, répéta-t-il,
ne vous dérangez pas; nous serions désolés de troubler
votre dîner.
- Eh bien! c'est cela, dit Mouret qui avait
faim. Rose va vous conduire. Demandez-lui tout ce dont vous
aurez besoin.... Installez-vous, installez-vous à votre aise.
L'abbé Faujas, après avoir salué,
se dirigeait déjà vers l'escalier, lorsque Marthe s'approcha
de son mari,
en murmurant:
- Mais, mon ami, tu ne songes pas....
- Quoi donc? demanda-t-il, voyant qu'elle
hésitait.
- Les fruits, tu sais bien.
- Ah! diantre! c'est vrai, il y a les fruits,
dit-il d'un ton consterné. Et, comme l'abbé Faujas revenait,
l'interrogeant du regard:
- Je suis vraiment bien contrarié,
monsieur, reprit-il. Le père Bourrette est sûrement un
digne homme,
seulement il est fâcheux que vous l'ayez chargé de votre
affaire.... Il n'a pas pour deux liards de tête.... Si
nous avions su, nous aurions tout préparé. Au lieu que
nous voilà maintenant avec un déménagement à
faire.... Vous comprenez, nous utilisions les chambres. Il y a là-haut,
sur le plancher, toute notre récolte
de fruits, des figues, des pommes, du raisin....
Le prêtre l'écoutait avec une
surprise que sa grande politesse ne réussissait plus à
cacher. - Oh! mais ça
ne sera pas long, continua Mouret. En dix minutes, si vous voulez bien
prendre la peine d'attendre, Rose
va débarrasser vos chambres.
Une vive inquiétude grandissait sur
le visage terreux de l'abbé.
- Le logement est meublé, n'est-ce
pas? demanda-t-il.
- Du tout, il n'y a pas un meuble; nous ne
l'avons jamais habité.
Alors, le prêtre perdit son calme; une
lueur passa dans ses yeux gris. Il s'écria avec une violence
contenue:
- Comment! mais j'avais formellement recommandé
dans ma lettre de louer un logement meublé. Je ne
pouvais pas apporter des meubles dans ma malle, bien sûr.
- Hein! qu'est-ce que je disais? cria Mouret
d'un ton plus haut. Ce Bourrette est incroyable.... Il est venu,
monsieur, et il a vu certainement les pommes, puisqu'il en a même
pris une dans la main, en déclarant
qu'il avait rarement admiré une aussi belle pomme. Il a dit que
tout lui semblait très-bien, que c'était ça
qu'il fallait, et qu'il louait.
L'abbé Faujas n'écoutait plus;
tout un flot de colère était monté à ses
joues. Il se tourna, il balbutia, d'une
voix anxieuse:
- Mère, vous entendez? il n'y a pas
de meubles.
La vieille dame, serrée dans son mince
châle noir, venait de visiter le rez-de-chaussée, à
petits pas furtifs,
sans lâcher son panier. Elle s'était avancée jusqu'à
la porte de la cuisine, en avait inspecté les quatre
murs; puis, revenant sur le perron, elle avait lentement, d'un regard,
pris possession du jardin. Mais la
salle à manger surtout l'intéressait; elle se tenait de
nouveau debout, en face de la table servie, regardant
fumer la soupe, lorsque son fils lui répéta:
- Entendez-vous, mère? il va falloir
aller à l'hôtel.
Elle leva la tête, sans répondre;
toute sa face refusait de quitter cette maison, dont elle connaissait
déjà les
moindres coins. Elle eut un imperceptible haussement d'épaules,
les yeux vagues, allant de la cuisine au
jardin et du jardin à la salle à manger.
Mouret, cependant, s'impatientait. Voyant
que ni la mère ni le fils ne paraissaient décidés
à quitter la
place, il reprit:
- C'est que nous n'avons pas de lits, malheureusement....
Il y a bien, au grenier, un lit de sangle, dont
madame, à la rigueur, pourrait s'accommoder jusqu'à demain;
seulement, je ne vois pas trop sur quoi
coucherait monsieur l'abbé.
Alors madame Faujas ouvrit enfin les lèvres;
elle dit d'une voix brève, au timbre un peu rauque:
- Mon fils prendra le lit de sangle.... Moi,
je n'ai besoin que d'un matelas par terre, dans un coin. L'abbé
approuva cet arrangement d'un signe de tête. Mouret allait se
récrier, chercher autre chose; mais, devant
l'air satisfait de ses nouveaux locataires, il se tut, se contentant
d'échanger avec sa femme un regard
d'étonnement.
- Demain il fera jour, dit-il avec sa pointe
de moquerie bourgeoise; vous pourrez vous meubler comme
vous l'entendrez. Rose va monter enlever les fruits et faire les lits.
Si vous voulez attendre un instant sur
la terrasse.... Allons, donnez deux chaises, mes enfants.
Les enfants, depuis l'arrivée du prêtre
et de sa mère, étaient demeurés tranquillement
assis devant la
table. Ils les examinaient curieusement. L'abbé n'avait pas semblé
les apercevoir; mais madame Faujas
s'était arrêtée un instant à chacun d'eux,
les dévisageant, comme pour pénétrer d'un coup
dans ces jeunes
têtes. En entendant les paroles de leur père, ils s'empressèrent
tous trois et sortirent des chaises.
La vieille dame ne s'assit pas. Comme Mouret
se tournait, ne l'apercevant plus, il la vit plantée devant
une des fenêtres entrebâillées du salon; elle allongeait
le cou, elle achevait son inspection, avec l'aisance
tranquille d'une personne qui visite une propriété
à vendre. Au moment où Rose soulevait la petite malle,
elle rentra dans le vestibule, en disant simplement:
- Je monte l'aider.
Et elle monta derrière la domestique.
Le prêtre ne tourna pas même la tête; il souriait
aux trois enfants,
restés debout devant lui. Son visage avait une expression de
grande douceur, quand il voulait, malgré la
dureté du front et les plis rudes de la bouche.
- C'est toute votre famille, madame? demanda-t-il
à Marthe, qui s'était approchée.
- Oui, monsieur, répondit-elle, gênée
par le regard clair qu'il fixait sur elle.
Mais il regarda de nouveau les enfants, il
continua:
- Voilà deux grands garçons
qui seront bientôt des hommes.... Vous avez fini vos études,
mon ami?
Il s'adressait à Serge. Mouret coupa
la parole à l'enfant.
- Celui-ci a fini, bien qu'il soit le cadet.
Quand je dis qu'il a fini, je veux dire qu'il est bachelier, car il
est
rentré au collège pour faire une année de philosophie:
c'est le savant de la famille... L'autre, l'aîné, ce
grand dadais, ne vaut pas grand'chose, allez. Il s'est déjà
fait refuser deux fois au baccalauréat, et vaurien
avec cela, toujours le nez en l'air, toujours polissonnant.
Octave écoutait ces reproches en souriant,
tandis que Serge avait baissé la tête sous les éloges.
Faujas
parut un instant encore les étudier en silence; puis, passant
à Désirée, retrouvant son air tendre:
- Mademoiselle, demanda-t-il, me permettrez-vous
d'être votre ami?
Elle ne répondit pas; elle vint, presque
effrayée, se cacher le visage contre l'épaule de sa mère.
Celle-ci,
au lieu de lui dégager la face, la serra davantage, en lui passant
un bras à la taille.
- Excusez-la, dit-elle avec quelque tristesse;
elle n'a pas la tête forte, elle est restée petite fille....
C'est une
innocente.... Nous ne la tourmentons pas pour apprendre. Elle a quatorze
ans, et elle ne sait encore
qu'aimer les bêtes.
Désirée, sous les caresses de
sa mère, s'était rassurée; elle avait tourné
la tète, elle souriait. Puis, d'un air
hardi;
- Je veux bien que vous soyez mon ami....
Seulement vous ne faites jamais de mal aux mouches, dites?
Et, comme tout le monde s'égayait autour
d'elle:
- Octave les écrase, les mouches; continua-t-elle
gravement. C'est très-mal.
L'abbé Faujas s'était assis.
Il semblait très-las. Il s'abandonna un moment à la paix
tiède de la terrasse,
promenant ses regards ralentis sur le jardin, sur les arbres des propriétés
voisines. Ce grand calme, ce
coin désert de petite ville, lui causaient une sorte de surprise.
Son visage se tacha de plaques sombres.
- On est très-bien ici, murmura-t-il.
Puis il garda le silence, comme absorbé
et perdu. Il eut un léger sursaut, lorsque Mouret lui dit avec
un
rire:
- Si vous le permettez, maintenant, monsieur,
nous allons nous mettre à table.
Et, sur le regard de sa femme:
- Vous devriez faire comme nous, accepter
une assiette de soupe. Cela vous éviterait d'aller dîner
à
l'hôtel.... Ne vous gênez pas, je vous en prie.
- Je vous remercie mille fois, nous n'avons
besoin de rien, répondit l'abbé d'un ton d'extrême
politesse,
qui n'admettait pas une seconde invitation.
Alors, les Mouret retournèrent dans
la salle à manger, où ils s'attablèrent. Marthe
servit la soupe. Il y eut
bientôt un tapage réjouissant de cuillers. Les enfants
jasaient. Désirée eut des rires clairs, en écoutant
une
histoire que son père racontait, enchanté d'être
enfin à table. Cependant, l'abbé Faujas, qu'ils avaient
oublié, restait assis sur la terrasse, immobile, en face du soleil
couchant. Il ne tournait pas la tête; il
semblait ne pas entendre. Comme le soleil allait disparaître,
il se découvrit, étouffant sans doute. Marthe,
placée devant la fenêtre, aperçut sa grosse tête
nue, aux cheveux courts, grisonnant déjà vers les tempes.
Une dernière lueur rouge alluma ce crâne rude de soldat,
où la tonsure était comme la cicatrice d'un coup
de massue; puis, la lueur s'éteignit, le prêtre, entrant
dans l'ombre, ne fut plus qu'un profil noir sur la
cendre grise du crépuscule.
Ne voulant pas appeler Rose, Marthe alla chercher
elle-même une lampe et servit le premier plat. Comme
elle revenait de la cuisine, elle rencontra, au pied de l'escalier,
une femme qu'elle ne reconnut pas
d'abord. C'était madame Faujas. Elle avait mis un bonnet de linge;
elle ressemblait à une servante, avec
sa robe de cotonnade, serrée au corsage par un fichu jaune, noué
derrière la taille; et, les poignets nus,
encore toute soufflante de la besogne qu'elle venait de faire, elle
tapait ses gros souliers lacés sur le
dallage du corridor.
- Voilà qui est fait, n'est-ce pas,
madame? lui dit Marthe en souriant. - Oh! une misère, répondit-elle;
en
deux coups de poing, l'affaire a été bâclée.
Elle descendit le perron, elle radoucit sa
voix:
- Ovide, mon enfant, veux-tu monter? Tout
est prêt là-haut.
Elle dut toucher son fils à l'épaule
pour le tirer de sa rêverie. L'air fraîchissait. Il frissonna,
il la suivit
sans parler. Comme il passait devant la porte de la salle à manger,
toute blanche de la clarté vive de la
lampe, toute bruyante du bavardage des enfants, il allongea la tête,
disant de sa voix souple:
- Permettez-moi de vous remercier encore et
de nous excuser de tout ce dérangement.... Nous sommes
confus....
- Mais non, mais non! cria Mouret; c'est nous
autres qui sommes désolés de n'avoir pas mieux à
vous
offrir pour cette nuit.
Le prêtre salua, et Marthe rencontra
de nouveau ce regard clair, ce regard d'aigle qui l'avait émotionnée.
Il semblait qu'au fond de l'oeil, d'un gris morne d'ordinaire, une flamme
passât brusquement, comme ces
lampes qu'on promène derrière les façades endormies
des maisons.
- Il a l'air de ne pas avoir froid aux yeux,
le curé, dit railleusement Mouret, quand la mère et le
fils ne
furent plus là. - Je les crois peu heureux, murmura Marthe.
- Pour ça, il n'apporte certainement
pas le Pérou dans sa malle.... Elle est lourde, sa malle! Je
l'aurais
soulevée du bout de mon petit doigt.
Mais il fut interrompu dans son bavardage
par Rose, qui venait de descendre l'escalier en courant, afin de
raconter les choses surprenantes qu'elle avait vues.
- Ah! bien, dit-elle en se plantant devant
la table où mangeaient ses maîtres, en voilà une
gaillarde! Cette
dame a au moins soixante-cinq ans, et ça ne paraît guère,
allez! Elle vous bouscule, elle travaille comme
un cheval.
- Elle t'a aidée à déménager
les fruits? demanda curieusement Mouret.
- Je crois bien, monsieur. Elle emportait
les fruits comme ça, dans son tablier; des charges à tout
casser.
Je me disais: «Bien sûr, la robe va y rester.» Mais
pas du tout; c'est de l'étoffe solide, de l'étoffe comme
j'en porte moi-même. Nous avons dû faire plus de dix voyages.
Moi, j'avais les bras rompus. Elle
bougonnait, disant que ça ne marchait pas. Je crois que je l'ai
entendue jurer, sauf votre respect.
Mouret semblait s'amuser beaucoup.
- Et les lits? reprit-il.
- Les lits, c'est elle qui les a faits....
Il faut la voir retourner un matelas. Ça ne pèse pas lourd,
je vous en
réponds; elle le prend par un bout, le jette en l'air comme une
plume.... Avec ça, très-soigneuse. Elle a
bordé le lit de sangle, comme un dodo d'enfant. Elle aurait eu
à coucher l'enfant Jésus, qu'elle n'aurait pas
tiré les draps avec plus de dévotion.... Des quatre couvertures,
elle en a mis trois sur le lit de sangle. C'est
comme des oreillers: elle n'en a pas voulu pour elle; son fils a les
deux.
- Alors elle va coucher par terre?
- Dans un coin, comme un chien. Elle a jeté
un matelas sur le plancher de l'autre chambre, en disant
qu'elle allait dormir là, mieux que dans le paradis. Jamais je
n'ai pu la décider à s'arranger plus
proprement. Elle prétend qu'elle n'a jamais froid et que sa tête
est trop dure pour craindre le carreau.... Je
leur ai donné de l'eau et du sucre, comme madame me l'avait recommandé,
et voilà.... N'importe, ce sont
de drôles de gens.
Rose acheva de servir le dîner. Les
Mouret, ce soir-là, firent traîner le repas. Ils causèrent
longuement
des nouveaux locataires. Dans leur vie d'une régularité
d'horloge, l'arrivée de ces deux personnes
étrangères était un gros événement.
Ils en parlaient comme d'une catastrophe, avec ces minuties de
détails qui aident à tuer les longues soirées de
province. Mouret, particulièrement, se plaisait aux
commérages de petite ville. Au dessert, les coudes sur la table,
dans la tiédeur de la salle à manger, il
répéta pour la dixième fois, de l'air satisfait
d'un homme heureux:
- Ce n'est pas un beau cadeau que Besançon
fait à Plassans ... Avez-vous vu le derrière de sa soutane,
quand il s'est tourné?... Ça m'étonnerait beaucoup,
si les dévotes couraient après celui-là. Il est
trop râpé;
les dévotes aiment les jolis curés.
- Sa voix a de la douceur, dit Marthe, qui
était indulgente.
- Pas lorsqu'il est en colère, toujours,
reprit Mouret. Vous ne l'avez donc pas entendu se fâcher, quand
il a su que l'appartement n'était pas meublé? C'est un
rude homme; il ne doit pas flâner dans les
confessionnaux, allez! Je suis bien curieux de savoir comment il va
se meubler, demain. Pourvu qu'il me
paye, au moins. Tant pis! je m'adresserai à l'abbé Bourrette;
je ne connais que lui.
On était peu dévot dans la famille.
Les enfants eux-mêmes se moquèrent de l'abbé et
de sa mère. Octave
imita la vieille dame, lorsqu'elle allongeait le cou pour voir au fond
des pièces, ce qui fit rire Désirée.
Serge, plus grave, défendit «ces
pauvres gens». D'ordinaire, à dix heures précises,
lorsqu'il ne faisait pas
sa partie de piquet, Mouret prenait un bougeoir et allait se coucher;
mais, ce soir-là, à onze heures, il
tenait encore bon contre le sommeil. Désirée avait fini
par s'endormir, la tête sur les genoux de Marthe.
Les deux garçons étaient montés dans leur chambre.
Mouret bavardait toujours, seul en face de sa
femme.
- Quel âge lui donnes-tu? demanda-t-il
brusquement.
- A qui? dit Marthe, qui commençait,
elle aussi, à s'assoupir.
- A l'abbé, parbleu! Hein? entre quarante
et quarante-cinq ans, n'est-ce pas? C'est un beau gaillard. Si ce
n'est pas dommage que ça porte la soutane! Il aurait fait un
fameux carabinier.
Puis, au bout d'un silence, parlant seul,
continuant à voix haute des réflexions qui le rendaient
tout
songeur:
- Ils sont arrivés par le train de
six heures trois quarts. Ils n'ont donc eu que le temps de passer chez
l'abbé
Bourrette et de venir ici.... Je parie qu'ils n'ont pas dîné.
C'est clair. Nous les aurions bien vus sortir pour
aller à l'hôtel.... Ah! par exemple, ça me ferait
plaisir de savoir où ils ont pu manger.
Rose, depuis un instant, rôdait dans
la salle à manger, attendant que ses maîtres allassent
se coucher, pour
fermer les portes et les fenêtres.
- Moi je le sais où ils ont mangé,
dit-elle.
Et comme Mouret se tournait vivement:
- Oui, j'étais remontée pour
voir s'ils ne manquait de rien. N'entendant pas de bruit, je n'ai point
osé
frapper; j'ai regardé par la serrure.
- Mais c'est mal, très-mal, interrompit
Marthe sévèrement. Vous savez bien, Rose, que je n'aime
point
cela.
- Laisse donc, laisse donc! s'écria
Mouret, qui, dans d'autres circonstances, se serait emporté contre
la
curieuse. Vous avez regardé par la serrure?
- Oui, monsieur, c'était pour le bien.
- Évidemment.... Qu'est-ce qu'ils faisaient?
- Eh bien! donc, monsieur, ils mangeaient....
Je les ai vus qui mangeaient sur le coin du lit de sangle. La
vieille avait étalé une serviette. Chaque fois qu'ils
se servaient du vin, ils recouchaient le litre bouché
contre l'oreiller.
- Mais que mangeaient-ils?
Je ne sais pas au juste, monsieur. Ça
m'a paru un reste de pâté, dans un journal. Ils avaient aussi
des
pommes, des petites pommes de rien du tout.
- Et ils causaient, n'est-ce pas? Vous avez
entendu ce qu'ils disaient?
- Non, monsieur, ils ne causaient pas....
Je suis restée un bon quart d'heure à les regarder. Ils
ne disaient
rien, pas ça, tenez! Ils mangeaient, ils mangeaient! Marthe s'était
levée, réveillant Désirée, faisant mine
de monter; la curiosité de son mari la blessait. Celui-ci se
décida enfin à se lever également; tandis que la
vieille Rose, qui était dévote, continuait d'une voix
plus basse:
- Le pauvre cher homme devait avoir joliment
faim.... Sa mère lui passait les plus gros morceaux et le
regardait avaler avec un plaisir.... Enfin, il va dormir dans des draps
bien blancs. A moins que l'odeur des
fruits ne l'incommode. C'est que ça ne sent pas bon dans la chambre;
vous savez, cette odeur aigre des
poires et des pommes. Et pas un meuble, rien que le lit dans un coin.
Moi, j'aurais peur, je garderais la
lumière toute la nuit.
Mouret avait pris son bougoir. Il resta un
instant debout devant Rose, résumant la soirée dans ce
mot de
bourgeois tiré de ses idées accoutumées:
- C'est extraordinaire.
Puis, il rejoignit sa femme au pied de l'escalier.
Elle était couchée, elle dormait déjà, qu'il
écoutait encore
les bruits légers qui venaient de l'étage supérieur.
La chambre de l'abbé était juste au-dessus de la sienne.
Il l'entendit ouvrir doucement la fenêtre, ce qui l'intrigua beaucoup.
Il leva la tête de l'oreiller, luttant
désespérément contre le sommeil, voulant savoir
combien de temps le prêtre resterait à la fenêtre.
Mais le
sommeil fut le plus fort; Mouret ronflait à poings fermés,
avant d'avoir pu saisir de nouveau le sourd
grincement de l'espagnolette.
En haut, à la fenêtre, l'abbé
Faujas, tète nue, regardait la nuit noire. Il demeura longtemps
là, heureux
d'être enfin seul, s'absorbant dans ces pensées qui lui
mettaient tant de dureté au front. Sous lui, il sentait
le sommeil tranquille de cette maison où il était depuis
quelques heures, l'haleine pure des enfants, le
souffle honnête de Marthe, la respiration grosse et régulière
de Mouret. Et il y avait un mépris dans le
redressement, de son cou de lutteur, tandis qu'il levait la tête
comme pour voir au loin, jusqu'au fond de
la petite ville endormie. Les grands arbres du jardin de la sous-préfecture
faisaient une masse sombre, les
poiriers de M. Rastoil allongeaient des membres maigres et tordus; puis,
ce n'était plus qu'une mer de
ténèbres, un néant, dont pas un bruit ne montait.
La ville avait une innocence de fille au berceau.
L'abbé Faujas tendit les bras d'un
air de défi ironique, comme s'il voulait prendre Plassans pour
l'étouffer
d'un effort contre sa poitrine robuste. Il murmura:
- Et ces imbéciles qui souriaient,
ce soir, en me voyant traverser leurs rues!
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