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Emile Zola

L'Assommoir" au Théâtre

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2 - "L'Assommoir" au Théâtre
par Émile Zola
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I
Je suis bien à l'aise pour parler de L'Assommoir, le drame que MM. Busnach et Gastineau ont tiré de mon roman ; car je ne les ai autorisés à faire cette adaptation qu'à la condition absolue de n'avoir à m'occuper en rien de la pièce. Elle m'est donc étrangère, je puis la juger avec une entière liberté d'appréciation.

Personnellement, je regardais la mise à la scène du roman comme une tentative grave et dangereuse. Jamais je n'aurais risqué cette tentative moi-même. Fatalement, lorsqu'on transporte un roman au théâtre, on ne peut obtenir qu'une œuvre moins complète, inférieure en intensité ; en un mot, on gâte le livre, et c'est toujours là une besogne mauvaise quand elle est faite par l'auteur lui-même.

En outre, mon cas particulier se compliquait de trois échecs successifs, ce qui méritait réflexion. Le jour où il me plaira de tenter la fortune des planches une quatrième fois, je commencerai par choisir mon terrain avec le plus grand soin afin de livrer bataille dans les meilleures conditions possibles. Et, je l'avoue, le terrain de L'Assommoir me paraissait détestable. Je me demandais pourquoi tripler les difficultés en prenant des personnages, un milieu, une langue, qui m'obligeraient à des audaces trop brutales, si je voulais rester dans la note strictement réelle. Il n'est point lâche de refuser le combat quand la position n'est pas bonne.

Donc, il ne me plaisait pas de lutter avec mon roman et de courir les risques de ce casse-cou. Mais je ne voyais aucun mal à ce qu'un autre tentât l'aventure. Un autre ne serait pas tenu à respecter scrupuleusement le livre, un autre aurait toute liberté d'atténuer, de modifier, de travailler en dehors des idées théoriques que je professe ; on ne lui demanderait que de l'intérêt, du rire et des larmes. C'est ainsi que j'ai été amené à autoriser MM. Busnach et Gastineau, et je les ai choisis entre beaucoup d'autres parce qu'ils voulaient bien me désintéresser complètement et accepter toute la responsabilité, sans réclamer en rien ma collaboration.

Ainsi faite, l'expérience devenait très intéressante pour moi. J'étais curieux de savoir ce que deux hommes de théâtre de beaucoup d'esprit et de beaucoup d'habileté allaient tirer de mon roman, au point de vue scénique. Surtout je me demandais quelle part ils pourraient faire à la vérité, au naturalisme, puisqu'on m'a condamné à l'emploi de ce mot. Cette part serait-elle très large ? La convention, au contraire, l'emporterait-elle ? La question me passionnait, car j'avais beau ne pas travailler à la pièce, je n'en étais pas moins désireux de voir triompher quelques-unes de mes idées entre les mains des auteurs, quitte à passer condamnation sur les sacrifices qu'ils croiraient devoir faire au métier.

Il faut dire que l'annonce d'un drame tiré de L'Assommoir avait paru une plaisanterie prodigieuse. On en faisait des gorges chaudes dans tout Paris. Les hommes de théâtre surtout s'en tenaient les côtes. Vraiment, on allait mettre le lavoir à la scène, avec la bataille des deux femmes et la fessée ! Et les bons mots pleuvaient, et l'on accommdait Cambronne à toutes les sauces : pas un directeur ne jouerait ça, on baisserait le rideau à la seconde scène, enfin c'était un défi général. Je tiens à citer ce mot d'un auteur dramatique célèbre, qui disait : " Je donnerais cent mille francs pour ne pas être de la pièce ". Les plus doux, les amis des auteurs, les plaignaient et les suppliaient de renoncer à une partie perdue d'avance. Voilà encore un bon exemple de l'expérience des gens en matière de théâtre. Les pièces qu'ils condamnent se portent généralement fort bien. Ne vaudrait-il pas mieux avouer que tout est possible sur les planches, à la condition qu'on n'ennuie pas le public ?


Il
y avait deux façons de mettre L'Assommoir à la scène. On pouvait en tirer une forte pièce en cinq actes, en étudiant la déchéance d'une famille ouvrière, le père et la mère tournant mal, la fille se gâtant par le mauvais exemple ; mais c'était là une œuvre bien grosse, bien difficile à mener, et qui aurait exigé, pour être acceptable, des modifications profondes. L'autre façon était de tailler simplement dans le roman une dizaine de tableaux, avec la seule prétention de faire défiler devant les yeux des spectateurs les pages les plus connues du livre. C'est à ce dernier plan que MM. Busnach et Gastineau se sont arrêtés. Ils ont voulu donner la vie de la rampe aux personnages et aux descriptions du roman, en allant ainsi du premier chapitre au dernier.

Toutefois, il fallait un lien, et j'arrive ici à la partie de métier. Les auteurs, afin d'obtenir une pièce, ont imaginé que la femme pour laquelle Lantier quitte Gervaise n'est pas la sœur de Virginie, mais bien Virginie elle-même. Dès lors, la fessée du lavoir devient le point de départ du drame. Virginie jure une haine mortelle à Gervaise ; c'est elle qui fait tomber Coupeau d'un échafaudage ; c'est elle qui, au dénoûment, le tue en lui envoyant une bouteille d'eau-de-vie. Il faut en convenir, Virginie n'est plus qu'une traîtresse de mélodrame. Lantier, lui aussi, est modifié. Le ménage à trois n'existe plus. Gervaise repousse violemment Lantier lorsqu'il veut la reprendre ; et voilà Lantier tourné à la haine, devenu le complice de Virginie. Toute la pièce est dans ce double ressort dramatique.

Je n'aime guère cela, ai-je besoin de le dire ? Les deux rôles de Virginie et de Lantier sont mauvais parce qu'ils rentrent dans la convention ils n'ont plus rien de vivant, sauf dans quelques scènes, dont je parlerai tout à l'heure. Le pis est que la rancune de Virginie est vraiment trop criminelle pour l'affront qu'elle a reçu : on ne prémédite pas deux fois la mort d'un homme dans l'unique désir de se venger d'avoir été fouettée en public par la femme de cet homme. D'autre part, du moment que Gervaise reste honnête, on ne s'explique pas ses malheurs ; elle n'a réellement rien fait pour tomber si bas et mourir de honte et de faim ; c'est l'ange du martyre.

Les modifications apportées au roman, l'atténuation des chutes de Gervaise et les figures poncives de Lantier et de Virginie poussés au noir, ont donc mis dans le drame des éléments inférieurs, cela n'est pas niable. Seulement, il ne faut pas oublier que le drame a été écrit spécialement pour un théâtre du boulevard. Nous sommes à l'Ambigu, et non à l'Odéon ; je veux dire que les auteurs ont cru devoir compter avec le public de l'Ambigu. Le jour de la première représentation, les spectateurs ont pu sourire des machinations de Virginie ; mais, à la troisième ou quatrième représentation, les effets se sont déplacés, la salle s'est laissée prendre et s'est passionnée pour cette longue vengeance d'une femme outragée. Encore un coup, L'Assommoir n'a pas la prétention d'être le manifeste d'une nouvelle école dramatique ; L'Assommoir est simplement une adaptation tentée par deux hommes de talent, très expérimentés en matière théâtrale, et qui ont fait, à tort ou à raison, ce qu'ils ont cru devoir faire pour assurer le succès devant un public particulier.

Maintenant, prenons-le tel qu'il est, ce drame, avec ses non-sens, ses concessions, ses faiblesses, et examinons-le au point de vue de l'originalité et de la vérité. Ici, la part de MM. Busnach et Gastineau devient superbe. Je ne crois pas que personne se serait tiré avec plus d'éclat ni plus d'adresse d'une besogne si difficile. Un dramaturge m'avait offert de faire perdre Nana au premier tableau ; puis, après une série d'aventures extraordinaires, c'était Mes-Bottes qui la rapportait, arrachée des griffes de Lantier. Comparez, et jugez de la discrétion de MM. Busnach et Gastineau. En somme, ils n'ont que transformé deux caractères et esquivé des situations dangereuses ; aucun fait nouveau n'a été introduit par eux, aucune complication bête, aucune histoire à dormir debout. Le drame, malgré tout, reste d'une simplicité parfaite. On sent bien qu'on l'a accommodé pour la foule ; mais on sent en même temps que les auteurs ont gardé du roman tout ce qu'ils ont pu, et que leur continuel désir a été de le suivre page à page.

Je dirai mieux mon sentiment, en examinant les tableaux un par un.

Premier tableau : L'HOTEL BONCOEUR. - Gervaise, après une nuit d'insomnie, attend Lantier qui n'est pas rentré. Quand il rentre, c'est pour faire sa malle et pour abandonner la malheureuse fille. Je signerais volontiers ce tableau-là. Je le trouve d'une vérité poignante, d'une vie intense et hardie. Et quelle simplicité ! Pas une convention. Le drame de l'existence lui-même. Aussi la salle, le premier soir, a-t-elle été prise par ce début si carré et si humain. Cela est du très bon naturalisme. Je n'en demande pas davantage, et je serais bien glorieux si j'écrivais un jour cinq actes dans cette formule-là.

Deuxième tableau : LE LAVOIR. - On a eu raison de dire que la littérature n'avait rien à voir ici. Il ne s'agit que d'un décor splendide et d'une merveille de mise en scène. On avait défié les auteurs de mettre le lavoir à la scène. Eh bien ! ils l'y ont mis, et les deux femmes s'empoignent, et elles se jettent des seaux d'eau à la tête, et Gervaise donne à Virginie la fameuse fessée à coups de battoir. Ce tableau n'est qu'une réponse très crâne à un défi, une réponse d'autant meilleure qu'il a été un véritable triomphe, le jour de la première, et que tous les soirs il a produit un effet énorme. Dira-t-on encore qu'il est impossible de mettre certaines choses sur les planches ?

Troisième tableau : LA BARRIERE POISSONNIERE. - Encore une mise en scène très curieuse. L'aube qui se lève, le passage des ouvriers pendant que le jour grandit, tout cela est réglé avec une vérité qui fait illusion. La scène de Gervaise et de Coupeau, prenant une prune à la porte de L'Assommoir, est traitée d'une façon charmante. Quant à la tirade de Goujet défendant le vrai peuple, le peuple honnête, et jetant son mépris aux mauvais ouvriers qui désertent le chantier pour le cabaret, elle était nécessaire, dans la pensée des auteurs, pour mettre les spectateurs en garde contre les calomnies répandues sur le roman. On a prétendu que j'attaquais le peuple, que je le salissais à plaisir. MM. Busnach et Gastineau ont jugé qu'il était bon de résumer dans une tirade, et de placer dans la bouche de Goujet, la morale qui se dégage de mon livre. Je constate, je n'apprécie pas.

Quatrième tableau : LE MOULIN D'ARGENT. - Beaucoup de mouvement et de gaîté. Les comiques, Mes-Bottes en tête, y ont soulevé chaque soir le fou-rire. Je réserve la question du croque-mort, dont je parlerai tout à l'heure.

Cinquième tableau : LA MAISON EN CONSTRUCTION. - Une adorable scène, le repas de Coupeau au chantier, Gervaise apportant la soupe à son homme et Nana dansant sur les genoux de son père. Je puis d'autant plus louer cette scène qu'elle ne se trouve pas dans le roman. C'est toute une idylle ouvrière, d'un accent vrai et ému, que la salle entière a applaudie. Le rôle mélodramatique de Virginie commence dans ce tableau. Mais la chute de Coupeau produit un grand effet.

Sixième tableau : LA FÊTE DE GERVAISE. - Encore un tableau très gai. Le dîner de l'oie est un triomphe pour les comiques. J'indique la courte scène d'amour entre Goujet et Gervaise, interrompue par l'arrivée de Nana ; c'est un bijou, et la scène muette de la rose, qui suit, a une délicatesse charmante : cette rose cueillie et lentement sentie par Gervaise, après le départ de Goujet, est un aveu discret, d'une tendresse infinie. Mais la trouvaille, dans ce tableau, a été l'épisode qui le termine. Coupeau se grise. Lorsque Lantier paraît la première fois à la porte, Coupeau n'a pas encore assez bu, et il chasse Lantier. Puis, lorsque ce dernier revient à la fin, lorsqu'il poursuit Gervaise autour de la table et qu'il veut l'emmener, Coupeau, assommé par l'ivresse, ne sort une seconde de son abrutissement, aux appels affolés de Gervaise, que pour tendre la main à Lantier. C'est là une adaptation très adroite et très forte de l'épisode du roman. Coupeau vautré dans son vomissement, pendant que Lantier reprend Gervaise éperdue, chassée de son lit. Je ne croyais pas qu'on pût mettre cette scène au théâtre : la leçon qui s'en dégage est formidable. Toute la déchéance de l'ivrogne est là, hardiment, dans cet homme qui, après avoir voulu tuer l'ancien amant de sa femme quand il a sa raison, l'accueille et plaisante quand il est ivre.

Septième tableau : LA FORGE. - Un tableau d'honnêteté. Les auteurs l'avaient imaginé par précaution, pour reposer le public et pour obtenir une péripétie rentrant dans les règles du code dramatique. Je dirai plus loin ce qu'on a dû faire de ce tableau.

Huitième tableau : L'ASSOMMOIR. - C'est le tableau que je préfère. Toutes mes idées sont là, dans cette reproduction exacte de la vie. Les acteurs ne jouent plus, ils vivent leur rôle. La mise en scène est une merveille de vérité ; ces hommes qui entrent, qui sortent, qui consomment assis à des tables ou debout devant le comptoir, nous transportent chez un véritable liquoriste. Puis, quel terrible drame, si simple et si vrai ! le bon ouvrier, entraîné par les camarades, buvant sa paye, se soûlant jusqu'à ce que sa misérable femme, qui crève de faim, se décide à venir le chercher et à s'attabler avec lui. Allez dans nos faubourgs, vous assisterez à ce drame-là chez tous les marchands de vin. On a dit qu'on avait déjà vu cela au théâtre. Certes, les idées sont vieilles comme le monde. Mais il est radicalement faux qu'on ait jamais mis à la scène le drame de l'ivresse avec cette nudité affreuse, cette vérité intense. Où est donc la pièce qui offre un pareil tableau, une eau-forte si creusée, une de ces effroyables gravures d'Hogarth, traversées d'un frisson d'horreur ?

Neuvième tableau : LA DERNIERE BOUTEILLE. - Nous y retrouvons le mélodrame avec Virginie. Mais quelle peinture vraie de la misère ! La scène où Gervaise cherche à emprunter vingt sous aux Lorilleux est encore d'une vérité terrible. J'arrive enfin à la fameuse scène de la bouteille, scène qui n'est pas dans le roman et que je puis admirer à mon aise. Je la déclare absolument superbe. Ne cherchons pas comment la bouteille est là : une ficelle l'y apporte, mais elle y est. Coupeau croit avoir une bouteille de bordeaux, et c'est une bouteille d'eau-de-vie qu'il tient entre ses mains. Voilà la situation : s'il boit un petit verre, il est mort. Alors, commence dans cet homme une lutte affreuse. Il tremble comme un enfant : pourquoi l'a-t-on laissé seul avec cette bouteille ? Et il recule, et il se cache, et il claque des dents. Sur la table, la bouteille grandit, grandit ; elle devient démesurée, elle emplit la scène dans son immobilité, tandis que le misérable éperdu tourne autour d'elle. Il boira, il sera pris d'un dernier accès de delirium tremens, une crise suprême qui le jettera mort sur la paillasse.

Dixième tableau : LE BOULEVARD ROCHECHOUART. - Très beau décor, dénoûment mélodramatique. Seule, la mort de Gervaise dans les bras de Goujet a du caractère. Puis arrive Bazouge, le croque-mort, qui termine le drame par le mot du livre : "Fais dodo, ma belle".

J'ai passé rapidement en revue les tableaux. Après la première représentation, on a dû apporter à la pièce certaines modifications, qu'il me paraît intéressant de signaler. Malgré quelques coupures faites ci et là, le spectacle était encore beaucoup trop long : il finissait à une heure, et l'on sait qu'il n'y a pas de succès qui résiste à une veille trop prolongée. Il devenait absolument nécessaire de supprimer un tableau et de gagner ainsi un entracte. Or, savez-vous quel tableau on a retranché ? Le septième, celui de La Forge, le tableau honnête. C'était celui qui faisait le moins d'effet. Le public ne voulait pas de l'honnêteté et bâillait. N'est-ce pas caractéristique ? Voilà des auteurs qui croient devoir faire des concessions, enfiler quelques tirades, chercher à équilibrer la pièce selon les règles ; et les spectateurs, plus avancés qu'eux dans la voie du naturalisme, les forcent à plus de vérité. Que la critique médite ce fait.

Reste la question du croque-mort, car il y a eu une question du croque-mort. Bazouge ne tient pas à la pièce, on pourrait le supprimer. On fut très perplexe au théâtre. Si certains soirs on sifflait Bazouge, d'autres soirs on l'acclamait. Le jour de la troisième représentation on tenta un essai, sans rien dire : le croque-mort ne parut pas à la fin. Et l'effet fut déplorable, toute la salle eut un murmure de désappointement : on lui avait pris son croque-mort, elle voulait son croque-mort. On le lui rendit, et je crois qu'on fit bien, car Bazouge est resté une des curiosités du drame.

Le succès a été très grand, comme on sait. J'ai lu avec soin la quantité effroyable de prose qui a été écrite pour et contre la pièce. Mais il n'y a pas grand'chose de net à tirer de toutes ces critiques. Il m'a semblé que la note qui dominait était la surprise : on s'étonnait du succès. En dehors de ce sentiment de stupéfaction, les opinions sont si diverses, si peu mesurées, appuyées sur de si pauvres arguments, qu'il est assez difficile de se faire une idée exacte de l'opinion de la presse. Ce qui m'a fâché un peu, en dehors de toute question littéraire, ç'a été de voir que la presse n'était pas unanime à reconnaître la puissance de la leçon morale qui se dégage de L'Assommoir.

Je ne sais plus quel critique s'est montré très dédaigneux, en disant que le drame était banal, parce que tout se résumait en somme à cette alternative : Coupeau boira-t-il ? Coupeau ne boira-t-il pas ? Tuera-t-il ? ne tuera-t-il pas ?Mais, en vérité, tout le théâtre est là. La même question est toujours posée : Aimera-t-il ? n'aimera-t-il pas ? Jouera-t-il ? ne jouera-t-il pas ? En dehors de ce combat, il n'y a pas de pièce possible. On dit que l'ivrognerie est sale ; est-ce que tous les vices, toutes les passions ne sont pas sales ? L'amour n'est guère propre, au fond, pas plus que le jeu, pas plus que le meurtre. Tout mouvement passionné qui remue la bête humaine arrive à l'ordure.

Il faut, en vérité, être bien aveugle pour trouver banal ce drame de l'ivresse. Atroce, si vous voulez ; mais banal, jamais ! Comment ! voilà un homme qui boit jusqu'à se tuer, et vous trouvez cela banal ! Il y a là une fureur de passion que je déclare superbe, pour mon compte. Et ce n'est pas tout : l'ivrognerie de cet homme perd une femme, gâte une enfant, aboutit aux catastrophes les plus lamentables. Qu'est-ce qui ne sera pas banal, alors ? Le jeu ne va pas plus loin ; l'adultère, sur lequel vit notre théâtre contemporain, n'a pas de dénoûment plus terrible, de leçon plus haute.

Cela m'amène à la moralité de l'œuvre. Elle est formidable. On devrait donner un prix Montyon aux auteurs. Si le théâtre est fait pour corriger, ouvrez les portes de l'Ambigu aux passants, qu'ils viennent voir où conduit l'ivrognerie. Jamais un tableau si effroyable n'a été mis sous les yeux du public. Et ne soyons pas si hypocrites, surtout, confessons que l'ivrognerie fait des ravages terrifiants parmi nous. Est-ce que tous les jours les journaux n'enregistrent pas des crimes commis dans des accès de délire alcoolique ? Hier encore, dans cette rue de la Goutte-d'Or, un malheureux, fou d'eau-de-vie, assassinait sa femme. Consultez les statistiques, questionnez les commissaires de police et les médecins. Vous ne viendrez plus accuser de banalité des auteurs qui mettent à la scène un pareil tableau de l'ivrognerie. Banal ! vraiment, je n'en reviens pas. Il faut qu'il y ait des critiques singulièrement enfoncés dans leur parti-pris.

Quant à moi, j'ai beaucoup réfléchi depuis le succès de L'Assommoir. J'en suis arrivé à conclure que le public était plus mûr pour le naturalisme que je ne le croyais moi-même. Peut-être aurait-on pu risquer la pièce dans sa vérité entière, sans l'accommoder selon la recette mélodramatique des théâtres du boulevard. En effet, ce qui a déplu, le premier soir, ce sont précisément les concessions que les auteurs ont cru devoir faire à la convention ; c'est Virginie, c'est Lantier, devenus des traîtres de mélodrame ; c'est la mère de Goujet, faisant des tirades sur l'honneur et le devoir. La salle s'attendait à plus d'audace encore et se montrait déçue des adoucissements apportés au livre. Pour résumer nettement la situation, on peut dire que, dans cette soirée mémorable le naturalisme a triomphé partout, avec le premier tableau et le huitième, avec le lavoir, avec toutes les hardiesses de la pièce et de la mise en scène, tandis que la convention était battue chaque fois qu'elle se montrait, avec Virginie, Lantier et Mme Goujet.

Cela m'a confirmé dans une de mes pensées : c'est que, lorsqu'on tire une pièce d'un roman, il doit suffire de faire défiler une suite de tableaux détachés, sans s'inquiéter d'inventer une intrigue. L'affranchissement du théâtre est là, je veux dire l'abandon des histoires à dormir debout, des complications ridicules, des poncifs qui sont las de traîner. Dans un théâtre littéraire surtout, je suis certain qu'une tentative en ce sens aurait un grand succès.

En somme, je considère donc L'Assommoir comme un triomphe des idées que je défends. On a accusé MM. Busnach et Gastineau d'avoir imité Paul de Kock et les frères Cogniard. Cela fait sourire. Sans doute, ils ont égayé L'Assommoir par une forte dose de gaîté bonne enfant, et ils ont habilement agi, surtout à l'Ambigu. Mais qu'on me cite un drame du boulevard où il y ait des tableaux comme L'Hôtel Boncoeur, L'Assommoir et La Dernière Bouteille ? Qu'on m'indique surtout un drame où l'on ne trouve absolument que des ouvriers, sans un seul duc ni même une simple comtesse ? Si le drame n'avait que cette originalité de se passer dans un milieu vrai, cette originalité ne serait pas à dédaigner. Et il a, en outre, l'originalité d'une grande simplicité, d'une émotion profonde et humaine.

Certes, ce n'est pas une victoire décisive pour le naturalisme, mais c'est un grand pas vers la vérité des personnages et du milieu. Laissez le succès s'établir, attendre l'effet produit, et la première représentation de L'Assommoir deviendra peut-être une date dans l'histoire de notre théâtre.

Je n'ai pas à louer que les auteurs, MM. Busnach et Gastineau ; je dois aussi faire la part de M. Chabrillat, le directeur de l'Ambigu. Il a cru au drame lorsque tout le monde haussait les épaules autour de lui. Il s'y est dévoué, n'épargnant rien, travaillant au succès avec une intelligence rare, secondé d'ailleurs par son régisseur, M. Haymé, auquel on doit la mise en scène si remarquable de certains tableaux. Les décors sont merveilleux d'exactitude, le lavoir particulièrement pousse la réalité aussi loin qu'il est possible. Chaque détail, les costumes, les accessoires, ont été copiés dans le roman avec une fidélité qui m'a vivement touché ; et je tiens à remercier publiquement ici M. Chabrillat et tout son personnel.

Quant à l'interprétation, elle est tout à fait hors ligne. Voici longtemps qu'une pièce n'avait pas été jouée avec un pareil succès d'artistes.

M. Gil-Naza est passé grand comédien avec sa création de Coupeau. Il s'est incarné dans le personnage, il vit le rôle, depuis les premières scènes de gaîté et de tendresse, jusqu'aux épouvantables convulsions du delirium tremens. C'est une gradation d'une science rare dans l'ivresse, dans cette déchéance de l'ouvrier qui tourne mal. Adorable de bonté paternelle et de rondeur dans sa scène avec Nana, il s'assombrit et s'effare à mesure que l'eau-de-vie le prend. Je l'ai surtout beaucoup admiré à son retour de l'hôpital, lorsque ses mains tremblent, lorsque, laissé seul avec la bouteille d'eau-de-vie il se débat dans ce monologue qui mériterait de devenir classique ; puis, c'est la crise de delirium tremens, pleine d'une horreur qui a terrifié la salle. L'action d'un artiste sur le public ne saurait aller plus loin. M. Gil-Naza atteint le comble de l'art et de la vérité.

J'en dirai autant pour Mme Hélène Petit, qui a fait de Gervaise une création inoubliable. On répétait, le premier soir, en l'acclamant : " C'est une révélation ". Oui, si l'on veut ; mais il faut ajouter que Mme Hélène Petit n'avait pas encore eu de rôle à sa taille. Dès la première scène, lorsqu'elle attend Lantier, en pleurant, elle a conquis le public. Le rôle n'a été ensuite qu'une longue ovation. Superbe d'énergie et d'audace dans le Lavoir, elle s'est montrée d'une simplicité et d'une gaîté charmantes dans les tableaux suivants ; puis, elle a été magnifique de douleur et de résignation à mesure que le drame s'assombrissait. Il n'y a que les très grands artistes qui peuvent ainsi parcourir toute la gamme des sentiments humains. Quand elle meurt dans les bras de Goujet, elle touche au sublime, à la vérité. Mme Hélène Petit est aujourd'hui au premier rang.

Mme Lina Munte et M. Delessart avaient bien voulu se charger des deux rôles difficiles de Virginie et de Lantier. Ils les ont sauvés à force de talent. Dans le Lavoir, Mme Lina Munte est très belle de crânerie. M. Delessart, de son côté, a composé, au premier tableau, un Lantier saisissant de réalité. Si le rôle était resté dans cette note, nul doute qu'il n'en eût fait une création supérieure.

Quant à M. Dailly, il a prêté à Mes-Bottes sa rondeur comique. Le rôle était dangereux, car il pouvait glisser aisément à la caricature ; et c'est un grand honneur pour M. Dailly de s'y être maintenu dans une note si gaie et si franche. Il est d'ailleurs merveilleusement servi par ses compères, MM. Mousseau et Courtès, qui sont si amusants dans les personnages de Bibi et de Bec-Salé.

M. Angelo a composé un Goujet magnifique d'allures, et son apostrophe aux mauvais ouvriers a été acclamée chaque soir. Mme Schmidt s'est montrée pleine d'autorité et de dignité dans le rôle de Mme Goujet. Enfin, je nommerai M. Charly, qui a montré une raideur si originale dans le personnage de Poisson ; M. Vollet, superbe de vérité et de finesse dans le rôle périlleux du croque-mort Bazouge ; Mme Clémentine, une Mme Boche très amusante ; Mme Derouet et M. Leriche, qui ont donné au ménage Lorilleux des profils typiques ; et, pour finir, les deux Nana, la tante et la nièce : Nana à seize ans, dont Mlle Louise Magnier a fait une curieuse silhouette d'ouvrière parisienne, et Nana à six ans, une gamine que la petite Magnier a jouée avec beaucoup de gentillesse et une entente déjà grande de la scène.

II
On me répète une appréciation singulière. Les femmes élégantes, les simples bourgeoises elles-mêmes diraient : " Oh ! impossible d'aller voir L'Assommoir, les personnages sont trop mal habillés ! "

Voilà un joli jugement, et qui soulève une bien grosse question, celle du costume au théâtre. On me permettra de la traiter. L'auteur du roman et les auteurs du drame ne sont d'ailleurs pas en jeu. Il s'agit de faire rendre justice aux artistes de l'Ambigu, ces artistes "trop mal habillés", qui ont fait preuve, dans la composition graduée de leurs costumes, du plus grand art.

Mais, dès le début, la question s'élargit, et il me faut dire ce que le costume tend à devenir sur nos scènes de genre, le Vaudeville, le Gymnase, la Comédie-Française elle-même. Je parle des pièces modernes. Dès qu'une comédienne a un rôle dans une pièce moderne, elle va trouver son couturier, lui indique le milieu, le personnage et lui donne carte blanche. Alors, le couturier s'enferme, médite, puis, la veille de la première représentation, apporte les toilettes dans une caisse. La comédienne passe les robes, entre en scène ; et, si l'on applaudit les toilettes, ce qui arrive parfois, c'est le couturier qu'on applaudit. Je veux établir que l'artiste dramatique n'a fait aucun effort de composition, n'a mis aucun art personnel dans la façon dont elle est costumée. Il n'y a là qu'une réclame pour un faiseur, bon ou mauvais.

Et cela est si vrai que le faiseur, le lendemain de la première représentation, fait passer des notes dans les journaux. La scène devient une vitrine de magasin, les comédiennes ne sont plus que des mannequins sur lesquels les spectatrices viennent voir des robes. Une mode est parfois lancée de cette manière. La comtesse veut une robe comme celle de Mlle Pierson ; la marquise préfère la tunique de Mlle Croizette, et elle exige des garnitures pareilles. C'est un concours entre les actrices, c'est la gravure de mode portée au théâtre. Les reporters se mettent de la partie, décrivent minutieusement les moindres nœuds de ruban. Et, dans la salle, le couturier qui a habillé ces dames est plus ému que l'auteur qui a écrit la pièce.

Remarquez que je trouve adorables les toilettes d'aujourd'hui. La modernité m'attendrit. Une Parisienne avec ses petites bottines, ses jupes si compliquées, ses gants, son chapeau, est pour moi le plus merveilleux sujet qui puisse tenter un peintre et un romancier. Je ne vois donc aucun mal à porter nos modes au théâtre et à confier la composition des toilettes aux faiseurs qui habillent nos femmes et nos filles ; c'est là du naturalisme excellent, c'est la réalité de nos salons mise sur les planches. Je trouve même une preuve du goût croissant du public pour la vérité dans ce besoin que les spectateurs éprouvent des belles toilettes, taillées sur les patrons à la mode. Seulement, il faut bien constater que le talent de la comédienne n'est là pour rien et que, si la collaboration du couturier s'imposait à l'avenir comme une nécessité du succès, ce serait tout un côté de l'art dramatique retranché.

Il y a, d'ailleurs, des symptômes inquiétants. Les toilettes deviennent trop uniformément riches. Elles perdent tout caractère. La pente était fatale. Il ne s'agit plus de s'habiller pour que le costume complète le personnage, soit l'indice d'une situation ou d'un tempérament ; il s'agit de s'habiller magnifiquement, de manière à obtenir un murmure d'admiration dans la salle. En un mot, la comédienne disparaît, la femme reste. Et, du côté des hommes, un mouvement parallèle se produit ; les comédiens suivent les modes, visent uniquement à l'élégance ; il n'y a plus que les comiques qui veulent bien composer des costumes. Voilà où nous en sommes. Les belles dames, je le répète, vont au théâtre comme elles iraient dans les salons des grandes couturières, consulter des images et examiner des modèles.

Certes, il est certain que, si ces mêmes belles dames consentent à s'encanailler en allant voir L'Assommoir, elles n'y trouveront pas des coupes nouvelles de tuniques, ni des idées de garnitures pour les prochains bals de la présidence. Elles ne pourront ni se pâmer, ni chuchoter, ni discuter sur la traîne de celle-ci ou sur le tablier de celle-là. Seulement, elles feront preuve, - comment dirai-je ? - elles feront preuve de naïveté et de légèreté si elles jugent mal habillés les artistes de l'Ambigu. Ils sont mal mis, mais ils sont superbement habillés. Tout l'art du costume, au théâtre, est dans cette différence.

Cela me fâche que personne n'ait encore rendu une haute justice à ces artistes si consciencieux. Ce qu'il faut dire, c'est que, depuis des années, une troupe dramatique n'avait montré une telle intelligence, un tel souci de la vérité du costume. Savez-vous bien qu'il ne s'agit plus ici de donner un ordre à un couturier ? il faut soi-même se mettre en quête, chercher l'étoffe, inventer, créer, réfléchir aux moindres détails. On a vu le type dans un faubourg, on le suit, on l'étudie. On tâche de donner au misérable vêtement une allure vraie, une grâce ou une horreur. Les éléments sont pauvres, étriqués, et on doit en tirer de l'art. Voilà où est le véritable effort de l'artiste, voilà où il montre qu'il a le don de création.

Prenons d'abord Mme Hélène Petit. On ne saurait lui adresser trop d'éloges. Il n'y a peut-être pas deux comédiennes dans Paris qui consentiraient à une telle vérité de costumes. La femme, en elle, a fait abnégation de toute coquetterie ; et sachez que c'est là la marque d'une très grande artiste. Aussi quelle récompense ! Elle est adorable dans ses pauvres robes. Je ne parle pas des dames qui la trouvent " trop mal habillée ", je parle des peintres et des écrivains qui l'ont applaudie, et qui la regardent aujourd'hui comme une des actrices les plus intelligentes que nous ayons. Je connais des actrices qui auraient joué le rôle avec des porte-bonheur aux bras.

La gamme des costumes de Gervaise est ménagée avec un art infini, depuis les simples robes des premiers tableaux jusqu'aux haillons des derniers. C'est d'abord la petite jupe grise et la camisole blanche de l'hôtel Boncoeur : l'argent manque, Gervaise a des savates aux pieds et un mouchoir au cou. Puis, elle travaille, et, lorsque Coupeau veut l'épouser, elle est en ouvrière propre, avec une jupe d'oxford, un caraco et un tablier de mérinos noir ; même un brin de coquetterie lui a fait nouer un ruban violet dans ses cheveux. Nous voilà au mariage, la toilette de Gervaise est d'une vérité qui attendrit et qui fait sourire : la robe de mérinos gros bleu, le petit mantelet de soie étriqué, le bonnet de mousseline orné d'une touffe de roses, et les gants de coton blanc, une trouvaille. Les souliers eux-mêmes, des souliers à gros talons, ont été achetés dans un faubourg. Je sais bien que, pour comprendre, pour jouir et être touché à la vue de cette mariée du peuple, il faut avoir le goût des tableaux vrais, il faut s'être promené aux barrières et avoir été remué jusqu'au cœur en voyant passer des noces d'ouvriers. Pour nous tous, peintres et romanciers, amants de la vie, ce costume de Gervaise est le bijou de la pièce, un bijou exquis.

Et la gamme continue. Gervaise, mariée et heureuse, porte une robe à petit damier, un tablier de soie noire, des mitaines noires. Le jour de sa fête, elle est toute pimpante, toute fraîche, dans sa toilette de percale, à pois bleus sur fond blanc ; un ruban bleu tient ses cheveux blonds, une ceinture bleue lui serre la taille : c'est le printemps de l'ouvrière à son aise. Mais la misère entre dans le ménage, les costumes vont descendre de la gêne à l'ordure. Quand Gervaise vient chercher son homme au cabaret, elle a une vieille robe de laine marron, dont elle cache le corsage déchiré sous un mince châle noir noué à la taille ; comme elle ne peut plus se payer le luxe d'un col, elle porte au cou un mouchoir en guise de linge. Et je saute au dernier costume, à cette robe en popeline noire qui n'a plus de nom, tachée, déchirée, laissant voir les jupons déguenillés ; sur la tête, un vieux foulard mauve déteint ; aux épaules, un ancien châle de barège, une loque ; plus de linge ; et, détail navrant, détail vrai, de vieux souliers à Coupeau aux pieds.

Ce ne sont pas encore ces haillons qui me touchent le plus dans la création de Mme Hélène Petit. Toutes les actrices acceptent les haillons, qui sont romantiques. Ce qui me touche, je le répète, ce sont les pauvres et laides robes des premiers tableaux, auxquels l'artiste a donné tant de vérité et tant de grâce. Elle les a travaillées avec amour, mettant une intention dans chacune d'elles, vivant le personnage pour obtenir le costume exact, ne séparant pas le costume du rôle, et arrivant ainsi à une vie intense, en étant Gervaise, pendant vingt années d'existence, non seulement par la voix, par le geste, mais encore par le vêtement. L'art ne saurait aller plus loin.

Je passe à M. Gil-Naza. Ici, naturellement, je trouve encore plus de virilité et de vérité. M. Gil-Naza, dans L'Assommoir, a été la nature même ; il ne joue plus, il vit le rôle, et croyez que le costume contribue pour beaucoup à cette illusion absolue. Il paraît dans sept tableaux, et les sept costumes qu'il porte ont été raisonnés par lui, déduits avec une profondeur d'observation étonnante. C'est justement cette succession de sept changements, s'espaçant dans toute une vie d'homme, qui lui a permis de faire en quelque sorte un cours pratique du costume au théâtre.

Voyez-le, à vingt ans, ouvrier gai et travailleur. Il a une cotte et un veston de toile bleue, très propres ; son gilet de velours marron rayé, sans une tache, laisse voir à sa taille une large ceinture de laine rouge et l'étroite sangle de cuir si caractéristique des zingueurs. Les bottines lacées sont également typiques. La casquette seule est usée, fripée, lasse d'avoir servi : une casquette de travail en petite soie noire, qui prouve que Coupeau n'est pas un fainéant. Au troisième tableau, il attend Gervaise, et il est devenu coquet ; le veston de toile bleue reste le même, mais la cotte est en velours, comme le gilet ; en outre, la veille, un dimanche, il a acheté une superbe casquette de velours. Coupeau se marie, il est tout en noir, et sa redingote est un poëme, avec sa taille carrée, ses épaules rondes ; c'est le peuple endimanché, qui retrousse son pantalon pour éviter la boue et qui rabat ses manches neuves trop longues, parce qu'elles le gênent. Je recommande aussi le chapeau, les gants, la cravate blanche au nœud tout fait, les souliers vernis à la mode de 1852.

Cependant, les années passent, les soucis du ménage et de la vie sont venus. Coupeau se soigne moins. Sa cotte bleue est déteinte, à force d'avoir été lavée ; elle a des pièces aux genoux ; et, comme il s'est épaissi, la taille a été élargie à l'aide d'un soufflet. Il tape son zinc en manches de chemise, une chemise d'oxford, sous laquelle on voit un tricot ; pour se protéger contre les grands vents, sur les toitures, il a noué un mouchoir rouge à son cou ; puis, quand il cesse de travailler, il jette sa veste sur ses épaules. Mais l'existence se gâte de plus en plus, Coupeau se met à boire. Le jour de la fête de Gervaise, il arrive en blouse. C'est la seule blouse qu'on trouve dans la pièce. Et elle est superbe, cette blouse d'ouvrier qui flâne, avec ses plis dans le dos, ses manches grasses d'avoir traîné sur les comptoirs. Le foulard de cachemire imprimé et les pantoufles de tapisserie indiquent les mollesses commençantes de l'homme que sa femme nourrit. Dès lors, il est perdu ; lorsqu'il tente de se remettre au travail, sa veste, son pantalon, le foulard sale qu'il a au cou, disent sa déchéance irrémédiable. Enfin, il arrive à cet effroyable costume du huitième tableau, ce costume qui sent le bureau de bienfaisance et l'hôpital : chemise de grosse toile fermée au col par des cordons, pantalon de velours jaunâtre à côtes, veston de bure, bonnet de laine, chaussons de lisière ; le tout suant la misère et la maladie, poignant d'abandon et de souffrance.

Etudiez cette gradation dans le vêtement, et vous serez surpris du talent magistral de composition que M. Gil-Naza y a montré. MM. Nadar et Carjat viennent justement de photographier Coupeau dans les sept costumes qu'il porte ; j'ai été étonné de l'intensité d'effet qu'on éprouve en regardant à la file les sept photographies. La pièce n'a pas besoin d'être jouée, le personnage peut se dispenser de parler, car les costumes parlent pour lui, et avec une puissance, une émotion extraordinaires. Tout le drame de l'ivrognerie est là.

J'ai étudié en détail les costumes des deux principaux interprètes de L'Assommoir ; mais je devrais m'arrêter à ceux de tous les artistes, car tous ont fait preuve d'une égale intelligence. Je citerai rapidement : le costume de Mme Lina Munte au lavoir, cette robe d'alpaga, ce ruban rouge au cou et ce filet en chenille bleue, d'un goût si singulier et si caractéristique ; le costume de M. Delessart au premier tableau, le vieux pantalon grisaille, la redingote de joli homme, tachée, déchirée, le foulard au cou, le linge douteux passant sous des manchettes rouges, toute une trouvaille superbe et louche où le personnage entier s'indique ; puis, les costumes de M. Dailly et ceux de MM. Courtès et Mousseau, si exacts, si amusants, particulièrement celui de M. Dailly, au troisième tableau, le veston de toile montrant la chemise et la vieille casquette de velours posée en arrière. Je voudrais encore dire un mot du costume de forgeron porté par M. Angelo, de l'étonnante robe écossaise que Mme Clémentine étale au tableau de la noce, des toilettes prétentieuses et étriquées de Mme Derouet, des paletots de M. Leriche, de la redingote de M. Charly, des robes de Mlle Magnier, la petite et la grande Nana. L'ensemble est complet.

Certes, comme conclusion à cette rapide étude, je ne prétends pas que le costume ouvrier doive régner à la scène. L'Assommoir reste à part. Je prends uniquement les costumes de L'Assommoir comme un exemple excellent de la composition de personnages modernes dans un milieu exact, et je voudrais voir une conscience et une intelligence pareilles chaque fois qu'on monte une pièce dont l'action se passe de nos jours. Les toilettes y perdraient sans doute en richesse, mais elles y gagneraient en vérité et en art. Elles n'intéresseraient peut-être plus les personnes qui ne s'amusent pas au théâtre quand les acteurs sont " trop mal habillés " ; seulement, elles feraient la joie de celles qui voient autre chose, dans la littérature dramatique, qu'une question de couturier et de modiste.

III
L'Assommoir a été joué près de trois cents fois.

Il faut, aujourd'hui, se reporter au lendemain de la première représentation. Se souvient-on des rages et des indignations de la critique ? A part quelques rares articles écrits par des plumes amies, tous " éreintaient " la pièce, dans un même élan de fureur. Ces mots ne sont pas trop forts, j'ai le dossier sous les yeux ; et, relus à dix-huit mois de distance, ces comptes-rendus, d'une violence exagérée, produisent une singulière sensation de surprise. Le sentiment qui dominait était l'espoir que la pièce ne ferait pas d'argent. Comme on ne pouvait nier le grand et bruyant succès de la première représentation, on se rejetait sur les représentations suivantes, on déclarait que la curiosité malsaine du public cesserait vite, que la pièce était d'un ennui mortel qui viderait le théâtre au bout du premier mois. Mais ce que je retrouve surtout, dans plusieurs articles, c'est l'idée que ce drame, écrit pour le peuple, ne causerait aucun plaisir au peuple, qu'il le répugnerait même ; et des critiques allaient jusqu'à accuser les auteurs d'insulter le peuple, ce qui semblait inviter la population ouvrière de Paris à venir siffler l'œuvre.

Voilà qui était très grave. Des attaques si dures ont dû certainement émotionner les auteurs. Ils avaient bien triomphé le premier soir, mais on leur disputait si furieusement le succès, on employait contre eux des armes si déloyales, qu'ils pouvaient douter de l'avenir. En effet, si la critique avait la moindre influence sur le public, une pièce attaquée avec un tel emportement, diffamée, salie à plaisir, à laquelle on refusait intérêt, esprit et moralité, allait voir le vide se faire tout de suite autour d'elle. Eh bien ! c'est justement le contraire qui est arrivé, le succès a grandi tous les jours. Serait-ce donc que la critique n'a aucune influence ? Non, certes, la critique a une influence, et indéniable. Seulement, il faut poser en principe que toute critique injuste est par là même frappée d'impuissance. Dites la vérité, et vous êtes fort, lors même que vous auriez la terre contre vous ; mentez, et fussiez-vous cent mille, vous êtes plus faible qu'un enfant.

Donc, le public est venu pendant près de trois cents représentations, malgré la critique. Pourtant, il serait faux de dire que la critique n'a eu aucune influence. Elle a certainement opéré sur une partie de la bourgeoisie, sur les gens qui lisent les journaux et qui y prennent le ton, la mode du moment, leurs façons de penser et d'agir. J'ai toujours beaucoup aimé à étudier les grands courants qui se déclarent dans les foules. Le problème posé m'intéressait vivement, et je me suis fait communiquer, jour par jour, les feuilles de recettes. Or, voici ce qu'on peut y voir. Les recettes des belles places, des loges et des fauteuils, ont baissé relativement assez vite. Dès la cinquantième, des trous se sont produits, on a eu du mal à louer les loges. Evidemment, les gens riches, ceux qui peuvent payer cher le plaisir du théâtre, s'abstenaient. Après le premier flot des amis inconnus, des curieux quand même, le troupeau ne suivait pas. Et il y avait à coup sûr parti-pris, abstention systématique, car des mots typiques circulaient dans les salons : " On n'allait pas voir une ordure comme L'Assommoir, une femme ne pouvait se montrer à l'Ambigu ". Le plus comique, c'est que des maris venaient tâter le terrain, voyaient la pièce seuls, puis déclaraient gravement qu'il était, en effet, radicalement impossible d'y conduire leurs épouses. Remarquez que ces maris conduisent leurs épouses aux opérettes. Je n'invente rien, j'ai une foule de renseignements plus drôles les uns que les autres. Or, tout ceci ne peut s'expliquer que par l'influence de la critique agissant sur un public mondain qui accepte les opinions toutes faites, les sottises courantes, dont il fait sa règle.

Quel est donc le public qui a fait le succès de L'Assommoir ? C'est le peuple. Les petites places n'ont pas désempli, et le mouvement, loin de se calmer, est allé en s'accentuant jusqu'à la fermeture d'été. Souvent, même dans les derniers jours, le second bureau refusait du monde. N'est-ce pas curieux que ce soit justement le peuple, les petites bourses, qui aient produit les grosses recettes, lorsque toute la critique déclarait que L'Assommoir était une insulte au peuple, et que jamais les ouvriers ne prendraient intérêt à se voir sur la scène avec leurs joies et leurs douleurs ? Voilà, je crois, tranchée d'une façon définitive la question de savoir si le peuple s'intéresse uniquement aux mascarades historiques, aux seigneurs empanachés, et s'il n'est pas touché plus profondément par ses propres drames. Qu'en pensent les critiques qui ont tenté de faire siffler la pièce en diffamant les auteurs, en les désignant comme des insulteurs à la population ouvrière de Paris ? Cette population, dans son bon sens, a compris que la prétendue insulte n'était qu'une leçon : de là, la haute moralité et le grand succès.

Oui, le succès de L'Assommoir vient de la haute moralité de l'œuvre. Tâchez d'analyser ce succès. On a dit que la vogue du roman avait lancé la pièce, qu'on s'était rué à l'Ambigu par une curiosité malsaine. Alors, qu'on m'explique le succès en province ; car, les faits sont là, ce drame qui ne devait pas être compris en dehors des fortifications, ce drame essentiellement parisien, a été acclamé jusque dans les villes les plus reculées des départements. Deux troupes, pendant trois mois, ont couru la France, et partout le triomphe a été identique, partout le public, même lorsqu'il est venu avec des intentions hostiles, a pleuré et applaudi. Or, la province ne cède pas d'ordinaire avec un tel ensemble à nos engoûments parisiens ; elle n'a pas nos curiosités ; en tout cas, elle a moins lu le roman que Paris. Je regarde donc l'épreuve heureuse que le drame a subie dans les départements comme décisive. Une pièce acclamée d'un bout de la France à l'autre par les publics les plus différents est une pièce qui a nécessairement de grandes qualités d'émotion et de moralité.

Mais ce n'est pas tout. Voilà l'étranger qui s'en mêle. On traduit le drame dans les quatre coins de l'Europe. Je m'en tiendrai à l'Angleterre. Voyez ce qui s'est passé : l'adaptation de M. Charles Reade, Drink, y a obtenu un tel succès que le drame a eu plus de cinq cents représentations, et que neuf ou dix autres adaptations se sont produites coup sur coup. C'est qu'ici l'idée morale de L'Assommoir tombait dans un terrain excellent. Elle se dégageait et s'affirmait au milieu de l'ivrognerie anglaise. Niez donc la puissance de l'œuvre, dites donc qu'elle n'a ni moralité ni intérêt, lorsqu'elle finit par passionner l'Europe, lorsqu'elle combat un vice qui est le grand désorganisateur de nos sociétés modernes !

Il faut tout le parti pris ou tout l'aveuglement d'une certaine critique pour contester encore à L'Assommoir d'être une pièce morale et d'intéresser par une émotion profondément humaine. La théorie que l'ivrognerie est un vice bas et que, par exemple, l'amour est un vice plus propre, qui convient mieux à la scène, est un de ces points de vue critiques d'une haute drôlerie dont les journalistes abusent vraiment. Chez l'homme, il n'y a ni bas ni haut ; il y a des passions qui, dans leurs manifestations, sont toutes aussi sales les unes que les autres. Allez donc jusqu'au bout de l'amour ; voyez Othello, voyez le chevalier Desgrieux, voyez le baron Hulot ; il y a partout du sang et de la boue. Si nous démontons le mécanisme des phénomènes humains pour nous en rendre maîtres, autant démonter les vices dont notre société souffre le plus, parce que ce sont surtout ceux-là qui nous touchent, ceux-là qu'il serait bon de connaître afin de les réduire un jour. On me dit : " Hamlet est plus intéressant que Coupeau ". Je mets de côté la question de réalisation littéraire, et je demande pourquoi ? Est-ce parce que personne ne rencontre Hamlet dans la rue et que nous coudoyons Coupeau tous les jours ? Mais je me moque parfaitement d'Hamlet, qui ne tombe plus sous mes sens, qui reste un rébus, une matière à dissertations, tandis que je me passionne à la vue de Coupeau, que je tiens et sur lequel je puis faire toutes sortes d'expériences intéressantes. Je sais bien que c'est là un point de vue nouveau qui effarouche : détruire le surnaturel et l'irrationnel, proscrire sévèrement toute métaphysique, n'accepter la rhétorique que comme un instrument nécessaire, travailler uniquement sur l'homme physiologique en ramenant même les phénomènes sensuels et intellectuels au déterminisme expérimental, dans le but hautement moral de se rendre maître de ces phénomènes pour les diriger. Voilà pourquoi la critique courante et moi nous ne nous entendons pas. Nous parlons deux langues différentes. Seulement, si elle a le droit de ne pas me comprendre, elle devrait au moins ne plus m'injurier. Les injures sont de détestables arguments.

Maintenant, je serais très embarrassé si l'on me demandait quel sera le sort futur de L'Assommoir. Je n'ai point caché, le lendemain du succès, qu'il manquait pour moi de cette cohésion et de cette solidité qui font vivre les œuvres. Il n'y a là que quelques morceaux remarquables, d'un accent nouveau, quoi que la critique courante puisse dire, morceaux perdus au milieu de parties mélodramatiques qui condamnent l'œuvre d'une façon irrémédiable. Pour moi, ce n'est donc qu'un essai, heureux dans ses résultats, mais très incomplet, et dont le succès ne prouve encore rien de bien net. Seulement, qu'on recommence la tentative, qu'on réussisse, et l'on verra si le mélodrame de ces cinquante dernières années est encore possible. La vérité a ceci de décisif, au théâtre comme ailleurs, que chacun de ses pas est un pas gagné sur le mensonge : on ne saurait revenir en arrière, dans la grande lumière qu'elle laisse. L'Assommoir peut donc disparaître comme toutes les œuvres incomplètes, il n'en aura pas moins accompli sa tâche. Et il vivra, je crois, longtemps encore, par cette raison, donnée plus haut, qu'il contient au moins deux beaux rôles et que ces rôles tenteront à coup sûr les artistes de demain.

Une de mes curiosités était de lire la critique après la reprise qu'on a faite du drame, à la cent soixante-quatrième représentation. Ceux qui avaient nié le succès allaient peut-être éprouver un léger embarras. Pas le moins du monde. On met le succès sur le goût malsain du public, ce goût qui devient une pierre de touche infaillible lorsqu'il semble faire la réussite d'une pièce qu'on a exaltée ; et le tour est joué. Ainsi, le critique d'un journal très lu traitait encore L'Assommoir de " pièce nauséabonde, dénuée d'art et d'intérêt ", et il parlait un peu plus loin de " turpitudes " et de " platitudes ". Eh bien ! vraiment, ce critique forçait trop la note ; ce n'est pas adroit. Je comprends qu'après avoir traîné la pièce dans la boue et avoir douté qu'elle pût aller à la trentième représentation cela agace de la voir marcher vers la deux-centième et de se dire qu'elle passionne la province et l'étranger. Seulement, il faut rester dans une note raisonnable et possible. Autrement, on est ridicule.

Veut-on connaître ce qui soutient les hommes sur lesquels la critique s'acharne ? C'est justement cette rage qui les poursuit, en dehors de tout bon sens et de toute vérité. Je répète que la critique n'est puissante que lorsqu'elle est juste. Bien souvent, lorsque j'ai eu à juger un écrivain ou une œuvre, j'ai senti cela, je me suis dit que plus j'apporterais de vérité, plus je serais écouté ; et tout mon effort a été de comprendre et d'être équitable. Mais comment voulez-vous qu'on s'inquiète de l'injure, de la calomnie, de l'imbécillité ? Il est permis au premier venu de ramasser de la boue et d'en salir les plus grands. C'est une besogne commode, qui ne demande ni talent, ni honnêteté. Heureusement, rien n'a moins d'importance. L'erreur croule d'elle-même. Et cela explique le tranquille dédain des hommes qu'on insulte.