Autour de Germinal
9 - GERMINAL
Roman mythique, roman épique
Roman et écriture du social
Lorsque Guy Barthèlemy
m'a demandé si j'acceptais de venir expliquer Germinal, nous
avons défini deux thèmes : le premier, c'est Germinal,
roman mythique et roman épique, et le second, roman et écriture
du social, chez Zola et peut être un petit peu chez les autres
romanciers du XIXème siècle ; c'est donc de cela dont
je vais vous parler.
I.- TOUT D'ABORD, GERMINAL : ROMAN MYTHIQUE
ET EPIQUE
Roman mythique : il faut d'abord définir
de façon aussi claire que possible ce qu'on entend par mythe
dans un cas comme celui-là : il s'agit d'un système de
représentation dans lequel toute une série de convergences
d'éléments, qui peuvent être empruntés à
une simple vie quotidienne, vont être transformés, métamorphosés,
transmutés en éléments symboliques qui vont prendre
sens et qui vont permettre une lisibilité du réel comme
ensemble de fonctions et d'événements qui peuvent être
rapportés à de grandes vérités.
Dans Germinal, parmi les nombreux mythes qui fonctionnent dans le roman,
je vais en détailler trois : le premier, ce sera le mythe culturel
fondateur, le second, le mythe révolutionnaire et le troisième,
les mythes personnels de Zola.
1) Le mythe culturel fondateur, je vais y
insister, c'est celui du Minotaure, c'est-à-dire que vous avez
la récupération zolienne d'un mythe de l'Antiquité
où les principaux éléments vont se trouver redistribués
dans Germinal. Le labyrinthe du Minotaure, c'est l'ensemble des pièges
: la mine ; le personnage du Minotaure lui-même est une figure
terrifiante, dévoratrice, présente dans le roman sous
la forme de deux entités : l'une qui est la mine elle-même
en tant que dieu dangereux, dévorateur (La mine où aura
travaillé Etienne Lantier, s'appelle le Voreux ; il y a de la
dévoration, l'idée de la voracité dans le mot)
et l'autre entité dont le poids est très grand, c'est
le capital avec un "C" majuscule, le Capital qui est à
la fois Minotaure et Moloch (vous savez que dans une religion de l'Antiquité,
on offrait à une statue - brasier des êtres vivants qui
brûlaient vifs ; c'était un culte rendu au dieu Moloch.
Donc : le labyrinthe, le Minotaure, constituent une sorte de fil d'Ariane
qu'on va essayer de détailler tout à l'heure ; et le héros
qui affronte le Minotaure (c'est Thésée), c'est ici Etienne
Lantier. . Donc, c'est lui qui va affronter, en tant que meneur, (voir
la problématique du meneur et de la foule) le Minotaure ; en
tant que meneur, c'est lui qui arrive à un stade d'héroïsation
qui va lui faire affronter le Capital, le Minotaure.
Donc, vous avez là un exemple tout à fait patent de deux
reprises dans l'économie de fiction, dans la dynamique du critère
de fiction, d'un mythe fondateur de l'humanité, ce qui n'est
ni propre à Germinal dans l'oeuvre de Zola, ni propre à
Zola dans la vie de tous les jours au XIXème siècle ;
au fond, vous avez deux grands réservoirs de mythes entrepris
par la littérature : l'un, c'est le stock de la mythologie grecque
et romaine pour l'essentiel, et puis l'autre, c'est la Bible, la Bible
traitée comme référence mythique : je prends un
exemple que vous connaissez tous, le premier chapitre du Candide de
Voltaire, c'est une réécriture d'Adam et Eve chassés
du paradis terrestre ; en l'occurrence, Candide a été
touché par la flèche de Cupidon, et a touché à
l'arbre de la connaissance ce qui lui vaut d'être chassé
du château de Thunder-Den-Tronk. Donc, vous avec une réécriture
voltairienne parodique d'un épisode très célèbre.
On peut multiplier les exemples à l'infini.
Voilà donc une première dimension
du roman. Alors cela a des conséquences majeures puisque, bien
entendu, qu'est-ce que ça offre au roman Germinal ? Ca lui offre
une structuration, j'allais dire toute faite : à partir du moment
où vous avez l'histoire fondatrice (Thésée, le
Minotaure, le labyrinthe), les aventures d'Etienne Lantier dans la mine,
les épreuves collectives du peuple mineur, la menace qui est
jetée sur lui sont ordonnées par l'histoire mythique,
et en plus, la mine, lieu moderne par excellence, qui est aussi lieu
de l'affrontement de l'homme avec la nature. Cette mine moderne récupère
les valeurs symboliques du labyrinthe, lieu dans lequel le héros
va essayer de cheminer. Vous vous souvenez que lorsqu'Etienne Lantier
descend pour la première fois dans la mine, il est confronté
à un univers où il n'a pas de point de repère ;
il ignore tout : le lieu est obscur, on ne sait pas très bien
où l'on va, donc il faut des guides, ceux qui savent, qui ont
l'habitude ; et puis on lui indique un point, un endroit où il
va travailler, et à partir de là, il va y avoir une véritable
initiation du héros Etienne Lantier à la réalité
de la mine, initiation qui est celle de quelqu'un qui, au départ
(c'est la tournure normale du roman) est un personnage vide, pure extériorité.
Vous vous souvenez des termes précis de la première page
: c'est un personnage qui n'a pas encore de conscience, qui n'a que
des sensations, sensations visuelles de l'obscurité, sensation
tactile du froid, et progressivement, Etienne Lantier va acquérir
une conscience ; d'abord une science, puis une conscience de classe
et une conscience politique : c'est la dimension initiatique, et dans
toute initiation, on passe par ce qu'on appelle des épreuves
qualifiantes, c'est-à-dire des moments d'affrontement et d'apprentissage
à l'issue desquels on est mieux armés pour affronter la
suite des événements.
Voilà une première couche, une première strate
du mythe dans Germinal : c'est le substrat. c'est là-dessus que
le roman se fonde culturellement.
2) La deuxième couche, c'est le mythe
révolutionnaire. celui-là, vous l'avez d'entrée
de jeu avec le nom de "germinal". Tout à l'heure, on
vous évoquait (voir l'exposé de C. Dran) dans la couleur,
une germination (vert), l'évocation de l'espoir final par le
sens du mot Germinal. Avant tout, Germinal, dans la mémoire historique
et culturelle est un mois du calendrier révolutionnaire, un des
douze mois inventés par Fabre d'Eglantine en 1792, pour remplacer
les mois du calendrier chrétien, donc un acte de révolution
totale sur le plan culturel, puisqu'on substitue l'ordre nouveau, dans
le monde, des mois révolutionnaires à l'ordre ancien.
Il y a quelques mois comme ça, qui ont pris des valeurs tout
à fait fondatrices : brumaire le mois du coup d'etat, thermidor
: le mois de la fin de la dictature, et germinal, qui est lié
bien entendu, par la connotation sémantique, au printemps, à
la germination, à l'espoir, au renouveau, à l'avenir.
Donc, en utilisant sciemment le titre Germinal, qui n'est pas le premier
auquel Zola avait pensé, il intègre dans le titre toute
cette épaisseur de connotations historiques et idéologiques,
ce qui n'est nullement indifférent, parce que lorsqu'il écrit
le roman, la société française a subi, une petite
quinzaine d'années auparavant, l'un de ses plus grands traumatismes.
nous n'avons plus idée aujourd'hui de ce qu'a pu représenter
la Commune de Paris dans l'imaginaire politique ; la Commune de Paris,
c'est un événement horrifique. Horrifique à plusieurs
égards : d'une part les barbares dont Guy Barthèlémy
parlait tout à l'heure, les barbares ont pris le pouvoir de la
ville, et ils se sont comportés donc en barbares. Dans la famille
des barbares, il y a les femmes, et rien n'est pire dans l'imaginaire
français qu'une femme lorsqu'elle devient révolutionnaire.
Pourquoi ? parce que c'est une pétroleuse, c'est une coupeuse
de têtes, ou d'autre chose. La femme est encore plus dénaturée
que l'homme lorsqu'elle se livre à des violences !
Vous avez une réaction fondamentalement misogyne au XIXème
siècle, et lorsque la femme s'écarte de l'ordre naturel,
de la conservation de l'ordre, de l'éducation des enfants, de
la perpétuation du système des valeurs, alors elle est
non seulement contre-nature parce qu'elle s'oppose à ce que doit
être la fonction de la nature féminine, mais elle est une
perturbation fondamentale dans le monde. La Commune, c'est horrifique
aussi parce que le drapeau rouge est à ses côtés.
Je vais certainement vous en parler tout à l'heure. La Commune,
c'est horrifique parce qu'on s'est attaqué à des monuments
culturels : l'incendie des Tuileries, l'incendie de l'Hôtel de
ville, etc... autrement dit, la Commune c'est un moment apocalyptique
de destruction universelle manigancé par des chefs d'orchestre
clandestins, manipulant une foule abrutie, alcoolisée et devenue
folle (je viens de prononcer le discours tenu par le pouvoir, dans ses
intérêts). Il faudra attendre assez longtemps pour qu'on
commence à amnistier ceux des acteurs de la Commune qu'on n'a
pas immédiatement fusillés.
Autrement dit, écrire, Germinal 15 ans après la Commune,
c'est non seulement réactiver la mémoire de la révolution
française à une époque où justement la république
française a besoin de revenir aux orientations qu'on a prises
lors de la révolution française, mais c'est en même
temps conjurer et retravailller la vision mythique de la commune ; d'où
la position parfaitement ambiguë de Zola qui est, je ne peux pas
mieux le définir que de la façon suivante, un révolutionnaire-conservateur
avec un trait d'union entre les deux. C'est dire qu'il y a dans Germinal
des aspects révolutionnaires mythiques, et il y a en même
temps, la conjuration de la vision de la révolution. Donc Germinal
reprend le mythe révolutionnaire et va installer une vision modernisée
de cette révolution. Pourquoi modernisée ? Eh bien parce
qu'il y a une histoire du mouvement ouvrier qui s'est déjà
constituée depuis plusieurs décennies. on ne peut plus
écrire en 1885 sur le monde ouvrier en faisant semblant d'ignorer
tout ce qui s'est passé depuis une quarantaine d'années,
et donc la révolution a changé et de nature, et de personnel.
Pourquoi est-ce qu'elle a changé de nature ? c'est que les mots
d'ordres de la révolution française traînent des
valeurs différentes : il ne s'agit plus d'instaurer un ordre
de type nouveau (passer de l'ancien régime à l'ordre républicain)
mais il s'agit de passer de l'ordre républicain à l'ordre
de la justice sociale ; donc on passe du politique au socialisme, ce
qui est évidemment une des plus grandes terreurs des milieux
du pouvoir à la fin du XIXème siècle. Quant au
"personnel", il ne s'agit plus ici du peuple au sens révolutionnaire
: "révolution française" du terme, le tiers-etat
devenu la nation, la grande majorité d'une population, et çà
devient le peuple prolétariat, et le prolétariat donc
des usines, des chantiers et des mines. Le mythe révolutionnaire
se charge de nouvelles significations, et prend de nouvelles dimensions,
de nouvelles couleurs. Ensuite, dans la façon dont la révolution
se profile, la façon dont elle menace l'ordre social, elle conserve
des types d'action tout à fait comparables à celles de
la révolution française et en particulier le mythe de
la journée révolutionnaire, que l'on peut décrire
dans l'histoire de la révolution française par les journées
: le 14 juillet, le 20 juin, le 10 août, le 20 thermidor, etc...
C'est-à-dire les moments de telles concentrations des enjeux,
politiques, qui, dans l'espace d'une journée, s'aggravent, se
nouent, ou se dénouent par l'intervention des foules révolutionnaires.
Eh bien qu'est-ce qui se passe dans Germinal ? Vous avez exactement
la même chose avec la manifestation qui tourne à l'émeute,
et l'émeute qui amène au crime. Lorsque les femmes de
mineurs brandissent le trophée sanglant du sexe, c'est une allusion
très précise aux foules de la révolution française
brandissant au bout des pics, des têtes ou des morceaux de corps
de gens qui ont été dépecés vivants. ça
s'est passé pendant la révolution française et
l'épisode a des bases historiques. Donc, vous voyez, vous avez
ce mélange tout à fait intéressant de nouvelles
significations de la révolution dans le contexte du XIXème
siècle et le maintien dans l'économie textuelle de Germinal
de représentations révolutionnaires qu'on appellera à
la fois traditionnelles et mythiques parce qu'elles appartiennent à
une symbolique de la révolution. Ce mythe révolutionnaire,
il est, je vous l'ai dit tout à l'heure, contradictoire. D'une
part il fonde, et on le verra un peu plus tard, il fonde le mouvement
épique, et d'autre part il est aussi qualifiant. Vous vous souvenez
de la scène qui a été évoquée tout
à l'heure, tant pour les couleurs que pour les problèmes
de la foule, la scène où vous avez des observateurs qui
regardent, horrifiés, la manifestation des mineurs, et où
les jeunes filles vont découvrir, à la fois fascinées
et révulsées, ce qu'il y a au bout du bâton. Donc
vous avez quelque chose de parfaitement ambigu c'est-à-dire que
vous ne savez pas exactement ce qu'il y a. Est-ce-que ce qui est transcrit
dans le texte, c'est le champ de vision et les réflexions suscitées
dans l'esprit des personnages ? Ou est-ce-qu'il n'y a pas confusion
avec la voix du narrateur,lequel serait finalement assez proche de l'auteur.
Vous êtes là dans un problème d'ambigusation de
la voix narrative. Autrement dit, est-ce-que Zola ne fait que placer
dans l'imaginaire de ses personnages la vision d'horreur ou est-ce-qu'il
prétend qu'ils voient tout ? vous avez d'autres phénomènes
comme cela, mais celui là est un peu plus frappant. Mais aussi,
ils sont présents dans tous les Rougon-Macquart. L'observateur
est toujours techniquement un personnage, il n'existe pas de description
dans les rougon-macquart qui ne soit pas rapportable au point de vue
d'un personnage. Et l'ampleur de la description, sa précision,
l'intrication de ses réseaux métaphoriques relèvent
de bien autre chose que de la simple perception des personnages du livre.
Je prends comme exemple une scène de la Curée. Je ne sais
pas si vous avez lu la Curée : vous avez une scène tout
à fait fabuleuse, car vous avez la description d'une serre, qui
est vue du point de vue de l'héroïne qui, en tant que femme,
est obsédée sexuelle, c'est très souvent le cas
de la féminité zolienne. Autrement dit, la serre qui contient
des plantes tropicales, a une atmosphère étouffante, lourde,
chargée de parfums exotiques et capiteux, où les plantes
se mêlent comme des corps, et où des fleurs, des feuilles,
des racines, etc, sont métaphorisées en organes, et souvent
en organes sexuels. est-ce-que c'est le personnage féminin qui
est sourdement travaillé par ce qu'il voit, est-ce-que ce sont
les grands fantasmes zoliens qui ont fait parler tout ça ? C'est
bien probable, car, dans Germinal, vous avez un certain nombre de scènes
qui vous inquiètent. Autrement dit, lorsque Zola met en place
dans son roman une dynamique révolutionnaire, il est en même
temps dans la position de quelqu'un à qui la révolution
fait peur, et quelqu'un qui donc retranscrit car il ne peut pas faire
autrement parce qu'il est pris dans les filets de l'idéologie
de son temps, retranscrit les grandes obsessions de son époque,
ce que Guy Barthèlemy disait tout à l'heure, on n'échappe
pas au discours idéologique. Mais chez Zola, le grand intérêt,
c'est que ceux sont des discours idéologiques qui s'entremêlent,
qui se contredisent et qui se complètent. Donc, il est tout aussi
réducteur de dire que Zola est progressiste, que de dire que
Zola est progressiste, ; il est à l'intersection des deux, c'est
ce qui fait son intérêt, puisqu'il arrive à avoir
des idées plus fines. D'ailleurs, dans l'ensemble des Rougon-Macquart,
vous avez un mythe de la révolution généralisée
où cette fois le sens n'est plus la révolution politique
sociale, mais c'est en quelque sorte la révolution de la modernité.
Je prends trois exemples : vous connaissez le Bonheur des Dames, c'est
un roman dans lequel la trame narrative est assez simple : comment est-ce-que
le phénomène du grand magasin est en train de remplacer
le petit commerce ? Autrement dit, comment le magasin qui s'appelle
"Au Bonheur des Dames", et qui a, comment dire, un référent
historique tout à fait plausible, comment est-ce-qu'il est train
d'inventer une forme nouvelle de distribution, de commercialisation
des marchandises, et, en même temps, une sorte de fétichisation
de la marchandise, et donc de la fascination qu'exercent les marchandises
sur les consommateurs. Eh bien çà, c'est révolutionnaire.
Parce que cela bouleverse de façon radicale un ordre de choses
et un mode de relation entre les individus. On ne peut plus commercer
de la même façon après l'existence du Bonheur des
Dames. Et là, le héros, Octave Bourel, est en quelque
sorte celui qui est à la pointe de ce mouvement : il est monté
du midi, il est monté à Paris pour réussir et sa
réussite consiste à gravir les échelons : il va
devenir chef de rayon, et puis il va être associé à
la direction, et puis il va épouser la patronne, et c'est un
militant de la révolution du commerce. Deuxième exemple
: c'est le diptyque que forment la Curée et l'Argent. La Curée,
je vous le rappelle, a pour héros Aristide Macquart, c'est un
spéculateur immobilier. Donc, il sait comment ça se passe
dans le milieu de la finance et dans les relations au XIXème
siècle entre l'argent et la ville, et là, c'est aussi
une vraie révolution, parce que c'est ce qui change ? Eh bien,
c'est tout simplement la nature même de l'espace urbain. La configuration
de l'habitat est bouleversée, la définition du locatif
est radicalement changée et la répartition de la population
parisienne va, elle aussi, changer. On va passer du système de
la ségrégation verticale à l'horizontale. Verticale,
ça veut dire que plus vous habitez haut dans l'immeuble, plus
vous êtes pauvres, horizontale, c'est selon le quartier où
vous habitez que vous recevez un certain statut social. Troisième
exemple : la Curée et puis l'Argent : j'ai oublié l'argent.
Aristide Macquart qui est un mythe, dans l'Argent va devenir un spéculateur
financier ; ça se passe dans les milieux de la bourse, et il
y a un crac financier. Mais , c'est aussi révolutionnaire : qu'est-ce-qui
change ? c'est la nature même de l'argent. L'argent qui devient,
non pas simplement un signe représentatif de la valeur des choses,
mais qui devient une valeur en lui-même. L'argent, appelle l'argent,
l'argent nourrit l'argent, l'argent ne sert qu'à faire de l'argent.
Il suffit de citer quelques événements récents
qui nous montreront en quoi l'Argent est un roman tout à fait
dans son temps. Troisième exemple : la révolution dans
le roman zolien, c'est un roman la Débâcle. Qu'est-ce-que
la Débâcle ? C'est l'origine de la défaite militaire
française face à la Prusse dans la guerre de 1870 ; en
quoi est-ce-que c'est révolutionnaire ? C'est l'effondrement
total d'un régime politique. Donc de ses structures, de ses systèmes
de représentation, de ses liens de solidarité, ou de dépendance
établis à l'intérieur de la société.
Le roman zolien est un roman révolutionnaire, non seulement parce
qu'il propose une vision nouvelle de la grève, mais aussi parce
qu'il est animé par le principe de la révolution. donc,
la révolution de type politique et social n'est qu'un aspect.
3) Troisième mythe : le mythe personnel
zolien. Zola est un grand obsédé, ce qui fait son charme
; les écrivains qui n'ont pas d'obsession sont totalement dénués
de vie intérieure. Bon, l'obsession, ça se transcrit,
parce que l'obsession, les grands fantasmes, c'est ce qui donne, en
quelque sorte, l'impulsion à l'écriture poétique
du texte. Ca se monnaye dans les textes zoliens en réseaux métaphoriques.
Parmi les obsessions zoliennes, il y en a deux que je vais dégager.
Il y en a deux qui sont intéressantes aujourd'hui. L'une, c'est
l'obsession de l'étouffement, que nous connaissons par l'expérience
de Zola : Zola est hanté par les fantômes ; il a des crises
de hantise avec des aspects claustrophobes, c'est quelqu'un qui ne peut
pas supporter de rester dans un endroit confiné. Il éprouve
d'irrésistibles besoins de sortir, ou d'ouvrir une fenêtre,
il ne peut pas supporter çà. Donc, qu'est-ce-que c'est
la mine ? C'est évidemment le passage à la puissance x
de cette obsession de l'enfermement, de l'obscurité, de la claustrophobie
et de l'épuisement physique. Et pour être à même
de décrire la mine, Zola a dû vaincre sa propre obsession
et descendre lui-même au fond d'une mine, pour ses recherches
documentaires. C'est bien sûr un souci "réaliste"
de transcription fidèle de la façon dont une mine est
organisée, de la façon dont les gens s'y déplacent,
de la façon dont les gens travaillent, mais c'est aussi, dans
la constitution de la cohérence thématique et métaphorique
du lieu, quelque chose qui est directement articulé selon l'obsession
zolienne de l'enfermement d'où sa récurrence obsessionnelle.
Deuxième mythe personnel, celui de la fécondité,
sur lequel il faut insister un peu plus. Germinal dit fécondité.
Lorsqu'il aura fini la série des Rougon-Macquart, Zola va écrire
2 autres cycles : l'un, les Villes et l'autre, les Evangiles. on peut
lire dans l'Evangile les 4 titres : fécondité, justice,
vérité, pouvoir. C'est là que vous avez véritablement
l'assomption de l'obsession zolienne de la reproduction. Pourquoi ?
parce que pour Zola, la fécondité, c'est le seul contrepoint
à la mort, c'est une fatalité sans nom, oui mais à
partir du moment où vous avez des logiques fictionnelles comme
celles de Germinal, on en avait parlé tout à l'heure avec
la logique des couleurs, ou le noir qu'il abhorre, ou la présence
permanente du noir renvoie à une atmosphère délétère,
la fécondité est le nécessaire contrepoint, sans
ça, vous auriez un voyage au bout de la nuit, et au bout duquel
on n'a rien? Pour qu'il y ait une lueur d'espoir, pour qu'il y ait possibilité
de germination, pour qu'il y ait une fin pas trop désespérante
en dépit du dénouement catastrophique, il faut que la
fécondité soit présente dans le texte. Donc, nécessité
idéologique.
Dans Germinal, comment est-ce-que cela se
manifeste ? Eh bien, par la pulsion du rut. Voilà pourquoi, il
y a autant d'accouplements dans Germinal. Ce n'est pas parce que les
mineurs sont des bêtes sexuelles, mais tout simplement parce que
la promiscuité, donc le fait social de la promiscuité
est omniprésente ; promiscuité qui est double : promiscuité
dans la mine, promiscuité dans les corons. Vous avez remarqué
que les corons reproduisent la mine. On dit que lorsque l'on a quitté
le lieu du travail, le domicile est en fait un appendice de la mine.
En conséquence, le mineur n'échappe jamais à la
promiscuité. Il y a donc un déterminisme de la promiscuité.
Et dans l'état d'aliénation où se trouve le mineur,
s'il est vrai qu'il est "animalisé", s'il est vrai
qu'il est ramené à ce qu'il y a de sauvage en lui, la
retombée positive, c'est qu'il se raccroche à la pulsion
de vie, à l'instinct de conservation. Donc la reproduction, c'est
à la fois, le seul moment heureux de la vie, mais c'est en même
temps ce qui fait que l'on survit.
Dans cette obsession de la fécondité chez Zola, la place
de la femme est tout à fait passionnante. Je disais tout à
l'heure, en forçant le trait, que Renée Saccard, en tant
que personnage féminin zolien, était obsédée
sexuelle, parce qu'elle est détraquée, c'est-à-dire
qu'est-ce-qui se passe chez Renée Saccard ? C'est que chez elle,
l'instinct sexuel a pris le devant. Elle n'est plus que l'instinct sexuel,
ce qui fait qu'en termes cliniques c'est une nymphomane. Mais à
l'inverse, la hantise de Zola, c'est la femme stérile : soit
"la vieille fille", soit la femme stérile par accident.
car elle manque à la féminité, elle manque de féminité...
Elle n'accomplit pas la mission naturelle qui est la sienne. Alors,
vous voyez que lorsqu'il y a chez Zola, un personnage féminin,
la norme zolienne de la féminité, c'est la capacite à
la reproduction. Et c'est peut-être le reproche le plus fort,
le plus rédhibitoire, que Zola adresse à la condition
ouvrière : ce n'est pas tant l'exploitation, à laquelle
sont condamnés les mineurs. C'est que ça risque d'attenter
au principe même de la vitalité, parce que les mineurs
et les femmes de mineurs ont des corps menacés de dégénérescence,
donc qu'ils risquent de ne plus pouvoir se reproduire. Là, vous
avez véritablement une vision mythique de l'humanité chez
Zola.
En quoi est-ce-que l'ordre de la condition ouvrière devrait être
changé ? Il faudrait alors, non seulement, leur rendre de la
dignité humaine, non seulement leur donner des conditions de
vie décentes, mais leur rendre des corps libres. Ca, c'est quelque
chose de très profond chez Zola, c'est vraiment ancré
au plus profond de sa personnalité. Alors voilà quelques
uns des mythes, il y en a d'autres qui fonctionnent dans Germinal ?
mais tous ces mythes sont évidemment liés les uns aux
autres. je les ai séparés pour la clarté de l'exposé,
mais vous comprenez bien qu'une lecture du roman zolien comme étagement
et imbrication de mythes devrait essayer de rendre compte de la façon
dont chacun de ces mythes travaille avec les autres. D'où la
grande complexité des romans de Zola. On met souvent en avant,
l'efficacité de la simplicité des intrigues de Zola. et
c'est parfaitement vrai. Mais derrière cette simplicité
du fil narratif, il y a une très grande complexité des
réseaux mythiques qui sont liés à des fondements
mythiques.
J'irai plus rapidement sur Germinal, roman
épique. Parce que, c'est très directement lié à
ce que je viens de dire. En quoi est-ce-que c'est épique ? En
ce qu'il y a un affrontement significatif entre des forces, lesquelles
jouent en quelque sorte le sens et l'ordre même de l'univers.
Où y-a-t-il épopée ? Je n'y reviens pas, cela vous
a été dit tout à l'heure, dans l'affrontement du
héros meneur avec les forces adverses, dans la progressive constitution
de Etienne Lantier en héros initié, reconnu par la foule.
Il y a également épopée, dans la mesure où
ce qui est en face des mineurs, c'est une force qui a pour elle l'immense
avantage d'être à la fois constamment présente et
invisible : un capital ne se voit pas. A commencer par le fait que les
véritables propriétaires de la mine, ne sont pas dans
le nord. c'est une société anonyme, à Paris. Autrement
dit, le détenteur du pouvoir n'est pas un acteur présent
sur la scène de l'affrontement. Donc on affronte quelque chose
qui est immense, qui est suggéré, mais qui, en dernière
analyse, échappe au jour. Cà c'est le capital, avec un
grand "c". peu importe la pertinence des analyses économiques
de Zola. C'est ici tout à fait secondaire. Mais ce dont on s'aperçoit,
c'est que le capital "minotaure", dans Germinal, est un capital,
qui tente aussi à se constituer comme une force de domination
universelle, par l'élimination du petit capital (la façon
dont la fosse Deneulin va être phagocytée par la grande
compagnie). Autrement dit, c'est la substitution, à un capital
repérable (parce qu'identifiable à un individu), d'un
capital anonyme et qui gouverne de façon à la fois silencieuse
et terrifiante l'humanité. donc, c'est une épopée
moderne.
Pourquoi ? Parce qu'elle met en scène, là, ce que Zola
présente comme étant la réalité de la société
moderne, qui est gouvernée par des forces qui sont tout aussi
prégnantes que celles des grandes épopées de la
mémoire politique de l'humanité. Ensuite, sur le plan
littéraire, l'épopée implique progression dramatique
des scènes, constitution de grands tableaux. Et dans la structure
de Germinal, vous avez de ces grands tableaux, de ces grands moments
de rassemblements : la manifestation, le discours d'Etienne Lantier
dans la forêt, la scène de destruction du "Voreux",
etc. Donc une scansion fondamentale du roman selon ses séries
de scènes, qui constituent autant de tableaux. Ce qui rend le
roman infiniment plus intéressant que s'il ne s'était
agi que d'une simple chronique d'une grève. Car la grève
devient le prétexte au grossissement épique. il ne s'agit
pas d'une grève réelle, historique qui servit de référent
à Zola, il amalgame des grèves qui ont eu lieu sous le
second empire, le roman se déroule chronologiquement sous le
second empire, et plusieurs grèves marquèrent la période
dont la plus célèbre, c'est la grève des mines
d'Anzin en 1864...
Mais au-delà de la référence historique à
des événements réels, ce qui compte, c'est la travestissement
de cette réalité en quelque chose qui a une allure épique.
Transposons dans l'ordre du cinéma : la révolte des marins
du Potemkine, le film d'Eisenstein exploite exactement le même
procédé dans le langage filmique : on part d'un événement
à incidence minime, réduit, local pour en faire les symptômes
d'une crise. et c'est là-dessus que je ferai la transition avec
le 2ème point que je voudrais traiter, c'est-à-dire,
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