Emile Zola
La Joie de vivre 1884
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La Joie de vivre - 8 Lennui était au fond des tristesses de Lazare, un ennui lourd, continu, qui sortait de tout comme leau trouble dune source empoisonnée. Il sennuyait du repos, du travail, de lui-même plus que des autres encore. Cependant, il sen prenait à son oisiveté, il finissait par en rougir. Nétait-ce pas honteux quun homme de son âge perdit ses années de force dans ce trou de Bonneville ? Jusque-là, il avait bien eu des prétextes ; mais rien ne le retenait maintenant, et il se méprisait de rester inutile, à la charge des siens, lorsqueux-mêmes avaient à peine de quoi vivre. Il aurait dû leur gagner une fortune, cétait une banqueroute de sa part, car il se létait juré, autrefois. Certes, les projets davenir, les grandes entreprises, la richesse conquise en un coup de génie, ne lui manquaient toujours pas. Seulement, quand il sortait du rêve, il ne trouvait plus le courage de se mettre à laction. Ca ne peut pas durer, disait-il souvent à Pauline, il faut que je travaille Jai envie de fonder un journal à Caen. Chaque fois, elle lui répondait : Attends la fin de ton deuil, rien ne presse Réfléchis bien, avant de lancer une pareille affaire. La vérité était quelle tremblait, à lidée de ce journal, malgré son désir de le voir occupé. Un nouvel échec laurait achevé peut-être ; et elle se rappelait ses continuels avortements, la musique, la médecine, lusine, tout ce quil entreprenait. Du reste, deux heures plus tard, il refusait même décrire une lettre, comme écrasé de fatigue. Des semaines coulèrent encore, une grande marée emporta trois maisons de Bonneville. A présent, quand les pêcheurs rencontraient Lazare, ils lui demandaient si cétait quil en avait assez. Bien sûr quon ny pouvait rien, mais ça faisait tout de même rager, de voir tant de bon bois perdu. Et, dans leurs doléances, dans la façon dont ils le suppliaient de ne pas laisser le pays sous les vagues, il y avait une goguenardise féroce de matelots, fiers de leur mer aux gifles mortelles. Lui, peu à peu, sirritait, au point quil évitait de traverser le village. La vue, au loin, des ruines de lestacade et des épis lui devenait insupportable. Prouane larrêta, un jour quil entrait chez le curé. Monsieur Lazare, lui dit-il humblement, avec un rire de malice aux coins des yeux, vous savez, les morceaux de bois qui pourrissent là-bas, sur la plage ? Oui, après ? Si vous nen faites plus rien, vous devriez nous les donner Au moins, nous nous chaufferions avec. Une colère contenue emporta le jeune homme. Il répondit vivement, sans même y avoir pensé : Impossible, je remets les charpentiers au travail la semaine prochaine. Dès lors, tout le pays clabauda. On allait revoir la danse, puisque le fils Chanteau sentêtait. Quinze jours se passèrent, les pêcheurs ne lapercevaient plus sans lui demander si cétait quil ne trouvait point douvriers. Et il finit par soccuper réellement des épis, cédant aussi à sa cousine, qui préférait lui trouver une occupation près delle. Mais il sy remettait sans coup de passion, sa rancune seule contre la mer le soutenait, car il se disait certain de la dompter : elle viendrait lécher les galets de Bonneville comme une bête obéissante. Une fois encore, Lazare dessina des plans. Il avait calculé de nouveaux angles de résistance, et il doublait les jambes de force. Pourtant, la dépense ne devait pas être très élevée, on utiliserait la plus grande partie des anciens bois. Le charpentier présenta un devis, qui montait à quatre mille francs. Et, devant la faible importance de cette somme, Lazare consentit à ce que Pauline en fit lavance, persuadé, disait-il, quil allait enlever sans peine la subvention du conseil général ; cétait même lunique façon de rentrer dans les premiers déboursés, car le conseil naccorderait certainement pas un sou, tant que les épis resteraient en ruine. Ce point de vue de la question léchauffa un peu, les travaux furent menés bon train. Dailleurs, il était très occupé, il se rendait à Caen chaque semaine, pour voir le préfet et les conseillers influents. On achevait de poser les charpentes, lorsquil obtint enfin quun ingénieur serait délégué et ferait un rapport, sur lequel le conseil voterait ensuite la subvention. Lingénieur demeura tout un jour à Bonneville, un homme charmant qui voulut bien déjeuner chez les Chanteau, après sa promenade à la plage ; ceux-ci évitèrent de lui demander son avis, par discrétion, ne voulant pas linfluencer ; mais, à table, il se montra si galant pour Pauline, quelle-même crut dès lors au succès de laffaire. Aussi, quinze jours plus tard, lorsque Lazare revint dun voyage à Caen, la maison fut-elle stupéfaite et consternée des nouvelles quil rapportait. Il étranglait de colère : est-ce que ce bellâtre dingénieur navait pas fait un rapport abominable ! Oh ! il était resté poli, mais il avait plaisanté chaque pièce de bois, avec une abondance extraordinaire de mots techniques. Du reste, on aurait dû sy attendre, ces messieurs nadmettaient pas quon pût bâtir une cabane à lapins officielle en dehors deux. Et le pis était que, sur la lecture du rapport, le conseil général avait repoussé la demande de subvention. Ce fut, pour le jeune homme, une nouvelle crise de découragement. Les épis étaient terminés, il jurait bien quils résisteraient aux plus fortes marées, et tous les ponts-et-chaussées réunis en crèveraient de rage jalouse, mais cela ne ferait pas rentrer largent entre les mains de sa cousine, il se désolait amèrement de lavoir entraînée dans ce désastre. Elle, pourtant, victorieuse de ses instincts économes, réclamait la responsabilité entière, rappelait quelle lavait forcé à accepter ses avances ; cétait une charité, elle ne regrettait rien, elle aurait donné encore, pour sauver ce malheureux village. Cependant, quand le charpentier envoya son mémoire, elle ne put réprimer un geste de surprise douloureuse : les quatre mille francs du devis montaient à près de huit mille. En tout, elle avait jeté plus de vingt mille francs dans ces quelques poutres, que la première tempête pouvait emporter. A cette époque la fortune de Pauline se trouva réduite à une quarantaine de mille francs. Cétaient deux mille francs de rente, bien juste de quoi vivre, si elle se trouvait un jour seule sur le pavé des rues. Largent sen était allé peu à peu dans la maison, où elle continuait à payer, les mains ouvertes. Aussi veilla-t-elle dès lors aux dépenses, avec une vigueur de ménagère prudente. Les Chanteau navaient même plus leurs trois cents francs par mois ; car, à la mort de la mère, on sétait aperçu de la vente dun certain nombre de titres, sans pouvoir découvrir où avaient passé les sommes touchées. En joignant ses propres rentes aux leurs, elle ne disposait guère que de quatre cents francs, et la maison était lourde, il lui fallait faire des miracles déconomie, pour sauver largent de ses aumônes. Depuis le dernier hiver, la curatelle du docteur Cazenove avait pris fin, Pauline était majeure, disposait absolument de ses biens et de sa personne ; sans doute, le docteur ne la gênait guère, car il refusait dêtre consulté, et sa mission avait cessé légalement depuis des semaines, lorsque lun et lautre sen étaient avisés, mais elle se sentait plus mûre et plus libre pourtant, comme devenue tout à fait femme, en se voyant maîtresse de maison, sans comptes à rendre, suppliée par son oncle de tout régler et de ne jamais lui parler de rien. Lazare avait aussi lhorreur des questions dintérêt. Elle tenait donc la bourse commune, elle remplaçait sa tante, avec un bon sens pratique qui stupéfiait parfois les deux hommes. Seule, Véronique trouvait que Mademoiselle était joliment « chienne » : est-ce quil ne fallait pas, maintenant, se contenter dune livre de beurre, chaque samedi ! Les jours se succédaient avec une régularité monotone. Cet ordre, ces habitudes sans cesse recommençantes, qui étaient le bonheur aux yeux de Pauline, exaspéraient davantage lennui de Lazare. Jamais il navait promené dans la maison autant dinquiétude, que depuis la paix souriante dont elle endormait chaque pièce. Lachèvement des travaux sur la plage venait dêtre pour lui un véritable soulagement, car toute préoccupation lobsédait ; et il nétait pas plus tôt retombé dans loisiveté, quil sy dévorait de honte et de malaise. Chaque matin, il changeait de nouveau ses projets davenir : lidée dun journal était abandonnée comme indigne ; il semportait contre la pauvreté qui ne lui permettait pas de se livrer tranquillement à une grande uvre littéraire et historique ; puis, il avait fini par caresser un plan, se faire professeur, passer des examens, sil le fallait, pour sassurer le gagne-pain nécessaire à son travail dhomme de lettres. Entre Pauline et lui, il ne semblait rester que leur camaraderie dautrefois, comme une habitude daffection qui les faisait frère et sur. Lui, dans cette familiarité étroite, ne parlait jamais de leur mariage, soit oubli complet, soit chose trop répétée et qui allait sans dire. Elle, aussi, évitait den parler, certaine quil consentirait au premier mot. Et, cependant, un peu du désir de Lazare sétait retiré delle chaque jour : elle le sentait, sans comprendre que son impuissance à le sauver de lennui navait pas dautre cause. Un soir, au crépuscule, elle montait lavertir que le dîner était servi, lorsquelle le surprit cachant en hâte un objet quelle ne put reconnaître. Quest-ce donc ? demanda-t-elle en riant. Des vers pour ma fête ? Mais non, dit-il très ému, la voix balbutiante. Rien du tout. Cétait un vieux gant oublié par Louise, et quil venait de retrouver derrière une pile de livres. Le gant, en peau de Saxe, avait gardé une odeur forte, cette odeur de fauve particulière, que le parfum préféré de la jeune fille, lhéliotrope, adoucissait dune pointe vanillée ; et, très impressionnable aux senteurs, violemment troublé par ce mélange de fleur et de chair, il était resté éperdu, le gant sur la bouche, buvant la volupté de ses souvenirs. Dès ce jour, par-dessus le vide béant que la mort de sa mère creusait en lui, il se remit à désirer Louise. Il ne lavait jamais oubliée sans doute ; mais elle sommeillait dans sa douleur ; et il fallait cette chose delle, pour léveiller vivante, avec la chaleur même de son haleine. Quand il était seul, il reprenait le gant, le respirait, le baisait, croyait encore quil la tenait à pleins bras, la bouche enfoncée dans sa nuque. Le malaise nerveux où il vivait, lexcitation de ses longues paresses, rendaient plus vive cette griserie charnelle. Cétaient de véritables débauches où il sépuisait. Et sil en sortait mécontent de lui, il y retombait quand même, emporté par une passion dont il nétait pas le maître. Cela augmenta son humeur sombre, il en arrivait à se montrer brusque avec sa cousine, comme sil lui gardait rancune de ses propres abandons. Elle ne disait rien à sa chair, et il se sauvait parfois dune causerie gaie et tranquille quils avaient ensemble, pour courir à son vice, senfermer, se vautre r dans le souvenir brûlant de lautre. Ensuite, il redescendait, avec le dégoût de la vie. En un mois, il changea tellement, que Pauline, désespérée, passait des nuits affreuses. Le jour encore, elle demeurait vaillante, toujours debout dans cette maison quelle dirigeait, de son air de douce autorité. Mais, le soir, lorsquelle avait fermé sa porte, il lui était permis davoir ses chagrins, et tout son courage sen allait, et elle pleurait comme une enfant débile. Il ne lui restait aucune espérance, léchec à sa bonté saggravait sans cesse. Cétait donc possible ? la charité ne suffisait pas, on pouvait aimer les gens et faire leur malheur ; car elle voyait son cousin malheureux, peut-être par sa faute. Puis, au fond de son doute, grandissait la crainte dune influence rivale. Si elle sétait longtemps rassurée, en expliquant cette humeur noire par leur deuil récent, lidée de Louise maintenant revenait, cette idée qui sétait dressée en elle, le lendemain même de la mort de madame Chanteau, quelle avait chassée avec une confiance orgueilleuse en sa tendresse et qui renaissait chaque soir, dans la défaite de son cur. Alors, Pauline fut hantée. Dès quelle avait posé son bougeoir, elle tombait assise sur le bord de son lit, sans trouver le courage dôter sa robe. Sa gaieté depuis le matin, son ordre et sa patience, lécrasaient, ainsi quun vêtement trop lourd. La journée, comme celles qui avaient précédé, comme celles qui suivraient, venait de sécouler au milieu de cet ennui de Lazare, dont la maison prenait la désespérance. A quoi bon son effort de joie, puisquelle ne savait plus chauffer de soleil ce coin aimé ? Lancienne parole cruelle retentissait, on vivait trop seul, la faute en était à sa jalousie, qui avait écarté le monde. Elle ne nommait pas Louise, elle voulait ne pas songer à elle, et quand même elle la voyait passer avec son air joli, amusant Lazare de ses langueurs coquettes, légayant du vol de ses jupes. Les minutes sécoulaient, elle ne pouvait chasser leur image. Cétait cette fille sans doute quil attendait, rien ne serait si facile que de le guérir, en allant la chercher. Et, chaque soir, Pauline, lorsquelle montait chez elle, ne sabandonnait plus de lassitude au bord de son lit, sans retomber dans la même vision, torturée par la croyance que le bonheur des siens était peut-être aux mains de lautre. Des révoltes, pourtant, continuaient à la soulever. Elle quittait son lit, allait ouvrir la fenêtre, prise de suffocations. Puis, devant limmensité noire, au-dessus de la mer, dont elle entendait la plainte, elle demeurait accoudée des heures, sans pouvoir dormir, la gorge brûlante aux souffles du large. Non ! jamais elle ne serait assez misérable pour tolérer le retour de cette fille. Ne les avait-elle pas surpris au bras lun de lautre ? Nétait-ce pas la trahison la plus basse, près delle, dans une chambre voisine, dans cette demeure quelle regardait comme sienne ? Cette vilenie restait sans pardon, ce serait être complice que de les remettre lun en face de lautre. Sa rancune jalouse senfiévrait aux spectacles quelle évoquait ainsi, elle étouffait des sanglots en cachant sa face contre ses bras nus, les lèvres collées à sa chair. La nuit savançait, les vents passaient sur son cou, emportaient ses cheveux, sans calmer le sang de colère dont battaient ses veines. Mais, sourdement, invinciblement, la lutte se poursuivait entre sa bonté et sa passion, même dans lexcès de ses révoltes. Une voix de douceur, qui lui était alors comme étrangère, sentêtait à parler très bas en elle des joies de laumône, du bonheur de se donner aux autres. Elle voulait la faire taire : cétait imbécile, cette abnégation de soi poussée jusquà la lâcheté ; et, tout de même, elle lécoutait, car il lui devenait bientôt impossible de sen défendre. Peu à peu, elle reconnaissait sa propre voix, elle se raisonnait : quimportait sa souffrance, pourvu que les êtres aimés fussent heureux ! Elle sanglotait plus bas, en écoutant le flot monter du fond des ténèbres, épuisée et malade, sans être vaincue encore. Une nuit, elle sétait couchée, après avoir pleuré longtemps à la fenêtre. Dès quelle eut soufflé sa bougie et quelle se trouva dans le noir, les yeux grands ouverts, elle prit brusquement une décision : le lendemain, avant toutes choses, elle ferait écrire par son oncle à Louise, pour prier celle-ci de venir passer un mois à Bonneville. Rien ne lui semblait plus naturel ni plus aisé. Aussitôt, elle sendormit dun bon sommeil, il y avait des semaines quelle ne sétait reposée si profondément. Mais, le lendemain, quand elle fut descendue pour le déjeuner, et quelle se revit entre son oncle et son cousin, à cette table de la famille où les places des trois bols de lait étaient marquées, elle étouffa tout dun coup, elle sentit son courage sen aller. Tu ne manges pas, dit Chanteau. Quas-tu donc ? Je nai rien, répondit-elle. Au contraire, jai dormi comme une bienheureuse. La seule vue de Lazare la rendait à son combat. Il mangeait silencieusement, las déjà de cette nouvelle journée qui commençait ; et elle ne trouvait plus la force de le donner à une autre. Lidée quune autre le prendrait, le baiserait pour le consoler, lui était insupportable. Quand il fut sorti, elle voulut cependant faire ce quelle avait décidé. Est-ce que tes mains vont plus mal, aujourdhui ? demanda-t-elle à son oncle. Il regarda ses mains que les tophus envahissaient, en fit jouer péniblement les articulations. Non, répondit-il. La droite a même lair plus souple Si le curé vient, nous ferons une partie. Puis, après un silence : Pourquoi me demandes-tu ça ? Sans doute elle avait espéré quil ne pourrait pas écrire. Elle rougit, elle remit lâchement la lettre au lendemain en balbutiant : Mon Dieu ! pour savoir. A partir de ce jour, elle perdit tout repos. Dans sa chambre, après des crises de larmes, elle arrivait à se vaincre, elle jurait de dicter au réveil la lettre à son oncle. Et, dès quelle rentrait dans la vie quotidienne du ménage, entre ceux quelle aimait, elle devenait sans force. Cétaient des petits faits insignifiants qui lui brisaient le cur, le pain quelle coupait pour son cousin, les souliers du jeune homme quelle recommandait à la bonne, tout le train vulgaire et coutumier de la famille. On aurait pu être si heureux pourtant, dans ces vieilles habitudes du foyer ! A quoi bon appeler une étrangère ? pourquoi déranger des choses si douces, dont ils vivaient depuis tant dannées ? Et, à la pensée que ce ne serait plus elle, un jour, qui couperait ainsi le pain, qui veillerait aux vêtements, un désespoir létranglait, elle sentait crouler le bonheur prévu de son existence. Ce tourment, mêlé aux moindres soins quelle donnait à la maison, empoisonnait ses journées de ménagère active. Quy a-t-il donc ? disait-elle parfois tout haut, nous nous aimons, et nous ne sommes pas heureux Notre affection ne fait que du malheur autour de nous. Sans cesse, elle tâchait de comprendre. Cela venait peut-être de ce que son caractère et celui de son cousin ne saccordaient pas. Cependant, elle aurait voulu plier, abdiquer toute volonté personnelle ; et elle ny réussissait guère, car la raison lemportait quand même, elle était tentée dimposer les choses quelle croyait raisonnables. Souvent sa patience échouait, il y avait des bouderies. Elle aurait voulu rire, noyer ces misères dans sa gaieté ; mais elle ne le pouvait plus, elle sénervait à son tour. Cest joli ! répétait Véronique du matin au soir. Vous nêtes que trois, et vous finirez par vous dévorer Madame avait des jours bien désagréables, mais au moins, de son vivant, on nen était pas encore à se jeter les casseroles à la tête. Chanteau, lui aussi, éprouvait les effets de cette désaffection lente, que rien nexpliquait. Quand il avait une crise, il gueulait plus fort, comme disait la bonne. Puis, cétaient des caprices et des violences de malade, un besoin de tourmenter continuellement le monde. La maison redevenait un enfer. Alors, la jeune fille, dans les dernières secousses de sa jalousie, se demanda si elle avait le droit dimposer à Lazare son bonheur à elle. Certes, elle le voulait heureux avant tout, même au prix de ses larmes. Pourquoi donc lenfermer ainsi, le forcer à une solitude dont il paraissait souffrir ? Sans doute, il laimait encore, il lui reviendrait, quand il la jugerait mieux, en la comparant à lautre. En tout cas, elle devait lui permettre de choisir : cétait juste, et lidée de justice restait en elle debout, souveraine. Chaque trimestre, Pauline se rendait à Caen, pour leurs rentes. Elle partait le matin, rentrait le soir, après avoir épuisé toute une liste de menus achats et de courses, quelle dressait pendant les trois mois. Cette année-là, au trimestre de juin, on lattendit vainement jusquà neuf heures pour dîner. Chanteau, très inquiet, avait envoyé Lazare sur la route, dans la crainte dun accident ; tandis que Véronique, dun air tranquille, disait quon avait tort de se tourmenter : Mademoiselle, bien sûr, en se voyant en retard, sétait décidée à coucher, désireuse de faire toutes ses commissions. On dormit fort mal, à Bonneville ; et, le lendemain, dès le déjeuner, les terreurs recommencèrent. Vers midi, comme son père ne tenait plus en place, Lazare se décidait à partir pour Arromanches, lorsque la bonne, qui était en faction sur la route, reparut en criant : La voilà, mademoiselle ! Il fallut quon roulât le fauteuil de Chanteau sur la terrasse. Le père et le fils attendaient, pendant que Véronique donnait des détails. Cest la berline de Malivoire Jai reconnu de loin Mademoiselle à ses rubans de crêpe. Seulement, ça ma semblé drôle, on dirait quil y a du monde avec elle Quest-ce quil fiche donc, cette rosse de cheval ! Enfin, la voiture sarrêta devant la porte. Lazare sétait avancé, et il ouvrait la bouche pour interroger Pauline, qui avait légèrement sauté à terre, lorsquil resta saisi : derrière elle, une autre jeune fille, vêtue dune soie lilas à mille raies, sautait également. Toutes deux riaient en bonnes amies. Sa surprise fut si forte, quil revint vers son père, en disant : Elle amène Louise. Louise ! ah ! cest une bonne idée ! sécria Chanteau. Et, lorsquelles furent côte à côte devant lui, lune encore en grand deuil, lautre dans sa gaie toilette dété, il continua, ravi de cette distraction qui lui arrivait : Quoi donc ? vous avez fait la paix Vous savez que je nai jamais compris. Hein ? était-ce bête ? Et comme tu avais tort, ma pauvre Louisette, de nous garder rancune, dans tout le chagrin que nous avons eu ! Enfin, cest fini, nest-ce pas ? Un embarras tenait les jeunes filles immobiles. Elles avaient rougi, et leurs regards sévitaient. Louise embrassa Chanteau pour cacher son malaise. Mais il voulait des explications. Vous vous êtes donc rencontrées ? Alors, elle se tourna vers son amie, les yeux humides dattendrissement. Cest Pauline qui montait chez mon père. Justement, je rentrais. Et il ne faut pas la gronder dêtre restée, car jai tout fait pour la retenir Comme le télégraphe sarrête à Arromanches, nous avons pensé que nous serions ici en même temps quune dépêche Me pardonnez-vous ? Elle embrassa encore Chanteau, avec sa câlinerie dautrefois. Lui, nen demanda pas davantage : quand les choses allaient pour son plaisir, il les trouvait bonnes. Et Lazare, reprit-il, tu ne lui dis rien ? Le jeune homme était demeuré en arrière, souriant avec contrainte. La remarque de son père acheva de le troubler, dautant plus que Louise rougissait de nouveau, sans faire un pas vers lui. Pourquoi se trouvait-elle là ? pourquoi sa cousine ramenait-elle cette rivale, quelle avait si rudement chassée ? Cétait une stupeur où il ne se retrouvait plus. Embrasse-la, Lazare, puisquelle nose pas, dit doucement Pauline. Elle était toute blanche dans son deuil, mais la face apaisée et les yeux clairs. De son air maternel, de cet air grave quelle prenait aux heures importantes du ménage, elle les regardait lun et lautre ; et elle se contenta de sourire, quand il se décida à effleurer de ses lèvres les joues tendues de la jeune fille. Du coup, Véronique, qui voyait ça, les mains ballantes, sen retourna au fond de sa cuisine, absolument suffoquée. Elle non plus ne comprenait pas. Après ce qui sétait passé, il fallait avoir bien peu de cur. Mademoiselle devenait impossible, quand elle se mettait à vouloir être bonne. Ce nétait donc pas assez de toutes les petites pouilleuses, traînées jusque dans la vaisselle : elle amenait maintenant des maîtresses à monsieur Lazare ! La maison allait être propre. Quand la bonne se fut soulagée en bougonnant au-dessus de son fourneau, elle revint crier : Vous savez que le déjeuner attend depuis une heure Les pommes de terre sont en charbon. On déjeuna de grand appétit, mais Chanteau seul riait franchement, trop égayé pour remarquer le malaise persistant des trois autres. Ils étaient ensemble dune prévenance affectueuse ; et ils semblaient garder pourtant un fond de tristesse inquiète, comme après ces querelles où lon sest pardonné, sans pouvoir oublier les injures irréparables. Ensuite, on employa laprès-midi à linstallation de la nouvelle venue. Elle reprit sa chambre du premier étage. Le soir, si madame Chanteau était descendue se mettre à table, de son petit pas rapide, on aurait cru que le passé tout entier renaissait. Pendant près dune semaine encore, la gêne continua. Lazare, qui nosait interroger Pauline, ne sexpliquait toujours pas ce quil considérait comme un singulier coup de tête ; car la pensée dun sacrifice possible, dun choix offert simplement et grandement, ne lui venait point. Lui-même, dans les désirs qui ravageaient son oisiveté, navait jamais songé à épouser Louise. Aussi, depuis quils se retrouvaient ensemble tous les trois, en résultait-il une situation fausse, dont ils souffraient. Ils avaient des silences embarrassés, certaines phrases restaient à moitié sur leurs lèvres, par crainte dune allusion involontaire. Pauline, surprise de ce résultat imprévu, était obligée dexagérer ses rires, pour retourner à la belle insouciance dautrefois. Mais elle eut dabord une joie profonde, elle crut sentir que Lazare lui revenait. La présence de Louise lavait calmé, il la fuyait presque, évitait de se trouver seul avec elle, révolté à la pensée quil pourrait tromper encore la confiance de sa cousine ; et il se rejetait vers celle-ci, tourmenté dune tendresse fiévreuse, la proclamant dun air attendri la meilleure de toutes les femmes, une vraie sainte dont il se déclarait indigne. Elle, bien heureuse, jouissait divinement de sa victoire, quand elle le voyait si peu aimable pour lautre. Au bout de la semaine, elle lui adressa même des reproches. Pourquoi te sauves-tu, dès que je suis avec elle ? Cela me chagrine. Elle nest pas chez nous pour que nous lui fassions mauvais visage. Lazare, évitant de répondre, eut un geste vague. Alors elle se permit cette allusion, la seule qui lui échappa jamais : Si je lai amenée, cest pour que tu saches bien que depuis longtemps vous avez mon pardon. Jai voulu effacer ce vilain rêve, il nen reste rien Et, tu vois je nai plus peur, jai confiance en vous. Il la saisit entre ses bras, et la serra très fort. Puis, il promit dêtre aimable pour lautre. A partir de ce moment, les journées coulèrent dans une intimité charmante. Lazare ne paraissait plus sennuyer. Au lieu de remonter chez lui, de sy enfermer en sauvage, malade de solitude, il inventait des jeux, il proposait des promenades, dont on rentrait grisé de grand air. Et ce fut alors, insensiblement, que Louise le reprit tout entier. Il saccoutumait, osait lui donner le bras, se laissait pénétrer de nouveau par cette odeur troublante, que le moindre bout de ses dentelles exhalait. Dabord, il lutta, il voulut séloigner, dès quil sentit monter livresse. Mais sa cousine elle-même lui criait daider la jeune fille, le long des falaises, lorsquils avaient un ruisseau à sauter ; et elle sautait gaillardement, en garçon, tandis que lautre, avec un léger cri dalouette blessée, sabandonnait entre les bras du jeune homme. Puis, au retour, il la soutenait, leurs rires étouffés, leurs chuchotements à loreille recommençaient. Rien encore ninquiétait Pauline, elle gardait son allure brave, sans comprend re quelle jouait son bonheur, à nêtre pas lasse et à navoir pas besoin dêtre secourue. Lodeur saine de ses bras de ménagère ne troublait personne. Cétait avec une sorte de témérité souriante quelle les forçait à marcher devant elle, au bras lun de lautre, comme pour leur montrer sa confiance. Dailleurs, ni lun ni lautre ne laurait trompée. Si Lazare se laissait reprendre à cette griserie, il se débattait toujours, il faisait effort ensuite et se montrait plus affectueux pour elle. Il y avait là une surprise de sa chair, à laquelle il cédait délicieusement, tout en jurant bien que, cette fois, le jeu sarrêterait aux rires permis. Pourquoi se serait-il refusé cette joie, puisquil était résolu à rester dans son devoir dhonnête homme ? Et Louise avait plus de scrupules encore ; non quelle saccusât de coquetterie, car elle était naturellement caressante, elle se donnait sans le savoir, dans un geste, dans une haleine ; mais elle naurait ni fait un pas ni prononcé un mot, si elle avait cru être désagréable à Pauline. Le pardon du passé la touchait aux larmes, elle voulait lui prouver quelle en était digne, elle lui avait voué une de ces adorations exubérantes de femme, qui se traduisent par des serments, des baisers, toutes sortes de cajoleries passionnées. Aussi la surveillait-elle sans cesse, pour accourir, si elle pensait lui voir un nuage au front. Brusquement, elle quittait le bras de Lazare, venait prendre le sien, fâchée de sêtre abandonnée un instant ; et elle tâchait de la distraire, ne la quittait plus, affectait même de bouder le jeune homme. Jamais elle navait paru si charmante que dans cet émoi continuel, dans ce besoin de plaire qui lemportait et qui la désolait ensuite, emplissant la maison du tourbillon de ses jupes et de ses langueurs câlines de jeune chatte. Peu à peu, Pauline retomba à ses tortures. Son espoir, son triomphe dun moment en augmentait la cruauté. Ce nétaient pas les secousses violentes dautrefois, les crises jalouses qui laffolaient pour une heure ; cétait un écrasement lent, comme une masse tombée sur elle, et dont le poids la broyait davantage à chaque minute. Désormais, il ny avait plus de répit possible, plus de salut : son malheur était quand même au bout. Certes, elle navait aucun reproche à leur faire, tous deux la comblaient de prévenances, luttaient contre lentraînement qui les poussait lun vers lautre ; et, précisément, elle souffrait de ces prévenances, elle recommençait à voir clair, depuis quils semblaient sentendre, pour lui épargner la douleur de leurs amours. La pitié de ces deux amants lui devenait insupportable. Nétaient-ce pas des aveux, ces chuchotements rapides lorsquelle les laissait ensemble, puis ces brusques silences dès quelle reparaissait, et ces baisers violents de Louise, et ces humilités affectueuses de Lazare ? Elle les aurait préférés coupables, la trahissant dans les coins ; tandis que ces précautions dhonnêteté, ces compensations de caresses, qui lui disaient tout, la laissaient désarmée, ne trouvant ni la volonté ni lénergie de reconquérir son bien. Le jour où elle avait ramené sa rivale, sa pensée était de lutter contre elle, sil le fallait ; seulement, que faire contre des enfants qui se désolaient ainsi de saimer ? Elle-même avait voulu cela, elle naurait eu quà épouser Lazare, sans sinquiéter si elle lui forçait la main. Mais, aujourdhui encore, malgré son tourment, lidée de disposer ainsi de lui, dexiger laccomplissement dune promesse quil regrettait sans doute, la révoltait. Elle en serait morte, quelle laurait refusé sil en aimait une autre. Cependant, Pauline restait la mère de son petit monde, soignait Chanteau qui allait mal, était obligée de suppléer Véronique dont la propreté se gâtait, sans compter Lazare et Louise quelle feignait de traiter en gamins turbulents pour pouvoir sourire de leurs escapades. Elle arrivait à rire plus haut queux, de ce beau rire sonore qui sonnait la santé et le courage de la vie, avec des notes limpides de clairon. La maison entière ségayait. Elle, du matin au soir, exagérait son activité, refusait daccompagner les enfants à la promenade, sous le prétexte dun grand nettoyage, dune lessive ou de conserves à conduire. Mais cétait surtout Lazare qui devenait bruyant : il sifflait dans lescalier, tapait les portes, trouvait les journées trop courtes et trop calmes. Bien quil ne fit rien, la nouvelle passion dont il était envahi, semblait loccuper au-delà de son temps et de ses forces. Une fois encore, il conquérait le monde, cétaient chaque jour au dîner dautres projets davenir extraordinaires. Déjà la littérature le dégoûtait, il avouait avoir abandonné la préparation des examens, quil voulait subir afin dentrer dans le professorat ; longtemps, il sétait enfermé chez lui sous cette excuse, si découragé, quil nouvrait pas même un livre ; et il raillait aujourdhui sa stupidité, nétait-ce pas idiot de se mettre un fil à la patte, pour écrire plus tard des romans et des drames ? Non ! il ny avait que la politique, son plan désormais était bien arrêté : il connaissait un peu le député de Caen, il le suivrait à Paris comme secrétaire, et là, en quelques mois, il ferait son chemin. LEmpire avait grand besoin de garçons intelligents. Lorsque Pauline, inquiète de ce galop didées, tâchait de calmer sa fièvre en lui conseillant un petit emploi solide, il se récriait sur lappelait « grand-mère », en façon de plaisanterie. Et le tapage recommençait, la maison retentissait dune joie trop grosse, où lon sentait langoisse dune misère cachée. Un jour, comme Lazare et Louise étaient allés seuls à Verchemont, Pauline, ayant besoin dune recette pour rafraîchir du velours, monta fouiller la grande armoire de son cousin, où elle croyait lavoir vue, sur un bout de papier, entre les deux feuillets dun livre. Et là, parmi des brochures, elle découvrit le vieux gant de son amie, ce gant oublié dont il sétait grisé si souvent, jusquà une sorte dhallucination charnelle. Ce fut pour elle un trait de lumière, elle reconnut lobjet quil avait caché avec un si grand trouble, le soir où elle était montée brusquement lui dire quon se mettait à table. Elle tomba sur une chaise, comme achevée par cette révélation. Mon Dieu ! il voulait déjà cette fille avant quelle revînt, il vivait avec elle, il avait usé ce chiffon de ses lèvres, parce quil gardait un peu de son odeur ! De gros sanglots la secouèrent, tandis que ses yeux noyés restaient fixés sur le gant, quelle tenait toujours dans ses mains tremblantes. Eh bien, mademoiselle, lavez-vous trouvée ? demanda du palier la voix forte de Véronique, qui montait à son tour. Je vous dis que le meilleur moyen est de frotter avec une couenne de lard. Elle entra, et ne comprit pas dabord, en la voyant en larmes, les doigts crispés sur ce vieux gant. Mais elle flaira la chambre, elle finit par deviner la cause de ce désespoir. Dame ! reprit-elle de lair brutal quelle prenait de plus en plus, vous deviez bien vous attendre à ce qui arrive Je vous avais prévenue autrefois. Vous les remettez ensemble, ils samusent et puis, peut-être que Madame avait raison, cette minette-là lémoustille plus que vous. Elle hocha la tête, elle ajouta, en se parlant à elle-même, dune voix sombre : Ah ! Madame voyait clair, malgré ses défauts Moi, je ne peux toujours pas avaler ça, quelle soit morte. Le soir, dans sa chambre, lorsque Pauline eut fermé sa porte et posé sa bougie sur la commode, elle sabandonna au bord de son lit, en se disant quelle devait marier Lazare et Louise. Toute la journée, un grand bourdonnement qui lui ébranlait le crâne, lavait empêchée de formuler une pensée nette ; et cétait seulement à cette heure de nuit, lorsquelle pouvait souffrir sans témoins, quelle trouvait enfin cette conséquence inévitable. Il fallait les marier, cela retentissait en elle comme un ordre, comme une voix de raison et de justice quelle ne pouvait faire taire. Un moment, elle si courageuse, se retourna épouvantée, en croyant entendre la voix de sa tante qui criait dobéir. Alors, toute vêtue, elle se renversa, elle enfonça la tête dans loreiller, pour étouffer ses cris. Oh ! le donner à une autre, le savoir entre les bras dune autre, à jamais, sans espoir de le reprendre ! Non, elle naurait pas ce courage, elle aimait mieux continuer à vivre de sa vie misérable ; personne ne laurait, ni elle, ni cette fille, et lui-même sécherait dans lattente ! Longtemps elle se débattit, secouée dune fureur jalouse, qui levait devant elle des images charnelles abominables. Toujours, le sang lemportait dabord, une violence que ni les années ni la sagesse napaisaient. Puis, elle tomba à un grand épuisement, sa chair était anéantie. Dès lors, allongée sur le dos, sans trouver la force de se déshabiller, Pauline raisonna longuement. Elle arrivait à se prouver que Louise ferait plus quelle pour le bonheur de Lazare. Cette enfant si faible, aux caresses damante, ne lavait-elle pas déjà tiré de son ennui ? Sans doute il la lui fallait ainsi, pendue continuellement à son cou, chassant de ses baisers les idées noires, les terreurs de la mort. Et Pauline se rabaissait, se trouvait trop froide, sans grâce amoureuse de femme, nayant que de la bonté, ce qui ne suffit point aux jeunes hommes. Une autre considération acheva de la convaincre. Elle était ruinée, et les projets davenir de son cousin, ces projets qui linquiétaient, allaient demander beaucoup dargent. Devait-elle lui imposer la gêne où vivait la famille, la médiocrité dont elle le voyait souffrir ? Ce serait une existence terrible, de continuels regrets, lamertume querelleuse des ambitions manquées. Elle lui apporterait toutes les rancunes de la misère, tandis que Louise, qui était riche, lui ouvrirait les grandes situations dont il rêvait. On assurait que le père de la jeune fille gardait pour son gendre une place toute prête ; sans doute il sagissait dune situation dans la banque, et bien que Lazare affectât le dédain des gens de finance, les choses sarrangeraient certainement. Elle ne pouvait hésiter davantage, maintenant il lui semblait quelle commettrait une vilaine action, si elle ne les mariait pas. Ce mariage, dans son insomnie, devenait un dénouement naturel et nécessaire, quelle devait hâter, sous peine de perdre sa propre estime. La nuit entière se passa au milieu de cette lutte. Quand le jour parut, Pauline se déshabilla enfin. Elle était très calme, elle goûta dans le lit un profond repos, sans pouvoir dormir encore. Jamais elle ne sétait sentie si légère, si haute, si détachée. Tout finissait, elle venait de couper les liens de son égoïsme, elle nespérait plus en rien ni en personne ; et il y avait, au fond delle, la volupté subtile du sacrifice. Même elle ne retrouvait pas son ancienne volonté de suffire au bonheur des siens, ce besoin autoritaire qui lui apparaissait à cette heure comme le dernier retranchement de sa jalousie. Lorgueil de son abnégation sen était allé, elle acceptait que les siens fussent heureux en dehors delle, Cétait le degré suprême dans lamour des autres : disparaître, donner tout sans croire quon donne assez, aimer au point dêtre joyeux dune félicité quon na pas faite et quon ne partagera pas. Le soleil se levait, lorsquelle sendormit dun grand sommeil. Ce jour-là, Pauline descendit très tard. En séveillant, elle avait eu la joie de sentir en elle, nettes et solides, ses résolutions de la veille. Puis, elle saperçut quelle sétait oubliée et quelle devait pourtant songer au lendemain, dans la nouvelle situation qui allait lui être faite. Si elle avait le courage de marier Lazare et Louise, jamais elle naurait celui de rester près deux, à partager lintimité de leur bonheur : le dévouement a des limites, elle redoutait le retour de ses violences, quelque scène affreuse dont elle serait morte. Du reste, ne faisait-elle point assez déjà ? qui aurait eu la cruauté de lui imposer cette torture inutile ? Sa décision fut donc prise sur-le-champ, irrévocable : elle partirait, elle quitterait cette maison, pleine dinquiétants souvenirs. Cétait toute sa vie changée, et elle ne reculait pas. Au déjeuner, elle montra cette gaieté tranquille, qui ne la quittait plus. La vue de Lazare et de Louise, côte à côte, chuchotant et riant, la laissa vaillante, sans autre faiblesse quun grand froid au cur. Puis, comme on était au samedi, elle imagina de les pousser tous deux à une grande promenade, afin de se trouver seule, lorsque le docteur Cazenove viendrait. Ils partirent, et elle prit encore la précaution daller attendre ce dernier sur la route. Dès quil laperçut, il voulut la faire monter dans son cabriolet, pour la ramener. Mais elle le pria de descendre, ils revinrent à petits pas, tandis que Martin, à cent mètres devant eux, conduisait la voiture vide. Et Pauline, en quelques paroles simples, vida son cur. Elle dit tout, son projet de donner Lazare à Louise, sa volonté de quitter la maison. Cette confession lui semblait nécessaire, elle navait pas voulu agir dans un coup de tête, et le vieux médecin était le seul homme qui pût lentendre. Brusquement, Cazenove sarrêta au milieu de la route et la saisit entre ses longs bras maigres. Il tremblait démotion, il lui mit un gros baiser sur les cheveux, en la tutoyant. Tu as raison, ma fille Et, vois-tu, je suis enchanté, car ça pouvait finir plus mal encore. Il y a des mois que ça me tourmente, jétais malade daller chez vous, tellement je te sentais malheureuse Ah ! ils tont joliment dévalisée, les bonnes gens : ton argent dabord, ton cur ensuite La jeune fille tâcha de linterrompre. Mon ami, je vous en supplie Vous les jugez mal. Possible, ça ne mempêche pas de me réjouir pour toi. Va, va, donne ton Lazare, ce nest pas un beau cadeau que tu fais à lautre Oh ! sans doute, il est charmant, plein des meilleures intentions ; mais je préfère que lautre soit malheureuse avec lui. Ces gaillards qui sennuient de tout, sont trop lourds à porter, même pour des épaules solides comme les tiennes. Je te souhaiterais plutôt un garçon boucher, oui, un garçon boucher qui rirait nuit et jour à se fendre les mâchoires. Puis, voyant des larmes lui monter aux yeux : Bon ! tu laimes, nen parlons plus. Et embrasse-moi encore, puisque tu es une fille assez brave pour avoir tant de raison Limbécile qui ne comprend pas ! Il lui avait pris le bras, il la serrait contre lui. Alors, ils causèrent sagement, en se remettant à marcher. Certes, elle ferait bien de quitter Bonneville ; et il se chargeait de lui trouver une situation. Justement, il avait à Saint-Lô une vieille parente riche, qui cherchait une demoiselle de compagnie. La jeune fille serait parfaitement là, dautant plus que cette dame, nayant pas denfant, pourrait sattacher à elle, peut-être ladopter plus tard. Tout fut réglé, il lui promit une réponse définitive avant trois jours, et ils convinrent de ne parler à personne de ce projet formel de départ. Elle craignait quon ny vît une menace, elle voulait faire le mariage, puis sen aller le lendemain sans bruit, en personne désormais inutile. Le troisième jour, Pauline reçut une lettre du docteur : on lattendait à Saint-Lô, dès quelle serait libre. Et ce fut ce jour même, pendant une absence de Lazare, quelle emmena Louise au fond du potager, sur un vieux banc abrité par une touffe de tamaris. En face, au-dessus du petit mur, on ne voyait que la mer et le ciel, une immensité bleue, coupée à lhorizon dune grande ligne simple. Ma chérie, dit Pauline de son air maternel, nous allons causer comme deux surs, veux-tu ? Tu maimes un peu Louise linterrompit, en la prenant à la taille. Oh ! oui. Eh bien, si tu maimes, tu as tort de ne pas tout me dire Pourquoi gardes-tu tes secrets ? Je nai pas de secrets. Si, tu cherches mal Voyons, ouvre-moi ton cur. Toutes deux, un instant, se regardèrent de si près, quelles sentaient la tiédeur de leurs haleines. Cependant, les yeux de lune se troublaient peu à peu, sous le regard limpide de lautre. Le silence devenait pénible. Dis-moi tout. Les choses dont on cause sont bien près dêtre arrangées, et cest en les dissimulant quon finit par en faire de vilaines choses Nest-ce pas ? ce ne serait guère beau de nous fâcher, den arriver encore à ce que nous avons tant regretté. Alors, violemment, Louise éclata en sanglots. Elle la serrait à la taille de ses mains convulsives, elle avait laissé tomber sa tête et la cachait contre lépaule de son amie, en bégayant au milieu de ses larmes : Oh ! cest mal de revenir sur cela. On ne devait jamais en reparler, jamais ! Renvoie-moi tout de suite plutôt que de me faire cette peine. Vainement, Pauline tâchait de la calmer. Non, je comprends bien Tu me soupçonnes encore. Pourquoi me parles-tu dun secret ? Je nai pas de secret, je fais tout au monde pour que tu naies aucune reproche à madresser. Ce nest pas ma faute, sil y a des choses qui tinquiètent : moi, je surveille jusquà ma façon de rire, sans que ça paraisse Et, si tu ne me crois pas, eh bien ! je vais men aller, men aller tout de suite. Elles étaient seules, dans le vaste espace. Le potager, brûlé par le vent douest, sétendait à leurs pieds comme un terrain inculte, tandis que, au-delà, la mer immobile déroulait son infini. Mais écoute ! cria Pauline, je ne tadresse aucun reproche, je désire au contraire te rassurer. Et, la prenant aux épaules, la forçant à lever les yeux, elle lui dit doucement, en mère qui questionne sa fille : Tu aimes Lazare ? Et il taime aussi, je le sais. Un flot de sang était monté au visage de Louise. Elle tremblait plus fort, elle voulait se dégager et senfuir. Mon Dieu ! je suis donc bien maladroite, que tu ne me comprennes pas ! Est-ce que jaborderais un pareil sujet pour te tourmenter ? Vous vous aimez, nest-ce pas ? eh bien ! je veux vous marier ensemble, cest très simple. Louise, éperdue, cessa de se débattre. Une stupeur arrêta ses larmes, limmobilisa, les mains tombées et inertes. Comment ? et toi ? Moi, ma chérie, je me suis interrogée sérieusement depuis quelques semaines, la nuit surtout, dans ces heures de veille où lon voit plus clair Et jai reconnu que javais uniquement pour Lazare une bonne amitié. Ne le remarques-tu pas toi-même ? nous sommes camarades, on dirait deux garçons, il ny a pas entre nous cet emportement des amoureux Elle cherchait ses phrases, afin de rendre vraisemblable son mensonge. Mais sa rivale la regardait toujours de ses yeux fixes, comme si elle avait pénétré le sens caché des mots. Pourquoi mens-tu ? murmura-t-elle enfin. Est-ce que tu es capable de ne plus aimer, quand tu aimes ? Pauline se troubla. Enfin, quimporte ! vous vous aimez, il est tout naturel quil tépouse Moi, jai été élevée avec lui, je resterai sa sur. Les idées passent, quand on sest attendu si longtemps Et puis, il y a encore beaucoup de raisons Elle eut conscience quelle perdait pied, quelle ségarait, et elle reprit, emportée par sa franchise : Oh ! ma chérie, laisse-moi faire ! Si je laime encore assez pour désirer quil soit ton mari, cest que je te crois maintenant nécessaire à son bonheur. Est-ce que cela te déplaît ? est-ce que tu nagirais pas comme moi ? Voyons, causons gentiment. Veux-tu être du complot ? veux-tu que nous nous entendions ensemble pour le forcer à être heureux ? Même sil se fâchait, sil croyait me devoir quelque chose, il faudrait maider à le persuader, car cest toi quil aime, cest toi dont il a besoin Je ten prie, sois ma complice, convenons bien de tout, pendant que nous sommes seules. Mais Louise la sentait si frissonnante, si déchirée dans ses supplications, quelle eut une dernière révolte. Non, non, je naccepte pas ! Ce serait abominable, ce que nous ferions là. Tu laimes toujours, je le sens bien, et tu ne sais quinventer pour te torturer davantage Au lieu de taider, je vais tout lui dire. Oui, dès quil rentrera Pauline, de ses deux bras charitables, létreignit de nouveau, lempêcha de continuer, en lui serrant la tête contre sa poitrine. Tais-toi, méchante enfant ! Il le faut, songeons à lui. Le silence retomba, elles restèrent dans cette étreinte. Déjà épuisée, Louise cédait, sabandonnait avec sa langueur caressante ; et un flot de larmes était remonté à ses yeux, mais des larmes douces, qui coulaient lentement. Sans parler, elle pressait par moments son amie, comme si elle neût rien trouvé de plus discret ni de plus profond pour la remercier. Elle la sentait au-dessus delle, si saignante et si haute, quelle nosait même lever les yeux, de peur de rencontrer son regard. Cependant, au bout de quelques minutes, elle se hasarda, renversa la tête dans une confusion souriante, puis haussa les lèvres et lui donna un baiser muet. La mer, au loin, sous le ciel sans tache, navait pas une vague qui rompît son bleu immense. Cétait une pureté, une simplicité où longtemps encore elles égarèrent les paroles quelles ne disaient plus. Lorsque Lazare fut rentré, Pauline le rejoignit dans sa chambre, cette vaste pièce aimée où ils avaient grandi tous deux. Elle voulait, le jour même, aller au bout de son ouvrage. Avec lui, elle ne chercha point de transition, elle parla résolument. La pièce était pleine des souvenirs dautrefois : des algues sèches traînaient, le modèle des épis encombrait le piano, la table débordait de livres de science et de morceaux de musique. Lazare, demanda-t-elle, veux-tu causer ? Jai des choses sérieuses à te dire. Il parut surpris, vint se planter devant elle. Quoi donc ? Est-ce que papa est menacé ? Non, écoute Il faut enfin aborder ce sujet, car cela navance à rien de nous taire. Tu te rappelles que ma tante avait fait le projet de nous marier ; nous en avons parlé beaucoup, et il nen est plus question depuis des mois. Eh bien, je pense quil serait sage à cette heure dabandonner ce projet. Le jeune homme était devenu pâle ; mais il ne la laissa pas finir, il cria violemment : Quoi ? que chantes-tu là ? Est-ce que tu nes pas ma femme ? Demain, si tu veux, nous irons dire à labbé den finir Et cest ça que tu appelles des choses sérieuses ! Elle répondit de sa voix tranquille : Cest très sérieux, puisque tu te fâches Je te répète quil faut en causer. Certes, nous sommes de vieux camarades, mais je crains fort quil ny ait pas en nous létoffe de deux amoureux. A quoi bon nous entêter dans une idée, qui ne ferait peut-être le bonheur ni de lun ni de lautre ? Alors, Lazare se jeta dans un flot de paroles entrecoupées. Était-ce une querelle quelle lui cherchait ? Il ne pouvait pourtant pas être tout le temps à son cou. Si lon avait remis de mois en mois le mariage, elle savait quil nen était point la cause. Et cétait injuste de lui dire quil ne laimait plus. Il lavait tant aimée, dans cette chambre précisément, quil nosait leffleurer de ses doigts, par terreur dêtre emporté et de se mal conduire. A ce souvenir du passé, une rougeur monta aux joues de Pauline : il avait raison, elle se rappelait ce court désir, cette haleine ardente dont il lenveloppait. Mais combien ces heures de frissons délicieux étaient loin, et quelle froide amitié de frère il lui témoignait maintenant ! Aussi répondit-elle dun air triste : Mon pauvre ami, si tu maimais réellement, au lieu de plaider comme tu le fais, tu serais déjà dans mes bras, et tu sangloterais, et tu trouverais dautres choses pour me persuader. Il pâlit davantage, il eut un geste vague de protestation, en se laissant tomber sur une chaise. Non, continua-t-elle, cest clair, tu ne maimes plus Que veux-tu ? nous ne sommes sans doute pas faits lun pour lautre. Quand nous étions enfermés ici, tu étais bien forcé de songer à moi. Et, plus tard, lidée ten a passé, ça na pas duré, parce que je navais rien pour te retenir. Une dernière secousse dexaspération lemporta. Il sagita sur la chaise, en bégayant : Enfin, où veux-tu en venir ? Quest-ce que tout cela signifie, je te le demande ? Je rentre bien tranquille, je monte pour mettre mes pantoufles, et tu me tombes sur le dos, et sans crier gare tu entames une histoire extravagante Je ne taime plus, nous ne sommes pas faits lun pour lautre, il faut rompre notre mariage Encore une fois, quest-ce que cela signifie ? Pauline, qui sétait approchée de lui, dit lentement : Cela signifie que tu en aimes une autre, et que je te conseille de lépouser. Un instant, Lazare resta muet. Puis, il prit le parti de ricaner. Bon ! les scènes recommençaient, encore sa jalousie qui allait mettre tout en lair ! Elle ne pouvait le voir gai un seul jour, il fallait quelle fit le vide autour de lui. Pauline lécoutait dun air de douleur profonde ; et, brusquement, elle lui posa sur les épaules ses mains tremblantes, elle laissa éclater son cur dans ce cri involontaire : Oh mon ami, peux-tu croire que je cherche à te torturer ! Tu ne comprends donc pas que je veux uniquement ta joie, que jaccepterais tout pour tassurer un plaisir dune heure ! Nest-ce pas ? tu aimes Louise, eh bien ! je te dis de lépouser Entends cela, je ne compte plus, je te la donne. Il la regardait, effaré. Dans cette nature nerveuse et sans équilibre, les sentiments sautaient aux extrêmes, à la moindre secousse. Ses paupières battirent, il sanglota. Tais-toi, je suis un misérable ! Oui, je me méprise pour tout ce qui se passe dans cette maison depuis des années Je suis ton créancier, ne dis pas non ! Nous tavons pris ton argent, je lai gaspillé comme un imbécile, et voilà maintenant que je roule assez bas, pour que tu me fasses laumône de ma parole, pour que tu me la rendes par pitié, comme à un homme sans courage et sans honneur. Lazare ! Lazare ! murmura-t-elle épouvantée. Dun mouvement furieux, il sétait mis debout, et il marchait, il se battait la poitrine de ses poings. Laisse-moi ! Je me tuerais tout de suite, si je me faisais justice Nest-ce pas toi que je devrais aimer ? Nest-ce pas abominable de désirer cette autre, parce que sans doute elle nétait pas pour moi, parce quelle est moins bonne et moins bien portante, est-ce que je sais ? Quand un homme tombe à ces choses, cest quil y a de la boue au fond Tu vois que je ne cache rien, que je ne cherche guère à mexcuser Écoute, plutôt que daccepter ton sacrifice, je mettrais moi-même Louise à la porte et je men irais en Amérique, et je ne vous reverrais jamais, ni lune ni lautre. Longuement, elle sefforça de le calmer et de le raisonner. Ne pouvait-il donc une fois prendre la vie comme elle était, sans exagération ? Ne voyait-il pas quelle lui parlait avec sagesse, après avoir beaucoup réfléchi ? Ce mariage serait excellent pour tout le monde. Si elle en causait dune voix si paisible, cétait que loin den souffrir maintenant, elle le souhaitait. Mais, emportée par son désir de le convaincre, elle eut la maladresse de faire une allusion à la fortune de Louise et de laisser entendre que Thibaudier, le lendemain du mariage, trouverait pour son gendre une situation. Cest cela, cria-t-il, repris de violence, vends-moi à présent ! Dis tout de suite que je ne dois plus vouloir de toi, parce que je tai ruinée, et quil me reste à commettre la vilenie daller ailleurs épouser une fille riche Ah ! non, tiens ! tout cela est trop sale. Jamais entends-tu ? jamais ! Pauline, à bout de force, cessa de le supplier. Il y eut un silence. Lazare était retombé sur la chaise, les jambes brisées, tandis quelle, à son tour, marchait dans la vaste pièce, mais avec lenteur, en sattardant devant chaque meuble ; et, de ces vieilles choses amies, de la table quelle avait usée de ses coudes, de larmoire où les jouets de son enfance étaient enfouis encore, de tous les souvenirs qui traînaient là, lui remontait au cur un espoir quelle ne voulait pas entendre, et dont la douceur pourtant la gagnait peu à peu tout entière. Sil laimait réellement assez pour refuser dêtre à une autre ! Mais elle connaissait les lendemains dabandon, cachés sous la fougue première de ces beaux sentiments. Puis, cétait lâche despérer, elle craignait de céder à une ruse de sa faiblesse. Tu réfléchiras, finit-elle par conclure, en sarrêtant devant lui. Je ne veux pas nous tourmenter davantage Demain, je suis certaine que tu seras plus raisonnable. Le lendemain pourtant se passa dans une grande gêne. Une tristesse sourde, une sorte daigreur assombrissait de nouveau la maison. Louise avait les yeux rouges, Lazare la fuyait et passait les heures enfermé dans sa chambre. Puis, les jours suivants, cette gêne se dissipa peu à peu, et les rires recommencèrent, les chuchotements, les frôlements tendres. Pauline attendait, secouée despérances folles, malgré sa raison. Avant cette incertitude affreuse, il lui semblait ne pas avoir connu la souffrance. Un soir enfin, au crépuscule, comme elle descendait à la cuisine prendre une bougie, elle trouva Lazare et Louise qui sembrassaient dans le corridor. La jeune fille senfuit en riant, et lui, encouragé par lombre, saisit Pauline à son tour, lui planta sur les joues deux gros baisers de frère. Jai réfléchi, murmura-t-il. Tu es la meilleure et la plus sage Mais je taime toujours, je taime comme jai aimé maman. Elle eut la force de répondre : Cest une affaire arrangée, je suis bien contente. De crainte de sévanouir, elle nosa entrer dans la cuisine, tellement elle se sentait pâle, au froid de son visage. Sans lumière, elle remonta chez elle, en disant quelle avait oublié quelque chose. Et là, dans les ténèbres, elle crut quelle expirait, étouffant, ne trouvant pas même des larmes. Que lui avait-elle fait, mon Dieu ! pour quil eût ainsi poussé la cruauté jusquà élargir la blessure ? Ne pouvait-il accepter immédiatement, le jour où elle avait toute sa force, sans lamollir dune espérance vaine ? Maintenant le sacrifice devenait double, elle le perdait une seconde fois, et dautant plus douloureusement, quelle sétait imaginé le reprendre. Mon Dieu ! elle avait du courage, mais cétait mal de lui rendre sa tâche si affreuse. Tout fut rapidement réglé. Véronique, béante, ne comprenait plus, trouvait que les choses marchaient à lenvers depuis la mort de Madame. Mais ce fut surtout Chanteau que ce dénouement bouleversa. Lui, qui dordinaire ne soccupait de rien et qui hochait la tête dapprobation à chaque volonté des autres, comme retiré dans légoïsme des minutes de calme quil volait à la douleur, se mit à pleurer, quand Pauline elle-même lui annonça le nouvel arrangement. Il la regardait, il balbutiait, des aveux lui échappaient en paroles étranglées : ce nétait pas sa faute, il aurait voulu agir autrement jadis, et pour largent, et pour le mariage ; mais elle savait bien quil se portait trop mal. Alors, elle lembrassa, en lui jurant que cétait elle qui forçait Lazare à épouser Louise, par raison. Au premier moment, il nosa la croire il clignait les yeux avec un reste de tristesse, en répétant : Bien vrai ? bien vrai ? Puis, comme il la voyait rire, il se consola vite et devint même tout à fait joyeux. Enfin, il était soulagé, car cette vieille affaire lui barrait le cur, sans quil osât en parler. Il baisa Louisette sur les joues, il retrouva, le soir, au dessert, une chanson gaillarde. Pourtant, en allant se coucher, il eut une dernière inquiétude. Tu restes avec nous, nest-ce pas ? demanda-t-il à Pauline. Elle hésita une seconde ; et, rougissant de son mensonge : Mais sans doute. Il fallut un grand mois, pour les formalités. Thibaudier, le père de Louise, avait agréé tout de suite la demande de Lazare, qui était son filleul. Il ny eut entre eux une discussion que deux jours avant les noces, lorsque le jeune homme refusa nettement de diriger à Paris une compagnie dassurances, dont le banquier était le plus fort actionnaire. Lui, entendait passer encore un an ou deux à Bonneville, où il écrirait un roman, un chef-duvre, avant daller conquérir Paris. Dailleurs, Thibaudier se contenta de hausser les épaules, en le traitant amicalement de grande bête. Le mariage devait avoir lieu à Caen. Pendant les quinze derniers jours, ce furent des allées et venues continuelles, une fièvre extraordinaire de voyages. Pauline sétourdissait, accompagnait Louise, rentrait brisée. Comme Chanteau ne pouvait quitter Bonneville, elle avait dû promettre dassister à la cérémonie, où elle serait seule à représenter la famille de son cousin. Lapproche de cette journée la terrifiait. La veille, elle sarrangea pour ne pas coucher à Caen, car il lui semblait quelle souffrirait moins, si elle revenait dormir dans sa chambre, au bercement aimé de la grande mer. Elle prétendit que la santé de son oncle lui donnait des craintes, quelle ne voulait pas séloigner de lui si longtemps. Vainement, lui-même la pressait de passer quelques jours là-bas : est-ce quil était malade ? au contraire, très surexcité par lidée de ces noces, de ce repas dont il ne serait point, il méditait sournoisement dexiger de Véronique un plat défendu, un perdreau truffé par exemple, ce quil ne mangeait jamais sans être certain dune crise. Malgré tout, la jeune fille déclara quelle rentrerait le soir ; et elle comptait aussi être de la sorte plus libre, pour faire sa malle le lendemain, et disparaître. Une pluie fine tombait, minuit venait de sonner, lorsque la vieille berline de Malivoire ramena Pauline le soir du mariage. Vêtue dune robe de soie bleue, mal garantie par un petit châle, elle était frissonnante, très pâle, les mains chaudes pourtant. Dans la cuisine, elle trouva Véronique qui lattendait, endormie sur un coin de la table ; et la chandelle qui brûlait très haute, fit battre ses yeux, dun noir profond, comme emplis des ténèbres de la route, où ils étaient restés grands ouverts, depuis Arromanches. Elle ne put tirer que des mots sans suite de la cuisinière ensommeillée : Monsieur navait pas été sage, maintenant il dormait, personne nétait venu. Alors, elle prit une bougie et elle monta, glacée par la maison vide, désespérée jusquà la mort de lombre et du silence qui lui écrasaient les épaules. Au deuxième étage, elle avait hâte de se réfugier chez elle, lorsquun mouvement irrésistible, dont elle sétonna, lui fit ouvrir la porte de Lazare. Elle haussa la bougie pour voir, comme si la chambre lui semblait emplie de fumée. Rien nétait changé, chaque meuble était à sa place ; et, cependant, elle avait une sensation de désastre et danéantissement, une peur sourde, ainsi que dans la chambre dun mort. A pas ralentis, elle savança jusquà la table, regarda lencrier, la plume, une page commencée qui traînait encore. Puis, elle sen alla. Cétait fini, la porte se ferma sur le vide sonore de la pièce. Chez elle, la même sensation dinconnu lattendait. Était-ce donc sa chambre, avec les roses bleues du papier peint, le lit de fer étroit, drapé de rideaux de mousseline ? Elle vivait là pourtant depuis tant dannées ! Sans poser la bougie, elle si courageuse dhabitude, fit une visite, écarta les rideaux, regarda sous le lit, derrière les meubles. Cétait en elle un ébranlement, une stupeur, qui la tenait debout devant les choses. Jamais elle naurait cru quune pareille angoisse pût tomber de ce plafond, dont elle connaissait chaque tache ; et elle regrettait, à cette heure, de nêtre pas restée à Caen, elle sentait cette maison plus effrayante, si peuplée de souvenirs et si vide, aux ténèbres si froides par cette nuit de tempête. Lidée de se coucher lui était insupportable. Elle sassit, sans même ôter son chapeau, resta quelques minutes immobile, les yeux grands ouverts sur la bougie qui laveuglait. Brusquement, elle sétonna, que faisait-elle à cette place, la tête pleine dun tumulte, dont le bourdonnement lempêchait de penser ? Il était une heure, elle serait mieux dans son lit. Et elle se mit à se déshabiller, de ses mains chaudes et lentes. Un besoin dordre persistait, dans cette débâcle de sa vie. Elle serra soigneusement son chapeau, sinquiéta dun coup dil si ses bottines navaient pas souffert. Sa robe était déjà pliée au dossier dune chaise, elle navait plus quun jupon et sa chemise, lorsque son regard tomba sur sa gorge de vierge. Peu à peu, une flamme empourpra ses joues. Du trouble de son cerveau, des images se précisaient et se dressaient, les deux autres dans leur chambre, là-bas, une chambre quelle connaissait, où elle-même, le matin, avait porté des fleurs. La mariée était couchée, lui entrait, sapprochait avec un rire tendre. Dun geste violent, elle fit glisser son jupon, enleva sa chemise ; et, nue maintenant, elle se contemplait encore. Ce nétait donc pas pour elle cette moisson de lamour ? Jamais sans doute les noces ne viendraient. Son regard descendait de sa gorge, dune dureté de bouton éclatant de sève, à ses hanches larges, à son ventre où dormait une maternité puissante. Elle était mûre pourtant, elle voyait la vie gonfler ses membres, fleurir aux plis secrets de sa chair en toison noire, elle respirait son odeur de femme, comme un bouquet épanoui dans lattente de la fécondation. Et ce nétait pas elle, cétait lautre, au fond de cette chambre, là-bas, quelle évoquait nettement, pâmée entre les bras du mari dont elle-même attendait la venue depuis des années ? Mais elle se pencha davantage. La coulée rouge dune goutte de sang, le long de sa cuisse, létonnait. Soudain elle comprit : sa chemise, glissée à terre, semblait avoir reçu léclaboussement dun coup de couteau. Cétait donc pour cela quelle éprouvait, depuis son départ de Caen, une telle défaillance de tout son corps ? Elle ne lattendait point si tôt, cette blessure, que la perte de son amour venait douvrir, aux sources mêmes de la vie. Et la vue de cette vie qui sen allait inutile, combla son désespoir. La première fois, elle se souvenait davoir crié dépouvante, lorsquelle sétait trouvée un matin ensanglantée. Plus tard, navait-elle pas eu lenfantillage, le soir, avant déteindre sa bougie, détudier dun regard furtif léclosion complète de sa chair et de son sexe ? Elle était fière comme une sotte, elle goûtait le bonheur dêtre une femme. Ah ! misère ! la pluie rouge de la puberté tombait là, aujourdhui, pareille aux larmes vaines que sa virginité pleurait en elle. Désormais, chaque mois ramènerait ce jaillissement de grappe mûre, écrasée aux vendanges, et jamais elle ne serait femme, et elle vieillirait dans la stérilité ! Alors, la jalousie la reprit aux entrailles, devant les tableaux que son excitation déroulait toujours. Elle voulait vivre, et vivre complètement, faire de la vie, elle qui aimait la vie ! A quoi bon être, si lon ne donne pas son être ? Elle voyait les deux autres, une tentation de balafrer sa nudité lui faisait chercher ses ciseaux du regard. Pourquoi ne pas couper cette gorge, briser ces cuisses, achever douvrir ce ventre et faire couler ce sang jusquà la dernière goutte ? Elle était plus belle que cette maigre fille blonde, elle était plus forte, et lui ne lavait pas choisie cependant. Jamais elle ne le connaîtrait, rien en elle ne devait plus lattendre, ni les bras, ni les hanches, ni les lèvres. Tout pouvait être jeté à la borne, comme un haillon vide. Était-ce possible quils fussent ensemble, lorsquelle restait seule à grelotter de fièvre, dans cette maison froide ! Brusquement, elle sabattit sur le lit, à plat ventre. Elle avait saisi loreiller dans ses bras convulsifs, elle le mordait pour étouffer ses sanglots ; et elle tâchait de tuer sa chair révoltée, en lécrasant sur le matelas. De longues secousses la soulevaient, de la nuque aux talons. Vainement, ses paupières se serraient pour ne plus voir, elle voyait quand même, des monstruosités se levaient dans lobscurité. Que faire ? Se crever les yeux, et voir encore, voir toujours peut-être ! Les minutes passaient, elle navait plus conscience que de léternité de sa torture. Un effroi la remit debout. Quelquun était là, car elle avait entendu rire. Mais elle ne trouva que sa bougie presque achevée, qui venait de faire éclater la bobèche. Si quelquun pourtant lavait vue ? Ce rire imaginaire courait encore sur sa peau comme une caresse brutale. Était-ce vraiment elle, qui restait nue ainsi ? Une pudeur la prenait, elle avait croisé les bras devant sa gorge, dans une attitude éperdue, pour ne plus sapercevoir elle-même. Enfin, vivement, elle passa une chemise de nuit, elle retourna senfouir sous les couvertures, quelle monta jusquà son menton. Son corps grelottant se faisait tout petit. Quand la bougie fut éteinte, elle ne bougea plus, anéantie par la honte de cette crise. Pauline fit sa malle dans la matinée, sans trouver la force dannoncer son départ à Chanteau. Cependant, le soir, il fallut tout lui dire, car le docteur Cazenove devait venir la chercher le lendemain et la mener lui-même chez sa parente. Lorsquil eut compris, loncle, bouleversé, leva ses pauvres mains infirmes, dans un geste fou, comme pour la retenir ; et il bégayait, il la suppliait. Elle ne ferait jamais ça, elle ne le quitterait pas, car ce serait un meurtre, il en mourrait à coup sûr. Puis, quand il la vit sentêter doucement et quil devina ses raisons, il se décida à confesser le tort quil avait eu de manger du perdreau la veille. Des pointes légères le brûlaient déjà aux jointures. Cétait toujours la même histoire, il succombait dans la lutte : mangerait-il ? souffrirait-il ? et il mangeait, certain de souffrir, à la fois contenté et terrifié. Mais elle naurait pas le courage peut-être de labandonner, au beau milieu dun accès. En effet, vers six heures du matin, Véronique monta prévenir Mademoiselle quelle entendait Monsieur gueuler dans sa chambre. Elle était dune humeur exécrable, elle grondait par toute la maison que, si Mademoiselle sen allait, elle filerait également, parce quelle en avait assez de soigner un vieux si peu raisonnable. Pauline, une fois encore, dut sinstaller au chevet de son oncle. Quand le docteur se présenta pour lemmener, elle lui montra le malade, qui triomphait, hurlant plus fort, lui criant de partir, si elle en avait le cur. Tout fut retardé. Chaque jour, la jeune fille tremblait de voir revenir Lazare et Louise, que leur nouvelle chambre, lancienne chambre dami, arrangée à leur intention, attendait depuis le lendemain du mariage. Ils soubliaient à Caen, Lazare écrivait quil prenait des notes sur le monde de la finance, avant de senfermer à Bonneville, pour commencer un grand roman, où il voulait dire la vérité sur les bâcleurs daffaires. Puis, un matin, il débarqua sans sa femme, il annonça tranquillement quil allait sinstaller avec elle à Paris : son beau-père lavait convaincu, il acceptait la place dans la compagnie dassurances, sous le prétexte quil prendrait ainsi ses notes sur le vif ; et plus tard il verrait, il reviendrait à la littérature. Quand Lazare eut rempli deux caisses des objets quil emportait, et que la berline de Malivoire fut venue le chercher avec ses bagages, Pauline rentra étourdie, ne retrouvant plus en elle ses volontés anciennes. Chanteau, encore très souffrant, lui demanda : Tu restes, jespère ? Attends donc de mavoir enterré ! Elle ne voulut pas répondre immédiatement. En haut, sa malle était toujours faite. Elle la regardait pendant des heures. Puisque les autres allaient à Paris, cétait mal dabandonner son oncle. Certes, elle se défiait des résolutions de son cousin ; mais, si le ménage revenait, elle serait libre alors de séloigner. Et Cazenove, furieux, lui ayant dit quelle perdait une position superbe, pour gâcher son existence chez des gens qui vivaient delle depuis sa jeunesse, elle se décida tout dun coup. Va-ten, lui répétait maintenant Chanteau. Si tu dois gagner des écus et être si heureuse, je ne peux pas tobliger à traîner la savate avec un éclopé comme moi Va-ten. Un matin, elle répondit : Non, mon oncle, je reste. Le docteur, qui était là, partit en levant les bras au ciel. Elle est impossible, cette petite ! Et quel guêpier, là-dedans ! Jamais elle nen sortira. |