Emile Zola
La Joie de vivre 1884
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La Joie de vivre - 1 Comme six heures sonnaient au coucou de la salle à manger, Chanteau perdit tout espoir. Il se leva péniblement du fauteuil où il chauffait ses lourdes jambes de goutteux, devant un feu de coke. Depuis deux heures, il attendait madame Chanteau, qui, après une absence de cinq semaines, ramenait ce jour-là de Paris leur petite cousine Pauline Quenu, une orpheline de dix ans, dont le ménage avait accepté la tutelle. Cest inconcevable, Véronique, dit-il en poussant la porte de la cuisine. Il leur est arrivé un malheur. La bonne, une grande fille de trente-cinq ans, avec des mains dhomme et une face de gendarme, était en train décarter du feu un gigot qui allait être certainement trop cuit. Elle ne grondait pas, mais une colère blêmissait la peau rude de ses joues. Madame sera restée à Paris, dit-elle sèchement. Avec toutes ces histoires qui nen finissent plus et qui mettent la maison en lair ! Non, non, expliqua Chanteau, la dépêche dhier soir annonçait le règlement définitif des affaires de la petite Madame a dû arriver ce matin à Caen, où elle sest arrêtée pour passer chez Davoine. A une heure, elle reprenait le train ; à deux heures, elle descendait à Bayeux ; à trois heures, lomnibus du père Malivoire la déposait à Arromanches, et si même Malivoire na pas attelé tout de suite sa vieille berline, Madame aurait pu être ici vers quatre heures, quatre heures et demie au plus tard Il ny a guère que dix kilomètres dArromanches à Bonneville. La cuisinière, les yeux sur son gigot, écoutait tous ces calculs, en hochant la tête. Il ajouta, après une hésitation : Tu devrais aller voir au coin de la route, Véronique. Elle le regarda, plus pâle encore de colère contenue. Tiens ! pourquoi ? Puisque monsieur Lazare est déjà dehors, à patauger à leur rencontre, ce nest pas la peine que jaille me crotter jusquaux reins. Cest que, murmura Chanteau doucement, je finis par être inquiet aussi de mon fils Lui non plus ne reparaît pas. Que peut-il faire sur la route, depuis une heure ? Alors, sans parler davantage, Véronique prit à un clou un vieux châle de laine noire, dont elle senveloppa la tête et les épaules. Puis, comme son maître la suivait dans le corridor, elle lui dit brusquement : Retournez donc devant votre feu, si vous ne voulez pas gueuler demain toute la journée, avec vos douleurs. Et, sur le perron, après avoir refermé la porte à la volée, elle mit ses sabots et cria dans le vent : Ah ! Dieu de Dieu ! en voilà une morveuse qui peut se flatter de nous faire tourner en bourrique ! Chanteau resta paisible. Il était accoutumé aux violences de cette fille, entrée chez lui à lâge de quinze ans, lannée même de son mariage. Lorsquil nentendit plus le bruit des sabots, il séchappa comme un écolier en vacances et alla se planter, à lautre bout du couloir, devant une porte vitrée qui donnait sur la mer. Là, il soublia un instant, court et ventru, le teint coloré, regardant le ciel de ses gros yeux bleus à fleur de tête, sous la calotte neigeuse de ses cheveux coupés ras. Il était à peine âgé de cinquante-six ans ; mais les accès de goutte dont il souffrait lavaient vieilli de bonne heure. Distrait de son inquiétude, les regards perdus, il songeait que la petite Pauline finirait bien par faire la conquête de Véronique. Puis, était-ce sa faute ? Quand ce notaire de Paris lui avait écrit que son cousin Quenu, veuf depuis six mois, venait de mourir à son tour en le chargeant par testament de la tutelle de sa fille, il ne sétait pas senti la force de refuser. Sans doute on ne se voyait guère, la famille se trouvait dispersée, le père de Chanteau avait jadis créé à Caen un commerce de bois du Nord, après avoir quitté le Midi et battu toute la France, comme simple ouvrier charpentier, tandis que le petit Quenu, dès la mort de sa mère, était débarqué à Paris, où un autre de ses oncles lui avait plus tard cédé une grande charcuterie, en plein quartier des Halles. Et on sétait à peine rencontré deux ou trois fois, lorsque Chanteau, forcé par ses douleurs de quitter son commerce, avait fait des voyages à Paris, afin de consulter les célébrités médicales. Seulement, les deux hommes sestimaient, le mourant rêvait peut-être pour sa fille lair salubre de la mer. Celle-ci dailleurs, héritant de la charcuterie, serait loin dêtre une charge. Enfin, madame Chanteau avait accepté, même si vivement, quelle avait voulu éviter à son mari la fatigue dangereuse dun voyage, partant seule, battant le pavé, réglant les affaires, avec son continuel besoin dactivité ; et il suffisait à Chanteau que sa femme fût contente. Mais pourquoi narrivaient-elles pas toutes les deux ? Ses craintes le reprenaient, en face du ciel livide, où le vent douest emportait de grands nuages noirs, comme des haillons de suie, dont les déchirures traînaient au loin dans la mer. Cétait une de ces tempêtes de mars, lorsque les marées de léquinoxe battent furieusement les côtes. Le flot, qui commençait seulement à monter, ne mettait encore sur lhorizon quune barre blanche, une écume mince et perdue ; et la plage, si largement découverte ce jour-là, cette lieue de rochers et dalgues sombres, cette plaine rase, salie de flaques, tachée de deuil, prenait une mélancolie affreuse, sous le crépuscule tombant de la fuite épouvantée des nuages. Peut-être bien que le vent les a chavirées dans un fossé, murmura Chanteau. Un besoin de voir le poussait. Il ouvrit la porte vitrée, risqua ses chaussons de lisières sur le gravier de la terrasse, qui dominait le village. Quelques gouttes de pluie volant dans louragan lui cinglèrent le visage, un souffle terrible fit claquer son veston de grosse laine bleue. Mais il sentêtait, sans casquette, le dos arrondi ; et il vint saccouder au parapet, pour surveiller la route, en bas. Cette route dévalait entre deux falaises, on aurait dit un coup de hache dans le roc, une fente qui avait laissé couler les quelques mètres de terre, où se trouvaient plantées les vingt-cinq à trente masures de Bonneville. Chaque marée semblait devoir les écraser contre la rampe, sur leur lit étroit de galets. A gauche, il y avait un petit port déchouage, une bande de sable, où des hommes hissaient à cris réguliers une dizaine de barques. Ils nétaient pas deux cents habitants, ils vivaient de la mer, fort mal, collés à leur rocher avec un entêtement stupide de mollusques. Et, au-dessus des misérables toits, défoncés chaque hiver par les vagues, on ne voyait sur les falaises, à demi-pente, que léglise à droite, et que la maison des Chanteau à gauche, séparées par le ravin de la route. Cétait là tout Bonneville. Hein ? quel fichu temps ! cria une voix. Ayant levé les yeux, Chanteau reconnut le curé, labbé Horteur, un homme trapu, à encolure de paysan, dont les cinquante ans navaient pas encore pâli les cheveux roux. Devant léglise, sur le terrain du cimetière, le prêtre sétait réservé un potager ; et il était là, regardant ses premières salades, en serrant sa soutane entre ses cuisses, pour que louragan ne la lui mît pas sur la tête. Chanteau, qui ne pouvait parler et se faire entendre contre le vent, dut se contenter de saluer de la main. Je crois quils nont pas tort de retirer les barques, continua le curé à plein gosier. Vers dix heures, ils danseront. Et, comme décidément une rafale le coiffait de sa soutane, il disparut derrière léglise. Chanteau sétait retourné, gonflant les épaules, tenant le coup. Les yeux pleins deau, il jetait un regard sur son jardin brûlé par la mer, et sur la maison de briques, aux deux étages de cinq fenêtres, dont les persiennes, malgré les clavettes darrêt, menaçaient dêtre arrachées. Lorsque la rafale eut passé, il se pencha de nouveau sur la route ; mais Véronique revenait, en agitant les bras. Comment ! vous êtes sorti ? Voulez-vous bien vite rentrer, monsieur ! Elle le rattrapa dans le corridor, le gourmanda ainsi quun enfant pris en faute. Nest-ce pas ? quand il souffrirait le lendemain, ce serait encore elle qui serait obligée de le soigner ! Tu nas rien vu ? demanda-t-il dun ton soumis. Bien sûr, non, que je nai rien vu Madame est certainement à labri quelque part. Il nosait lui dire quelle aurait dû pousser plus loin. Maintenant, cétait labsence de son fils qui le tourmentait surtout. Jai vu, reprit la bonne, que tout le pays est en lair. Ils ont peur dy rester, cette fois Déjà, en septembre, la maison des Cuche a été fendue du haut en bas, et Prouane, qui montait sonner langélus, vient de me jurer quelle serait par terre demain. Mais, à ce moment, un grand garçon de dix-neuf ans franchit dune enjambée les trois marches du perron. Il avait un front large, des yeux très clairs, avec un fin duvet de barbe châtaine, qui encadrait sa face longue. Ah ! tant mieux ! voici Lazare ! dit Chanteau soulagé. Comme tu es mouillé, mon pauvre enfant ! Le jeune homme accrochait, dans le vestibule, un caban trempé par les ondées. Eh bien ? demanda de nouveau le père. Eh bien ! personne ! répondit Lazare. Je suis allé jusquà Verchemont, et là jai attendu sous le hangar de lauberge, les yeux sur la route, qui est un vrai fleuve de boue. Personne ! Alors, jai craint de tinquiéter, je suis revenu. Il avait quitté le lycée de Caen au mois daoût, après avoir passé son baccalauréat, et depuis huit mois il battait les falaises, ne se décidant point à choisir une occupation, passionné seulement de musique, ce qui désespérait sa mère. Elle était partie fâchée, car il avait refusé de laccompagner à Paris, où elle rêvait de lui trouver une position. Toute la maison sen allait à la débandade, dans une aigreur involontaire que la vie commune du foyer aggravait encore. Maintenant que te voilà prévenu, reprit le jeune homme, jai envie de pousser jusquà Arromanches. Non, non, la nuit tombe, sécria Chanteau. Il est impossible que ta mère nous laisse sans nouvelle. Jattends une dépêche Tiens ! on dirait une voiture. Véronique avait rouvert la porte. Cest le cabriolet du docteur Cazenove, annonça-t-elle. Est-ce quil devait venir, monsieur ? Ah ! mon Dieu ! mais cest Madame ! Tous descendirent vivement le perron. Un gros chien de montagne croisé de terre-neuve, qui dormait dans un coin du vestibule, sélança avec des abois furieux. A ce vacarme, une petite chatte blanche, lair délicat, parut aussi sur le seuil ; mais, devant la cour boueuse, sa queue eut un léger tremblement de dégoût, et elle sassit proprement, en haut des marches, pour voir. Cependant, une dame de cinquante ans environ avait sauté du cabriolet avec une souplesse de jeune fille. Elle était petite et maigre, les cheveux encore très noirs, le visage agréable, gâté par un grand nez dambitieuse. Dun bond, le chien lui avait posé les pattes sur les épaules, pour lembrasser ; et elle se fâchait. Voyons, Mathieu, veux-tu me lâcher ? Grosse bête ! as-tu fini ? Lazare, derrière le chien, traversait la cour. Il cria, pour demander : Pas de malheur, maman ? Non, non, répondit madame Chanteau. Mon Dieu ! nous étions dune inquiétude ! dit le père qui avait suivi son fils, malgré le vent. Quest-il donc arrivé ? Oh ! des ennuis tout le temps, expliqua-t-elle. Dabord, les chemins sont si mauvais, quil a fallu près de deux heures pour venir de Bayeux. Puis, à Arromanches, voilà quun cheval de Malivoire se casse une patte ; et il na pu nous en donner un autre, jai vu le moment quil nous faudrait coucher chez lui Enfin, le docteur a eu lobligeance de nous prêter son cabriolet. Ce brave Martin nous a conduites Le cocher, un vieil homme à jambe de bois, un ancien matelot opéré autrefois par le chirurgien de marine Cazenove, et resté plus tard à son service, était en train dattacher le cheval. Madame Chanteau sétait interrompue, pour lui dire : Martin, aidez donc la petite à descendre. Personne navait encore songé à lenfant. Comme la capote du cabriolet tombait très bas, on ne voyait que sa jupe de deuil et ses petites mains gantées de noir. Du reste, elle nattendit pas que le cocher laidât, elle sauta légèrement à son tour. Une bourrasque soufflait, ses vêtements claquèrent, des mèches de cheveux bruns senvolèrent, sous le crêpe de son chapeau. Et elle avait lair très fort pour ses dix ans, les lèvres grosses, la figure pleine et blanche, de cette blancheur des fillettes élevées dans les arrière-boutiques de Paris. Tous la regardaient. Véronique, qui arrivait pour saluer sa maîtresse, sétait arrêtée à lécart, la face glacée et jalouse. Mais Mathieu nimitait pas cette réserve, il sélança entre les bras de lenfant, et lui débarbouilla le visage dun coup de langue. Naie pas peur ! cria madame Chanteau, il nest pas méchant. Oh ! je nai pas peur, répondit doucement Pauline. Jaime bien les chiens. En effet, elle était toute tranquille, au milieu des rudes accolades de Mathieu. Sa petite figure grave séclaira dun sourire, dans son deuil ; puis, elle posa un gros baiser sur le museau du terre-neuve. Et les gens, tu ne les embrasses pas ? reprit madame Chanteau. Tiens ! voici ton oncle, puisque tu mappelles ta tante Et voici ton cousin alors, un grand galopin qui est moins sage que toi. Lenfant néprouvait aucune gêne. Elle embrassa tout le monde, elle trouva un mot pour chacun, avec une grâce de petite Parisienne, déjà rompue aux politesses. Mon oncle, je vous remercie bien de me prendre chez vous Vous verrez, mon cousin, nous ferons bon ménage Mais elle est très gentille ! sécria Chanteau ravi. Lazare la regardait avec surprise, car il se létait imaginée plus petite, dune niaiserie effarouchée de gamine. Oui, oui, très gentille, répétait la vieille dame. Et brave, vous navez pas idée ! Le vent nous prenait de face, dans cette voiture, et nous aveuglait de poussière deau. Vingt fois jai cru que la capote, qui craquait comme une voile, allait se fendre. Eh bien ! elle samusait, elle trouvait ça drôle Mais quest-ce que nous faisons là ? Il est inutile de nous mouiller davantage, voici la pluie qui recommence. Elle se tournait, cherchant Véronique. Lorsquelle laperçut à lécart, la mine revêche, elle lui dit ironiquement : Bonjour, ma fille, comment te portes-tu ? En attendant que tu me demandes de mes nouvelles, tu vas monter une bouteille pour Martin, nest-ce pas ? Nous navons pu prendre nos malles, Malivoire les apportera demain de bonne heure Elle sinterrompit, elle retourna vers la voiture, bouleversée. Et mon sac ! Jai eu une peur ! jai craint quil ne fût tombé sur la route. Cétait un gros sac de cuir noir, déjà blanchi aux angles par lusure, et quelle refusa absolument de confier à son fils. Enfin, tous se dirigeaient vers la maison, lorsquune nouvelle bourrasque les arrêta, lhaleine coupée, devant la porte. La chatte, assise dun air curieux, les regardait lutter contre le vent ; et madame Chanteau voulut savoir si Minouche sétait bien conduite pendant son absence. Ce nom de Minouche fit encore sourire Pauline, de sa bouche grave. Elle se baissa, elle caressa la chatte, qui vint aussitôt se frotter contre sa jupe, la queue en lair. Mathieu sétait remis à aboyer violemment, pour sonner le retour au gîte, en voyant la famille monter le perron et se mettre enfin à labri, dans le vestibule. Ah ! on est bien ici, dit la mère. Je finissais par croire que nous narriverions jamais Oui, Mathieu, tu es un bon chien, mais laisse-nous tranquilles. Oh ! je ten prie, Lazare, fais-le taire : il mentre dans les oreilles ! Le chien sentêtait, la rentrée des Chanteau dans leur salle à manger sopéra aux éclats de cette musique dallégresse. Devant eux, ils poussaient Pauline, la nouvelle enfant de la maison ; et, derrière, venait Mathieu, toujours aboyant, suivi lui-même de la Minouche, dont le poil nerveux frémissait au milieu de ce tapage. Déjà, dans la cuisine, Martin avait bu deux verres de vin coup sur coup, et il sen allait, tapant le carreau de sa jambe de bois, criant le bonsoir à tout le monde. Véronique venait de rapprocher du feu son gigot, qui était froid. Elle parut, elle demanda : Est-ce quon mange ? Je crois bien, il est sept heures, dit Chanteau. Seulement, ma fille, il faudrait attendre que Madame et la petite se fussent changées. Mais je nai pas la malle pour Pauline, fit remarquer madame Chanteau. Heureusement que nous ne sommes pas mouillées dessous Ôte ton manteau et ton chapeau, ma chérie. Débarrasse-la donc, Véronique Et déchausse-la, nest-ce pas ? Jai ici ce quil faut. La bonne dut sagenouiller devant lenfant, qui sétait assise. Pendant ce temps, la vieille dame tirait de son sac une paire de petits chaussons de feutre, quelle lui mit elle-même aux pieds. Puis, elle se fit déchausser à son tour, et plongea de nouveau dans le sac, doù elle revint avec une paire de savates pour elle. Alors, je sers ? demanda encore Véronique. Tout à lheure Pauline, viens dans la cuisine te laver les mains et te passer de leau sur la figure Nous mourons de faim, plus tard on se décrassera à fond. Ce fut Pauline qui reparut la première, laissant sa tante le nez dans une terrine. Chanteau avait repris sa place devant le feu, au fond de son grand fauteuil de velours jaune ; et il se frottait les jambes dun geste machinal, avec la peur dune crise prochaine, tandis que Lazare coupait des tranches de pain, debout devant la table, où quatre couverts étaient mis depuis plus dune heure. Les deux hommes, un peu gênés, souriaient à lenfant, sans trouver une parole. Elle, tranquillement, examinait la salle meublée de noyer, passant du buffet et de la demi-douzaine de chaises à la suspension de cuivre verni, retenue surtout par cinq lithographies encadrées, les Saisons et une Vue du Vésuve, qui se détachaient sur le papier marron des murailles. Sans doute le faux lambris de chêne peint, égratigné déraflures plâtreuses, le parquet sali danciennes taches de graisse, labandon de cette pièce commune où la famille vivait, lui firent regretter la belle charcuterie de marbre quelle avait quittée la veille, car ses yeux sattristèrent, elle sembla deviner un instant les sourdes aigreurs cachées sous la bonhomie de ce milieu nouveau pour elle. Enfin, ses regards, après sêtre intéressés à un baromètre très ancien, dans un cartel de bois doré, se fixèrent sur une construction étrange qui tenait toute la tablette de la cheminée, sous une boîte de verre collée aux arêtes par de minces bandes de papier bleu. On aurait dit un jouet, un pont de bois en miniature, mais un pont dune charpente extraordinairement compliquée. Cest ton grand-oncle qui a fait ça, expliqua Chanteau, heureux de trouver un sujet de conversation. Oui, mon père avait commencé par être charpentier Jai toujours gardé son chef-duvre. Il ne rougissait pas de son origine, et madame Chanteau tolérait le pont sur la cheminée, malgré lhumeur que lui causait cette curiosité encombrante, qui lui rappelait son mariage avec un fils douvrier. Mais déjà la petite fille nécoutait plus son oncle : par la fenêtre, elle venait dapercevoir lhorizon immense, et elle traversa vivement la pièce, elle se planta devant les vitres, dont les rideaux de mousseline étaient relevés à laide dembrasses de coton. Depuis son départ de Paris, la mer était sa préoccupation continuelle. Elle en rêvait, elle ne cessait de questionner sa tante dans le wagon, voulant savoir, à chaque coteau, si la mer nétait pas derrière ces montagnes. Enfin, sur la plage dArromanches, elle était restée muette, les yeux agrandis, le cur gonflé dun gros soupir ; puis, dArromanches à Bonneville, elle avait à chaque minute allongé la tête hors du cabriolet, malgré le vent, pour voir la mer qui les suivait. Et, maintenant, la mer était encore là, elle serait toujours là, comme une chose à elle. Lentement, dun regard, elle semblait en prendre possession. La nuit tombait du ciel livide, où les bourrasques fouettaient le galop échevelé des nuages. On ne distinguait plus, au fond du chaos croissant des ténèbres, que la pâleur du flot qui montait. Cétait une écume blanche toujours élargie, une succession de nappes se déroulant, inondant les champs de varechs, recouvrant les dalles rocheuses, dans un glissement doux et berceur, dont lapproche semblait une caresse. Mais, au loin, la clameur des vagues avait grandi, des crêtes énormes moutonnaient, et un crépuscule de mort pesait, au pied des falaises, sur Bonneville désert, calfeutré derrière ses portes, tandis que les barques, abandonnées en haut des galets, gisaient comme des cadavres de grands poissons échoués. La pluie noyait le village dun brouillard fumeux, seule léglise se découpait encore nettement, dans un coin blême des nuées. Pauline ne parla pas. Son petit cur sétait de nouveau gonflé ; elle étouffait, et elle soupira longuement, tout son souffle parut sortir de ses lèvres. Hein ? cest plus large que la Seine, dit Lazare, qui était venu se placer derrière elle. Cette gamine continuait à le surprendre. Il éprouvait, depuis quelle était là, une timidité de grand garçon gauche. Oh ! oui, répondit-elle très bas, sans tourner la tête. Il allait la tutoyer, il se reprit. Ça ne vous effraie pas ? Alors, elle le regarda, lair étonné. Non, pourquoi ? Bien sûr que leau ne montera pas jusquici. Eh ! on nen sait rien, dit-il, cédant à un besoin de se moquer delle. Des fois, leau passe par-dessus léglise. Mais elle éclata dun bon rire. Dans son petit être réfléchi, cétait une bouffée de gaieté bruyante et saine, la gaieté dune personne de raison que labsurde met en joie. Et ce fut elle qui tutoya la première le jeune homme, en lui prenant les mains, comme pour jouer. Oh ! cousin, tu me crois donc bien bête ! Est-ce que tu resterais ici, si leau passait par-dessus léglise ? Lazare riait à son tour, serrait les mains de lenfant, tous deux désormais bons camarades. Justement, madame Chanteau rentra au milieu de ces éclats joyeux. Elle parut heureuse, elle dit, en sessuyant les mains : La connaissance est faite Je savais bien que vous vous entendriez ensemble. Je sers, madame ? interrompit Véronique, debout sur le seuil de la cuisine. Oui, oui, ma fille Seulement, tu ferais mieux dallumer dabord la lampe. On ny voit plus. La nuit, en effet, venait si rapidement, que la salle à manger obscure nétait plus éclairée que par le reflet rouge du coke. Ce fut encore un retard. Enfin, la bonne baissa la suspension, le couvert apparut sous le rond de clarté vive. Et tout le monde était assis, Pauline entre son oncle et son cousin, en face de sa tante, lorsque cette dernière se leva de nouveau, avec sa vivacité de vieille femme maigre, qui ne pouvait rester en place. Où est mon sac ? Attends, ma chérie, je vais te donner ta timbale Ôte le verre, Véronique. Elle est habituée à sa timbale, cette enfant. Elle avait sorti une timbale dargent, déjà bossuée, quelle essuya avec sa serviette, et quelle posa devant Pauline. Puis, elle garda son sac derrière elle, sur une chaise. La bonne servait un potage au vermicelle, en avertissant de son air maussade quil était beaucoup trop cuit. Personne nosa se plaindre : on avait grand-faim, le bouillon sifflait dans les cuillers. Ensuite, vint le bouilli. Chanteau, très gourmand, y toucha à peine, se réservant pour le gigot. Mais, quand celui-ci fut sur la table, Il y eut une protestation générale. Cétait du cuir desséché. On ne pouvait manger ça. Pardi ! je le sais bien, dit tranquillement Véronique. Fallait pas faire attendre ! Pauline, gaiement, coupait sa viande en petits morceaux et lavalait tout de même. Quant à Lazare, il ne savait jamais ce quil avait sur son assiette, il aurait englouti des tranches de pain pour des blancs de volaille. Cependant, Chanteau regardait le gigot dun il morne. Et avec ça, Véronique, quest-ce que tu as ? Des pommes de terre sautées, monsieur. Il fit un geste de désespoir, en sabandonnant dans son fauteuil. La bonne reprit : Si Monsieur veut que je rapporte le buf ? Mais il refusa dun branle mélancolique de la tête. Autant du pain que du bouilli. Ah ! mon Dieu ! quel dîner ! Jusquau mauvais temps qui avait empêché davoir du poisson ! Madame Chanteau, très petite mangeuse, le regardait avec pitié. Mon pauvre ami, dit-elle tout dun coup, tu me fais de la peine Javais là un cadeau pour demain ; mais, puisquil y a famine, ce soir Elle avait rouvert son sac et en tirait une terrine de foie gras. Les yeux de Chanteau sallumèrent. Du foie gras ! du fruit défendu ! une friandise adorée que son médecin lui interdisait absolument ! Seulement, tu sais, continuait sa femme, je ne ten permets quune tartine Sois raisonnable, ou tu nen auras jamais plus. Il avait saisi la terrine, il se servait dune main tremblante. Souvent, de terribles combats se livraient ainsi entre sa terreur dun accès et la violence de sa gourmandise ; et, presque toujours, la gourmandise était la plus forte. Tant pis ! cétait trop bon, il souffrirait ! Véronique, qui lavait regardé se tailler une large tranche, retourna dans sa cuisine, en murmurant : Ah bien ! ce que Monsieur gueulera ! Ce mot revenait naturellement dans sa bouche, les maîtres lavaient accepté, tant elle le disait dune façon simple. Monsieur gueulait, quand il avait une crise ; et cétait tellement ça, quon ne songeait point à la rappeler au respect. La fin du dîner fut très gaie. Lazare, en plaisantant, ôta la terrine des mains de son père. Mais, lorsque le dessert parut, un fromage de Pont-lEvêque et des biscuits, la grande joie fut une brusque apparition de Mathieu. Jusque-là, il avait dormi quelque part, sous la table. Larrivée des biscuits venait de léveiller, il semblait les sentir dans son sommeil ; et, tous les soirs, à ce moment précis, il se secouait, il faisait sa ronde, guettant les curs sur les visages. Dhabitude, cétait Lazare qui se laissait le plus vite apitoyer ; seulement, ce soir-là, Mathieu, à son deuxième tour, regarda fixement Pauline, de ses bons yeux humains ; puis, devinant une grande amie des bêtes et des gens, il posa sa tête énorme sur le petit genou de lenfant, sans la quitter de ses regards pleins de tendres supplications. Oh ! le mendiant ! dit madame Chanteau. Doucement, Mathieu ! veux-tu bien ne pas te jeter si fort sur la nourriture ! Le chien, dun coup de gosier, avait bu le morceau de biscuit que Pauline lui tendait ; et il replaçait sa tête sur le petit genou, il demandait un autre morceau, les yeux toujours dans les yeux de sa nouvelle amie. Elle riait, le baisait, le trouvait bien drôle, les oreilles rabattues, une tache noire sur lil gauche, la seule tache qui marquât sa robe blanche, aux longs poils frisés. Mais il y eut un incident : la Minouche, jalouse, venait de sauter légèrement au bord de la table ; et, ronronnante, léchine souple, avec des grâces de jeune chèvre, elle donnait de grands coups de tête dans le menton de lenfant. Cétait sa façon de se caresser, on sentait son nez froid et leffleurement de ses dents pointues, tandis quelle dansait sur ses pattes, comme un mitron pétrissant de la pâte. Alors, Pauline fut enchantée, entre les deux bêtes, la chatte à gauche, le chien à droite, envahie par eux, exploitée indignement, jusquà leur distribuer tout son dessert. Renvoie-les donc, lui dit sa tante. Ils ne te laisseront rien. Quest-ce que ça fait ? répondit-elle simplement, dans son bonheur de se dépouiller. On avait fini. Véronique ôtait le couvert. Les deux bêtes, voyant la table nette, sen allèrent sans dire merci, en se léchant une dernière fois. Pauline sétait levée, et debout devant la fenêtre, elle tâchait de voir. Depuis le potage, elle regardait cette fenêtre sobscurcir, devenir peu à peu dun noir dencre. Maintenant, cétait un mur impénétrable, une masse de ténèbres où tout avait sombré, le ciel, leau, le village, léglise elle-même. Sans seffrayer des plaisanteries de son cousin, elle cherchait la mer, elle était tourmentée du désir de savoir jusquoù cette eau allait monter ; et elle nentendait que la clameur grandir, une voix haute, monstrueuse, dont la menace continue senflait à chaque minute, au milieu des hurlements du vent et du cinglement des averses. Plus une lueur, pas même une pâleur décume, sur le chaos des ombres ; rien que le galop des vagues, fouetté par la tempête, au fond de ce néant. Fichtre ! dit Chanteau, elle arrive raide et elle a encore deux heures à monter ! Si le vent soufflait du nord, expliqua Lazare, je crois que Bonneville serait fichu. Heureusement quil nous prend de biais. La petite fille sétait retournée et les écoutait, ses grands yeux pleins dune pitié inquiète. Bah ! reprit madame Chanteau, nous sommes à labri, il faut laisser les autres se débrouiller, chacun a ses malheurs Dis, ma mignonne, veux-tu une tasse de thé bien chaud ? Et puis, nous irons nous coucher. Véronique avait jeté, sur la table desservie, un vieux tapis rouge à grosses fleurs, autour duquel la famille passait les soirées. Chacun reprit sa place. Lazare, sorti un instant, était revenu avec un encrier, une plume, toute une poignée de papiers ; et il sinstalla sous la lampe, il se mit à copier de la musique. Madame Chanteau, dont les regards tendres ne quittaient pas son fils depuis son retour, devint brusquement très aigre. Encore ta musique ! Tu ne peux donc nous donner une soirée, même le jour de mon retour ? Mais, maman, je ne men vais pas, je reste avec toi Tu sais bien que ça ne mempêche pas de causer. Va, va, dis-moi quelque chose, je te répondrai. Et il sentêta, couvrant de ses papiers une moitié de la table. Chanteau sétait allongé douillettement dans son fauteuil, les mains abandonnées. Devant le feu, Mathieu sendormait ; pendant que Minouche, remontée dun bond sur le tapis, faisait une grande toilette, une cuisse en lair, se léchant avec précaution le poil du ventre. Une bonne intimité semblait tomber de la suspension de cuivre, et bientôt Pauline, qui souriait de ses yeux demi-clos à sa nouvelle famille, ne put résister au sommeil, brisée de lassitude, engourdie par la chaleur. Elle laissa glisser sa tête, sassoupit dans le creux de son bras replié, en plein sous la clarté tranquille de la lampe. Ses paupières fines étaient comme un voile de soie tiré sur son regard, un petit souffle régulier sortait de ses lèvres pures. Elle ne doit plus tenir debout, dit madame Chanteau en baissant la voix. Nous la réveillerons pour quelle prenne son thé, et nous la coucherons. Alors, un silence régna. Dans le grondement de la tempête, on nentendait que la plume de Lazare. Cétait une grande paix, la somnolence des vieilles habitudes, la vie ruminée chaque soir à la même place. Longtemps, le père et la mère se regardèrent sans rien dire. Enfin, Chanteau demanda avec hésitation : Et à Caen, Davoine aura-t-il un bon inventaire ? Elle haussa furieusement les épaules. Ah bien ! oui, un bon inventaire ! Quand je te le disais, que tu te laissais mettre dedans ! Maintenant que la petite sommeillait, on pouvait causer. Ils parlaient bas, ils ne voulaient dabord que se communiquer brièvement les nouvelles. Mais la passion les emportait, et peu à peu tous les tracas du ménage se déroulèrent. A la mort de son père, lancien ouvrier charpentier, qui menait son commerce de bois du Nord avec les coups daudace dune tête aventureuse, Chanteau avait trouvé une maison fort compromise. Peu actif, dune prudence routinière, il sétait contenté de sauver la situation, à force de bon ordre, et de vivoter honnêtement sur des bénéfices certains. Le seul roman de sa vie fut son mariage, il épousa une institutrice, quil rencontra dans une famille amie. Eugénie de la Vignière, orpheline de hobereaux ruinés du Cotentin, comptait lui souffler au cur son ambition. Mais lui, dune éducation incomplète, envoyé sur le tard dans un pensionnat, reculait devant les vastes entreprises, opposait linertie de sa nature aux volontés dominatrices de sa femme. Lorsquil leur vint un fils, celle-ci reporta sur cet enfant son espoir dune haute fortune, le mit au lycée, le fit travailler elle-même chaque soir. Cependant, un dernier désastre devait déranger ses calculs : Chanteau, qui depuis lâge de quarante ans souffrait de la goutte, finit par avoir des accès si douloureux, quil parla de vendre sa maison. Cétait la médiocrité, de petites économies mangées à lécart, lenfant jeté plus tard dans lexistence, sans le soutien des premiers vingt mille francs de rente quelle rêvait pour lui. Alors, madame Chanteau voulut au moins soccuper de la vente. Les bénéfices pouvaient être dune dizaine de mille francs, dont le ménage vivait largement, car elle avait le goût des réceptions. Ce fut elle qui découvrit un sieur Davoine et qui eut lidée de la combinaison suivante : Davoine achetait le commerce de bois cent mille francs, seulement il nen versait que cinquante mille ; en lui abandonnant les cinquante mille autres, les Chanteau restaient ses associés et partageaient les bénéfices. Ce Davoine semblait être un homme dune intelligence hardie ; même en admettant quil ne fit pas rendre davantage à la maison, cétaient toujours cinq mille francs assurés, qui, ajoutés aux trois mille produits par les cinquante mille placés sur hypothèques, constituaient une rente totale de huit mille francs. Avec cela, on patienterait, on attendrait les succès du fils, qui devait les tirer de leur vie médiocre. Et les choses furent réglées ainsi. Chanteau avait justement acheté, deux années auparavant, une maison au bord de la mer, à Bonneville, une occasion pêchée dans la débâcle dun client insolvable. Au lieu de la revendre, comme elle en avait eu un moment lidée, madame Chanteau décida quon se retirerait là-bas, au moins jusquaux premiers triomphes de Lazare. Renoncer à ses réceptions, senfouir dans un trou perdu, était pour elle un suicide ; mais elle cédait sa maison entière à Davoine, il lui aurait fallu louer autre part, et le courage lui venait de faire des économies, avec lidée entêtée dopérer plus tard une rentrée triomphale à Caen, lorsque son fils y occuperait une grande position. Chanteau approuvait tout. Quant à sa goutte, elle devrait saccommoder du voisinage de la mer, dailleurs, sur trois médecins consultés, deux avaient eu lobligeance de déclarer que le vent du large tonifierait dune façon puissante létat général. Donc, un matin de mai, les Chanteau, laissant au lycée Lazare, âgé alors d e quatorze ans, partirent pour sinstaller définitivement à Bonneville. Depuis cet arrachement héroïque, cinq années sétaient écoulées, et les affaires du ménage allaient de mal en pis. Comme Davoine se lançait dans de grandes spéculations, il disait avoir besoin de continuelles avances, risquait de nouveau les bénéfices, de sorte que les inventaires se soldaient presque par des pertes. A Bonneville, on en était réduit à vivre sur les trois mille francs de rentes, si maigrement quon avait dû vendre le cheval et que Véronique cultivait le potager. Voyons, Eugénie, hasarda Chanteau, si lon ma mis dedans, cest un peu ta faute. Mais elle nacceptait plus cette responsabilité, elle oubliait volontiers que lassociation avec Davoine était son uvre. Comment ! ma faute ! répondit-elle dune voix sèche. Est-ce que cest moi qui suis malade ? Si tu navais pas été malade, nous serions peut-être millionnaires. Chaque fois que lamertume de sa femme débordait ainsi, il baissait la tête, gêné et honteux dabriter dans ses os lennemie de la famille. Il faut attendre, murmura-t-il. Davoine a lair certain du coup quil prépare. Si le sapin remonte, nous avons une fortune. Et puis, quoi ? interrompit Lazare, sans cesser de copier sa musique, nous mangeons tout de même Vous avez bien tort de vous tracasser. Cest moi qui me moque de largent ! Madame Chanteau haussa une seconde fois les épaules. Toi, tu ferais mieux de ten moquer un peu moins, et de ne pas perdre ton temps à des bêtises. Dire que cétait elle qui lui avait appris le piano ! Rien que la vue dune partition lexaspérait aujourdhui. Son dernier espoir croulait : ce fils quelle avait rêvé préfet ou président de cour, parlait décrire des opéras ; et elle le voyait plus tard courir le cachet comme elle, dans la boue des rues. Enfin, reprit-elle, voici un aperçu des trois derniers mois que Davoine ma donné Si ça continue de la sorte, cest nous qui lui devrons de largent en juillet. Elle avait posé son sac sur la table et en sortait un papier, quelle tendit à Chanteau. Il dut le prendre, le retourna, finit par le placer devant lui, sans louvrir. Justement, Véronique apportait le thé. Un long silence tomba, les tasses restèrent vides. Près du sucrier, la Minouche, qui avait mis les pattes en manchon, serrait les paupières, béatement ; tandis que Mathieu, devant la cheminée, ronflait comme un homme. Et la voix de la mer continuait à monter au-dehors, ainsi quune basse formidable, accompagnent les petits bruits paisibles de cet intérieur ensommeillé. Si tu la réveillais, maman ? dit Lazare. Elle ne doit pas être bien là, pour dormir. Oui, oui, murmura madame Chanteau, préoccupée, les yeux sur Pauline. Tous trois regardaient lenfant assoupie. Son haleine sétait calmée encore, ses joues blanches et sa bouche rose avaient une douceur immobile de bouquet, dans la clarté de la lampe. Seuls, ses petits cheveux châtains dépeignés par le vent jetaient une ombre sur son front délicat. Et lesprit de madame Chanteau retournait à Paris, au milieu des ennuis quelle venait davoir, étonnée elle-même de sa chaleur à accepter cette tutelle, prise dune considération instinctive pour une pupille riche, dune honnêteté stricte dailleurs, et sans arrière-pensée au sujet de la fortune dont elle aurait la garde. Quand je suis descendue dans cette boutique, se mit-elle à raconter lentement, elle était en petite robe noire, elle ma embrassée, avec de gros sanglots Oh ! une très belle boutique, une charcuterie tout en marbres et en glaces, juste en face des Halles Et jai trouvé là une gaillarde, une bonne haute comme une botte, fraîche, rouge, qui avait prévenu le notaire, fait poser les scellés, et qui continuait tranquillement à vendre du boudin et des saucisses Cest Adèle qui ma conté la mort de notre pauvre cousin Quenu. Depuis six mois quil avait perdu sa femme Lisa, le sang létouffait ; toujours, il portait la main à son cou, comme pour ôter sa cravate ; enfin, un soir, on la trouvé la figure violette, le nez tombé dans une terrine de graisse Son oncle Gradelle était mort ainsi. Elle se tut, le silence recommença. Sur le visage endormi de Pauline, un rêve passait, la clarté rapide dun sourire. Et, pour la procuration, tout a bien marché ? demanda Chanteau. Très bien Mais ton notaire a eu joliment raison de laisser le nom de mandataire en blanc, car il paraît que je ne pouvais te remplacer : les femmes sont exclues de ces affaires-là Comme je te lai écrit, je suis allée mentendre, dès mon arrivée, avec ce notaire de Paris qui tavait envoyé un extrait du testament, où tu étais nommé tuteur. Tout de suite, il a mis la procuration au nom de son maître-clerc, ce qui a lieu souvent, ma-t-il dit. Et nous avons pu marcher Chez le juge de paix, jai fait désigner, pour le conseil de famille, trois parents du côté de Lisa, deux jeunes cousins, Octave Mouret et Claude Lantier, et un cousin par alliance, monsieur Rambaud, lequel habite Marseille ; puis, de notre côté, du côté de Quenu, jai pris les neveux Naudet, Liardin et Delormé. Cest, tu le vois, un conseil de famille très convenable, et dont nous ferons ce que nous voudrons pour le bonheur de lenfant Alors, dans la première séance, ils ont nommé le subrogé tuteur, que javais choisi forcément parmi les parents de Lisa, monsieur Saccard Chut ! elle séveille, interrompit Lazare. En effet, Pauline venait douvrir les yeux tout grands. Sans bouger, elle regarda dun air étonné ces gens qui causaient ; puis, avec un sourire noyé de sommeil, elle laissa retomber ses paupières, sous linvincible fatigue ; et son visage immobile reprit sa transparence laiteuse de camélia. Ce Saccard, nest-ce pas le spéculateur ? demanda Chanteau. Oui, répondit sa femme, je lai vu, nous avons causé. Un homme charmant Il a tant daffaires en tête, quil ma avertie de ne pas compter sur son concours Tu comprends, nous navons besoin de personne. Du moment où nous prenons la petite, nous la prenons, nest-ce pas ? Moi, je naime guère quon vienne mettre le nez chez moi Et, dès lors, le reste a été bâclé. Ta procuration spécifiait heureusement tous les pouvoirs nécessaires. On a levé les scellés, fait linventaire de la fortune, vendu aux enchères la charcuterie. Oh ! une chance ! deux concurrents enragés, quatre-vingt-dix mille francs payés comptant ! Le notaire avait déjà trouvé soixante mille francs en titres dans un meuble. Je lai prié dacheter encore des titres, et voici cent cinquante mille francs de valeurs solides que jai été bien contente dapporter tout de suite, après avoir remis au maître-clerc la décharge du mandat et le reçu de largent, dont je tavais demandé lenvoi par retour du courrier Tenez ! regardez ça. Elle avait replongé sa main dans le sac, elle en ramenait un paquet volumineux, le paquet des titres, serré entre les deux feuilles de carton dun vieux registre de la charcuterie, dont on avait arraché les pages. La couverture, à grandes marbrures vertes, était piquetée de taches de graisse. Et le père et le fils regardaient cette fortune, qui tombait sur le tapis usé de leur table. Le thé va être froid, maman, dit Lazare en lâchant enfin sa plume. Je le verse, nest-ce pas ? Il sétait levé, il emplissait les tasses. La mère navait pas répondu, les yeux fixés sur les titres. Naturellement, continua-t-elle dune voix lente, dans une dernière réunion du conseil de famille, que jai provoquée, jai demandé à être indemnisée de mes frais de voyages, et lon a réglé la pension de la petite chez nous à huit cents francs Nous sommes moins riches quelle, nous ne pouvons lui faire la charité. Aucun de nous ne voudrait gagner sur cette enfant, mais il nous est difficile dy mettre du nôtre. On replacera les intérêts de ses rentes, on lui doublera presque son capital, dici à sa majorité Mon Dieu ! nous ne remplissons que notre devoir. Il faut obéir aux morts. Si nous y mettons encore du nôtre, eh bien, cela nous portera chance peut-être, ce dont nous avons grand besoin la pauvre chérie a été si secouée, et elle sanglotait si fort en quittant sa bonne ! Je veux quelle soit heureuse avec nous. Les deux hommes étaient gagnés par lattendrissement. Certes, ce nest pas moi qui lui ferai du mal, dit Chanteau. Elle est charmante, ajouta Lazare. Moi, je laime déjà beaucoup. Mais, ayant senti le thé dans son sommeil, Mathieu sétait secoué et avait de nouveau posé sa grosse tête au bord de la table. Minouche, elle aussi, sétirait, enflait léchine en bâillant. Ce fut tout un réveil, la chatte finit par allonger le cou, pour flairer le paquet des titres, dans le carton graisseux. Et, comme les Chanteau reportaient leurs regards vers Pauline, ils laperçurent les yeux ouverts, fixés sur les papiers, sur ce vieux registre déloqueté, quelle retrouvait là. Oh ! elle sait bien ce quil y a dedans, reprit madame Chanteau. Nest-ce pas ? ma mignonne, je tai montré ça, là-bas, à Paris Cest ce que ton pauvre père et ta pauvre mère tont laissé. Des larmes roulèrent sur les joues de la petite fille. Son chagrin lui revenait encore ainsi, par brusques ondées de printemps. Elle souriait déjà au milieu de ses pleurs, elle samusait de la Minouche qui, après avoir senti longuement les titres, sans doute alléchée par lodeur, se remettait à pétrir et à ronronner, en donnant de grands coups de tête dans les angles du registre. Minouche, veux-tu laisser ça ! cria madame Chanteau. Est-ce quon joue avec largent ! Chanteau riait, Lazare aussi. Au bord de la table, Mathieu, très excité, dévorant de ses yeux de flamme les papiers quil devait prendre pour une gourmandise, aboyait contre la chatte. Et toute la famille sépanouissait bruyamment. Pauline, ravie de ce jeu, avait saisi entre ses bras la Minouche, quelle berçait et caressait, ainsi quune poupée. De crainte que lenfant ne se rendormit, madame Chanteau lui fit boire son thé tout de suite. Puis, elle appela Véronique. Donne-nous les bougeoirs On reste à causer, on ne se coucherait pas. Dire quil est dix heures ! Moi qui dormais en mangeant ! Mais une voix dhomme sélevait dans la cuisine, et elle questionna la bonne, lorsque celle-ci eut apporté les quatre bougeoirs allumés. Avec qui donc causes-tu ? Madame, cest Prouane Il vient dire à Monsieur que ça ne va pas bien en bas. La marée casse tout, paraît-il. Chanteau avait du accepter dêtre maire de Bonneville, et Prouane, un ivrogne qui servait de bedeau à labbé Horteur, remplissait en outre les fonctions de greffier. Il avait eu un grade sur la flotte, il écrivait comme un maître décole. Quand on lui eut crié dentrer, il parut, son bonnet de laine à la main, sa veste et ses bottes ruisselantes deau. Eh bien, quoi donc, Prouane ? Dame ! monsieur, cest la maison des Cuche qui est nettoyée, pour le coup Maintenant, si ça continue, ça va être le tour de celle des Gonin Nous étions tous là, Tourmal, Houtelard, moi, les autres. Mais quest-ce que vous voulez ! on ne peut rien contre cette gueuse, il est dit que chaque année elle nous emportera un morceau du pays. Il y eut un silence. Les quatre bougies brûlaient avec des flammes hautes, et lon entendit la mer, la gueuse, qui battait les falaises. A cette heure, elle se trouvait dans son plein, chaque flot en sécroulant ébranlait la maison. Cétaient comme des détonations dune artillerie géante, des coups profonds et réguliers, au milieu de la déchirure des galets roulés sur les roches, qui ressemblait à un craquement continu de fusillade. Et, dans ce vacarme, le vent jetait le rugissement de sa plainte, la pluie par moments redoublait de violence, semblait fouetter les murs dune grêle de plomb. Cest la fin du monde, murmura madame Chanteau. Et les Cuche, où vont-ils se réfugier ? Faudra bien quon les abrite, répondit Prouane. En attendant, ils sont déjà chez les Gonin Si vous aviez vu ça ! le petit qui a trois ans, trempé comme une soupe ! et la mère en jupon, montrant tout ce quelle possède, sauf votre respect ! et le père, la tête à moitié fendue par une poutre, sentêtant à vouloir sauver leur quatre guenilles ! Pauline avait quitté la table. Retournée près de la fenêtre, elle écoutait, avec une gravité de grande personne. Son visage exprima une bonté navrée, une fièvre de sympathie, dont ses grosses lèvres tremblaient. Oh ! ma tante, dit-elle, les pauvres gens ! Et ses regards allaient au-dehors, dans ce gouffre noir où les ténèbres sétaient encore épaissies. On sentait que la mer avait galopé jusquà la route, quelle était là maintenant, gonflée, hurlante ; mais on ne la voyait toujours plus, elle semblait avoir noyé de flots dencre le petit village, les rochers de la côte, lhorizon entier. Cétait, pour lenfant, une surprise douloureuse. Cette eau qui lui avait paru si belle et qui se jetait sur le monde ! Je descends avec vous, Prouane, sécria Lazare. Peut-être y a-t-il quelque chose à faire. Oh ! oui, mon cousin ! murmura Pauline dont les yeux brillaient. Mais lhomme secoua la tête. Pas la peine de vous déranger, monsieur Lazare. Vous nen feriez pas davantage que les camarades. Nous sommes là, à la regarder nous démolir tant que ça lui plaira ; et, quand ça ne lui plaira plus, eh bien ! nous aurons encore à la remercier Jai simplement voulu prévenir monsieur le maire. Alors, Chanteau se fâcha, ennuyé de ce drame qui allait lui gâter sa nuit et dont il aurait à soccuper le lendemain. Aussi, cria-t-il, on na pas idée dun village bâti aussi bêtement ! Vous vous êtes fourrés sous les vagues, ma parole dhonneur ! ce nest pas étonnant si la mer avale vos maisons une à une Et, dailleurs, pourquoi restez-vous dans ce trou ? On sen va. Où donc ? demanda Prouane, qui écoutait dun air stupéfait. On est là, monsieur, on y reste Il faut bien être quelque part. Ça, cest une vérité, conclut madame Chanteau. Et, voyez-vous, là ou plus loin, on a toujours du mal Nous montions nous coucher. Bonsoir. Demain, il fera clair. Lhomme sen alla en saluant, et lon entendit Véronique mettre les verrous derrière lui. Chacun tenait son bougeoir, on caressa encore Mathieu et la Minouche, qui couchaient ensemble dans la cuisine. Lazare avait ramassé sa musique, tandis que madame Chanteau serrait sous son bras les titres, dans le vieux registre. Elle reprit également sur la table linventaire de Davoine, que son mari venait dy oublier. Ce papier lui crevait le cur, il était inutile de le voir traîner partout. Nous montons, Véronique, cria-t-elle. Tu ne vas pas rôder, à cette heure ! Et, comme il ne sortait de la cuisine quun grognement, elle continua, à voix plus basse : Qua-t-elle donc ? Ce nest pourtant pas une enfant à sevrer que je lui amène. Laisse-la tranquille, dit Chanteau. Tu sais quelle a ses lunes Hein ? nous y sommes tous les quatre. Alors, bonne nuit. Lui, couchait au rez-de-chaussée, de lautre côté du couloir, dans lancien salon transformé en chambre à coucher. De cette manière, quand il était pris, on pouvait aisément rouler son fauteuil près de la table ou sur la terrasse. Il ouvrit sa porte, sarrêta un instant encore, les jambes engourdies, travaillées de la sourde approche dune crise, que la raideur de ses jointures lui annonçait depuis la veille. Décidément, il avait eu grand tort de manger du foie gras. Cette certitude, à présent, le désespérait. Bonne nuit, répéta-t-il dune voix dolente. Vous dormez toujours, vous autres Bonne nuit, ma mignonne. Repose-toi bien, cest de ton âge. Bonne nuit, mon oncle, dit à son tour Pauline en lembrassant. La porte se referma. Madame Chanteau fit monter la petite la première. Lazare les suivait. Le fait est quon naura pas besoin de me bercer, ce soir, déclara la vieille dame. Et puis, moi, ça mendort, ce vacarme, ça ne mest pas désagréable du tout A Paris, ça me manquait, dêtre secouée dans mon lit. Tous trois arrivaient au premier étage. Pauline, qui tenait sa bougie bien droite, samusait de cette montée à la file, chacun avec un cierge, dont la lumière faisait danser des ombres. Sur le palier, comme elle sarrêtait, hésitante, ignorant où sa tante la conduisait, celle-ci la poussa doucement. Va devant toi Voici une chambre dami, et en face voici ma chambre Entre un moment, je veux te montrer. Cétait une chambre tendue dune cretonne jaune à ramages verts, très simplement meublée dacajou : un lit, une armoire, un secrétaire. Au milieu, un guéridon était posé sur une carpette rouge. Quand elle eut promené sa bougie dans les moindres coins, madame Chanteau sapprocha du secrétaire, dont elle rabattit le tablier. Viens voir, reprit-elle. Elle avait ouvert un des petits tiroirs, où elle plaçait en soupirant linventaire désastreux de Davoine. Puis, elle vida un autre tiroir au-dessus, le sortit, le secoua pour en faire tomber danciennes miettes ; et, sapprêtant à y enfermer les titres, devant lenfant qui regardait : Tu vois, je les mets là, ils seront tout seuls Veux-tu les mettre toi-même ? Pauline éprouvait une honte, quelle naurait pu expliquer. Elle rougit. Oh ! ma tante, ce nest pas la peine. Mais déjà elle avait le vieux registre dans la main, et elle dut le déposer au fond du tiroir, tandis que Lazare, la bougie tendue, éclairait lintérieur du meuble. Là, continuait madame Chanteau, tu es sûre maintenant, et sois tranquille, on mourrait de faim à côté Souviens-toi, le premier tiroir de gauche. Ils nen sortiront que le jour où tu seras assez grande fille pour les reprendre toi-même Hein ? ce nest pas la Minouche qui viendra les manger là-dedans. Cette idée de la Minouche ouvrant le secrétaire et mangeant les papiers fit éclater lenfant de rire. Sa gêne dun instant avait disparu, elle jouait avec Lazare, qui, pour lamuser, ronronnait comme la chatte, en feignant de sattaquer au tiroir. Il riait aussi de bon cur. Mais sa mère avait refermé solennellement le tablier, et elle donna deux tours de clef, dune main énergique. Ça y est, dit-elle. Voyons, Lazare, ne fais pas la bête A présent, je monte massurer sil ne lui manque rien. Et tous trois, à la file, se retrouvèrent dans lescalier. Au second étage, Pauline, de nouveau hésitante, avait ouvert la porte de gauche, lorsque sa tante lui cria : Non, non, pas de ce côté ! cest la chambre de ton cousin. Ta chambre est en face. Pauline était restée immobile, séduite par la grandeur de la pièce et par le fouillis de grenier qui lencombrait, un piano, un divan, une table immense, des livres, des images. Enfin, elle poussa lautre porte, et fut ravie, bien que sa chambre lui semblât toute petite, comparée à lautre. Le papier était à fond écru, semé de roses bleues. Il y avait un lit de fer drapé de rideaux de mousseline, une table de toilette, une commode et trois chaises. Tout y est, murmurait madame Chanteau, de leau, du sucre, des serviettes, un savon Et dors tranquille. Véronique couche dans un cabinet, à côté. Si tu te fais peur, tape contre le mur. Puis, je suis là, moi, déclara Lazare. Lorsquil vient un revenant, jarrive avec mon grand sabre. Les portes des deux chambres, face à face, étaient restées ouvertes. Pauline promenait ses regards dune pièce dans lautre. Il ny a pas de revenant, dit-elle de son air gai. Un sabre, cest pour les voleurs Bonsoir, ma tante. Bonsoir, mon cousin. Bonsoir, ma chérie Tu sauras te déshabiller ? Oh ! oui, oui Je ne suis plus une petite fille. A Paris, je faisais tout. Ils lembrassèrent. Madame Chanteau lui dit, en se retirant, quelle pouvait fermer sa porte à clef. Mais déjà lenfant était devant la fenêtre, impatiente de savoir si la vue donnait sur la mer. La pluie ruisselait avec tant de violence le long des vitres, quelle nosa pas ouvrir. Il faisait très noir, elle fut pourtant heureuse dentendre la mer battre à ses pieds. Puis, malgré la fatigue qui lendormait debout, elle fit le tour de la pièce, elle regarda les meubles. Cette idée, quelle avait une chambre à elle, une chambre séparée des autres, où il lui était permis de senfermer, la gonflait dun orgueil de grande personne. Cependant, au moment de tourner la clef, comme elle avait enlevé sa robe et quelle se trouvait en petit jupon, elle hésita, elle fut prise dun malaise. Par où se sauver, si elle voyait quelquun. Elle eut un frisson, elle rouvrit la porte. En face, au milieu de lautre pièce, Lazare était encore là qui la regardait. Quoi donc, demanda-t-il, tu as besoin de quelque chose ? Elle devint très rouge, voulut mentir, puis céda à son besoin de franchise. Non, non Vois-tu, cest que jai peur, quand les portes sont fermées à clef. Alors, je ne vais pas fermer, tu comprends, et si je tape, cest pour que tu viennes Toi, entends-tu, pas la bonne ! Il sétait avancé, séduit par le charme de cette enfance si droite et si tendre. Bonsoir, répéta-t-il en tendant les bras. Elle se jeta à son cou, létreignit de ses petits bras maigres, sans sinquiéter de sa nudité de gamine. Bonsoir, mon cousin. Cinq minutes plus tard, elle avait bravement soufflé sa bougie, elle se pelotonnait au fond de son lit, drapé de mousseline. Sa lassitude donna longtemps à son sommeil une légèreté de rêve. Dabord, elle entendit Véronique monter sans précaution et traîner ses meubles, pour réveiller le monde. Ensuite, il ny eut plus que le tonnerre grondant de la tempête : la pluie entêtée battait les ardoises, le vent ébranlait les fenêtres, hurlait sous les portes ; et, pendant une heure encore, la canonnade continua, chaque vague qui sabattait la secouait dun choc profond et sourd. Il lui semblait que la maison, anéantie, écrasée de silence, sen allait dans leau comme un navire. Elle avait maintenant une bonne chaleur moite, sa pensée vacillante se reportait, avec une pitié secourable, vers les pauvres gens que la mer, en bas, chassait de leurs couvertures. Puis, tout sombra, elle dormit sans un souffle. |