VI
- VOYAGE EN ITALIE
Lémotion
de la lutte avait empêché Hugo de sentir lexcès
de la fatigue ; il saperçut à Naples quil
était resté trente et un jours sans se coucher et sans
dormir. Il saperçut aussi quil avait été
blessé à Boiano. Une fièvre violente le retint
au lit, mais il avait trop bien pris Fra Diavolo pour avoir le droit
dêtre malade. La Pouille aussi avait ses bandes, mais
ici le patriotisme nétait quun prétexte
et cétait un vrai brigandage. Celui qui avait anéanti
Fra Diavolo neut pas grandpeine à écraser
ces misérables. La poursuite, cette fois, fut une promenade.
Chemin faisant, la colonne française remarquait les paysages
et les coutumes.
Le commandant
fut frappé des sépulcres de San-Agata de Goti. On descendait
par un escalier double à travers deux haies de morts debout,
desséchés et habillés. Une longue cour souterraine
continuait indéfiniment ces deux rangs de cadavres vêtus
de leur mieux, où les habitants venaient voir leurs parents
et leurs amis.
Un tremblement
de terre, qui eut lieu à Pomarico, produisit un singulier incident.
Cétait la nuit. Dans les villages italiens, on dort généralement
sans chemise. La colonne française vit accourir une foule de
femmes et de jeunes filles nues que le tremblement de terre chassait
de leurs maisons. Il faisait un superbe clair de lune. Les vélites
et les lanciers polonais eurent la pudeur de leur prêter leurs
manteaux.
Ce ne fut pas
la seule fois que larmée française contribua à
la chasteté des Italiennes. Dans la Basilicate, le monastère
de Banzo défendait à ses vassaux de bâtir ; il
les entassait dans des maisons attenantes au couvent ; une seule de
ces maisons en avait plus de sept cents, de tout âge et de tout
sexe, pêle-mêle, vingt ménages dans la même
chambre, toute la famille, père, mère, grands garçons
et grandes filles, dans le même lit. Hugo fit un rapport au
roi, qui contraignit les moines à la pudeur.
Les derniers brigands
tués ou dispersés, la colonne revint. Le roi ne fut
pas ingrat envers le commandant de lexpédition ; il lui
donna un régiment et une province. Il le nomma colonel de Boyal-Corse
et gouverneur dAvellino.
Le premier soin
du gouverneur fut décrire à sa femme de venir
le rejoindre. Il y avait plus de deux ans quil était
séparé delle et de ses enfants. Maintenant que
lItalie était pacifiée, il allait pouvoir être
mari et père.
La mère
se mit en route à la fin doctobre 1807. M. Victor Hugo,
qui navait alors que cinq ans, ne se rappelle guère,
de toute la France traversée, quune pluie battante qui,
au moment du départ, cinglait les vitres de la diligence.
Le mont Cenis,
pour lui, ce fut un traîneau oit il monta avec sa mère,
tandis quAbel et Eugène, plus grands, allèrent
à mulet. Il fut vivement intéressé par des plaques
de corne que le traîneau avait pour vitres. Ce quil contempla
encore dans cette montagne, ce fut un entêtement dEugène
à qui lon avait mis des bas de laine à cause de
la neige et qui, malgré les injonctions et les menaces, sobstinait
à les défaire autant de fois quon les lui remettait.
Il se souvient
encore de limpression que lui firent les toits gris de Suse,
et dun dîner dans les Apennins. Lair de la montagne
avait hâté lappétit des enfants, qui ne
voulurent pas attendre lé relais. Mais on navait pas
pris de provisions, et il ny avait pas à espérer
une auberge. Un chevrier quon rencontra offrit sa cabane, mais
il navait chez lui quun aigle quil venait de tuer.
Mangeons laigle ! crièrent les enfants. Le chevrier
leur en fit rôtir les cuisses, quils dévorèrent.
Une crue deau
noyait les environs de Parme. La ville, quon voyait de loin,
semblait sortir dun lac. Les paysans des environs, craignant
de mouiller leurs chaussures, les portaient à leur cou et marchaient
pieds nus. Victor dit à
Eugène
:
Regarde,
sont-ils drôles ! ils aiment mieux user leurs pieds que leurs
souliers.
On avait repris
les diligences. Emprisonnés dans lintérieur, les
enfants se désennuyaient en faisant, avec les brins de la paille
quils avaient sous les pieds, de petites croix quils collaient
aux vitres. En les collant, ils voyaient, de distance en distance,
des tronçons humains aux arbres de la route. Cétaient
des bandits quon pendait pour intimider les autres. Les trois
enfants ne se rendaient pas compte de lobjection quils
faisaient à la peine de mort en collant devant tous ces gibets
le gibet du Christ.
Cette file de
spectres préoccupait beaucoup le petit Victor et leffrayait
Mais sa grande peur, cétait de verser. Il eut cette inquiétude
pendant tout le voyage. À chaque oscillation, au moindre caillou,
il se croyait à bas. On lui disait que les voitures ne versaient
jamais en Italie, mais, il ne sait plus oit, une voiture qui voulut
passer la diligence accrocha et versa presque sur les enfants. Un
cardinal, empêtré dans la voiture, agitait à la
portière des bras furieux qui firent bien rire Abel et Eugène
; mais le petit Victor les gronda sévèrement.
Il fut ravi des
"paillettes dargent" de lAdriatique. Larrivée
à Rome fut une joie pour les enfants. Le pont Saint-Ange et
les statues commencèrent léblouissement. Cétait
grande fête ; les rues étaient pleines dune foule
compacte qui allait baiser lorteil de la statue de saint Pierre.
Les trois frères voulurent y aller. Cette statue en costume
pontifical et la tiare en tête les emplit dadmiration.
Ils sagenouillèrent et baisèrent le pouce du saint.
Ils remarquèrent que ce pouce, usé par les lèvres,
était devenu un petit doigt.
Naples, rayonnante
au soleil et terminée par lazur de sa mer, leur fit leffet
davoir une robe blanche frangée de bleu.
Mme Hugo se reposa
quelques jours à Naples. Elle avait beaucoup plus souffert
du voyage quelle nen avait joui. Assez insensible à
la nature, elle ne sétait émue tout le temps que
de deux choses, lincertitude des gîtes et la certitude
des puces. Les enfants ne virent pas grandchose de la ville,
parce que leur mère, peu curieuse, restait dans sa chambre
toute la journée et attendait que le soleil fût tombé
pour les mener en calèche sur le bord de la mer.
Ils atteignirent
enfin Avellino, où leur père, impatient et ravi, sétait
mis en grand uniforme pour les recevoir.
Après les
embrassements, on visita la maison. Cétait un palais
de marbre tout crevassé par le temps et par les tremblements
de terre. Mais la chaleur du climat dispensait dune clôture
bien hermétique. On y avait toute la place désirable
pour jouer, cétait tout ce quil fallait. Les lézardes
faisaient des cachettes dans lépaisseur des murs. Hors
du palais, un ravin profond tout ombragé de noisetiers compléta
le bonheur des enfants. Dès le premier jour, ils y passèrent
leur vie, se laissant rouler sur la pente ou grimpant aux arbres.
Le lieu leur convenait.
Et lexistence aussi ; plus décole, liberté
entière. Mais ces vacances duraient depuis quelques mois à
peine, que le roi de Naples devint le roi dEspagne. Dès
son arrivée à Madrid, Joseph écrivit au gouverneur
dAvellino quil ne lui en voudrait pas de rester en Italie,
mais quil lui serait reconnaissant de venir en Espagne. Le gouverneur
devait tout à Joseph qui, un peu avant sa nouvelle royauté,
lavait fait encore commandeur de son ordre et maréchal
de son palais ; il nhésita pas à le suivre. Mais
il était facile de prévoir que lEspagne, pas plus
que lItalie, ne se résignerait tout dabord au roi
étranger ; il y aurait là des contradictions et des
luttes auxquelles on ne pouvait pas exposer une femme et des enfants
; et puis, léducation des enfants ne saccommodait
pas de toutes ces allées et venues ; il fut donc décidé
que les trois frères retourneraient à Paris et quils
y resteraient avec leur mère jusquà ce que lEspagne
fût assez tranquille pour eux.
Ils quittèrent
tristement cette vie faite de soleil et dindépendance
et ce beau palais de marbre qui allait se changer en salle détude.
Quelquun
fut plus triste que les enfants, ce fut le père. Le babil des
bouches roses se tut. Le pauvre gouverneur neut plus personne
pour lui grimper aux genoux, pour ouvrir de grands yeux devant les
broderies de son uniforme et pour enfoncer de petites mains dans ses
épaulettes.
Ses enfants lui
emplissaient le coeur de tendresse et de regrets. Il écrivait
à sa mère qui habitait la Bourgogne
Abel est un enfant
des plus aimables. Il est grand, pou, posé plus quon
nest à son âge. Ses progrès encouragent.
Il est doué dun excellent caractère, ainsi que
ses deux frères.
"Eugène
est celui que vous avez reçu venant au monde.
"Il a la
plus belle figure du monde. Il est vif comme la poudre. Il a moins
de disposition à létude, je crois, que ses frères,
mais aucune mauvaise qualité.
"Victor,
le plus jeune, montre une grand e aptitude à étudier.
Il est aussi posé que son frère aîné, et
très réfléchi. Il parle peu et jamais quà
propos. Ses réflexions mont plusieurs fois frappé.
Il a une figure très douce.
"Tous
trois sont bons enfants. Ils saiment beaucoup entre eux ; les
deux aînés aiment extrêmement leur petit frère.
Je suis triste de ne plus les avoir. Mais les moyens déducation
manquent ici, et il faut quils aillent à Paris. "
VII - LES FEUILLANTINES
Revenue à
Paris pour les études de ses enfants, Mme Hugo se logea dans
le quartier des études ; elle cherchait une maison du côté
de léglise Saint-Jacques-du-Haut-Pas, elle en vit une
qui avait un jardin. Jai dit quelle était indifférente
aux grands aspects de la nature ; elle nattachait pas. dimportance
aux montagnes, mais elle adorait les jardins. Donc, voyant le jardin,
elle ne regarda pas la maison, et y nicha sa petite famille. Mais
elle ny fut pas plus tôt quelle saperçut
quil y avait des arbres pour les oiseaux, mais quil ny
avait pas de chambres pour les enfants. Elle eut beau mettre Abel
au lycée, il n'y avait pas même de place pour deux, il
fallut chercher ailleurs.
Un jour elle rentra
radieuse. Elle avait trouvé !
Elle parla tellement
de sa trouvaille quil fallut la montrer. Le lendemain, dès
le matin, Eugène et Victor y allèrent avec elle. Cétait
à quelques pas seulement ; ils entrèrent dans limpasse
des Feuillantines ; au n° 12, une grille souvrit, ils traversèrent
une cour, puis furent dans un rez-de-chaussée. Cétait
là. Leur mère voulut leur faire admirer la salle à
manger et le salon, vastes, hauts de plafond, hauts de fenêtres,
pleins de lumière et de chants doiseaux, mais elle ne
put les retenir dans la maison, ils avaient vu le jardin !
Ce nétait
pas un jardin, cétait un parc, un bois, une campagne.
Ils sen emparèrent à linstant même,
courant, sappelant, ne se voyant plus, se croyant égarés,
ravis I Ils navaient pas dassez grands yeux ni dassez
grandes jambes. Ils faisaient à chaque instant des découvertes.
Sais-tu ce que jai trouvé ? - Tu nas
rien vu ! Par ici ! par ici ! Il y avait une allée
de marronniers qui serviraient à mettre une balançoire.
il y avait un puisard à sec qui serait admirable pour jouer
à la guerre et pour donner lassaut. Il y avait des fleurs
autant quon en pouvait rêver, mais il y avait surtout
des coins quon navait pas cultivés depuis longtemps
et où poussait tout ce qui voulait, herbes, plantes, buissons,
arbustes, une forêt vierge denfant. Il y avait tant de
fruits quon ne ramassait pas ceux qui tombaient des branches.
Cétait la saison du raisin ; le propriétaire autorisa
les garçons au pillage des treilles, et ils revinrent ivres.
Le propriétaire
était un nommé Lalande qui avait acheté le couvent
des Feuillantines quand la révolution lavait repris aux
religieuses. n en occupait une partie et louait lautre.
La fête
recommença le jour de sortie dAbel. Ses deux frères
lui présentèrent ce paradis quil naurait,
lui, quun jour par semaine. Mais la vraie solennité,
ce fut lemménagement. Les jours précédents
avaient été employés à emballer les soldats
de plomb et les canons, à empaqueter les billes et les toupies,
à serrer les images dans les cartons, à ne rien oublier,
afin de navoir pas à revenir. Enfin on partit, on arriva,
on fut chez soi dans ce lieu de délices, on y coucha, on sy
réveilla, joie immense !
Les premiers jours
appartinrent aux deux frères en toute propriété.
Ils neurent pas autre chose à faire que de prendre possession
de leur nouveau monde, de faire une étude approfondie des recoins
et des broussailles, dapprendre la géographie de leur
jardin. Mais ils nétaient pas venus à Paris pour
cette géographie-là ; la mère sinquiéta
bientôt de commencer leur instruction.
Ils navaient
pas, surtout Victor, lâge du collège ; elle les
envoya dabord à une école de la rue Saint-Jacques
où un brave homme et une brave femme enseignaient aux fils
douvriers la lecture, lécriture et un peu darithmétique.
Le père et la mère Larivière, comme les appelaient
les écoliers, méritaient cette appellation par la paternité
et la maternité de leur enseignement. Ça se passait
en famille. La femme ne se gênait pas, la classe commencée,
pour apporter au mari sa tasse de café au lait, pour lui prendre
des mains le devoir quil était en train de dicter, et
pour dicter à sa place pendant quil déjeunait.
Ce Larivière,
du reste, était un homme instruit et qui eût pu être
mieux que maître décole. Il sut très bien,
quand il le fallut, enseigner aux deux frères le latin et le
grec. Cétait un ancien prêtre de lOratoire.
La révolution lavait épouvanté, et il sétait
vu guillotiné sil ne se mariait pas ; il avait mieux
aimé donner sa main que sa tête. Dans sa précipitation,
il nétait pas allé chercher sa femme bien loin
; il avait pris la première quil avait trouvée
auprès de lui, sa servante.
Quand on voulut
apprendre à lire à Victor, il se trouva quil le
savait. Il avait appris tout seul, rien quà regarder
les lettres. Lécriture alla vite, et lorthographe
aussi, et "la mère Larivière" sest vantée
souvent dun évangile quelle lui avait dicté
dans le premier semestre et où il navait fait quune
seule faute, boeuf avec un e.
Cette école
nempêchait pas le jardin. Elle ne prenait les deux frères
quune partie de la journée et les lâchait, matin
et soir, dans les allées. Lhiver vint, moins amusant
que lété, mais qui a encore les boules de neige
quon se jette au visage ; puis le printemps revint, et les boutons-dor,
pour lesquels ils avaient une adoration respectueuse et quils
craignaient de froisser presque autant que les bêtes à
bon Dieu. Mais ce quils trouvaient encore de plus beau dans
le jardin, cétait ce qui ny était pas. Cétait
ce quy mettait leur imagination denfant, aussi infatigable
que limagination de lhomme à se créer des
chimères et des féeries. Que de choses il y avait pour
eux dans le puisard desséché, où il ny
avait rien
Il y avait surtout
"le sourd". Lauteur des Misérables sest
souvenu du sourd, "ce monstre fabuleux qui a des écailles
sous le ventre et qui nest pas un lézard, qui a des pustules
sur le dos et qui nest pas un crapaud, qui habite les trous
des vieux fours à chaux et des puisards desséchés,
noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent, tantôt rapide,
qui ne crie pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne
ne la jamais vu". À peine revenus de lécole,
Victor disait à Eugène : Allons au sourd ! et vite,
jetant leurs cahiers, sans donner à leur mère le temps
de les embrasser, ils se précipitaient, roulaient dans le puisard,
écartaient les ronces, ôtaient les briques, fouillaient
les trous,
Je le tiens
! Le voilà ! et étaient fort désappointés
lorsquaprès une heure de recherche acharnée ils
navaient pas trouvé cette bête quils savaient
ne pas exister.
Le dimanche, Abel
avait congé et sajoutait à la joie. Mais on nétait
au grand complet que lorsque Mme Foucher amenait ses enfants.
Le toast de lhôtel
de ville était en chemin de se réaliser. Après
deux garçons, dont le premier navait pas vécu,
le greffier du conseil de guerre avait eu une fille, et ce ne serait
pas le mari qui lui manquerait, puisquau lieu dun garçon
le colonel en avait trois.
Souvent, les soirs
dété, Mme Foucher venait voir son amie aux Feuillantines.
Elle amenait son fils Victor et sa fille Adèle, déjà
en âge de trotter, de samuser et de mêler son petit
tapage au vacarme des garçons.
La balançoire
préméditée par Victor le jour de sa première
visite était installée à la place môme
que son coup doeil sûr lui avait assignée. Cétait
à qui en userait et en abuserait. Personne nen abusait
plus que Victor ; une fois monté dessus, on ne pouvait plus
len faire descendre ; debout sur lescarpolette, il mettait
toute sa force et tout son amour-propre à la lancer le plus
haut possible et il disparaissait dans le feuillage des arbres qui
sagitaient comme au vent. Quelquefois on daignait offrir la
place à la petite fille, qui sy laissait hisser, honorée
et tremblante, et recommandant bien de la balancer moins haut que
la dernière fois.
Lescarpolette
avait une rivale ; cétait une vieille brouette boiteuse.
On mettait Mlle Adèle clans la brouette et on lui bandait les
yeux. Puis les garçons la voituraient dans les allées
et il fallait quelle dît où elle était,
et cétait une explosion de bonheur et de rires quand
elle se trompait et quelle était perdue dans le jardin.
De temps en temps elle disait juste, mais on regardait le bandeau
et lon sapercevait quelle avait triché. Alors
les garçons se fâchaient, cétait stupide,
il fallait recommencer ; on serrait le mouchoir à lui noircir
la peau, on la brouettait très loin, et des voix sévères
lui demandaient : où es-tu ? Elle se trompait, et les rires
éclataient.
Lorsque ces messieurs
en avaient assez de jouer avec une petite fille, ils passaient à
quelque chose de plus sérieux. ils déracinaient les
échalas du jardinier, et se dirigeaient vers la niche aux lapins.
Cette niche avait trois gradins ; on tirait au sort à qui se
mettrait sur le gradin supérieur ; les autres restaient en
bas, et aussitôt lassaut commençait. Mme Hugo ne
tarda pas à trouver que les échalas imitaient trop bien
les lances, et les deux armées se battirent à coups
de poing, mais cétait bien moins amusant depuis quon
ne pouvait plus se crever les yeux.
Mme Hugo était
pleine dexigences tyranniques. Ainsi, elle grondait lorsquon
revenait de la guerre avec une chemise toute salie et un pantalon
en lambeaux. Elle avait beau habiller ses fils de bon gros drap marron
en hiver et de forte toile en été, il nexistait
pas de drap ni de toile qui pût tenir contre la fureur de leurs
jeux. Un jour que lun deux revenait avec un accroc terrible,
elle dit que, le premier qui déchirerait encore son pantalon,
elle lui en ferait faire un comme aux dragons.
Le lendemain, en rentrant de lécole, les enfants rencontrèrent
une troupe dhommes à cheval qui reluisaient au soleil.
Victor, qui les trouva magnifiques, demanda qui cétait.
Des dragons, répondit la bonne.
Une heure après, Mme Hugo, qui nentendait pas Victor
courir et crier comme à son habitude, alla voir ce quil
était devenu ; elle le découvrit blotti derrière
un massif et occupé à élargir les déchirures
de son pantalon et à en faire gravement une guenille.
Quest-ce que vous faites donc là ? sécria-t-elle
en colère.
Lenfant la regarda tranquillement
Cest pour en avoir un comme aux dragons.
VIII - LARRESTATION DE LAHORIE
Vers le milieu
de 1809, la bande saugmenta dun ami. Mais celui-ci nétait
pas un enfant.
Un jour, Eugène
et Victor furent appelés au salon et présentés
par leur mère à un homme de taille moyenne, marqué
de la petite vérole, à cheveux et à favoris noirs,
à physionomie bienveillante et douce, un parent, leur dit-elle.
Ce parent dîna
avec eux ce jour-là. Le lendemain ils le revirent encore, et
encore lautre lendemain, et tous les jours qui suivirent.
La connaissance
fut bientôt faite. En moins de vingt-quatre heures, eux et lui
furent de vieux amis. Quoique ce fût un homme, cétait
"un bon enfant". il comprenait les jeux. Et il en avait
à lui qui eussent été difficiles aux autres ;
il levait de terre à bras tendu Victor, pour qui il avait une
affection particulière ; il le jetait en lair très
haut et il le recevait dans ses bras, à la grande terreur de
la mère, mais à la grande joie de lenfant.
Dès que
les deux frères revenaient de lécole, il accourait.
il fermait le Tacite ou le Polybe quil lisait jusque-là
en marchant dans les allées, et il leur appartenait. Cétait
lheure de leur dîner ; lété, leur
salle à manger était le perron du jardin ; la table
était la plate-forme, et les marches les chaises. Leur grand
ami découpait et servait, et, quelque hâte quon
eût daller jouer, on restait quelquefois bien longtemps
après le dîner fini parce quil racontait de belles
histoires. Le soir, mais cela ne les amusait pas autant que les histoires,
il se faisait montrer les devoirs, les examinait, les approuvait ou
les redressait. Lannée suivante, quand on mit les enfants
au latin, il fit expliquer Tacite à Victor, qui navait
que huit ans.
Il ne logeait
pas dans la maison, mais dans le jardin, où il sétait
arrangé dun reste de chapelle. Il y avait, au fond du
jardin, derrière les massifs, une construction à demi
abandonnée, séparée à lintérieur
en deux pièces, dont lune avait encore un fragment dautel
et dont lautre avait été une sacristie. Cette
masure était maintenant le domicile des bêches, des arrosoirs
et des râteaux. La sacristie, moins endommagée et moins
ouverte que lautre compartiment, avait été débarrassée
des instruments de jardinage, on avait balayé, frotté
et lavé, on avait apporté un lit, une table, une toilette
et deux chaises, et le parent sétait trouvé à
merveille.
Une chose qui
étonna bientôt les enfants, cest que, lorsquil
leur arrivait daller se promener dehors ou daller jouer
au Conseil de guerre avec leur ami Victor Foucher, leur grand ami
avait toujours quelque occupation impossible à remettre. Il
ne sortait jamais du jardin, et ne venait même pas dans la cour.
De plus, lui si sociable et si communicatif avec eux, il nétait
pas le même avec les autres.
Il ne voulait
voir personne. Mme Hugo vivait fort retirée et ne recevait
guère que la famille Foncier ; sil lui survenait par
hasard une autre visite, au premier coup de sonnette, le parent sesquivait
et allait senfermer dans sa sacristie. Les enfants ne savaient
comment concilier cette sauvagerie farouche avec sa camaraderie habituelle
et sa facilité à tous les amusements. Lorsquils
lui demandaient pourquoi il fuyait ainsi toutes les visites, il répondait
quil détestait le monde et quil naimait que
les livres, les jardins et les enfants.
Ce "parent"
était le général Lahorie.
Voici comment
il était venu se cacher aux Feuillantines. Mme Hugo connaissait
le général Bellavesne. Un jour quelle dînait
chez lui avec le général Fririon, les deux généraux
se mirent à parler de Lahorie, leur ami commun, dont la situation
les inquiétait.
Lahorie avait
collaboré à la conspiration de Moreau. Il en avait même
été jusquà un certain point le premier
auteur, ayant été la cause et lobjet du premier
conflit entre Moreau et Bonaparte. Le père de Victor avait
été témoin dun fait qui avait commencé
le mécontentement de Moreau. Cétait à larmée
du Rhin. Lordre avait été donné à
toutes les divisions de prendre position sur lIser à
jour fixe, et toutes avaient obéi, excepté celle du
général Leclerc qui, voyant Freisingen trop fortement
occupé, avait jugé prudent de ne pas se hasarder jusque-là.
Leclerc avait envoyé son adjudant général en
prévenir Moreau ; mais, aux premiers mots, Lahorie, chef détat-major
de Moreau, avait interrompu ladjudant, disant que la division
avait eu tort de ne pas exécuter lordre donné
et quil fallait que Freisingen fût occupé le soir
même. Moreau avait approuvé Lahorie, et ladjudant
était retourné à Leclerc, qui avait attaqué
et pris Freisingen. Mais, mécontent davoir été
blâmé tout haut, et par un simple chef détat-major,
il était venu le lendemain demander à Moreau un congé
; Moreau avait refusé ; mais Leclerc, qui était beau-frère
du premier consul, avait eu le congé par sa femme, était
allé à Paris, et y avait si bien desservi Lahorie quaprès
la paix de Lunéville une seule des promotions de la campagne
navait pas été maintenue par le premier consul,
celle de Lahorie, que Moreau avait nommé général
de division sur le champ de bataille de Hohenlinden. Moreau, à
son retour, avait eu beau réclamer contre ce démenti
à sa parole, se plaindre énergiquement au ministre de
la guerre, aller au premier consul, il navait rien obtenu. On
lui avait même rapporté quil était échappé
au premier consul que Lahorie ne serait jamais général
de division. Moreau sétait trouvé offensé
personnellement, et s'était dès lors tourné contre
Bonaparte. Quand la querelle avait éclaté, Lahorie s'était
mis naturellement du côté de Moreau, par rancune et par
reconnaissance.
Ils navaient
pas réussi ; Moreau avait quitté la France ; Lahorie,
condamné à mort par contumace, se cachait depuis plusieurs
années, tantôt chez un ami, tantôt chez lautre
; mais la police le traquait et le retraites ne tardaient pas à
être éventées ; une fois il avait été
malade et avait dû, en pleine fièvre, se faire emporter
sur un brancard. À force de changer de retraite, il avait épuisé
tous ses amis, et dans ce moment il ne avait à qui s'adresser.
Le général Fririon et le général Bellavesne
avaient de maisons trop en vue. Ils se demandaient où leur
ami serait en sûreté.
Chez moi, dit Mme Hugo.
Elle avait des
raisons pour lui être hospitalière ; cétait
un proscrit et cétait un ami. Il avait été
excellent pour son mari à larmée du Rhin ; il
était le parrain dun de ses enfants. Elle pensa à
sa maison perdue dans une impasse, et à la chapelle enfouie
dans les feuillages, et elle les offrit. Les deux généraux
dirent que cétait là, en effet, la meilleure cachette
possible. Le lendemain matin Mme Hugo dit au propriétaire et
aux domestiques quelle attendait le jour même un parent
de province, un original, une espèce dours qui venait
à Paris pour ne connaître personne, et le soir la sacristie
était habitée.
Pendant dix-huit
mois, Lahorie vécut aux Feuillantines, ignoré, invisible,
tranquille ; il attendait là le moment où le temps,
qui efface tout, lui rendrait la liberté. Cc moment ne pouvait
plus tarder beaucoup ; lempereur, au comble de la victoire et
de la puissance, à la veille dépouser une archiduchesse,
avait autre chose à faire que de venger une vieille querelle
du premier consul.
En effet, un matin,
le général Bellavesne accourut tout triomphant. Il avait
dîné la veille au ministère de la police. Après
le dîner, *** l'avait pris à part, et lui avait dit
Vous savez
où est Lahorie. Voici longtemps quil se cache. Je comprenais
cela dans les premiers mois ; il faisait bien alors de se soustraire
à la justice, le gouvernement nétait pas encore
solide et ne pouvait pas se laisser toucher. Mais maintenant lempire
est fort, il est maître en France et en Europe, il est épousé
par les vieilles monarchies, de quoi voulez-vous que nous ayons peur
? Sa majesté est heureuse et nen veut plus à personne.
Dites donc à Lahorie quil na plus rien à
craindre et quil peut sortir librement.
Le général
avait répondu quil ne savait nullement où était
caché Lahorie, ni même sil était caché,
quil le croyait en Angleterre.
Il nest
pas en Angleterre, avait repris ***. Il est à Paris. Je le
sais. Et vous le savez aussi. Je ne vous demande pas où. Est-ce
que je ne le saurais pas dans une heure, si je voulais ? Si je vous
en parle, cest uniquement par amitié pour lui, qui doit
souffrir de toute cette gêne inutile. Répétez-lui
ce que je vous ai dit, et quil en fasse ce quil voudra.
Le général
Bellavesne rapporta cette conversation à Mme Hugo, dont le
premier mot fut que cétait un piège, et quil
nen fallait pas même parler à Lahorie que lennui
de sa longue captivité rendrait trop crédule. Mais le
général dit que Lahorie nétait pas un enfant
pour nêtre même pas consulté sur ses propres
affaires, et insista pour le voir. Lorsque Lahorie eut entendu Bellavesne,
il eut bien envie davoir confiance ; mais Mme Hugo lui conseilla
si énergiquement de ne pas se livrer, quil ajourna jusquà
ce que son ami fût retourné au ministère de la
police et lui rapportât de nouvelles assurances.
Bellavesne y retourna
la semaine suivante. Seul avec ***, il cherchait un moyen de remettre
la causerie sur le prisonnier, quand son interlocuteur la mit de lui-même
Savez-vous
qui jai attendu toute la semaine ? Lahorie. Javais cru
quil sortirait tout de suite, et que sa première visite
serait pour moi. Je lai attendu tous les jours depuis notre
conversation. Eh bien, il ne sort donc pas ? Est-ce que vous lui avez
conseillé de ne pas sortir ? Êtes-vous enfants davoir
peur ! Vous vous figurez donc que lempereur soccupe de
Lahorie ! Quest-ce que vous voulez que Lahorie lui fasse ? Moi,
je mintéresse à Lahorie, parce que nous avons
été camarades ; nous avons fait la guerre ensemble ;
vous savez, Bellavesne, on noublie jamais ces choses-là.
Je me mets à sa place, je sens comme la vie quil mène
doit lui peser. Ça nest pas agréable et ça
nest pas digne. Ce nest pas le fait dun soldat de
jouer ainsi à cache-cache et de vivre dans un trou comme un
renard. Il a besoin dair, ce troupier ! Allons, dites-lui donc
quil na plus rien à craindre, et que je lattends.
Quand le général
Bellavesne eut transmis à Lahorie la nouvelle invitation de
***, Lahorie ne dit rien. Bellavesne lui demandant ce quil comptait
faire, il répondit quil verrait. Mue Hugo se récria
et le conjura de nêtre pas assez simple pour croire à
la parole dun homme de police ; il ne répondit pas.
Le lendemain matin,
à lheure du déjeuner, le domestique chargé
de prévenir Lahorie alla, comme dhabitude, frapper à
la porte de la sacristie. Personne ne répondant, le domestique
crut quil était dans le jardin ; mais il ly chercha
inutilement, et revint dire à Mme Hugo quil ne savait
où le trouver. Mme Hugo, saisie dun soupçon brusque,
alla elle-même frapper à la porte ; pas de réponse.
Elle écouta ; pas de bruit ni de mouvement. Elle entra ; la
chambre était vide.
Elle revint à
la maison. En entrant, elle entendit un cabriolet qui sarrêtait
à la grille de la cour. Elle regarda par la fenêtre et
vit Lahorie qui sautait de voiture.
Il accourut à
elle tout rayonnant et lui prit les mains avec effusion.
Faites-moi
compliment, lui dit-il, je suis libre ! je peux aller, venir, vivre,
me voilà redevenu un homme, je suis ressuscité !
Il lui avoua quil
navait pas pu y tenir, que, si douce que lhospitalité
lui eût fait sa prison, ce nen était pas moins
une prison, et quil était allé chez ***. Les huissiers
lui avaient demandé son nom ; bien entendu, il ne lavait
pas donné ; alors ils avaient fait des difficultés pour
lintroduire, mais il avait insisté disant quil
avait quelque chose dimportant à communiquer. ***, en
lapercevant, lui avait sauté au cou, lavait fait
asseoir, lui avait rappelé leurs anciennes campagnes, lavait
grondé dêtre resté si longtemps en cage,
lui avait répété quil ny avait plus
le moindre danger pour lui, que le passé était oublié,
quil pouvait se. montrer partout, et, lorsquil sétait
levé après trois grands quarts dheure, lui avait
donné une vigoureuse poignée de main en lui disant :
À bientôt !
On se mit à
table, et Lahorie déjeuna de grand appétit. Comme il
achevait, la cuisinière entra effarée ; elle venait
de voir des hommes à mine suspecte traverser la cour en se
dirigeant vers la maison. Au même instant, on sonna.
Le général
se leva de table et alla ouvrir la porte lui-même.
Le général Lahorie ? dit un des hommes.
Cest moi.
Je vous arrête.
On lui laissa à peine le temps de dire adieu à Mme Hugo
; il fut entraîné et jeté en prison.
IX - NAPOLÉON ENTREVU
Personnellement,
le roi Joseph nétait pas haï en Espagne, mais cétait
un étranger, cela suffisait pour que les espagnols ne voulussent
pas de lui. Lui-même, esprit sage et modéré, se
rendant compte de limpossibilité de surmonter la résistance,
il était tout prêt à renoncer à ce trône
mal solide, mais son frère ne lui permettait pas de le quitter.
De sorte que l'Espagne offrait ce spectacle, probablement unique dans
lhistoire, dune nation gouvernée malgré
elle par un roi malgré lui.
Déjà
Napoléon, irrité de ce quon ne se ralliait pas
asses vite à son frère, avait menacé les espagnols
daller le gouverner lui-même : "Si tous le efforts
sont inutiles et si vous ne répondez pas en confiance, il ne
me restera quà placer mon frère sur un autre trône
; je mettrai alors la couronne sur ma tête. " Cette menace
avait produit un tel effet quaussitôt vingt-sept mille
pères de famille, à Madrid seulement, avaient inscrit
leur serment de fidélité sur les registres préparés
pour cela. Mais cette fidélité arrachée à
la peur navait pas retenu les espagnols de se soulever à
la première occasion ; et, lorsque le colonel Hugo arriva à
Burgos, on y attendait le soir même le roi Joseph, à
qui la capitulation de Baylen avait déjà repris Madrid.
Napoléon
vint au secours de son frère, et deux armées françaises
furent employées à châtier un peuple coupable
de vouloir sappartenir. Joseph, qui avait fait de Vittoria son
quartier général, fit préparer son palais pour
y recevoir lempereur ; mais lempereur écrivit quil
voulait loger hors de la ville. Le roi chercha une maison convenable,
il ny en avait pas. Le jour où lempereur arrivait,
le roi, nayant rien trouvé à quatre heures du
soir, envoya au-devant de son frère le colonel Hugo, quil
avait fait son aide de camp, avec une lettre quil lui fit lire
afin que, sil ne rencontrait lempereur quà
la nuit tombée, il pût dire ce quelle contenait.
Muni de cette
lettre et de quelques explications verbales, le colonel partit et
rencontra, vers cinq heures et un quart, un officier général
qui était tout seul et auquel il demanda où était
lempereur. Cet officier, qui était le général
Bertrand, lui répondit quil le trouverait au coude de
la route. En effet, il fut bientôt en face dun petit groupe
à cheval, sans escorte, au milieu duquel il reconnut lempereur
à sa ressemblance avec Joseph, car, bien quil fit la
guerre depuis 1788, il ne lavait jamais vu. Il y avait tant
darmées à cette époque et on se battait
en tant dendroits quon pouvait avoir vingt ans de guerre
sans avoir vu lempereur.
Le colonel remit
la lettre. Mais à cinq heures et demie, cétait
lhiver, il faisait trop nuit pour la lire. Le colonel offrit
den dire le contenu.
Vous lavez donc lue ? demanda brusquement lempereur.
Le colonel répondit que le roi, prévoyant lobscurité,
la lui avait fait lire.
Vous avez donc sa confiance ? Qui êtes-vous ?
Lancien colonel de Royal-Corse.
Que contient la lettre ?
Le colonel le dit, et ajouta que le logement préparé
au palais de Vittoria était absolument dans les goûts
de lempereur.
Comment connaissez-vous mes goûts ?
Le colonel répondit quil ne faisait que répéter
les paroles du roi, et demanda si lempereur avait une réponse
à lui donner. .
Je verrai le roi ce soir.
Votre majesté veut-elle me permettre de retourner et
déclairer sa marche ? dit le colonel, un peu gêné
de cette brusquerie trop impériale.
Allez.
Il piqua son cheval
et rejoignit le général Bertrand, chemina côte
à côte avec lui jusquà Saunas, puis le précéda
et rencontra, à une lieue de Vittoria, le roi qui venait au-devant
de lempereur. Il lui fit son rapport, et continua sa route,
ayant assez vu lempereur.
Cependant, le lendemain, il voulut le voir au jour. Il se plaça
dans le grand salon parmi les officiers supérieurs de la jeune
garde ; mais la façon brève et sèche dont lempereur
les questionnait commença à le faire repentir un peu
de sa curiosité. Le colonel avait luniforme de Royal-Corse
; cet uniforme étranger attira les yeux de lempereur,
qui ne lui parla pas, mais ce simple regard suffit pour que le colonel
éprouvât le besoin de sortir du salon et fût bien
aise de se sentir dehors.
X - AVILA
Napoléon
arriva devant Madrid le 2 décembre 1808, lattaqua le
3, prit le Retiro le 4, et de là domina la ville. Il fit aussitôt
réunir les obusiers des parcs ; le roi Joseph, ému de
pitié pour les habitants, envoya le colonel Hugo à lempereur
pour le supplier dépargner la ville ; mais lempereur
ne se laissa pas toucher. Le roi y envoya le colonel quatre fois sans
que lempereur cédât, et le bombardement allait
commencer, si Madrid navait pas ouvert ses portes.
Napoléon
ordonna la formation, sous le nom de Royal-étranger, dun
régiment despagnols, de suisses, de wallons, auxquels
il mêla, comme nétant plus français, les
français qui avaient été vaincus à Baylen.
Ce régiment disparate et disgracié tentait peu les colonels.
Le colonel Hugo laccepta sur les instances de Joseph, qui, pour
le remercier, le nomma majordome du palais. Mais le régiment
était à peine formé que Napoléon, ayant
besoin dhommes contre lAutriche et jugeant quil
avait assez puni ceux de Baylen de leur malheur, les reprit pour lui.
et réduisit le colonel à un corps insuffisant et composé
déléments suspects. Les espagnols désertaient
à chaque instant ; dans un engagement contre huit cents volontaires
dAvila, le premier bataillon, commandé par Louis Hugo,
frère du colonel, passa presque tout entier à lennemi
dès le commencement de laction et fit feu sur le reste.
On essaya dempêcher la désertion par la terreur.
Avila ayant été occupée, les déserteurs
quon retrouva parmi les prisonniers furent jugés par
un conseil de guerre spécial, exécutés immédiatement
par un détachement des compagnies auxquelles ils avaient appartenu
et enterrés dans la caserne à lendroit où
la troupe défilait tous les jours.
Pour combler les
vides faits par la désertion des espagnols et par la reprise
des français, le colonel recrutait ce quil pouvait. Royal-étranger
fut bientôt un pêle-mêle de tous les peuples ; il
y eut des hongrois, des bohémiens, des polonais, des russes,
des danois, des égyptiens, et jusquà des anglais.
Ces hommes dont les nations étaient en guerre avaient pour
patriotisme dêtre en rixes perpétuelles ; il ny
a pas de bonne guerre sans pillage, ils sentre-volaient donc,
et les havre-sacs les mieux garnis le soir étaient sûrs
dêtre vides le matin. La prison, le piquet, les retenues
ny faisaient rien. Le colonel, qui, comme je lai dit,
avait ses explosions, en vint à cet ordre du jour que tout
individu convaincu davoir volé un de ses camarades fût
jeté par la fenêtre. Les vols cessèrent pour un
temps. Mais, après trois semaines, un sergent suisse fut pris
en flagrant délit. Le colonel, qui nétait plus
irrité, fut dans un grand embarras ; la colère était
partie, mais lordre du jour était resté. Renier
la loi, cétait rétablir lescroquerie. Le
colonel commanda à deux sous-officiers robustes de suspendre
le voleur hors de la fenêtre et dattendre son ordre pour
le lâcher. Le suisse fut saisi et pâlit horriblement quand
il neut plus sous lui que le vide et deux étages. Le
colonel était dans la cour, et, après une minute, dit
Remontez-le. Et, voyant quon souriait autour de lui et
quun capitaine disait Et lordre du jour ?
Eh bien, quoi ? dit-il avec bonhomie ; javais dit que le voleur
serait jeté par la fenêtre, mais je navais pas
dit que je ne serais pas là pour le recevoir.
Le matériel
de Royal-étranger valait son personnel. Des fusils pris dans
le rebut des arsenaux ou ramassés sur les champs de bataille
et raccommodés à la hâte ; aucun effet déquipement
ni dhabillement, ce qui était intolérable dans
ces hautes montagnes lhiver. Les "insurgés"
étaient mieux vêtus. Le colonel sen assura en faisant
enlever un habillement complet quon venait dachever pour
les volontaires de Cuellar. Avec cela et quelques envois du gouvernement,
il couvrit ce quil put de sa troupe.
Cest avec
cet à peu près de régiment que le colonel eut
à pacifier et à garder la province dAvila, dont
il eut le gouvernement. Il fut chargé de tout le pays, depuis
lEscurial jusquau Barco dAvila, cest-à-dire
dun rayon de trente lieues. Une si longue ligne était
facile à attaquer. Les guérillas, qui commençaient
à être nombreuses, surprenaient les soldats isolés
et interceptaient les courriers. LEmpecinado parut dans la province,
traînant des officiers et des marchands quil avait enlevés
sur la route de Valladolid ; le colonel envoya après lui et
lui reprit une partie de ses prisonniers. Une bande plus forte se
jeta, au sortir de Santo-Domingo de Las Posadas, sur un convoi de
troupes quon amenait au colonel, dispersa les recrues qui s
enfuirent en jetant leurs armes, et tua tous les officiers et sous-officiers,
dont le sous-lieutenant Martin, beau-frère du colonel.
Son frère
Louis, qui était à Mengamuños avec un faible
détachement, y fut cerné la nuit par quinze cents hommes
dinfanterie et cent cavaliers ; le matin, il sortit du village
au pas de charge, délogea lennemi, tua le chef et reprit
sa position.
Le régiment
était, en outre, travaillé par les habitants, qui essayaient
dy acheter des trahisons. Au Barco dAvila, deux sergents
de carabiniers dénoncèrent leur hôte, un ancien
moine dun couvent de Salamanque, qui avait voulu les embaucher.
Ce moine était si gros quil fallut choisir entre les
mulets pour le porter. Il avoua et fut condamné à mort.
Au moment dêtre pendu, il dit quil méritait
son sort pour avoir autrefois, au couvent, tué, coupé
en morceaux et jeté dans les latrines une jeune fille quil
avait violée. On le pendit à un arbre ; son poids rompit
la corde, et on lacheva dun coup de fusil.
Il y avait six
mois que le colonel était gouverneur de la province dAvila,
quand il reçut une lettre du roi le prévenant que dix
mille hommes marchaient sur lui par le Puerto de Pico. Il répondit
au roi que ce nétait pas dix mille hommes, mais soixante-dix
mille. Il venait, en effet, dapprendre que larmée
anglo-portugaise allait sur Madrid, et que son avant-garde, commandée
par le duc dAlbuquerque, était déjà à
Oropesa. Le major général des armées du roi,
songeant à lisolement dAvila dans la montagne,
envoya aussitôt au colonel lautorisation de se replier
sur Ségovie ; mais le colonel, qui savait limportance
dAvila pour les communications avec Valladolid et Burgos, répondit
quil aimait mieux sy faire tuer. Il sy enferma
et sy maintint, et les deux armées françaises
purent communiquer entre elles de Talavera à la rive gauche
du Tormès. Après la retraite de Welhington, le roi reconnut
le service que lui avait rendu la fermeté du colonel par le
grade de maréchal de camp, par un million de réaux (deux
cent cinquante mille francs) en cédules hypothécaires,
et par linspection générale de tous les corps
formés et à former. Bientôt après, le jeune
général fut fait commandeur de lordre royal dEspagne.
Les affaires devinrent
meilleures pour les français. Le maréchal Soult gagna
la bataille dOcaña, le général Kellermann
eut lavantage sur le Tormès, et Ballesteros dut se retirer
sous le canon de Ciudad-Rodrigo. La province dAvila neut
plus contre elle que les guérillas, découragées
la plupart par la défaite des alliés et par les dénonciations
des paysans. Plusieurs se soumirent ; la lutte devint moins féroce.
Jusque-là, tout "insurgé" était considéré
comme bandit et, sil était pris, fusillé ; les
guérillas, par représailles, fusillaient leurs prisonniers.
Le gouverneur dAvila leur avait fait offrir plusieurs fois dépargner
ses prisonniers si elles voulaient épargner les leurs. Une
guérilla venait encore de répondre à son offre
en fusillant cieux de ses domestiques surpris à une porte dAvila
et un convalescent auquel son médecin avait ordonné
une promenade. Une autre sapprêtait à fusiller
des français à Blasco Sancho ; les habitants intervinrent
; tous, le curé en tête, accoururent et déclarèrent
quon ne tuerait pas de prisonniers chez eux, que le général
Hugo épargnerait les espagnols si on épargnait les français,
et quen fusillant leurs prisonniers les guérillas fusillaient
leurs camarades. Le chef résistait, mais ses hommes furent
frappés du raisonnement et refusèrent de tirer. Quelque
temps après, un chef de partisans, appelé Garrido, ayant
été pris, fut bien étonné quand, au lieu
de le fusiller, on le soigna dune blessure quil avait
reçue. Sa troupe, qui sut comment on lavait traité
et sa guérison, écrivit au gouverneur une lettre de
remerciements, avec promesse de faire comme lui à lavenir.
Cela se répandit, les égorgements de prisonniers cessèrent
dans la Vieille-Castille, et lon sy battit avec ce que
la guerre permet dhumanité.
La manière
dont le gouverneur dAvila avait conservé et administré
sa province engagea le maréchal Soult, major général
des armées du roi, à lui donner deux autres provinces,
ce qui lui fit un gouvernement considérable, comprenant Avila,
Ségovie et Soria. Il avait à surveiller toute la rive
droite du Tage jusquà la frontière du Portugal.
Il quitta Avila, et vint établir son quartier général
à Ségovie, centre de son commandement.