Un esprit qui marche de lueur en lueur
et qui s'arrête éperdu - au bord de l'infini

Victor Hugo

1802 - 1885

VICTOR HUGO RACONTÉ
PAR UN TÉMOIN DE SA VIE

ChapitreVI à X : Voyage en Italie - Les Feuillantines
L'arrestation de Lahorie - Napoléon entrevu - Avila

VI - VOYAGE EN ITALIE

L’émotion de la lutte avait empêché Hugo de sentir l’excès de la fatigue ; il s’aperçut à Naples qu’il était resté trente et un jours sans se coucher et sans dormir. Il s’aperçut aussi qu’il avait été blessé à Boiano. Une fièvre violente le retint au lit, mais il avait trop bien pris Fra Diavolo pour avoir le droit d’être malade. La Pouille aussi avait ses bandes, mais ici le patriotisme n’était qu’un prétexte et c’était un vrai brigandage. Celui qui avait anéanti Fra Diavolo n’eut pas grand’peine à écraser ces misérables. La poursuite, cette fois, fut une promenade. Chemin faisant, la colonne française remarquait les paysages et les coutumes.

Le commandant fut frappé des sépulcres de San-Agata de Goti. On descendait par un escalier double à travers deux haies de morts debout, desséchés et habillés. Une longue cour souterraine continuait indéfiniment ces deux rangs de cadavres vêtus de leur mieux, où les habitants venaient voir leurs parents et leurs amis.

Un tremblement de terre, qui eut lieu à Pomarico, produisit un singulier incident. C’était la nuit. Dans les villages italiens, on dort généralement sans chemise. La colonne française vit accourir une foule de femmes et de jeunes filles nues que le tremblement de terre chassait de leurs maisons. Il faisait un superbe clair de lune. Les vélites et les lanciers polonais eurent la pudeur de leur prêter leurs manteaux.

Ce ne fut pas la seule fois que l’armée française contribua à la chasteté des Italiennes. Dans la Basilicate, le monastère de Banzo défendait à ses vassaux de bâtir ; il les entassait dans des maisons attenantes au couvent ; une seule de ces maisons en avait plus de sept cents, de tout âge et de tout sexe, pêle-mêle, vingt ménages dans la même chambre, toute la famille, père, mère, grands garçons et grandes filles, dans le même lit. Hugo fit un rapport au roi, qui contraignit les moines à la pudeur.

Les derniers brigands tués ou dispersés, la colonne revint. Le roi ne fut pas ingrat envers le commandant de l’expédition ; il lui donna un régiment et une province. Il le nomma colonel de Boyal-Corse et gouverneur d’Avellino.

Le premier soin du gouverneur fut d’écrire à sa femme de venir le rejoindre. Il y avait plus de deux ans qu’il était séparé d’elle et de ses enfants. Maintenant que l’Italie était pacifiée, il allait pouvoir être mari et père.

La mère se mit en route à la fin d’octobre 1807. M. Victor Hugo, qui n’avait alors que cinq ans, ne se rappelle guère, de toute la France traversée, qu’une pluie battante qui, au moment du départ, cinglait les vitres de la diligence.

Le mont Cenis, pour lui, ce fut un traîneau oit il monta avec sa mère, tandis qu’Abel et Eugène, plus grands, allèrent à mulet. Il fut vivement intéressé par des plaques de corne que le traîneau avait pour vitres. Ce qu’il contempla encore dans cette montagne, ce fut un entêtement d’Eugène à qui l’on avait mis des bas de laine à cause de la neige et qui, malgré les injonctions et les menaces, s’obstinait à les défaire autant de fois qu’on les lui remettait.

Il se souvient encore de l’impression que lui firent les toits gris de Suse, et d’un dîner dans les Apennins. L’air de la montagne avait hâté l’appétit des enfants, qui ne voulurent pas attendre lé relais. Mais on n’avait pas pris de provisions, et il n’y avait pas à espérer une auberge. Un chevrier qu’on rencontra offrit sa cabane, mais il n’avait chez lui qu’un aigle qu’il venait de tuer. — Mangeons l’aigle ! crièrent les enfants. Le chevrier leur en fit rôtir les cuisses, qu’ils dévorèrent.

Une crue d’eau noyait les environs de Parme. La ville, qu’on voyait de loin, semblait sortir d’un lac. Les paysans des environs, craignant de mouiller leurs chaussures, les portaient à leur cou et marchaient pieds nus. Victor dit à

Eugène :

— Regarde, sont-ils drôles ! ils aiment mieux user leurs pieds que leurs souliers.

On avait repris les diligences. Emprisonnés dans l’intérieur, les enfants se désennuyaient en faisant, avec les brins de la paille qu’ils avaient sous les pieds, de petites croix qu’ils collaient aux vitres. En les collant, ils voyaient, de distance en distance, des tronçons humains aux arbres de la route. C’étaient des bandits qu’on pendait pour intimider les autres. Les trois enfants ne se rendaient pas compte de l’objection qu’ils faisaient à la peine de mort en collant devant tous ces gibets le gibet du Christ.

Cette file de spectres préoccupait beaucoup le petit Victor et l’effrayait Mais sa grande peur, c’était de verser. Il eut cette inquiétude pendant tout le voyage. À chaque oscillation, au moindre caillou, il se croyait à bas. On lui disait que les voitures ne versaient jamais en Italie, mais, il ne sait plus oit, une voiture qui voulut passer la diligence accrocha et versa presque sur les enfants. Un cardinal, empêtré dans la voiture, agitait à la portière des bras furieux qui firent bien rire Abel et Eugène ; mais le petit Victor les gronda sévèrement.

Il fut ravi des "paillettes d’argent" de l’Adriatique. L’arrivée à Rome fut une joie pour les enfants. Le pont Saint-Ange et les statues commencèrent l’éblouissement. C’était grande fête ; les rues étaient pleines d’une foule compacte qui allait baiser l’orteil de la statue de saint Pierre. Les trois frères voulurent y aller. Cette statue en costume pontifical et la tiare en tête les emplit d’admiration. Ils s’agenouillèrent et baisèrent le pouce du saint. Ils remarquèrent que ce pouce, usé par les lèvres, était devenu un petit doigt.

Naples, rayonnante au soleil et terminée par l’azur de sa mer, leur fit l’effet d’avoir une robe blanche frangée de bleu.

Mme Hugo se reposa quelques jours à Naples. Elle avait beaucoup plus souffert du voyage qu’elle n’en avait joui. Assez insensible à la nature, elle ne s’était émue tout le temps que de deux choses, l’incertitude des gîtes et la certitude des puces. Les enfants ne virent pas grand’chose de la ville, parce que leur mère, peu curieuse, restait dans sa chambre toute la journée et attendait que le soleil fût tombé pour les mener en calèche sur le bord de la mer.

Ils atteignirent enfin Avellino, où leur père, impatient et ravi, s’était mis en grand uniforme pour les recevoir.

Après les embrassements, on visita la maison. C’était un palais de marbre tout crevassé par le temps et par les tremblements de terre. Mais la chaleur du climat dispensait d’une clôture bien hermétique. On y avait toute la place désirable pour jouer, c’était tout ce qu’il fallait. Les lézardes faisaient des cachettes dans l’épaisseur des murs. Hors du palais, un ravin profond tout ombragé de noisetiers compléta le bonheur des enfants. Dès le premier jour, ils y passèrent leur vie, se laissant rouler sur la pente ou grimpant aux arbres.

Le lieu leur convenait. Et l’existence aussi ; plus d’école, liberté entière. Mais ces vacances duraient depuis quelques mois à peine, que le roi de Naples devint le roi d’Espagne. Dès son arrivée à Madrid, Joseph écrivit au gouverneur d’Avellino qu’il ne lui en voudrait pas de rester en Italie, mais qu’il lui serait reconnaissant de venir en Espagne. Le gouverneur devait tout à Joseph qui, un peu avant sa nouvelle royauté, l’avait fait encore commandeur de son ordre et maréchal de son palais ; il n’hésita pas à le suivre. Mais il était facile de prévoir que l’Espagne, pas plus que l’Italie, ne se résignerait tout d’abord au roi étranger ; il y aurait là des contradictions et des luttes auxquelles on ne pouvait pas exposer une femme et des enfants ; et puis, l’éducation des enfants ne s’accommodait pas de toutes ces allées et venues ; il fut donc décidé que les trois frères retourneraient à Paris et qu’ils y resteraient avec leur mère jusqu’à ce que l’Espagne fût assez tranquille pour eux.

Ils quittèrent tristement cette vie faite de soleil et d’indépendance et ce beau palais de marbre qui allait se changer en salle d’étude.

Quelqu’un fut plus triste que les enfants, ce fut le père. Le babil des bouches roses se tut. Le pauvre gouverneur n’eut plus personne pour lui grimper aux genoux, pour ouvrir de grands yeux devant les broderies de son uniforme et pour enfoncer de petites mains dans ses épaulettes.

Ses enfants lui emplissaient le coeur de tendresse et de regrets. Il écrivait à sa mère qui habitait la Bourgogne

Abel est un enfant des plus aimables. Il est grand, pou, posé plus qu’on n’est à son âge. Ses progrès encouragent. Il est doué d’un excellent caractère, ainsi que ses deux frères.

"Eugène est celui que vous avez reçu venant au monde.

"Il a la plus belle figure du monde. Il est vif comme la poudre. Il a moins de disposition à l’étude, je crois, que ses frères, mais aucune mauvaise qualité.

"Victor, le plus jeune, montre une grand e aptitude à étudier. Il est aussi posé que son frère aîné, et très réfléchi. Il parle peu et jamais qu’à propos. Ses réflexions m’ont plusieurs fois frappé. Il a une figure très douce.

"Tous trois sont bons enfants. Ils s’aiment beaucoup entre eux ; les deux aînés aiment extrêmement leur petit frère. Je suis triste de ne plus les avoir. Mais les moyens d’éducation manquent ici, et il faut qu’ils aillent à Paris. "

VII - LES FEUILLANTINES

Revenue à Paris pour les études de ses enfants, Mme Hugo se logea dans le quartier des études ; elle cherchait une maison du côté de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, elle en vit une qui avait un jardin. J’ai dit qu’elle était indifférente aux grands aspects de la nature ; elle n’attachait pas. d’importance aux montagnes, mais elle adorait les jardins. Donc, voyant le jardin, elle ne regarda pas la maison, et y nicha sa petite famille. Mais elle n’y fut pas plus tôt qu’elle s’aperçut qu’il y avait des arbres pour les oiseaux, mais qu’il n’y avait pas de chambres pour les enfants. Elle eut beau mettre Abel au lycée, il n'y avait pas même de place pour deux, il fallut chercher ailleurs.

Un jour elle rentra radieuse. Elle avait trouvé !

Elle parla tellement de sa trouvaille qu’il fallut la montrer. Le lendemain, dès le matin, Eugène et Victor y allèrent avec elle. C’était à quelques pas seulement ; ils entrèrent dans l’impasse des Feuillantines ; au n° 12, une grille s’ouvrit, ils traversèrent une cour, puis furent dans un rez-de-chaussée. C’était là. Leur mère voulut leur faire admirer la salle à manger et le salon, vastes, hauts de plafond, hauts de fenêtres, pleins de lumière et de chants d’oiseaux, mais elle ne put les retenir dans la maison, ils avaient vu le jardin !

Ce n’était pas un jardin, c’était un parc, un bois, une campagne. Ils s’en emparèrent à l’instant même, courant, s’appelant, ne se voyant plus, se croyant égarés, ravis I Ils n’avaient pas d’assez grands yeux ni d’assez grandes jambes. Ils faisaient à chaque instant des découvertes. — Sais-tu ce que j’ai trouvé ? -— Tu n’as rien vu ! — Par ici ! par ici ! —Il y avait une allée de marronniers qui serviraient à mettre une balançoire. il y avait un puisard à sec qui serait admirable pour jouer à la guerre et pour donner l’assaut. Il y avait des fleurs autant qu’on en pouvait rêver, mais il y avait surtout des coins qu’on n’avait pas cultivés depuis longtemps et où poussait tout ce qui voulait, herbes, plantes, buissons, arbustes, une forêt vierge d’enfant. Il y avait tant de fruits qu’on ne ramassait pas ceux qui tombaient des branches. C’était la saison du raisin ; le propriétaire autorisa les garçons au pillage des treilles, et ils revinrent ivres.

Le propriétaire était un nommé Lalande qui avait acheté le couvent des Feuillantines quand la révolution l’avait repris aux religieuses. n en occupait une partie et louait l’autre.

La fête recommença le jour de sortie d’Abel. Ses deux frères lui présentèrent ce paradis qu’il n’aurait, lui, qu’un jour par semaine. Mais la vraie solennité, ce fut l’emménagement. Les jours précédents avaient été employés à emballer les soldats de plomb et les canons, à empaqueter les billes et les toupies, à serrer les images dans les cartons, à ne rien oublier, afin de n’avoir pas à revenir. Enfin on partit, on arriva, on fut chez soi dans ce lieu de délices, on y coucha, on s’y réveilla, joie immense !

Les premiers jours appartinrent aux deux frères en toute propriété. Ils n’eurent pas autre chose à faire que de prendre possession de leur nouveau monde, de faire une étude approfondie des recoins et des broussailles, d’apprendre la géographie de leur jardin. Mais ils n’étaient pas venus à Paris pour cette géographie-là ; la mère s’inquiéta bientôt de commencer leur instruction.

Ils n’avaient pas, surtout Victor, l’âge du collège ; elle les envoya d’abord à une école de la rue Saint-Jacques où un brave homme et une brave femme enseignaient aux fils d’ouvriers la lecture, l’écriture et un peu d’arithmétique. Le père et la mère Larivière, comme les appelaient les écoliers, méritaient cette appellation par la paternité et la maternité de leur enseignement. Ça se passait en famille. La femme ne se gênait pas, la classe commencée, pour apporter au mari sa tasse de café au lait, pour lui prendre des mains le devoir qu’il était en train de dicter, et pour dicter à sa place pendant qu’il déjeunait.

Ce Larivière, du reste, était un homme instruit et qui eût pu être mieux que maître d’école. Il sut très bien, quand il le fallut, enseigner aux deux frères le latin et le grec. C’était un ancien prêtre de l’Oratoire. La révolution l’avait épouvanté, et il s’était vu guillotiné s’il ne se mariait pas ; il avait mieux aimé donner sa main que sa tête. Dans sa précipitation, il n’était pas allé chercher sa femme bien loin ; il avait pris la première qu’il avait trouvée auprès de lui, sa servante.

Quand on voulut apprendre à lire à Victor, il se trouva qu’il le savait. Il avait appris tout seul, rien qu’à regarder les lettres. L’écriture alla vite, et l’orthographe aussi, et "la mère Larivière" s’est vantée souvent d’un évangile qu’elle lui avait dicté dans le premier semestre et où il n’avait fait qu’une seule faute, boeuf avec un e.

Cette école n’empêchait pas le jardin. Elle ne prenait les deux frères qu’une partie de la journée et les lâchait, matin et soir, dans les allées. L’hiver vint, moins amusant que l’été, mais qui a encore les boules de neige qu’on se jette au visage ; puis le printemps revint, et les boutons-d’or, pour lesquels ils avaient une adoration respectueuse et qu’ils craignaient de froisser presque autant que les bêtes à bon Dieu. Mais ce qu’ils trouvaient encore de plus beau dans le jardin, c’était ce qui n’y était pas. C’était ce qu’y mettait leur imagination d’enfant, aussi infatigable que l’imagination de l’homme à se créer des chimères et des féeries. Que de choses il y avait pour eux dans le puisard desséché, où il n’y avait rien

Il y avait surtout "le sourd". L’auteur des Misérables s’est souvenu du sourd, "ce monstre fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n’est pas un lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n’est pas un crapaud, qui habite les trous des vieux fours à chaux et des puisards desséchés, noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent, tantôt rapide, qui ne crie pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne ne l’a jamais vu". À peine revenus de l’école, Victor disait à Eugène : Allons au sourd ! et vite, jetant leurs cahiers, sans donner à leur mère le temps de les embrasser, ils se précipitaient, roulaient dans le puisard, écartaient les ronces, ôtaient les briques, fouillaient les trous,

— Je le tiens ! — Le voilà ! — et étaient fort désappointés lorsqu’après une heure de recherche acharnée ils n’avaient pas trouvé cette bête qu’ils savaient ne pas exister.

Le dimanche, Abel avait congé et s’ajoutait à la joie. Mais on n’était au grand complet que lorsque Mme Foucher amenait ses enfants.

Le toast de l’hôtel de ville était en chemin de se réaliser. Après deux garçons, dont le premier n’avait pas vécu, le greffier du conseil de guerre avait eu une fille, et ce ne serait pas le mari qui lui manquerait, puisqu’au lieu d’un garçon le colonel en avait trois.

Souvent, les soirs d’été, Mme Foucher venait voir son amie aux Feuillantines. Elle amenait son fils Victor et sa fille Adèle, déjà en âge de trotter, de s’amuser et de mêler son petit tapage au vacarme des garçons.

La balançoire préméditée par Victor le jour de sa première visite était installée à la place môme que son coup d’oeil sûr lui avait assignée. C’était à qui en userait et en abuserait. Personne n’en abusait plus que Victor ; une fois monté dessus, on ne pouvait plus l’en faire descendre ; debout sur l’escarpolette, il mettait toute sa force et tout son amour-propre à la lancer le plus haut possible et il disparaissait dans le feuillage des arbres qui s’agitaient comme au vent. Quelquefois on daignait offrir la place à la petite fille, qui s’y laissait hisser, honorée et tremblante, et recommandant bien de la balancer moins haut que la dernière fois.

L’escarpolette avait une rivale ; c’était une vieille brouette boiteuse. On mettait Mlle Adèle clans la brouette et on lui bandait les yeux. Puis les garçons la voituraient dans les allées et il fallait qu’elle dît où elle était, et c’était une explosion de bonheur et de rires quand elle se trompait et qu’elle était perdue dans le jardin. De temps en temps elle disait juste, mais on regardait le bandeau et l’on s’apercevait qu’elle avait triché. Alors les garçons se fâchaient, c’était stupide, il fallait recommencer ; on serrait le mouchoir à lui noircir la peau, on la brouettait très loin, et des voix sévères lui demandaient : où es-tu ? Elle se trompait, et les rires éclataient.

Lorsque ces messieurs en avaient assez de jouer avec une petite fille, ils passaient à quelque chose de plus sérieux. ils déracinaient les échalas du jardinier, et se dirigeaient vers la niche aux lapins. Cette niche avait trois gradins ; on tirait au sort à qui se mettrait sur le gradin supérieur ; les autres restaient en bas, et aussitôt l’assaut commençait. Mme Hugo ne tarda pas à trouver que les échalas imitaient trop bien les lances, et les deux armées se battirent à coups de poing, mais c’était bien moins amusant depuis qu’on ne pouvait plus se crever les yeux.

Mme Hugo était pleine d’exigences tyranniques. Ainsi, elle grondait lorsqu’on revenait de la guerre avec une chemise toute salie et un pantalon en lambeaux. Elle avait beau habiller ses fils de bon gros drap marron en hiver et de forte toile en été, il n’existait pas de drap ni de toile qui pût tenir contre la fureur de leurs jeux. Un jour que l’un d’eux revenait avec un accroc terrible, elle dit que, le premier qui déchirerait encore son pantalon, elle lui en ferait faire un comme aux dragons.

Le lendemain, en rentrant de l’école, les enfants rencontrèrent une troupe d’hommes à cheval qui reluisaient au soleil. Victor, qui les trouva magnifiques, demanda qui c’était.
— Des dragons, répondit la bonne.
Une heure après, Mme Hugo, qui n’entendait pas Victor courir et crier comme à son habitude, alla voir ce qu’il était devenu ; elle le découvrit blotti derrière un massif et occupé à élargir les déchirures de son pantalon et à en faire gravement une guenille.
— Qu’est-ce que vous faites donc là ? s’écria-t-elle en colère.
L’enfant la regarda tranquillement
— C’est pour en avoir un comme aux dragons.

VIII - L’ARRESTATION DE LAHORIE

Vers le milieu de 1809, la bande s’augmenta d’un ami. Mais celui-ci n’était pas un enfant.

Un jour, Eugène et Victor furent appelés au salon et présentés par leur mère à un homme de taille moyenne, marqué de la petite vérole, à cheveux et à favoris noirs, à physionomie bienveillante et douce, un parent, leur dit-elle.

Ce parent dîna avec eux ce jour-là. Le lendemain ils le revirent encore, et encore l’autre lendemain, et tous les jours qui suivirent.

La connaissance fut bientôt faite. En moins de vingt-quatre heures, eux et lui furent de vieux amis. Quoique ce fût un homme, c’était "un bon enfant". il comprenait les jeux. Et il en avait à lui qui eussent été difficiles aux autres ; il levait de terre à bras tendu Victor, pour qui il avait une affection particulière ; il le jetait en l’air très haut et il le recevait dans ses bras, à la grande terreur de la mère, mais à la grande joie de l’enfant.

Dès que les deux frères revenaient de l’école, il accourait. il fermait le Tacite ou le Polybe qu’il lisait jusque-là en marchant dans les allées, et il leur appartenait. C’était l’heure de leur dîner ; l’été, leur salle à manger était le perron du jardin ; la table était la plate-forme, et les marches les chaises. Leur grand ami découpait et servait, et, quelque hâte qu’on eût d’aller jouer, on restait quelquefois bien longtemps après le dîner fini parce qu’il racontait de belles histoires. Le soir, mais cela ne les amusait pas autant que les histoires, il se faisait montrer les devoirs, les examinait, les approuvait ou les redressait. L’année suivante, quand on mit les enfants au latin, il fit expliquer Tacite à Victor, qui n’avait que huit ans.

Il ne logeait pas dans la maison, mais dans le jardin, où il s’était arrangé d’un reste de chapelle. Il y avait, au fond du jardin, derrière les massifs, une construction à demi abandonnée, séparée à l’intérieur en deux pièces, dont l’une avait encore un fragment d’autel et dont l’autre avait été une sacristie. Cette masure était maintenant le domicile des bêches, des arrosoirs et des râteaux. La sacristie, moins endommagée et moins ouverte que l’autre compartiment, avait été débarrassée des instruments de jardinage, on avait balayé, frotté et lavé, on avait apporté un lit, une table, une toilette et deux chaises, et le parent s’était trouvé à merveille.

Une chose qui étonna bientôt les enfants, c’est que, lorsqu’il leur arrivait d’aller se promener dehors ou d’aller jouer au Conseil de guerre avec leur ami Victor Foucher, leur grand ami avait toujours quelque occupation impossible à remettre. Il ne sortait jamais du jardin, et ne venait même pas dans la cour. De plus, lui si sociable et si communicatif avec eux, il n’était pas le même avec les autres.

Il ne voulait voir personne. Mme Hugo vivait fort retirée et ne recevait guère que la famille Foncier ; s’il lui survenait par hasard une autre visite, au premier coup de sonnette, le parent s’esquivait et allait s’enfermer dans sa sacristie. Les enfants ne savaient comment concilier cette sauvagerie farouche avec sa camaraderie habituelle et sa facilité à tous les amusements. Lorsqu’ils lui demandaient pourquoi il fuyait ainsi toutes les visites, il répondait qu’il détestait le monde et qu’il n’aimait que les livres, les jardins et les enfants.

Ce "parent" était le général Lahorie.

Voici comment il était venu se cacher aux Feuillantines. Mme Hugo connaissait le général Bellavesne. Un jour qu’elle dînait chez lui avec le général Fririon, les deux généraux se mirent à parler de Lahorie, leur ami commun, dont la situation les inquiétait.

Lahorie avait collaboré à la conspiration de Moreau. Il en avait même été jusqu’à un certain point le premier auteur, ayant été la cause et l’objet du premier conflit entre Moreau et Bonaparte. Le père de Victor avait été témoin d’un fait qui avait commencé le mécontentement de Moreau. C’était à l’armée du Rhin. L’ordre avait été donné à toutes les divisions de prendre position sur l’Iser à jour fixe, et toutes avaient obéi, excepté celle du général Leclerc qui, voyant Freisingen trop fortement occupé, avait jugé prudent de ne pas se hasarder jusque-là. Leclerc avait envoyé son adjudant général en prévenir Moreau ; mais, aux premiers mots, Lahorie, chef d’état-major de Moreau, avait interrompu l’adjudant, disant que la division avait eu tort de ne pas exécuter l’ordre donné et qu’il fallait que Freisingen fût occupé le soir même. Moreau avait approuvé Lahorie, et l’adjudant était retourné à Leclerc, qui avait attaqué et pris Freisingen. Mais, mécontent d’avoir été blâmé tout haut, et par un simple chef d’état-major, il était venu le lendemain demander à Moreau un congé ; Moreau avait refusé ; mais Leclerc, qui était beau-frère du premier consul, avait eu le congé par sa femme, était allé à Paris, et y avait si bien desservi Lahorie qu’après la paix de Lunéville une seule des promotions de la campagne n’avait pas été maintenue par le premier consul, celle de Lahorie, que Moreau avait nommé général de division sur le champ de bataille de Hohenlinden. Moreau, à son retour, avait eu beau réclamer contre ce démenti à sa parole, se plaindre énergiquement au ministre de la guerre, aller au premier consul, il n’avait rien obtenu. On lui avait même rapporté qu’il était échappé au premier consul que Lahorie ne serait jamais général de division. Moreau s’était trouvé offensé personnellement, et s'était dès lors tourné contre Bonaparte. Quand la querelle avait éclaté, Lahorie s'était mis naturellement du côté de Moreau, par rancune et par reconnaissance.

Ils n’avaient pas réussi ; Moreau avait quitté la France ; Lahorie, condamné à mort par contumace, se cachait depuis plusieurs années, tantôt chez un ami, tantôt chez l’autre ; mais la police le traquait et le retraites ne tardaient pas à être éventées ; une fois il avait été malade et avait dû, en pleine fièvre, se faire emporter sur un brancard. À force de changer de retraite, il avait épuisé tous ses amis, et dans ce moment il ne avait à qui s'adresser. Le général Fririon et le général Bellavesne avaient de maisons trop en vue. Ils se demandaient où leur ami serait en sûreté.
— Chez moi, dit Mme Hugo.

Elle avait des raisons pour lui être hospitalière ; c’était un proscrit et c’était un ami. Il avait été excellent pour son mari à l’armée du Rhin ; il était le parrain d’un de ses enfants. Elle pensa à sa maison perdue dans une impasse, et à la chapelle enfouie dans les feuillages, et elle les offrit. Les deux généraux dirent que c’était là, en effet, la meilleure cachette possible. Le lendemain matin Mme Hugo dit au propriétaire et aux domestiques qu’elle attendait le jour même un parent de province, un original, une espèce d’ours qui venait à Paris pour ne connaître personne, et le soir la sacristie était habitée.

Pendant dix-huit mois, Lahorie vécut aux Feuillantines, ignoré, invisible, tranquille ; il attendait là le moment où le temps, qui efface tout, lui rendrait la liberté. Cc moment ne pouvait plus tarder beaucoup ; l’empereur, au comble de la victoire et de la puissance, à la veille d’épouser une archiduchesse, avait autre chose à faire que de venger une vieille querelle du premier consul.

En effet, un matin, le général Bellavesne accourut tout triomphant. Il avait dîné la veille au ministère de la police. Après le dîner, *** l'avait pris à part, et lui avait dit

— Vous savez où est Lahorie. Voici longtemps qu’il se cache. Je comprenais cela dans les premiers mois ; il faisait bien alors de se soustraire à la justice, le gouvernement n’était pas encore solide et ne pouvait pas se laisser toucher. Mais maintenant l’empire est fort, il est maître en France et en Europe, il est épousé par les vieilles monarchies, de quoi voulez-vous que nous ayons peur ? Sa majesté est heureuse et n’en veut plus à personne. Dites donc à Lahorie qu’il n’a plus rien à craindre et qu’il peut sortir librement.

Le général avait répondu qu’il ne savait nullement où était caché Lahorie, ni même s’il était caché, qu’il le croyait en Angleterre.

— Il n’est pas en Angleterre, avait repris ***. Il est à Paris. Je le sais. Et vous le savez aussi. Je ne vous demande pas où. Est-ce que je ne le saurais pas dans une heure, si je voulais ? Si je vous en parle, c’est uniquement par amitié pour lui, qui doit souffrir de toute cette gêne inutile. Répétez-lui ce que je vous ai dit, et qu’il en fasse ce qu’il voudra.

Le général Bellavesne rapporta cette conversation à Mme Hugo, dont le premier mot fut que c’était un piège, et qu’il n’en fallait pas même parler à Lahorie que l’ennui de sa longue captivité rendrait trop crédule. Mais le général dit que Lahorie n’était pas un enfant pour n’être même pas consulté sur ses propres affaires, et insista pour le voir. Lorsque Lahorie eut entendu Bellavesne, il eut bien envie d’avoir confiance ; mais Mme Hugo lui conseilla si énergiquement de ne pas se livrer, qu’il ajourna jusqu’à ce que son ami fût retourné au ministère de la police et lui rapportât de nouvelles assurances.

Bellavesne y retourna la semaine suivante. Seul avec ***, il cherchait un moyen de remettre la causerie sur le prisonnier, quand son interlocuteur la mit de lui-même

— Savez-vous qui j’ai attendu toute la semaine ? Lahorie. J’avais cru qu’il sortirait tout de suite, et que sa première visite serait pour moi. Je l’ai attendu tous les jours depuis notre conversation. Eh bien, il ne sort donc pas ? Est-ce que vous lui avez conseillé de ne pas sortir ? Êtes-vous enfants d’avoir peur ! Vous vous figurez donc que l’empereur s’occupe de Lahorie ! Qu’est-ce que vous voulez que Lahorie lui fasse ? Moi, je m’intéresse à Lahorie, parce que nous avons été camarades ; nous avons fait la guerre ensemble ; vous savez, Bellavesne, on n’oublie jamais ces choses-là. Je me mets à sa place, je sens comme la vie qu’il mène doit lui peser. Ça n’est pas agréable et ça n’est pas digne. Ce n’est pas le fait d’un soldat de jouer ainsi à cache-cache et de vivre dans un trou comme un renard. Il a besoin d’air, ce troupier ! Allons, dites-lui donc qu’il n’a plus rien à craindre, et que je l’attends.

Quand le général Bellavesne eut transmis à Lahorie la nouvelle invitation de ***, Lahorie ne dit rien. Bellavesne lui demandant ce qu’il comptait faire, il répondit qu’il verrait. Mue Hugo se récria et le conjura de n’être pas assez simple pour croire à la parole d’un homme de police ; il ne répondit pas.

Le lendemain matin, à l’heure du déjeuner, le domestique chargé de prévenir Lahorie alla, comme d’habitude, frapper à la porte de la sacristie. Personne ne répondant, le domestique crut qu’il était dans le jardin ; mais il l’y chercha inutilement, et revint dire à Mme Hugo qu’il ne savait où le trouver. Mme Hugo, saisie d’un soupçon brusque, alla elle-même frapper à la porte ; pas de réponse. Elle écouta ; pas de bruit ni de mouvement. Elle entra ; la chambre était vide.

Elle revint à la maison. En entrant, elle entendit un cabriolet qui s’arrêtait à la grille de la cour. Elle regarda par la fenêtre et vit Lahorie qui sautait de voiture.

Il accourut à elle tout rayonnant et lui prit les mains avec effusion.

— Faites-moi compliment, lui dit-il, je suis libre ! je peux aller, venir, vivre, me voilà redevenu un homme, je suis ressuscité !

Il lui avoua qu’il n’avait pas pu y tenir, que, si douce que l’hospitalité lui eût fait sa prison, ce n’en était pas moins une prison, et qu’il était allé chez ***. Les huissiers lui avaient demandé son nom ; bien entendu, il ne l’avait pas donné ; alors ils avaient fait des difficultés pour l’introduire, mais il avait insisté disant qu’il avait quelque chose d’important à communiquer. ***, en l’apercevant, lui avait sauté au cou, l’avait fait asseoir, lui avait rappelé leurs anciennes campagnes, l’avait grondé d’être resté si longtemps en cage, lui avait répété qu’il n’y avait plus le moindre danger pour lui, que le passé était oublié, qu’il pouvait se. montrer partout, et, lorsqu’il s’était levé après trois grands quarts d’heure, lui avait donné une vigoureuse poignée de main en lui disant : À bientôt !

On se mit à table, et Lahorie déjeuna de grand appétit. Comme il achevait, la cuisinière entra effarée ; elle venait de voir des hommes à mine suspecte traverser la cour en se dirigeant vers la maison. Au même instant, on sonna.

Le général se leva de table et alla ouvrir la porte lui-même.
— Le général Lahorie ? dit un des hommes.
— C’est moi.
— Je vous arrête.

On lui laissa à peine le temps de dire adieu à Mme Hugo ; il fut entraîné et jeté en prison.

IX - NAPOLÉON ENTREVU

Personnellement, le roi Joseph n’était pas haï en Espagne, mais c’était un étranger, cela suffisait pour que les espagnols ne voulussent pas de lui. Lui-même, esprit sage et modéré, se rendant compte de l’impossibilité de surmonter la résistance, il était tout prêt à renoncer à ce trône mal solide, mais son frère ne lui permettait pas de le quitter. De sorte que l'Espagne offrait ce spectacle, probablement unique dans l’histoire, d’une nation gouvernée malgré elle par un roi malgré lui.

Déjà Napoléon, irrité de ce qu’on ne se ralliait pas asses vite à son frère, avait menacé les espagnols d’aller le gouverner lui-même : "Si tous le efforts sont inutiles et si vous ne répondez pas en confiance, il ne me restera qu’à placer mon frère sur un autre trône ; je mettrai alors la couronne sur ma tête. " Cette menace avait produit un tel effet qu’aussitôt vingt-sept mille pères de famille, à Madrid seulement, avaient inscrit leur serment de fidélité sur les registres préparés pour cela. Mais cette fidélité arrachée à la peur n’avait pas retenu les espagnols de se soulever à la première occasion ; et, lorsque le colonel Hugo arriva à Burgos, on y attendait le soir même le roi Joseph, à qui la capitulation de Baylen avait déjà repris Madrid.

Napoléon vint au secours de son frère, et deux armées françaises furent employées à châtier un peuple coupable de vouloir s’appartenir. Joseph, qui avait fait de Vittoria son quartier général, fit préparer son palais pour y recevoir l’empereur ; mais l’empereur écrivit qu’il voulait loger hors de la ville. Le roi chercha une maison convenable, il n’y en avait pas. Le jour où l’empereur arrivait, le roi, n’ayant rien trouvé à quatre heures du soir, envoya au-devant de son frère le colonel Hugo, qu’il avait fait son aide de camp, avec une lettre qu’il lui fit lire afin que, s’il ne rencontrait l’empereur qu’à la nuit tombée, il pût dire ce qu’elle contenait.

Muni de cette lettre et de quelques explications verbales, le colonel partit et rencontra, vers cinq heures et un quart, un officier général qui était tout seul et auquel il demanda où était l’empereur. Cet officier, qui était le général Bertrand, lui répondit qu’il le trouverait au coude de la route. En effet, il fut bientôt en face d’un petit groupe à cheval, sans escorte, au milieu duquel il reconnut l’empereur à sa ressemblance avec Joseph, car, bien qu’il fit la guerre depuis 1788, il ne l’avait jamais vu. Il y avait tant d’armées à cette époque et on se battait en tant d’endroits qu’on pouvait avoir vingt ans de guerre sans avoir vu l’empereur.

Le colonel remit la lettre. Mais à cinq heures et demie, c’était l’hiver, il faisait trop nuit pour la lire. Le colonel offrit d’en dire le contenu.
— Vous l’avez donc lue ? demanda brusquement l’empereur.
Le colonel répondit que le roi, prévoyant l’obscurité, la lui avait fait lire.
— Vous avez donc sa confiance ? Qui êtes-vous ?
— L’ancien colonel de Royal-Corse.
— Que contient la lettre ?
Le colonel le dit, et ajouta que le logement préparé au palais de Vittoria était absolument dans les goûts de l’empereur.
— Comment connaissez-vous mes goûts ?
Le colonel répondit qu’il ne faisait que répéter les paroles du roi, et demanda si l’empereur avait une réponse à lui donner. .
— Je verrai le roi ce soir.
— Votre majesté veut-elle me permettre de retourner et d’éclairer sa marche ? dit le colonel, un peu gêné de cette brusquerie trop impériale.
— Allez.

Il piqua son cheval et rejoignit le général Bertrand, chemina côte à côte avec lui jusqu’à Saunas, puis le précéda et rencontra, à une lieue de Vittoria, le roi qui venait au-devant de l’empereur. Il lui fit son rapport, et continua sa route, ayant assez vu l’empereur.

Cependant, le lendemain, il voulut le voir au jour. Il se plaça dans le grand salon parmi les officiers supérieurs de la jeune garde ; mais la façon brève et sèche dont l’empereur les questionnait commença à le faire repentir un peu de sa curiosité. Le colonel avait l’uniforme de Royal-Corse ; cet uniforme étranger attira les yeux de l’empereur, qui ne lui parla pas, mais ce simple regard suffit pour que le colonel éprouvât le besoin de sortir du salon et fût bien aise de se sentir dehors.

X - AVILA

Napoléon arriva devant Madrid le 2 décembre 1808, l’attaqua le 3, prit le Retiro le 4, et de là domina la ville. Il fit aussitôt réunir les obusiers des parcs ; le roi Joseph, ému de pitié pour les habitants, envoya le colonel Hugo à l’empereur pour le supplier d’épargner la ville ; mais l’empereur ne se laissa pas toucher. Le roi y envoya le colonel quatre fois sans que l’empereur cédât, et le bombardement allait commencer, si Madrid n’avait pas ouvert ses portes.

Napoléon ordonna la formation, sous le nom de Royal-étranger, d’un régiment d’espagnols, de suisses, de wallons, auxquels il mêla, comme n’étant plus français, les français qui avaient été vaincus à Baylen. Ce régiment disparate et disgracié tentait peu les colonels. Le colonel Hugo l’accepta sur les instances de Joseph, qui, pour le remercier, le nomma majordome du palais. Mais le régiment était à peine formé que Napoléon, ayant besoin d’hommes contre l’Autriche et jugeant qu’il avait assez puni ceux de Baylen de leur malheur, les reprit pour lui. et réduisit le colonel à un corps insuffisant et composé d’éléments suspects. Les espagnols désertaient à chaque instant ; dans un engagement contre huit cents volontaires d’Avila, le premier bataillon, commandé par Louis Hugo, frère du colonel, passa presque tout entier à l’ennemi dès le commencement de l’action et fit feu sur le reste. On essaya d’empêcher la désertion par la terreur. Avila ayant été occupée, les déserteurs qu’on retrouva parmi les prisonniers furent jugés par un conseil de guerre spécial, exécutés immédiatement par un détachement des compagnies auxquelles ils avaient appartenu et enterrés dans la caserne à l’endroit où la troupe défilait tous les jours.

Pour combler les vides faits par la désertion des espagnols et par la reprise des français, le colonel recrutait ce qu’il pouvait. Royal-étranger fut bientôt un pêle-mêle de tous les peuples ; il y eut des hongrois, des bohémiens, des polonais, des russes, des danois, des égyptiens, et jusqu’à des anglais. Ces hommes dont les nations étaient en guerre avaient pour patriotisme d’être en rixes perpétuelles ; il n’y a pas de bonne guerre sans pillage, ils s’entre-volaient donc, et les havre-sacs les mieux garnis le soir étaient sûrs d’être vides le matin. La prison, le piquet, les retenues n’y faisaient rien. Le colonel, qui, comme je l’ai dit, avait ses explosions, en vint à cet ordre du jour que tout individu convaincu d’avoir volé un de ses camarades fût jeté par la fenêtre. Les vols cessèrent pour un temps. Mais, après trois semaines, un sergent suisse fut pris en flagrant délit. Le colonel, qui n’était plus irrité, fut dans un grand embarras ; la colère était partie, mais l’ordre du jour était resté. Renier la loi, c’était rétablir l’escroquerie. Le colonel commanda à deux sous-officiers robustes de suspendre le voleur hors de la fenêtre et d’attendre son ordre pour le lâcher. Le suisse fut saisi et pâlit horriblement quand il n’eut plus sous lui que le vide et deux étages. Le colonel était dans la cour, et, après une minute, dit — Remontez-le. Et, voyant qu’on souriait autour de lui et qu’un capitaine disait — Et l’ordre du jour ? — Eh bien, quoi ? dit-il avec bonhomie ; j’avais dit que le voleur serait jeté par la fenêtre, mais je n’avais pas dit que je ne serais pas là pour le recevoir.

Le matériel de Royal-étranger valait son personnel. Des fusils pris dans le rebut des arsenaux ou ramassés sur les champs de bataille et raccommodés à la hâte ; aucun effet d’équipement ni d’habillement, ce qui était intolérable dans ces hautes montagnes l’hiver. Les "insurgés" étaient mieux vêtus. Le colonel s’en assura en faisant enlever un habillement complet qu’on venait d’achever pour les volontaires de Cuellar. Avec cela et quelques envois du gouvernement, il couvrit ce qu’il put de sa troupe.

C’est avec cet à peu près de régiment que le colonel eut à pacifier et à garder la province d’Avila, dont il eut le gouvernement. Il fut chargé de tout le pays, depuis l’Escurial jusqu’au Barco d’Avila, c’est-à-dire d’un rayon de trente lieues. Une si longue ligne était facile à attaquer. Les guérillas, qui commençaient à être nombreuses, surprenaient les soldats isolés et interceptaient les courriers. L’Empecinado parut dans la province, traînant des officiers et des marchands qu’il avait enlevés sur la route de Valladolid ; le colonel envoya après lui et lui reprit une partie de ses prisonniers. Une bande plus forte se jeta, au sortir de Santo-Domingo de Las Posadas, sur un convoi de troupes qu’on amenait au colonel, dispersa les recrues qui s enfuirent en jetant leurs armes, et tua tous les officiers et sous-officiers, dont le sous-lieutenant Martin, beau-frère du colonel.

Son frère Louis, qui était à Mengamuños avec un faible détachement, y fut cerné la nuit par quinze cents hommes d’infanterie et cent cavaliers ; le matin, il sortit du village au pas de charge, délogea l’ennemi, tua le chef et reprit sa position.

Le régiment était, en outre, travaillé par les habitants, qui essayaient d’y acheter des trahisons. Au Barco d’Avila, deux sergents de carabiniers dénoncèrent leur hôte, un ancien moine d’un couvent de Salamanque, qui avait voulu les embaucher. Ce moine était si gros qu’il fallut choisir entre les mulets pour le porter. Il avoua et fut condamné à mort. Au moment d’être pendu, il dit qu’il méritait son sort pour avoir autrefois, au couvent, tué, coupé en morceaux et jeté dans les latrines une jeune fille qu’il avait violée. On le pendit à un arbre ; son poids rompit la corde, et on l’acheva d’un coup de fusil.

Il y avait six mois que le colonel était gouverneur de la province d’Avila, quand il reçut une lettre du roi le prévenant que dix mille hommes marchaient sur lui par le Puerto de Pico. Il répondit au roi que ce n’était pas dix mille hommes, mais soixante-dix mille. Il venait, en effet, d’apprendre que l’armée anglo-portugaise allait sur Madrid, et que son avant-garde, commandée par le duc d’Albuquerque, était déjà à Oropesa. Le major général des armées du roi, songeant à l’isolement d’Avila dans la montagne, envoya aussitôt au colonel l’autorisation de se replier sur Ségovie ; mais le colonel, qui savait l’importance d’Avila pour les communications avec Valladolid et Burgos, répondit qu’il aimait mieux s’y faire tuer. — Il s’y enferma et s’y maintint, et les deux armées françaises purent communiquer entre elles de Talavera à la rive gauche du Tormès. Après la retraite de Welhington, le roi reconnut le service que lui avait rendu la fermeté du colonel par le grade de maréchal de camp, par un million de réaux (deux cent cinquante mille francs) en cédules hypothécaires, et par l’inspection générale de tous les corps formés et à former. Bientôt après, le jeune général fut fait commandeur de l’ordre royal d’Espagne.

Les affaires devinrent meilleures pour les français. Le maréchal Soult gagna la bataille d’Ocaña, le général Kellermann eut l’avantage sur le Tormès, et Ballesteros dut se retirer sous le canon de Ciudad-Rodrigo. La province d’Avila n’eut plus contre elle que les guérillas, découragées la plupart par la défaite des alliés et par les dénonciations des paysans. Plusieurs se soumirent ; la lutte devint moins féroce. Jusque-là, tout "insurgé" était considéré comme bandit et, s’il était pris, fusillé ; les guérillas, par représailles, fusillaient leurs prisonniers. Le gouverneur d’Avila leur avait fait offrir plusieurs fois d’épargner ses prisonniers si elles voulaient épargner les leurs. Une guérilla venait encore de répondre à son offre en fusillant cieux de ses domestiques surpris à une porte d’Avila et un convalescent auquel son médecin avait ordonné une promenade. Une autre s’apprêtait à fusiller des français à Blasco Sancho ; les habitants intervinrent ; tous, le curé en tête, accoururent et déclarèrent qu’on ne tuerait pas de prisonniers chez eux, que le général Hugo épargnerait les espagnols si on épargnait les français, et qu’en fusillant leurs prisonniers les guérillas fusillaient leurs camarades. Le chef résistait, mais ses hommes furent frappés du raisonnement et refusèrent de tirer. Quelque temps après, un chef de partisans, appelé Garrido, ayant été pris, fut bien étonné quand, au lieu de le fusiller, on le soigna d’une blessure qu’il avait reçue. Sa troupe, qui sut comment on l’avait traité et sa guérison, écrivit au gouverneur une lettre de remerciements, avec promesse de faire comme lui à l’avenir. Cela se répandit, les égorgements de prisonniers cessèrent dans la Vieille-Castille, et l’on s’y battit avec ce que la guerre permet d’humanité.

La manière dont le gouverneur d’Avila avait conservé et administré sa province engagea le maréchal Soult, major général des armées du roi, à lui donner deux autres provinces, ce qui lui fit un gouvernement considérable, comprenant Avila, Ségovie et Soria. Il avait à surveiller toute la rive droite du Tage jusqu’à la frontière du Portugal. Il quitta Avila, et vint établir son quartier général à Ségovie, centre de son commandement.