Du reste,
il y a du drame dans la poésie, et il y a de la poésie
dans le drame. Le drame et la poésie se pénètrent
comme toutes les facultés dans l'homme, comme tous les rayonnements
dans l'univers. L'action a des moments de rêverie. Macbeth dit
: Le martinet chante sur la tour. Le Cid dit : Cette obscure clarté
qui tombe des étoiles. Scapin dit : Le ciel s'est déguisé
ce soir en scaramouche. Nul ne se dérobe dans ce monde au ciel
bleu, aux arbres verts, à la nuit sombre, au bruit du vent, au
chant des oiseaux. Aucune créature ne peut s'abstraire de la
création.
De son côté, la rêverie a des minutes d'action. L'idylle
à Gallus est pathétique comme un cinquième acte;
le quatrième livre de l'Énéide est une tragédie;
il y a une ode d'Horace qui est devenue une comédie de Molière.
Donec gratus eram tibi, c'est le Dépit amoureux.
Tout se tient, tout est complet, tout s'accouple et se féconde
par l'accouplement. La société se meut dans la nature;
la nature enveloppe la société.
L'un des deux yeux du poëte est pour l'humanité, l'autre
pour la nature. Le premier de ces yeux s'appelle l'observation, le second
s'appelle l'imagination.
De ce double regard toujours fixé sur son double objet naît
au fond du cerveau du poëte cette inspiration une et multiple,
simple et complexe, qu'on nomme le génie. Déclarons-le
bien vite et dès à présent, dans tout ce qu'on
vient de lire comme dans tout ce qu'on va lire encore, l'auteur de ce
livre, et cela devrait aller sans dire, est aussi loin de songer à
lui-même qu'aucun de ses lecteurs. L'humble et grave artiste doit
avoir le droit d'expliquer l'art, tête nue et il baissé.
Si obscur et si insuffisant qu'il soit, on ne peut lui interdire, en
présence des pures et éternelles conditions de la gloire,
cette contemplation qui est sa vie. L'homme respire, l'artiste aspire.
Et d'ailleurs quel est le pauvre pâtre, enivré de fleurs
et ébloui d'étoiles, qui ne s'est écrié,
au moins une fois en sa vie, en laissant tremper ses pieds nus dans
le ruisseau où boivent ses brebis : - Je voudrais être
empereur !
Maintenant, continuons.
Des choses immortelles ont été faites de nos jours par
de grands et nobles poëtes personnellement et directement mêlés
aux agitations quotidiennes de la vie politique. Mais, à notre
sens, un poëte complet, que le hasard ou sa volonté aurait
mis à l'écart, du moins pour le temps qui lui serait nécessaire,
et préservé, pendant ce temps, de tout contact immédiat
avec les gouvernements et les partis, pourrait faire aussi, lui, une
grande uvre.
Nul engagement, nulle chaîne. La liberté serait dans ses
idées comme dans ses actions. Il serait libre dans sa bienveillance
pour ceux qui travaillent, dans son aversion pour ceux qui nuisent,
dans son amour pour ceux qui servent, dans sa pitié pour ceux
qui souffrent. Il serait libre de barrer le chemin à tous les
mensonges, de quelque part ou de quelque parti qu'ils vinssent; libre
de s'atteler aux principes embourbés dans les intérêts;
libre de se pencher sur toutes les misères; libre de s'agenouiller
devant tous les dévouements. Aucune haine contre le roi dans
son affection pour le peuple; aucune injure pour les dynasties régnantes
dans ses consolations aux dynasties tombées; aucun outrage aux
races mortes dans sa sympathie pour les rois de l'avenir. Il vivrait
dans la nature, il habiterait avec la société. Suivant
son inspiration, sans autre but que de penser et de faire penser, avec
un cur plein d'effusion, avec un regard rempli de paix, il irait
voir en ami, à son heure, le printemps dans la prairie, le prince
dans son Louvre, le proscrit dans sa prison. Lorsqu'il blâmerait
çà et là une loi dans les codes humains, on saurait
qu'il passe les nuits et les jours à étudier dans les
choses éternelles le texte des codes divins. Rien ne le troublerait
dans sa profonde et austère contemplation; ni le passage bruyant
des événements publics, car il se les assimilerait et
en ferait entrer la signification dans son uvre; ni le voisinage
accidentel de quelque grande douleur privée, car l'habitude de
penser donne la facilité de consoler; ni même la commotion
intérieure de ses propres souffrances personnelles, car à
travers ce qui se déchire en nous on entrevoit Dieu, et, quand
il aurait pleuré, il méditerait.
Dans ses drames, vers et prose, pièces et romans, il mettrait
l'histoire et l'invention, la vie des peuples et la vie des individus,
le haut enseignement des crimes royaux comme dans la tragédie
antique, l'utile peinture des vices populaires comme dans la vieille
comédie. Voilant à dessein les exceptions honteuses, il
inspirerait la vénération pour la vieillesse, en montrant
la vieillesse toujours grande; la compassion pour la femme, en montrant
la femme toujours faible; le culte des affections naturelles, en montrant
qu'il y a toujours, et dans tous les cas, quelque chose de sacré,
de divin et de vertueux dans ces deux grands sentiments sur lesquels
le monde repose depuis Adam et Ève, la paternité, la maternité.
Enfin, il relèverait partout la dignité de la créature
humaine en faisant voir qu'au fond de tout homme, si désespéré
et si perdu qu'il soit, Dieu a mis une étincelle qu'un souffle
d'en haut peut toujours raviver, que la cendre ne cache point, que la
fange même n'éteint pas, - l'âme.
Dans ses poëmes il mettrait les conseils au temps présent,
les esquisses rêveuses de l'avenir; le reflet, tantôt éblouissant,
tantôt sinistre, des événements contemporains; les
panthéons, les tombeaux, les ruines, les souvenirs; la charité
pour les pauvres, la tendresse pour les misérables; les saisons,
le soleil, les champs, la mer, les montagnes; les coups d'il furtifs
dans le sanctuaire de l'âme où l'on aperçoit sur
un autel mystérieux, comme par la porte entrouverte d'une chapelle,
toutes ces belles urnes d'or, la foi, l'espérance, la poésie,
l'amour; enfin il y mettrait cette profonde peinture du moi qui est
peut-être l'uvre la plus large, la plus générale
et la plus universelle qu'un penseur puisse faire.
Comme tous les poëtes qui méditent et qui superposent constamment
leur esprit à l'univers, il laisserait rayonner, à travers
toutes ses créations, poëmes ou drames, la splendeur de
la création de Dieu. On entendrait les oiseaux chanter dans ses
tragédies; on verrait l'homme souffrir dans ses paysages. Rien
de plus divers en apparence que ses poëmes ; au fond rien de plus
un et de plus cohérent. Son uvre prise dans sa synthèse,
ressemblerait à la terre; des productions de toute sorte, une
seule idée première pour toutes les conceptions, des fleurs
de toute espèce, une même sève pour toutes les racines.
Il aurait le culte de la conscience comme Juvénal, lequel sentait
jour et nuit « un témoin en lui-même» , nocte
dieque suum gestare in pectore testem; le culte de la pensée
comme Dante, qui nomme les damnés « ceux qui ne pensent
plus » , le gente dolorose ch'anno perduto il ben del inlelletto;
le culte de la nature comme saint-Augustin qui, sans crainte d'être
déclaré panthéiste, appelle le ciel « une
créature intelligente » , Coelum coeli creatura est aliqua
intellectualis.
Et ce que ferait ainsi, dans l'ensemble de son uvre, avec tous
ses drames, avec toutes ses poésies, avec toutes ses pensées
amoncelées, ce poste, ce philosophe, cet esprit, ce serait, disons-le
ici, la grande épopée mystérieuse dont nous avons
tous chacun un chant en nous-mêmes, dont Milton a écrit
le prologue et Byron l'épilogue: le Poëme de l'Homme.
Cette vie imposante de l'artiste civilisateur, ce vaste travail de philosophie
et d'harmonie, cet idéal du poëme et du poëte, tout
penseur a le droit de se les proposer comme but, comme ambition, comme
principe et comme fin. L'auteur l'a déjà dit ailleurs
et plus d'une fois, il est un de ceux qui tentent, et qui tentent avec
persévérance, conscience et loyauté. Rien de plus.
Il ne laisse pas aller au hasard ce qu'on veut bien appeler son inspiration.
Il se tourne constamment vers l'homme, vers la nature ou vers Dieu.
A chaque ouvrage nouveau qu'il met au jour, il soulève un coin
du voile qui cache sa pensée; et déjà peut-être
les esprits attentifs aperçoivent-ils quelque unité dans
cette collection d'oeuvres au premier aspect isolées et divergentes.
L'auteur pense que tout poëte véritable, indépendamment
des pensées qui lui viennent de son organisation propre et des
pensées qui lui viennent de la vérité éternelle,
doit contenir la somme des idées de son temps.
Quant à cette poésie qu'il publie aujourd'hui, il en parlera
peu. Ce qu'il voudrait qu'elle fût, il vient de le dire dans les
pages qui précèdent; ce qu'elle est, le lecteur l'appréciera.
On trouvera dans ce volume, à quelques nuances près, la
même manière de voir les faits et les hommes que dans les
trois volumes de poésie qui le précèdent immédiatement
et qui appartiennent à la seconde période de la pensée
de l'auteur, publiés, l'un en 1831, l'autre en 1835 et le dernier
en 1837. Ce livre les continue. Seulement, dans les
Rayons et les Ombres, peut-être l'horizon est-il plus élargi,
le ciel plus bleu, le calme plus profond.
Plusieurs pièces de ce volume montreront au lecteur que l'auteur
n'est pas infidèle à la mission qu'il s'était assignée
à lui-même dans le prélude des Voix
intérieures :
Pierre à pierre, en songeant aux croyances éteintes,
Sous la société qui tremble à tous les vents,
Le penseur reconstruit ces deux colonnes saintes
Le respect des vieillards et l'amour des enfants.
Pour ce qui est des questions de style et de forme, il n'en parlera
point. Les personnes qui veulent bien lire ce qu'il écrit savent
depuis longtemps que, s'il admet quelquefois, en de certains cas, le
vague et le demi-jour dans la pensée, il les admet plus rarement
dans l'expression. Sans méconnaître la grande poésie
du Nord représentée en France même par d'admirables
poëtes, il a toujours eu un goût vif pour la forme méridionale
et précise. Il aime le soleil. La Bible est son livre, Virgile
et Dante sont ses divins maîtres. Toute son enfance, à
lui poëte, n'a été qu'une longue rêverie mêlée
d'études exactes. C'est cette enfance qui a fait son esprit ce
qu'il est. Il n'y a d'ailleurs aucune incompatibilité entre l'exact
et le poétique. Le nombre est dans l'art comme dans la science.
L'algèbre est dans l'astronomie, et l'astronomie touche à
la poésie; l'algèbre est dans la musique, et la musique
touche à la poésie.
L'esprit de l'homme a trois clefs qui ouvrent tout : le chiffre, la
lettre, la note.
Savoir, penser, rêver. Tout est là.
24 avril 1840
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