[1]
Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que
sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper,
à travers les royaumes de la colère, dans un moment de
réflexion? Où est passé ce chant... On ne le sait
pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l'ont gardé.
Et la morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas qu'elle
avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique,
l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs
et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du moins acquis
à la science, c'est que, depuis ce temps, l'homme, à la
figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe
souvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à
une bête des bois. Ce n'est pas sa faute. Dans tous les temps,
il avait cru, les paupières ployant sous les résédas
de la modestie, qu'il n'était composé que de bien et d'une
quantité minime de mal. Brusquement je lui appris, en découvrant
au plein jour son coeur et ses trames, qu'au contraire il n'est composé
que de mal, et d'une quantité minime de bien que les législateurs
ont de la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais
qu'il ne ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une
honte éternelle pour mes amères vérités;
mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas conforme aux
lois de la nature. En effet, j'arrache le masque à sa figure
traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un,
comme des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, les mensonges sublimes
avec lesquels il se trompe lui-même: il est alors compréhensible
qu'il n'ordonne pas au calme d'imposer les mains sur son visage, même
quand la raison disperse les ténèbres de l'orgueil. C'est
pourquoi, le héros que je mets en scène s'est attiré
une haine irréconciliable, en attaquant l'humanité, qui
se croyait invulnérable, par la brèche d'absurdes tirades
philanthropiques; elles sont entassées, comme des grains de sable,
dans ses livres, dont je suis quelquefois sur le point, quand la raison
m'abandonne, d'estimer le comique si cocasse, mais ennuyant. Il l'avait
prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bonté
sur le fronton des parchemins que contiennent les bibliothèques.
O être humain! te voilà, maintenant, nu comme un ver, en
présence de mon glaive de diamant! Abandonne ta méthode;
il n'est plus temps de faire l'orgueilleux: j'élance vers toi
ma prière, dans l'attitude de la prosternation. Il y a quelqu'un
qui observe les moindres mouvements de ta coupable vie; tu es enveloppé
par les réseaux subtils de sa perspicacité acharnée.
Ne te fie pas à lui, quand il tourne les reins; car, il te regarde;
ne te fie pas à lui, quand il ferme les yeux; car, il te regarde
encore. Il est difficile de supposer que, touchant les ruses et la méchanceté,
ta redoutable résolution soit de surpasser l'enfant de mon imagination.
Ses moindres coups portent. Avec des précautions, il est possible
d'apprendre à celui qui croit l'ignorer que les loups et les
brigands ne se dévorent pas entre eux: ce n'est peut-être
pas leur coutume. Par conséquent, remets sans peur, entre ses
mains, le soin de ton existence: il la conduira d'une manière
qu'il connaît. Ne crois pas à l'intention qu'il fait reluire
au soleil de te corriger; car, tu l'intéresses médiocrement,
pour ne pas dire moins; encore n'approché-je pas, de la vérité
totale, la bienveillante mesure de ma vérification. Mais, c'est
qu'il aime à te faire du mal, dans la légitime persuasion
que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu l'accompagnes
dans le gouffre béant de l'enfer, quand cette heure sonnera.
Sa place est depuis longtemps marquée, à l'endroit où
l'on remarque une potence en fer, à laquelle sont suspendus des
chaînes et des carcans. Quand la destinée l'y portera,
le funèbre entonnoir n'aura jamais goûté de proie
plus savoureuse, ni lui contemplé de demeure plus convenable.
Il me semble que je parle d'une manière intentionnellement paternelle,
et que l'humanité n'a pas le droit de se plaindre.
[2]
Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant... instrument
arraché aux ailes de quelque pygargue roux! Mais... qu'ont-ils
donc mes doigts? Les articulations demeurent paralysées, dès
que je commence mon travail. Cependant, j'ai besoin d'écrire...
C'est impossible ! Eh bien, je répète que j'ai besoin
d'écrire ma pensée: j'ai le droit, comme un autre, de
me soumettre à cette loi naturelle... Mais non, mais non, la
plume reste inerte!... Tenez, voyez, à travers les campagnes,
l'éclair qui brille au loin. L'orage parcourt l'espace. Il pleut...
Il pleut toujours... Comme il pleut!... La foudre a éclaté...
elle s'est abattue sur ma fenêtre entr'ouverte, et m'a étendu
sur le carreau, frappé au front. Pauvre jeune homme! ton visage
était déjà assez maquillé par les rides
précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoir
besoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse! (Je viens de
supposer que la blessure est guérie, ce qui n'arrivera pas de
sitôt.) Pourquoi cet orage, et pourquoi la paralysie de mes doigts?
Est-ce un avertissement d'en haut pour m'empêcher d'écrire,
et de mieux considérer ce à quoi je m'expose, en distillant
la bave de ma bouche carrée? Mais, cet orage ne m'a pas causé
la crainte. Que m'importerait une légion d'orages! Ces agents
de la police céleste accomplissent avec zèle leur pénible
devoir, si j'en juge sommairement par mon front blessé. Je n'ai
pas à remercier le Tout-Puissant de son adresse remarquable;
il a envoyé la foudre de manière à couper précisément
mon visage en deux, à partir du front, endroit où la blessure
a été le plus dangereuse: qu'un autre le félicite!
Mais, les orages attaquent quelqu'un de plus fort qu'eux. Ainsi donc,
horrible Éternel, à la figure de vipère, il a fallu
que, non content d'avoir placé mon âme entre les frontières
de la folie et les pensées de fureur qui tuent d'une manière
lente, tu aies cru, en outre, convenable à ta majesté,
après un mûr examen, de faire sortir de mon front une coupe
de sang !... Mais, enfin, qui te dit quelque chose? Tu sais que je ne
t'aime pas, et qu'au contraire je te hais: pourquoi insistes-tu? Quand
ta conduite voudra-t-elle cesser de s'envelopper des apparences de la
bizarrerie? Parle-moi franchement, comme à un ami: est-ce que
tu ne te doutes pas, enfin, que tu montres, dans ta persécution
odieuse, un empressement naïf, dont aucun de tes séraphins
n'oserait faire ressortir le complet ridicule? Quelle colère
te prend? Sache que, si tu me laissais vivre à l'abri de tes
poursuites, ma reconnaissance t'appartiendrait... Allons, Sultan, avec
ta langue, débarrasse-moi de ce sang qui salit le parquet. Le
bandage est fini: mon front étanché a été
lavé avec de l'eau salée, et j'ai croisé des bandelettes
à travers mon visage. Le résultat n'est pas infini: quatre
chemises, pleines de sang et deux mouchoirs. On ne croirait pas, au
premier abord, que Maldoror contînt tant de sang dans ses artères;
car, sur sa figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin,
c'est comme ça. Peut-être que c'est à peu près
tout le sang que pût contenir son corps, et il est probable qu'il
n'y en reste pas beaucoup. Assez, assez, chien avide; laisse le parquet
tel qu'il est; tu as le ventre rempli. Il ne faut pas continuer de boire;
car, tu ne tarderais pas à vomir. Tu es convenablement repu,
va te coucher dans le chenil; estime-toi nager dans le bonheur; car,
tu ne penseras pas à la faim, pendant trois jours immenses, grâce
aux globules que tu as descendues dans ton gosier, avec une satisfaction
solennellement visible. Toi, Léman, prends un balai; je voudrais
aussi en prendre un, mais je n'en ai pas la force. Tu comprends, n'est-ce
pas, que je n'en ai pas la force? Remets tes pleurs dans leur fourreau;
sinon, je croirais que tu n'as pas le courage de contempler, avec sang-froid,
la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà
perdu pour moi dans la nuit des temps passés. Tu iras chercher
à la fontaine deux seaux d'eau. Une fois le parquet lavé,
tu mettras ces linges dans la chambre voisine. Si la blanchisseuse revient
ce soir, comme elle doit le faire, tu les lui remettras; mais, comme
il a plu beaucoup depuis une heure, et qu'il continue de pleuvoir, je
ne crois pas qu'elle sorte de chez elle; alors, elle viendra demain
matin. Si elle te demande d'où vient tout ce sang, tu n'es pas
obligé de lui répondre. Oh! que je suis faible! N'importe;
j'aurai cependant la force de soulever le porte-plume, et le courage
de creuser ma pensée. Qu'a-t-il rapporté au Créateur
de me tracasser, comme si j'étais un enfant, par un orage qui
porte la foudre? Je n'en persiste pas moins dans ma résolution
d'écrire. Ces bandelettes m'embêtent, et l'atmosphère
de ma chambre respire le sang...
[3]
Qu'il n'arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons
dans la rue, l'un à côté de l'autre, sans nous regarder,
en nous frôlant le coude, comme deux passants pressés!
Oh! qu'on me laisse fuir à jamais loin de cette supposition!
L'Éternel a créé le monde tel qu'il est: il montrerait
beaucoup de sagesse si, pendant le temps strictement nécessaire
pour briser d'un coup de marteau la tête d'une femme, il oubliait
sa majesté sidérale, afin de nous révéler
les mystères au milieu desquels notre existence étouffe,
comme un poisson au fond d'une barque. Mais, il est grand et noble;
il l'emporte sur nous par la puissance de ses conceptions; s'il parlementait
avec les hommes, toutes les hontes rejailliraient jusqu'à son
visage. Mais... misérable que tu es! pourquoi ne rougis-tu pas?
Ce n'est pas assez que l'armée des douleurs physiques et morales,
qui nous entoure, ait été enfantée: le secret de
notre destinée en haillons ne nous est pas divulgué. Je
le connais, le Tout-Puissant... et lui, aussi, doit me connaître.
Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante
me voit arriver de loin: il prend un chemin de traverse, afin d'éviter
le triple dard de platine que la nature me donna comme une langue! Tu
me feras plaisir, ô Créateur, de me laisser épancher
mes sentiments. Maniant les ironies terribles, d'une main ferme et froide,
je t'avertis que mon coeur en contiendra suffisamment, pour m'attaquer
à toi, jusqu'à la fin de mon existence. Je frapperai ta
carcasse creuse; mais, si fort, que je me charge d'en faire sortir les
parcelles restantes d'intelligence que tu n'as pas voulu donner à
l'homme, parce que tu aurais été jaloux de le faire égal
à toi, et que tu avais effrontément cachées dans
tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais pas qu'un jour
où l'autre je les aurais découvertes de mon oeil toujours
ouvert, les aurais enlevées, et les aurais partagées avec
mes semblables. J'ai fait ainsi que je parle, et, maintenant, ils ne
te craignent plus; ils traitent de puissance à puissance avec
toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir mon audace: je découvre
ma poitrine et j'attends avec humilité. Apparaissez donc, envergures
dérisoires de châtiments éternels!... déploiements
emphatiques d'attributs trop vantés! Il a manifesté l'incapacité
d'arrêter la circulation de mon sang qui le nargue. Cependant,
j'ai des preuves qu'il n'hésite pas d'éteindre, à
la fleur de l'âge, le souffle d'autres humains, quand ils ont
à peine goûté les jouissances de la vie. C'est simplement
atroce; mais, seulement, d'après la faiblesse de mon opinion!
J'ai vu le Créateur, aiguillonnant sa cruauté inutile,
embraser des incendies où périssaient les vieillards et
les enfants! Ce n'est pas moi qui commence l'attaque; c'est lui qui
me force à le faire tourner, ainsi qu'une toupie, avec le fouet
aux cordes d'acier. N'est-ce pas lui qui me fournit des accusations
contre lui-même? Ne tarira point ma verve épouvantable!
Elle se nourrit des cauchemars insensés qui tourmentent mes insomnies.
C'est à cause de Lohengrin que ce qui précède a
été écrit; revenons donc à lui. Dans la
crainte qu'il ne devînt plus tard comme les autres hommes, j'avais
d'abord résolu de le tuer à coups de couteau, lorsqu'il
aurait dépassé l'âge d'innocence. Mais, j'ai réfléchi,
et j'ai abandonné sagement ma résolution à temps.
Il ne se doute pas que sa vie a été en péril pendant
un quart d'heure. Tout était prêt, et le couteau avait
été acheté. Ce stylet était mignon, car
j'aime la grâce et l'élégance jusque dans les appareils
de la mort; mais il était long et pointu. Une seule blessure
au cou, en perçant avec soin une des artères carotides,
et je crois que ç'aurait suffi. Je suis content de ma conduite;
je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu voudras,
agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obscure,
avec des scorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi
un oeil jusqu'à ce qu'il tombe à terre, je ne te ferai
jamais le moindre reproche; je suis à toi, je t'appartiens, je
ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable
au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mains meurtrières,
est trempé dans une essence plus divine que celle de ses semblables!
Oui, c'est encore beau de donner sa vie pour un être humain, et
de conserver ainsi l'espérance que tous les hommes ne sont pas
méchants, puisqu'il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de
force, vers soi, les répugnances défiantes de ma sympathie
amère!...
[4]
Il est minuit; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à
la Madeleine. Je me trompe; en voilà un qui apparaît subitement,
comme s'il sortait de dessous terre. Les quelques passants attardés
le regardent attentivement; car, il paraît ne ressembler à
aucun autre. Sont assis, à l'impériale, des hommes qui
ont l'oeil immobile, comme celui d'un poisson mort. Ils sont pressés
les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie; au reste,
le nombre réglementaire n'est pas dépassé. Lorsque
le cocher donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que
c'est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet. Que
doit être cet assemblage d'êtres bizarres et muets? Sont-ce
des habitants de la lune? Il y a des moments où on serait tenté
de le croire; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres.
L'omnibus, pressé d'arriver à la dernière station,
dévore l'espace, et fait craquer le pavé... Il s'enfuit!...
Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces,
au milieu de la poussière. "Arrêtez, je vous en supplie;
arrêtez... mes jambes sont gonflées d'avoir marché
pendant la journée... je n'ai pas mangé depuis hier...
mes parents m'ont abandonné... je ne sais plus que faire... je
suis résolu de retourner chez moi, et j'y serais vite arrivé,
si vous m'accordiez une place... je suis un petit enfant de huit ans,
et j'ai confiance en vous... » Il s'enfuit!... Il s'enfuit!...
Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces,
au milieu de la poussière. Un de ces hommes, à l'oeil
froid, donne un coup de coude à son voisin, et paraît lui
exprimer son mécontentement de ces gémissements, au timbre
argentin, qui parviennent jusqu'à son oreille. L'autre baisse
la tête d'une manière imperceptible, en forme d'acquiescement,
et se replonge ensuite dans l'immobilité de son égoïsme,
comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les traits des
autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers.
Les cris se font encore entendre pendant deux ou trois minutes, plus
perçants de seconde en seconde. L'on voit des fenêtres
s'ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière
à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée,
refermer le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître...
Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit
avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu
de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la pitié
pour le malheur. En faveur de l'enfant, qui croit pouvoir l'atteindre,
avec ses petites jambes endolories, il n'ose pas élever la voix;
car les autres hommes lui jettent des regards de mépris et d'autorité,
et il sait qu'il ne peut rien faire contre tous. Le coude appuyé
sur ses genoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupéfait,
si c'est là vraiment ce qu'on appelle la charité humaine.
Il reconnaît alors que ce n'est qu'un vain mot, qu'on ne trouve
plus même dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec
franchise son erreur. Il se dit: « En effet, pourquoi s'intéresser
à un petit enfant? Laissons-le de côté. »
Cependant, une larme brûlante a roulé sur la joue de cet
adolescent, qui vient de blasphémer. Il passe péniblement
la main sur son front, comme pour en écarter un nuage dont l'opacité
obscurcit son intelligence. Il se démène, mais en vain,
dans le siècle où il a été jeté;
il sent qu'il n'y est pas à sa place, et cependant il ne peut
en sortir. Prison terrible! Fatalité hideuse! Lombano, je suis
content de toi depuis ce jour! Je ne cessais pas de t'observer, pendant
que ma figure respirait la même indifférence que celle
des autres voyageurs. L'adolescent se lève, dans un mouvement
d'indignation, et veut se retirer, pour ne pas participer, même
involontairement, à une mauvaise action. Je lui fais un signe,
et il se remet à mon côté... Il s'enfuit!... Il
s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur
ses traces, au milieu de la poussière. Les cris cessent subitement;
car, l'enfant a touché du pied contre un pavé en saillie,
et s'est fait une blessure à la tête, en tombant. L'omnibus
a disparu à l'horizon, et l'on ne voit plus que la rue silencieuse...
Il s'enfuit !... Il s'enfuit !... Mais, une masse informe ne le poursuit
plus avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte;
il y a en lui plus de coeur que dans tous ses pareils de l'omnibus.
Il vient de ramasser l'enfant; soyez sûr qu'il le guérira,
et ne l'abandonnera pas, comme ont fait ses parents. Il s'enfuit !...
Il s'enfuit !... Mais, de l'endroit où il se trouve, le regard
perçant du chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur ses
traces, au milieu de la poussière!... Race stupide et idiote!
Tu te repentiras de te conduire ainsi. C'est moi qui te le dis. Tu t'en
repentiras, va! tu t'en repentiras. Ma poésie ne consistera qu'à
attaquer, par tous les moyens, l'homme, cette bête fauve, et le
Créateur, qui n'aurait pas dû engendrer une pareille vermine.
Les volumes s'entasseront sur les volumes, jusqu'à la fin de
ma vie, et, cependant, l'on n'y verra que cette seule idée, toujours
présente à ma conscience!
[5]
Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans une rue
étroite; chaque jour, une jeune fille svelte de dix ans me suivait,
à distance, respectueusement, le long de cette rue, en me regardant
avec des paupières sympathiques et curieuses. Elle était
grande pour son âge et avait la taille élancée.
D'abondants cheveux noirs, séparés en deux sur la tête,
tombaient en tresses indépendantes sur des épaules marmoréennes.
Un jour, elle me suivait comme de coutume; les bras musculeux d'une
femme du peuple la saisit par les cheveux, comme le tourbillon saisit
la feuille, appliqua deux gifles brutales sur une joue fière
et muette, et ramena dans la maison cette conscience égarée.
En vain, je faisais l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre
de sa présence devenue inopportune. Lorsque j'enjambais une autre
rue, pour continuer mon chemin, elle s'arrêtait, faisant un violent
effort sur elle-même, au terme de cette rue étroite, immobile
comme la statue du Silence, et ne cessait de regarder devant elle, jusqu'à
ce que je disparusse. Une fois, cette jeune fille me précéda
dans la rue, et emboîta le pas devant moi. Si j'allais vite pour
la dépasser, elle courait presque pour maintenir la distance
égale; mais, si je ralentissais le pas, pour qu'il y eût
un intervalle de chemin, assez grand entre elle et moi, alors, elle
le ralentissait aussi, et y mettait la grâce de l'enfance. Arrivée
au terme de la rue, elle se retourna lentement, de manière à
me barrer le passage. Je n'eus pas le temps de m'esquiver, et je me
trouvai devant sa figure. Elle avait les yeux gonflés et rouges.
Je voyais facilement qu'elle voulait me parler, et qu'elle ne savait
comment s'y prendre. Devenue subitement pâle comme un cadavre,
elle me demanda: « Auriez-vous la bonté de me dire quelle
heure est-il? » Je lui dis que je ne portais pas de montre, et
je m'éloignai rapidement. Depuis ce jour, enfant à l'imagination
inquiète et précoce, tu n'as plus revu, dans la rue étroite,
le jeune homme mystérieux qui battait péniblement, de
sa sandale lourde, le pavé des carrefours tortueux. L'apparition
de cette comète enflammée ne reluira plus, comme un triste
sujet de curiosité fanatique, sur la façade de ton observation
déçue; et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être
toujours, à celui qui ne paraissait pas s'inquiéter des
maux, ni des biens de la vie présente, et s'en allait au hasard,
avec une figure horriblement morte, les cheveux hérissés,
la démarche chancelante, et les bras nageant aveuglément
dans les eaux ironiques de l'éther, comme pour y chercher la
proie sanglante de l'espoir, ballottée continuellement, à
travers les immenses régions de l'espace, par le chasse-neige
implacable de la fatalité. Tu ne me verras plus, et je ne te
verrai plus!... Qui sait? Peut-être que cette fille n'était
pas ce qu'elle se montrait. Sous une enveloppe naïve, elle cachait
peut-être une immense ruse, le poids de dix-huit années,
et le charme du vice. On a vu des vendeuses d'amour s'expatrier avec
gaîté des îles Britanniques, et franchir le détroit.
Elles rayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés,
devant la lumière parisienne; et, quand vous les apperceviez,
vous disiez: « Mais elles sont encore enfants; elles n'ont pas
plus de dix ou douze ans. » En réalité elles en
avaient vingt. Oh! dans cette supposition, maudits soient-ils les détours
de cette rue obscure! Horrible! horrible! ce qui s'y passe. Je crois
que sa mère la frappa parce qu'elle ne faisait pas son métier
avec assez d'adresse. Il est possible que ce ne fût qu'un enfant,
et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne veux pas
croire à cette supposition, qui n'est qu'une hypothèse,
et je préfère aimer, dans ce caractère romanesque,
une âme qui se dévoile trop tôt... Ah! vois-tu, jeune
fille, je t'engage à ne plus reparaître devant mes yeux,
si jamais je repasse dans la rue étroite. Il pourrait t'en coûter
cher! Déjà le sang et la haine me montent vers la tête,
à flots bouillants. Moi, être assez généreux
pour aimer mes semblables! Non, non! Je l'ai résolu depuis le
jour de ma naissance! Ils ne m'aiment pas, eux! On verra les mondes
se détruire, et le granit glisser, comme un cormoran, sur la
surface des flots, avant que je touche la main infâme d'un être
humain. Arrière... arrière, cette main!... Jeune fille,
tu n'es pas un ange, et tu deviendras, en somme, comme les autres femmes.
Non, non, je t'en supplie; ne reparais plus devant mes sourcils froncés
et louches. Dans un moment d'égarement, je pourrais te prendre
les bras, les tordre comme un linge lavé dont on exprime l'eau,
ou les casser avec fracas, comme deux branches sèches, et te
les faire ensuite manger, en employant la force. Je pourrais, en prenant
ta tête entre mes mains, d'un air caressant et doux, enfoncer
mes doigts avides dans les lobes de ton cerveau innocent, pour en extraire,
le sourire aux lèvres, une graisse efficace qui lave mes yeux,
endoloris par l'insomnie éternelle de la vie. Je pourrais, cousant
tes paupières avec une aiguille, te priver du spectacle de l'univers,
et te mettre dans l'impossibilité de trouver ton chemin; ce n'est
pas moi qui te servirai de guide. Je pourrais, soulevant ton corps vierge
avec un bras de fer, te saisir par les jambes, te faire rouler autour
de moi, comme une fronde, concentrer mes forces en décrivant
la dernière circonférence, et te lancer contre la muraille.
Chaque goutte de sang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer
les hommes, et mettre devant eux l'exemple de ma méchanceté!
Ils s'arracheront sans trève des lambeaux et des lambeaux de
chair; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la
même place, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je
donnerai à une demi-douzaine de domestiques l'ordre de garder
les restes vénérés de ton corps, et de les préserver
de la faim des chiens voraces. Sans doute, le corps est resté
plaqué sur la muraille, comme une poire mûre, et n'est
pas tombé à terre; mais, les chiens savent accomplir des
bonds élevés, si l'on n'y prend garde.
[6]
Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme
il est gentil! Ses yeux hardis dardent quelque objet invisible, au loin,
dans l'espace. Il ne doit pas avoir plus de huit ans, et, cependant,
il ne s'amuse pas, comme il serait convenable. Tout au moins il devrait
rire et se promener avec quelque camarade, au lieu de rester seul; mais,
ce n'est pas son caractère. c Cet enfant, qui est assis sur un
banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil! Un homme, mû
par un dessein caché, vient s'asseoir à côté
de lui, sur le même banc, avec des allures équivoques.
Qui est-ce? Je n'ai pas besoin de vous le dire; car, vous le reconnaîtrez
à sa conversation tortueuse. Écoutons-les, ne les dérangeons
pas:
-- A quoi pensais-tu, enfant?
-- Je pensais au ciel.
-- Il n'est pas nécessaire que tu penses au ciel; c'est déjà
assez de penser à la terre. Es-tu fatigué de vivre, toi,
d qui viens à peine de naître?
-- Non, mais chacun préfère le ciel à la terre.
-- Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par
Dieu, ainsi que la terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes
maux qu'ici-bas. Après ta mort, tu ne seras pas récompensé
d'après tes mérites; car, si l'on te commet des injustices
sur cette terre (comme tu l'éprouveras, par expérience,
plus tard), il n'y a pas de raison pour que, dans l'autre vie, on ne
t'en commette non plus. Ce que tu as de mieux à faire, c'est
de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice toi-même,
puisqu'on te la refuse. Si un de tes camarades t'offensait, est-ce que
tu ne serais pas heureux de le tuer?
-- Mais, c'est défendu.
-- Ce n'est pas si défendu que tu crois. Il s'agit seulement
de ne pas se laisser attraper. La justice qu'apportent les lois ne vaut
rien; c'est la jurisprudence de l'offensé qui compte. Si tu détestais
un de tes camarades, est-ce que tu ne serais pas malheureux de songer
qu'à chaque instant tu aies sa pensée devant tes yeux?
-- C'est vrai.
-- Voilà donc un de tes camarades qui te rendrait malheureux
toute ta vie; car, voyant que ta haine n'est que passive, il ne continuera
pas moins de se narguer de toi, et de te causer du mal impunément.
Il n'y a donc qu'un moyen de faire cesser la situation; c'est de se
débarrasser de son ennemi. Voilà où je voulais
en venir, pour te faire comprendre sur quelles bases est fondée
la société actuelle. Chacun doit se faire justice lui-même,
sinon il n'est qu'un imbécile. Celui qui remporte la victoire
sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et le plus
fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes semblables?
-- Oui, oui.
-- Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop
jeune pour être le plus fort; mais, dès aujourd'hui, tu
peux employer la ruse, le plus bel instrument des hommes de génie.
Lorsque le berger David atteignait au front le géant Goliath
d'une pierre lancée par la fronde, est-ce qu'il n'est pas admirable
de remarquer que c'est seulement par la ruse que David a vaincu son
adversaire, et que si, au contraire, ils s'étaient pris à
bras-le-corps, le géant l'aurait écrasé comme une
mouche? Il en est de même pour toi. A guerre ouverte, tu ne pourras
jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireux d'étendre
ta volonté; mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre
tous. Tu désires les richesses, les beaux palais et la gloire?
ou m'as-tu trompé quand tu m'as affirmé ces nobles prétentions?
-- Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais acquérir
ce que je désire par d'autres moyens.
-- Alors, tu n'acquerras rien du tout. Les moyens vertueux et bonasses
ne mènent à rien. Il faut mettre à l'oeuvre des
leviers plus énergiques et des trames plus savantes. Avant que
tu deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes
le but, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par dessus
ton dos, et d'arriver au bout de la carrière avant toi, de telle
manière qu'il ne s'y trouvera plus de place pour tes idées
étroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur, l'horizon
du temps présent. N'as-tu jamais entendu parler, par exemple,
de la gloire immense qu'apportent les victoires? Et, cependant, les
victoires ne se font pas seules. Il faut verser du sang, beaucoup de
sang, pour les engendrer et les déposer aux pieds des conquérants.
Sans les cadavres et les membres épars que tu aperçois
dans la plaine, où s'est opéré sagement le carnage,
il n'y aurait pas de guerre, et, sans guerre, il n'y aurait pas de victoire.
Tu vois que, lorsqu'on veut devenir célèbre, il faut se
plonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés
par de la chair à canon. Le but excuse le moyen. La première
chose, pour devenir célèbre, est d'avoir de l'argent.
Or, comme tu n'en as pas, il faudra assassiner pour en acquérir;
mais, comme tu n'es pas assez fort pour manier le poignard, fais-toi
voleur, en attendant que tes membres aient grossi. Et, pour qu'ils grossissent
plus vite, je te conseille de faire de la gymnastique deux fois par
jour, une heure le matin, une heure le soir. De cette manière,
tu pourras essayer le crime, avec un certain succès, dès
l'âge de quinze ans, au lieu d'attendre jusqu'à vingt.
L'amour de la gloire excuse tout, et peut-être, plus tard, maître
de tes semblables, leur feras-tu presque autant de bien que tu leur
as fait du mal au commencement!...
Maldoror s'aperçoit que le sang bouillonne dans la tête
de son jeune interlocuteur; ses narines sont gonflées, et ses
lèvres rejettent une légère écume blanche.
Il lui tâte le pouls; les pulsations sont précipitées.
La fièvre a gagné ce corps délicat. Il craint les
suites de ses paroles; il s'esquive, le malheureux, contrarié
de n'avoir pas pu entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque,
dans l'âge mûr, il est si difficile de maîtriser les
passions, balancé entre le bien et le mal, qu'est-ce dans un
esprit, encore plein d'inexpérience? et quelle somme d'énergie
relative ne lui faut-il pas en plus? L'enfant en sera quitte pour garder
le lit trois jours. Plût au ciel que le contact maternel amène
la paix dans cette fleur sensible, fragile enveloppe d'une belle âme!
[7]
Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite,
profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs.
La lune a dégagé son disque de la masse des nuages, et
caresse avec ses pâles rayons cette douce figure d'adolescent.
Ses traits expriment l'énergie la plus virile, en même
temps que la grâce d'une vierge céleste. Rien ne paraît
naturel en lui, pas même les muscles de son corps, qui se fraient
un passage à travers les contours harmonieux de formes féminines.
Il a le bras recourbé sur le front, l'autre main appuyée
contre la poitrine, comme pour comprimer les battements d'un coeur fermé
à toutes les confidences, et chargé du pesant fardeau
d'un secret éternel. Fatigué de la vie, et honteux de
marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas, le désespoir
a gagné son âme, et il s'en va seul, comme le mendiant
de la vallée. Comment se procure-t-il les moyens d'existence?
Des âmes compatissantes veillent de près sur lui, sans
qu'il se doute de cette surveillance, et ne l'abandonnent pas: il est
si bon! il est si résigné! Volontiers il parle quelquefois
avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leur toucher la
main, et se tient à distance, dans la crainte d'un danger imaginaire.
Si on lui demande pourquoi il a pris la solitude pour compagne, ses
yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec peine une larme
de reproche contre la Providence; mais, il ne répond pas à
cette question imprudente, qui répand, dans la neige de ses paupières,
la rougeur de la rose matinale. Si l'entretien se prolonge, il devient
inquiet, tourne les yeux vers les quatre points de l'horizon, comme
pour chercher à fuir la présence d'un ennemi invisible
qui s'approche, fait de la main un adieu brusque, s'éloigne sur
les ailes de sa pudeur en éveil, et disparaît dans la forêt.
On le prend généralement pour un fou. Un jour, quatre
hommes masqués, qui avaient reçu des ordres, se jetèrent
sur lui et le garrottèrent solidement, de manière qu'il
ne pût remuer que les jambes. Le fouet abattit ses rudes lanières
sur son dos, et ils lui dirent qu'il se dirigeât sans délai
vers la route qui mène à Bicêtre. Il se mit à
sourire en recevant les coups, et leur parla avec tant de sentiment,
d'intelligence sur beaucoup de sciences humaines qu'il avait étudiées
et qui montraient une grande instruction dans celui qui n'avait pas
encore franchi le seuil de la jeunesse, et sur les destinées
de l'humanité où il dévoila entière la noblesse
poétique de son âme, que ses gardiens, épouvantés
jusqu'au sang de l'action qu'ils avaient commise, délièrent
ses membres brisés, se traînèrent à ses genoux,
en demandant un pardon qui fut accordé, et s'éloignèrent,
avec les marques d'une vénération qui ne s'accorde pas
ordinairement aux hommes. Depuis cet événement, dont on
parla beaucoup, son secret fut deviné par chacun, mais on paraît
l'ignorer, pour ne pas augmenter ses souffrances; et le gouvernement
lui accorde une pension honorable, pour lui faire oublier qu'un instant
on voulut l'introduire par force, sans vérification préalable,
dans un hospice d'aliénés. Lui, il emploie la moitié
de son argent; le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un homme
et une femme qui se promènent dans quelque allée de platanes,
il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie
nouvelle aller étreindre un des promeneurs; mais, ce n'est qu'une
hallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire.
C'est pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes,
ni parmi les femmes; car, sa pudeur excessive, qui a pris jour dans
cette idée qu'il n'est qu'un monstre, l'empêche d'accorder
sa sympathie brûlante à qui que ce soit. Il croirait se
profaner, et il croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète
cet axiome: « Que chacun reste dans sa nature. » Son orgueil,
ai-je dit, parce qu'il craint qu'en joignant sa vie à un homme
ou à une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une
faute énorme, la conformation de son organisation. Alors, il
se retranche dans son amour-propre, offensé par cette supposition
impie qui ne vient que de lui, et il persévère à
rester seul, au milieu des tourments, et sans consolation. Là,
dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite, profondément
assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. Les oiseaux, éveillés,
contemplent avec ravissement cette figure mélancolique, à
travers les branches des arbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre
ses cavatines de cristal. Le bois est devenu auguste comme une tombe,
par la présence nocturne de l'hermaphrodite infortuné.
O voyageur égaré, par ton esprit d'aventure qui t'a fait
quitter ton père et ta mère, dès l'âge le
plus tendre; par les souffrances que la soif t'a causées, dans
le désert; par ta patrie que tu cherches peut-être, après
avoir longtemps erré, proscrit, dans des contrées étrangères;
par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supporté, avec
toi, l'exil et l'intempérie des climats que te faisait parcourir
ton humeur vagabonde; par la dignité que donnent à l'homme
les voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorées,
au milieu des glaçons polaires, ou sous l'influence d'un soleil
torride, ne touche pas avec ta main, comme avec un frémissement
de la brise, ces boucles de cheveux, répandues sur le sol, et
qui se mêlent à l'herbe verte. Écarte-toi de plusieurs
pas, et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée; c'est
l'hermaphrodite lui-même qui l'a voulu. Il ne veut pas que des
lèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumés
par le souffle de la montagne, pas plus que son front, qui resplendit,
en cet instant, comme les étoiles du firmament. Mais, il vaut
mieux croire que c'est une étoile elle-même qui est descendue
de son orbite, en traversant l'espace, sur ce front majestueux, qu'elle
entoure avec sa clarté de diamant, comme d'une auréole.
La nuit, écartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous
ses charmes pour fêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur,
de cette image parfaite de l'innocence des anges: le bruissement des
insectes est moins perceptible. Les branches penchent sur lui leur élévation
touffue, afin de le préserver de la rosée, et la brise,
faisant résonner les cordes de sa harpe mélodieuse, envoie
ses accords joyeux, à travers le silence universel, vers ces
paupières baissées, qui croient assister, immobiles, au
concert cadencé des mondes suspendus. Il rêve qu'il est
heureux; que sa nature corporelle a changé; ou que, du moins,
il s'est envolé sur un nuage pourpre, vers une autre sphère,
habitée par des êtres de même nature que lui. Hélas!
que son illusion se prolonge jusqu'au réveil de l'aurore! Il
rêve que les fleurs dansent autour de lui en rond, comme d'immenses
guirlandes folles, et l'imprégnent de leurs parfums suaves, pendant
qu'il chante un hymne d'amour, entre les bras d'un être humain
d'une beauté magique. Mais, ce n'est qu'une vapeur crépusculaire
que ses bras entrelacent; et, quand il se réveillera, ses bras
ne l'entrelaceront plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite; ne
te réveille pas encore, je t'en supplie. Pourquoi ne veux-tu
pas me croire? Dors... dors toujours. Que ta poitrine se soulève,
en poursuivant l'espoir chimérique du bonheur, je te le permets;
mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah ! n'ouvre pas tes yeux! Je veux te quitter
ainsi, pour ne pas être témoin de ton réveil. Peut-être
un jour, à l'aide d'un livre volumineux, dans des pages émues,
raconterai-je ton histoire, épouvanté de ce qu'elle contient,
et des enseignements qui s'en dégagent. Jusqu'ici, je ne l'ai
pas pu; car, chaque fois que je l'ai voulu, d'abondantes larmes tombaient
sur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût de vieillesse.
Mais, je veux avoir à la fin ce courage. Je suis indigné
de n'avoir pas plus de nerfs qu'une femme, et de m'évanouir,
comme une petite fille, chaque fois que je réfléchis à
ta grande misère. Dors... dors toujours; mais, n'ouvre pas tes
yeux. Ah! n'ouvre pas tes yeux! Adieu, hermaphrodite! Chaque jour, je
ne manquerai pas de prier le ciel pour toi (si c'était pour moi,
je ne le prierai point). Que la paix soit dans ton sein!
[8]
Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses notes
vibrantes et mélodieuses, à l'audition de cette harmonie
humaine, mes yeux se remplissent d'une flamme latente et lancent des
étincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles semble
retentir le tocsin de la canonnade. D'où peut venir cette répugnance
profonde pour tout ce qui tient à l'homme? Si les accords s'envolent
des fibres d'un instrument, j'écoute avec volupté ces
notes perlées qui s'échappent en cadence à travers
les ondes élastiques de l'atmosphère. La perception ne
transmet à mon ouïe qu'une impression d'une douceur à
fondre les nerfs et la pensée; un assoupissement ineffable enveloppe
de ses pavots magiques, comme d'un voile qui tamise la lumière
du jour, la puissance active de mes sens et les forces vivaces de mon
imagination. On raconte que je naquis entre les bras de la surdité!
Aux premières époques de mon enfance, je n'entendais pas
ce qu'on me disait. Quand, avec les plus grandes difficultés,
on parvint à m'apprendre à parler, c'était seulement,
après avoir lu sur une feuille ce que quelqu'un écrivait,
que je pouvais communiquer, à mon tour, le fil de mes raisonnements.
Un jour, jour néfaste, je grandissais en beauté et en
innocence; et chacun admirait l'intelligence et la bonté du divin
adolescent. Beaucoup de consciences rougissaient quand elles contemplaient
ces traits limpides où son âme avait placé son trône.
On ne s'approchait de lui qu'avec vénération, parce qu'on
remarquait dans ses yeux le regard d'un ange. Mais non, je savais de
reste que les roses heureuses de l'adolescence ne devaient pas fleurir
perpétuellement, tressées en guirlandes capricieuses,
sur son front modeste et noble, qu'embrassaient avec frénésie
toutes les mères. Il commençait à me sembler que
l'univers, avec sa voûte étoilée de globes impassibles
et agaçants, n'était peut-être pas ce que j'avais
rêvé de plus grandiose. Un jour, donc, fatigué de
talonner du pied le sentier abrupte du voyage terrestre, et de m'en
aller, en chancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes
obscures de la vie, je soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques,
cernés d'un grand cercle bleuâtre, vers la concavité
du firmament, et j'osai pénétrer, moi, si jeune, les mystères
du ciel! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière
effarée plus haut, plus haut encore, jusqu'à ce que j'aperçusse
un trône, formé d'excréments humains et d'or, sur
lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert d'un
linceul fait avec des draps non lavés d'hôpital, celui
qui s'intitule lui-même le Créateur! Il tenait à
la main le tronc pourri d'un homme mort, et le portait, alternativement,
des yeux au nez et du nez à la bouche; une fois à la bouche,
on devine ce qu'il en faisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste
mare de sang en ébullition, à la surface duquel s'élevaient
tout à coup, comme des ténias à travers le contenu
d'un pot de chambre, deux ou trois têtes prudentes, et qui s'abaissaient
aussitôt, avec la rapidité de la flèche: un coup
de pied, bien appliqué sur l'os du nez, était la récompense
connue de la révolte au règlement, occasionnée
par le besoin de respirer un autre milieu; car, enfin, ces hommes n'étaient
pas des poissons! Amphibies tout au plus, ils nageaient entre deux eaux
dans ce liquide immonde!... jusqu'à ce que, n'ayant plus rien
dans la main, le Créateur, avec les deux premières griffes
du pied, saisît un autre plongeur par le cou, comme dans une tenaille,
et le soulevât en l'air, en dehors de la vase rougeâtre,
sauce exquise! Pour celui-là, il faisait comme pour l'autre.
Il lui dévorait d'abord la tête, les jambes et les bras,
et en dernier lieu le tronc, jusqu'à ce qu'il ne restât
plus rien; car, il croquait les os. Ainsi de suite, durant les autres
heures de son éternité. Quelquefois il s'écriait:
« Je vous ai créés; donc j'ai le droit de faire
de vous ce que je veux. Vous ne m'avez rien fait, je ne dis pas le contraire.
Je vous fais souffrir, et c'est pour mon plaisir. » Et il reprenait
son repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure, laquelle
remuait sa barbe pleine de cervelle. O lecteur, ce dernier détail
ne te fait-il pas venir l'eau à la bouche? N'en mange pas qui
veut d'une pareille cervelle, si bonne, toute fraîche, et qui
vient d'être pêchée il n'y a qu'un quart d'heure
dans le lac aux poissons. Les membres paralysés, et la gorge
muette, je contemplai quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillis
tomber à la renverse, comme un homme qui subit une émotion
trop forte; trois fois, je parvins à me remettre sur les pieds.
Pas une fibre de mon corps ne restait immobile; et je tremblais, comme
tremble la lave intérieure d'un volcan. A la fin, ma poitrine
oppressée, ne pouvant chasser avec assez de vitesse l'air qui
donne la vie, les lèvres de ma bouche s'entr'ouvrirent, et je
poussai un cri... un cri si déchirant... que je l'entendis! Les
entraves de mon oreille se délièrent d'une manière
brusque, le tympan craqua sous le choc de cette masse d'air sonore repoussée
loin de moi avec énergie, et il se passa un phénomène
nouveau dans l'organe condamné par la nature. Je venais d'entendre
un son! Un cinquième sens se révélait en moi !
Mais, quel plaisir eussé-je pu trouver d'une pareille découverte?
Désormais, le son humain n'arriva à mon oreille qu'avec
le sentiment de la douleur qu'engendre la pitié pour une grande
injustice. Quand quelqu'un me parlait, je me rappelais ce que j'avais
vu, un jour, au-dessus des sphères visibles, et la traduction
de mes sentiments étouffés en un hurlement impétueux,
dont le timbre était identique à celui de mes semblables!
Je ne pouvais pas lui répondre; car, les supplices exercés
sur la faiblesse de l'homme, dans cette mer hideuse de pourpre, passaient
devant mon front en rugissant comme des éléphants écorchés,
et rasaient de leurs ailes de feu mes cheveux calcinés. Plus
tard, quand je connus davantage l'humanité, à ce sentiment
de pitié se joignit une fureur intense contre cette tigresse
marâtre, dont les enfants endurcis ne savent que maudire et faire
le mal. Audace du mensonge! ils disent que le mal n'est chez eux qu'à
l'état d'exception!... Maintenant, c'est fini depuis longtemps;
depuis longtemps, je n'adresse la parole à personne. O vous,
qui que vous soyez, quand vous serez à côté de moi,
que les cordes de votre glotte ne laissent échapper aucune intonation;
que votre larynx immobile n'aille pas s'efforcer de surpasser le rossignol;
et vous-même n'essayez nullement de me faire connaître votre
âme à l'aide du langage. Gardez un silence religieux, que
rien n'interrompe; croisez humblement vos mains sur la poitrine, et
dirigez vos paupières sur le bas. Je vous l'ai dit, depuis la
vision qui me fit connaître la vérité suprême,
assez de cauchemars ont sucé avidement ma gorge, pendant les
nuits et les jours, pour avoir encore le courage de renouveler, même
par la pensée, les souffrances que j'éprouvai dans cette
heure infernale, qui me poursuit sans relâche de son souvenir.
Oh! quand vous entendez l'avalanche de neige tomber du haut de la froide
montagne; la lionne se plaindre, au désert aride, de la disparition
de ses petits; la tempête accomplir sa destinée; le condamné
mugir, dans la prison, la veille de la guillotine; et le poulpe féroce
raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les
naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles pas
plus belles que le ricanement de l'homme !
[9]
Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais.
Ils ne lui doivent rien; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui n'aime
pas le vin, mais qui préfère le sang, si on ne satisfaisait
pas à ses besoins légitimes, serait capable, par un pouvoir
occulte, de devenir aussi gros qu'un éléphant, d'écraser
les hommes comme des épis. Aussi faut-il voir comme on le respecte,
comme on l'entoure d'une vénération canine, comme on le
place en haute estime au-dessus des animaux de la création. On
lui donne la tête pour trône, et lui, accroche ses griffes
à la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu'il
est gras et qu'il entre dans un âge avancé, en imitant
la coutume d'un peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui faire sentir
les atteintes de la vieillesse. On lui fait des funérailles grandioses,
comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement
vers le couvercle de la tombe, est portée, sur les épaules,
par les principaux citoyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remue
avec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores sur l'immortalité
de l'âme, sur le néant de la vie, sur la volonté
inexplicable de la Providence, et le marbre se referme, à jamais,
sur cette existence, laborieusement remplie, qui n'est plus qu'un cadavre.
La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir de ses
ombres les murailles du cimetière.
Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa famille
innombrable, qui s'avance, et dont il vous a libéralement gratifié,
afin que votre désespoir fût moins amer, et comme adouci
par la présence agréable de ces avortons hargneux, qui
deviendront plus tard de magnifiques poux, ornés d'une beauté
remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvé plusieurs
douzaines d'oeufs chéris, avec son aile maternelle, sur vos cheveux,
désséchés par la succion acharnée de ces
étrangers redoutables. La période est promptement venue,
où les oeufs ont éclaté. Ne craignez rien, ils
ne tarderont pas à grandir, ces adolescents philosophes, à
travers cette vie éphémère. Ils grandiront tellement,
qu'ils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.
Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils ne dévorent pas
les os de votre tête, et qu'ils se contentent d'extraire, avec
leur pompe, la quintessence de votre sang. Attendez un instant, je vais
vous le dire: c'est parce qu'ils n'en ont pas la force. Soyez certains
que, si leur mâchoire était conforme à la mesure
de leurs voeux infinis, la cervelle, la rétine des yeux, la colonne
vertébrale, tout votre corps y passerait. Comme une goutte d'eau.
Sur la tête d'un jeune mendiant des rues, observez, avec un microscope,
un pou qui travaille; vous m'en donnerez des nouvelles. Malheureusement
ils sont petits, ces brigands de la longue chevelure. Ils ne seraient
pas bons pour être conscrits; car, ils n'ont pas la taille nécessaire
exigée par la loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de
ceux de la courte cuisse, et les aveugles n'hésitent pas à
les ranger parmi les infiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait
contre un pou. Il serait dévoré en un clin d'oeil, malgré
sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle.
L'éléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous
conseille pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous,
si votre main est poilue, ou que seulement elle soit composée
d'os et de chair. C'en est fait de vos doigts. Ils craqueront comme
s'ils étaient à la torture. La peau disparaît par
un étrange enchantement. Les poux sont incapables de commettre
autant de mal que leur imagination en médite. Si vous trouvez
un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne lui léchez
pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque accident.
Cela s'est vu. N'importe, je suis déjà content de la quantité
de mal qu'il te fait, ô race humaine; seulement, je voudrais qu'il
t'en fît davantage.
Jusqu'à quand garderas-tu le culte vermoulu de ce dieu, insensible
à tes prières et aux offrandes généreuses
que tu lui offres en holocauste expiatoire? Vois, il n'est pas reconnaissant,
ce manitou horrible, des larges coupes de sang et de cervelle que tu
répands sur ses autels, pieusement décorés de guirlandes
de fleurs. Il n'est pas reconnaissant... car, les tremblements de terre
et les tempêtes continuent de sévir depuis le commencement
des choses. Et, cependant, spectacle digne d'observation, plus il se
montre indifférent, plus tu l'admires. On voit que tu te méfies
de ses attributs, qu'il cache; et ton raisonnement s'appuie sur cette
considération, qu'une divinité d'une puissance extrême
peut seule montrer tant de mépris envers les fidèles qui
obéissent à sa religion. C'est pour cela que, dans chaque
pays, existent des dieux divers, ici, le crocodile, là, la vendeuse
d'amour; mais, quand il s'agit du pou, à ce nom sacré,
baisant universellement les chaînes de leur esclavage, tous les
peuples s'agenouillent ensemble sur le parvis auguste, devant le piédestal
de l'idole informe et sanguinaire. Le peuple qui n'obéirait pas
à ses propres instincts de rampement, et ferait mine de révolte,
disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuille
d'automne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable.
O pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves
répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de la
mer; tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite;
tant que le vide muet n'aura pas d'horizon; tant que l'humanité
déchirera ses propres flancs par des guerres funestes; tant que
la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce
globe égoïste; tant que l'homme méconnaîtra
son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant
du mépris, ton règne sera assuré sur l'univers,
et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle.
Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi, l'ennemi
invisible de l'homme. Continue de dire à la saleté de
s'unir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par
des serments, non écrits dans la poudre, qu'elle restera son
amante fidèle jusqu'à l'éternité. Baise
de temps en temps la robe de cette grande impudique, en mémoire
des services importants qu'elle ne manque pas de te rendre. Si elle
ne séduisait pas l'homme, avec ses mamelles lascives, il est
probable que tu ne pourrais pas exister, toi, le produit de cet accouplement
raisonnable et conséquent. O fils de la saleté! dis à
ta mère que, si elle délaisse la couche de l'homme, marchant
à travers des routes solitaires, seule et sans appui, elle verra
son existence compromise. Que ses entrailles, qui t'ont porté
neuf mois dans leurs parois parfumées, s'émeuvent un instant
à la pensée des dangers que courrait, par suite, leur
tendre fruit, si gentil et si tranquille, mais déjà froid
et féroce. Saleté, reine des empires, conserve aux yeux
de ma haine le spectacle de l'accroissement insensible des muscles de
ta progéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais
que tu n'as qu'à te coller plus étroitement contre les
flancs de l'homme. Tu peux le faire, sans inconvénient pour la
pudeur, puisque, tous les deux, vous êtes mariés depuis
longtemps.
Pour moi, s'il m'est permis d'ajouter quelques mots à cet hymne
de glorification, je dirai que j'ai fait construire une fosse, de quarante
lieues carrées, et d'une profondeur relative. C'est là
que gît, dans sa virginité immonde, une mine vivante de
poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et serpente ensuite, en
larges veines denses, dans toutes les directions. Voici comment j'ai
construit cette mine artificielle. J'arrachai un pou femelle aux cheveux
de l'humanité. On m'a vu se coucher avec lui pendant trois nuits
consécutives, et je le jetai dans la fosse. La fécondation
humaine, qui aurait été nulle dans d'autres cas pareils,
fut acceptée, cette fois, par la fatalité; et, au bout
de quelques jours, des milliers de monstres, grouillant dans un noeud
compacte de matière, naquirent à la lumière. Ce
noeud hideux devint, par le temps, de plus en plus immense, tout en
acquérant la propriété liquide du mercure, et se
ramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, en
se dévorant elles-mêmes (la naissance est plus grande que
la mortalité), toutes les fois que je ne leur jette pas en pâture
un bâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait
la mort, ou un bras que je vais couper à quelque jeune fille,
pendant la nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les
générations de poux, qui se nourrissent de l'homme, diminuent
d'une manière notable, et prédisent elles-mêmes,
infailliblement, l'époque prochaine de leur complète destruction.
Car, l'homme, plus intelligent que son ennemi, parvient à le
vaincre. Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes forces,
j'extrais de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands
comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les
transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères des
cités. Là, au contact de la température humaine,
ils se dissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans les
galeries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dans
le gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations,
comme des esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboie sourdement,
car il lui semble qu'une légion d'êtres inconnus perce
les pores des murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil. Peut-être
n'êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une fois dans votre
vie, ces sortes d'aboiements douloureux et prolongés. Avec ses
yeux impuissants, il tâche de percer l'obscurité de la
nuit; car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement
l'irrite, et il sent qu'il est trahi. Des millions d'ennemis s'abattent
ainsi, sur chaque cité, comme des nuages de sauterelles. En voilà
pour quinze ans. Ils combattront l'homme, en lui faisant des blessures
cuisantes. Après ce laps de temps, j'en enverrai d'autres. Quand
je concasse les blocs de matière animée, il peut arriver
qu'un fragment soit plus dense qu'un autre. Ses atomes s'efforcent avec
rage de séparer leur agglomération pour aller tourmenter
l'humanité; mais, la cohésion résiste dans sa dureté.
Par une suprême convulsion, ils engendrent un tel effort, que
la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s'élance
d'elle-même jusqu'au haut des airs, comme par un effet de la poudre,
et retombe, en s'enfonçant solidement sous le sol. Parfois, le
paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendre verticalement
l'espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers un champ
de maïs. Il ne sait d'où vient la pierre. Vous avez maintenant,
claire et succincte, l'explication du phénomène.
Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable
le rivage de la mer, la race humaine serait anéantie, en proie
à des douleurs terribles. Quel spectacle! Moi, avec des ailes
d'ange, immobile dans les airs, pour le contempler.
[10]
O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées,
depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent
dans mon coeur, comme une onde rafraîchissante. J'aspirais instinctivement,
dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne
que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré
de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés.
Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais
comme de la fumée; mais, je sus franchir religieusement les degrés
qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce
voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à
la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une
logique implacable. A l'aide de votre lait fortifiant, mon intelligence
s'est rapidement développée, et a pris des proportions
immenses, au milieu de cette clarté ravissante dont vous faites
présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment
d'un sincère amour. Arithmétique! algèbre! géométrie!
trinité grandiose! triangle lumineux! Celui qui ne vous a pas
connues est un insensé! Il mériterait l'épreuve
des plus grands supplices; car, il y a du mépris aveugle dans
son insouciance ignorante; mais, celui qui vous connaît et vous
apprécie ne veut plus rien des biens de la terre; se contente
de vos jouissances magiques; et, porté sur vos ailes sombres,
ne désire plus que de s'élever, d'un vol léger,
en construisant une hélice ascendante, vers la voûte sphérique
des cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des fantasmagories
morales; mais vous, ô mathématiques concises, par l'enchaînement
rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de
fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant
de cette vérité suprême dont on remarque l'empreinte
dans l'ordre de l'univers. Mais, l'ordre qui vous entoure, représenté
surtout par la régularité parfaite du carré, l'ami
de Pythagore, est encore plus grand; car, le Tout-Puissant s'est révélé
complétement, lui et ses attributs, dans ce travail mémorable
qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors
de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques
antiques et dans les temps modernes, plus d'une grande imagination humaine
vit son génie, épouvanté, à la contemplation
de vos figures symboliques tracées sur le papier brûlant,
comme autant de signes mystérieux, vivants d'une haleine latente,
que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n'étaient que
la révélation éclatante d'axiomes et d'hyéroglyphes
éternels, qui ont existé avant l'univers et qui se maintiendront
après lui. Elle se demande, penchée vers le précipice
d'un point d'interrogation fatal, comment se fait-il que les mathématiques
contiennent tant d'imposante grandeur et tant de vérité
incontestable, tandis que, si elle les compare à l'homme, elle
ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit
supérieur, attristé, auquel la familiarité noble
de vos conseils fait sentir davantage la petitesse de l'humanité
et son incomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une main
décharnée et reste absorbé dans des méditations
surnaturelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa vénération
rend hommage à votre visage divin, comme à la propre image
du Tout-Puissant. Pendant mon enfance, vous m'apparûtes, une nuit
de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords
d'un ruisseau limpide, toutes les trois égales en grâce
et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines.
Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante
comme une vapeur, et vous m'attirâtes vers vos fières mamelles,
comme un fils béni. Alors, j'accourus avec empressement, mes
mains crispées sur votre blanche gorge. Je me suis nourri, avec
reconnaissance, de votre manne féconde, et j'ai senti que l'humanité
grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis ce temps, ô
déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis
ce temps, que de projets énergiques, que de sympathies, que je
croyais avoir gravées sur les pages de mon coeur, comme sur du
marbre, n'ont-elles pas effacé lentement, de ma raison désabusée,
leurs lignes configuratives, comme l'aube naissante efface les ombres
de la nuit! Depuis ce temps, j'ai vu la mort, dans l'intention, visible
à l'oeil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille,
engraissés par le sang humain et faire pousser des fleurs matinales
par-dessus les funèbres ossements. Depuis ce temps, j'ai assisté
aux révolutions de notre globe; les tremblements de terre, les
volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert
et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour
spectateur impassible. Depuis ce temps, j'ai vu plusieurs générations
humaines élever, le matin, ses ailes et ses yeux, vers l'espace,
avec la joie inexpériente de la chrysalide qui salue sa dernière
métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil,
la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance
le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez toujours les
mêmes. Aucun changement, aucun air empesté n'effleure les
rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité.
Vos pyramides modestes dureront davantage que les pyramides d'Égypte,
fourmilières élevées par la stupidité et
l'esclavage. La fin des siècles verra encore, debout sur les
ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques
et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse
du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s'enfonceront, avec
désespoir, comme des trombes, dans l'éternité d'une
nuit horrible et universelle, et que l'humanité, grimaçante,
songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci,
pour les services innombrables que vous m'avez rendus. Merci, pour les
qualités étrangères dont vous avez enrichi mon
intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre l'homme, j'aurai peut-être
été vaincu. Sans vous, il m'aurait fait rouler dans le
sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec
une griffe perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais,
je me suis tenu sur mes gardes, comme un athlète expérimenté.
Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes,
exemptes de passion. Je m'en servis pour rejeter avec dédain
les jouissances éphémères de mon court voyage et
pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses,
de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre
qu'on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes
admirables de l'analyse, de la synthèse et de la déduction.
Je m'en servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi
mortel, pour l'attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger,
dans les viscères de l'homme, un poignard aigu qui restera à
jamais enfoncé dans son corps; car, c'est une blessure dont il
ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est
comme l'âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse;
avec ses syllogimes, dont le labyrinthe compliqué n'en est que
plus compréhensible, mon intelligence sentit s'accroître
du double ses forces audacieuses. A l'aide de cet auxiliaire terrible,
je découvris, dans l'humanité, en nageant vers les bas-fonds,
en face de l'écueil de la haine, la méchanceté
noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmes délétères,
en s'admirant le nombril. Le premier, je découvris, dans les
ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le
mal! supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée
que vous me prêtâtes, je fis descendre, de son piédestal,
construit par la lâcheté de l'homme, le Créateur
lui-même! Il grinça des dents et subit cette injure ignominieuse;
car, il avait pour adversaire quelqu'un de plus fort que lui. Mais,
je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin
d'abaisser mon vol... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette
réflexion que rien de solide n'avait été bâti
sur vous. C'était une manière ingénieuse de faire
comprendre que le premier venu ne pouvait pas sur le coup découvrir
votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois
qualités principales déjà nommées qui s'élèvent,
entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste
de votre architecture colossale? Monument qui grandit sans cesse de
découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, et d'explorations
scientifiques, dans vos superbes domaines. O mathématiques saintes,
puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste
de mes jours de la méchanceté de l'homme et de l'injustice
du Grand-Tout!
[11]
« O lampe au bec d'argent, mes yeux t'aperçoivent dans
les airs, compagne de la voûte des cathédrales, et cherchent
la raison de cette suspension. On dit que tes lueurs éclairent,
pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent adorer le Tout-Puissant
et que tu montres aux repentis le chemin qui mène à l'autel.
Écoute, c'est fort possible; mais... est-ce que tu as besoin
de rendre de pareils services à ceux auxquels tu ne dois rien?
Laisse, plongées dans les ténèbres, les colonnes
des basiliques; et, lorsqu'une bouffée de la tempête sur
laquelle le démon tourbillonne, emporté dans l'espace,
pénétrera, avec lui, dans le saint lieu, en y répandant
l'effroi, au lieu de lutter, courageusement, contre la rafale empestée
du prince du mal, éteins-toi subitement, sous son souffle fiévreux,
pour qu'il puisse, sans qu'on le voie, choisir ses victimes parmi les
croyants agenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire que je te
devrai tout mon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant
tes clartés indécises, mais suffisantes, je n'ose pas
me livrer aux suggestions de mon caractère, et je reste, sous
le portique sacré, en regardant par le portail entr'ouvert, ceux
qui échappent à ma vengeance, dans le sein du Seigneur.
O lampe poétique! toi qui serais mon amie si tu pouvais me comprendre,
quand mes pieds foulent le basalte des églises, dans les heures
nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller d'une manière
qui, je l'avoue, me parait extraordinaire? Tes reflets se colorent,
alors, des nuances blanches de la lumière électrique;
l'oeil ne peut pas te fixer; et tu éclaires d'une flamme nouvelle
et puissante les moindres détails du chenil du Créateur,
comme si tu étais en proie à une sainte colère.
Et, quand je me retire après avoir blasphémé, tu
redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d'avoir
accompli un acte de justice. Dis-moi, un peu; serait-ce, parce que tu
connais les détours de mon coeur, que, lorsqu'il m'arrive d'apparaître
où tu veilles, tu t'empresses de désigner ma présence
pernicieuse, et de porter l'attention des adorateurs vers le côté
où vient de se montrer l'ennemi des hommes? Je penche vers cette
opinion; car, moi aussi, je commence à te connaître; et
je sais qui tu es, vieille sorcière, qui veilles si bien sur
les mosquées sacrées, où se pavane, comme la crête
d'un coq, ton maître curieux. Vigilante gardienne, tu t'es donné
une mission folle. Je t'avertis; la première fois que tu me désigneras
à la prudence de mes semblables, par l'augmentation de tes lueurs
phosphorescentes, comme je n'aime pas ce phénomène d'optique,
qui n'est mentionné, du reste, dans aucun livre de physique,
je te prends par la peau de ta poitrine, en accrochant mes griffes aux
escarres de ta nuque teigneuse, et je te jette dans la Seine. Je ne
prétends pas que, lorsque je ne te fais rien, tu te comportes
sciemment d'une manière qui me soit nuisible. Là, je te
permettrai de briller autant qu'il me sera agréable; là,
tu me nargueras avec un sourire inextinguible; là, convaincue
de l'incapacité de ton huile criminelle, tu l'urineras avec amertume.
» Après avoir parlé ainsi, Maldoror ne sort pas
du temple, et reste les yeux fixés sur la lampe du saint lieu...
Il croit voir une espèce de provocation, dans l'attitude de cette
lampe, qui l'irrite au plus haut degré, par sa présence
inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermée
dans cette lampe, elle est lâche de ne pas répondre, à
une attaque loyale, par la sincérité. Il bat l'air de
ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en
homme; il lui ferait passer un mauvais quart d'heure, il se le promet.
Mais, le moyen qu'une lampe se change en homme; ce n'est pas naturel.
Il ne se résigne pas, et va chercher, sur le parvis de la misérable
pagode, un caillou plat, à tranchant effilé. Il le lance
en l'air avec force... la chaîne est coupée, par le milieu,
comme l'herbe par la faux, et l'instrument du culte tombe à terre,
en répandant son huile sur les dalles... Il saisit la lampe pour
la porter dehors, mais elle résiste et grandit. Il lui semble
voir des ailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt
la forme d'un buste d'ange. Le tout veut s'élever en l'air pour
prendre son essor; mais il le retient d'une main ferme. Une lampe et
un ange qui forment un même corps, voilà ce que l'on ne
voit pas souvent. Il reconnaît la forme de la lampe; il reconnaît
la forme de l'ange; mais, il ne peut pas les scinder dans son esprit;
en effet, dans la réalité, elles sont collées l'une
dans l'autre, et ne forment qu'un corps indépendant et libre;
mais, lui croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a
fait perdre un peu de l'excellence de sa vue. Néanmoins, il se
prépare à la lutte avec courage, car son adversaire n'a
pas peur. Les gens naïfs racontent, à ceux qui veulent les
croire, que le portail sacré se referma de lui-même, en
roulant sur ses gonds affligés, pour que personne ne pût
assister à cette lutte impie, dont les péripéties
allaient se dérouler dans l'enceinte du sanctuaire violé.
L'homme au manteau, pendant qu'il reçoit des blessures cruelles
avec un glaive invisible, s'efforce de rapprocher de sa bouche la figure
de l'ange; il ne pense qu'à cela, et tous ses efforts se portent
vers ce but. Celui-ci perd son énergie, et paraît pressentir
sa destinée. Il ne lutte plus que faiblement, et l'on voit le
moment où son adversaire pourra l'embrasser à son aise,
si c'est ce qu'il veut faire. Eh bien, le moment est venu. Avec ses
muscles, il étrangle la gorge de l'ange, qui ne peut plus respirer,
et lui renverse le visage, en l'appuyant sur sa poitrine odieuse. Il
est un instant touché du sort qui attend cet être céleste,
dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que c'est l'envoyé
du Seigneur, et il ne peut pas retenir son courroux. C'en est fait;
quelque chose d'horrible va rentrer dans la cage du temps! Il se penche,
et porte la langue, imbibée de salive, sur cette joue angélique,
qui jette des regards suppliants. Il promène quelque temps sa
langue sur cette joue. Oh!... voyez!... voyez donc!... la joue blanche
et rose est devenue noire, comme un charbon! Elle exhale des miasmes
putrides. C'est la gangrène; il n'est plus permis d'en douter.
Le mal rongeur s'étend sur toute la figure, et de là,
exerce ses furies sur les parties basses; bientôt, tout le corps
n'est qu'une vaste plaie immonde. Lui-même, épouvanté
(car, il ne croyait pas que sa langue contînt un poison d'une
telle violence), il ramasse la lampe et s'enfuit de l'église.
Une fois dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre,
aux ailes brûlées, qui dirige péniblement son vol
vers les régions du ciel. Ils se regardent tous les deux, pendant
que l'ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror,
au contraire, descend vers les abîmes vertigineux du mal... Quel
regard! Tout ce que l'humanité a pensé depuis soixante
siècles, et ce qu'elle pensera encore, pendant les siècles
suivants, pourrait y contenir aisément, tant de choses se dirent-ils,
dans cet adieu suprême! Mais, on comprend que c'étaient
des pensées plus élevées que celles qui jaillissent
de l'intelligence humaine; d'abord, à cause des deux personnages,
et puis, à cause de la circonstance. Ce regard les noua d'une
amitié éternelle. Il s'étonne que le Créateur
puisse avoir des missionnaires d'une âme si noble. Un instant,
il croit s'être trompé, et se demande s'il aurait dû
suivre la route du mal, comme il l'a fait. Le trouble est passé;
il persévère dans sa résolution; et il est glorieux,
d'après lui, de vaincre tôt ou tard le Grand-Tout, afin
de régner à sa place sur l'univers entier, et sur des
légions d'anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans
parler, qu'il reprendra sa forme primitive, à mesure qu'il montera
vers le ciel; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le front
de celui qui lui a donné la gangrène; et disparaît
peu à peu, comme un vautour, en s'élevant au milieu des
nuages. Le coupable regarde la lampe, cause de ce qui précède.
Il court comme un insensé à travers les rues, se dirige
vers la Seine, et lance la lampe par-dessus le parapet. Elle tourbillonne,
pendant quelques instants, et s'enfonce définitivement dans les
eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée
de la nuit, l'on voit une lampe brillante qui surgit et se maintient,
gracieusement, sur la surface du fleuve, à la hauteur du pont
Napoléon, en portant, au lieu d'anse, deux mignonnes ailes d'ange.
Elle s'avance lentement, sur les eaux, passe sous les arches du pont
de la Gare et du pont d'Austerlitz, et continue son sillage silencieux,
sur la Seine, jusqu'au pont de l'Alma. Une fois en cet endroit, elle
remonte avec facilité le cours de la rivière, et revient
au bout de quatre heures à son point de départ. Ainsi
de suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs, blanches comme la lumière
électrique, effacent les becs de gaz qui longent les deux rives,
et, entre lesquels, elle s'avance comme une reine, solitaire, impénétrable,
avec un sourire inextinguible, sans que son huile se répande
avec amertume. Au commencement, les bateaux lui faisaient la chasse;
mais, elle déjouait ces vains efforts, échappait à
toutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, et reparaissait,
plus loin, à une grande distance. Maintenant, les marins superstitieux,
lorsqu'ils la voient, rament vers une direction opposée, et retiennent
leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites
bien attention; vous êtes sûr de voir briller la lampe,
ici ou là; mais, on dit qu'elle ne se montre pas à tout
le monde. Quand il passe sur les ponts un être humain qui a quelque
chose sur la conscience, elle éteint subitement ses reflets,
et le passant, épouvanté, fouille en vain, d'un regard
désespéré, la surface et le limon du fleuve. Il
sait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu'il a vu la céleste
lueur; mais, il se dit que la lumière venait du devant des bateaux
ou de la réflexion des becs de gaz; et il a raison... Il sait
que, cette disparition, c'est lui qui en est la cause; et, plongé
dans de tristes réflexions, il hâte le pas pour gagner
sa demeure. Alors, la lampe au bec d'argent reparaît à
la surface, et poursuit sa marche, à travers des arabesques élégantes
et capricieuses.
[12]
Écoutez les pensées de mon enfance, quand je me réveillais,
humains, à la verge rouge: "Je viens de me réveiller;
mais, ma pensée est encore engourdie. Chaque matin, je ressens
un poids dans la tête. Il est rare que je trouve le repos dans
la nuit; car, des rêves affreux me tourmentent, quand je parviens
à m'endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dans des méditations
bizarres, pendant que mes yeux errent au hasard dans l'espace; et, la
nuit, je ne peux pas dormir. Quand faut-il alors que je dorme? Cependant,
la nature a besoin de réclamer ses droits. Comme je la dédaigne,
elle rend ma figure pâle et fait luire mes yeux avec la flamme
aigre de la fièvre. Au reste, je ne demanderais pas mieux que
de ne pas épuiser mon esprit à réfléchir
continuellement; mais, quand même je ne le voudrais pas, mes sentiments
consternés m'entraînent invinciblement vers cette pente.
Je me suis aperçu que les autres enfants sont comme moi; mais,
ils sont plus pâles encore, et leurs sourcils sont froncés,
comme ceux des hommes, nos frères aînés. O Créateur
de l'univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t'offrir l'encens de
ma prière enfantine. Quelquefois je l'oublie, et j'ai remarqué
que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu'à l'ordinaire;
ma poitrine s'épanouit, libre de toute contrainte, et je respire,
plus à l'aise, l'air embaumé des champs; tandis que, lorsque
j'accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents,
de t'adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné
de l'ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention,
alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée,
parce qu'il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne
pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes. Si je leur
demande l'explication de cet état étrange de mon âme,
elles ne me répondent pas. Je voudrais t'aimer et t'adorer; mais,
tu es trop puissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si, par
une seule manifestation de ta pensée, tu peux détruire
ou créer des mondes, mes faibles prières ne te seront
pas utiles; si, quand il te plaît, tu envoies le choléra
ravager les cités, ou la mort emporter dans ses serres, sans
aucune distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux pas
me lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise le
fil de mes raisonnements; mais, j'ai peur, au contraire, de ta propre
haine, qui, par un ordre capricieux, peut sortir de ton coeur et devenir
immense, comme l'envergure du condor des Andes. Tes amusements équivoques
ne sont pas à ma portée, et j'en serais probablement la
première victime. Tu es le Tout-Puissant; je ne te conteste pas
ce titre, puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs,
aux conséquences funestes ou heureuses, n'ont de terme que toi-même.
Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux
de marcher à côté de ta cruelle tunique de saphir,
non pas comme ton esclave, mais pouvant l'être d'un moment à
l'autre. Il est vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour
scruter ta conduite souveraine, si le fantôme d'une injustice
passée, commise envers cette malheureuse humanité, qui
t'a toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse,
devant toi, les vertèbres immobiles d'une épine dorsale
vengeresse, ton oeil hagard laisse tomber la larme épouvantée
du remords tardif, et qu'alors, les cheveux hérissés,
tu crois, toi-même, prendre, sincèrement, la résolution
de suspendre, à jamais, aux broussailles du néant, les
jeux inconcevables de ton imagination de tigre, qui serait burlesque,
si elle n'était pas lamentable; mais, je sais aussi que la constance
n'a pas fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon
de sa demeure éternelle, et que tu retombes assez souvent, toi
et tes pensées, recouvertes de la lèpre noire de l'erreur,
dans le lac funèbre des sombres malédictions. Je veux
croire que celles-ci sont inconscientes (quoiqu'elles n'en renferment
pas moins leur venin fatal), et que le mal et le bien, unis ensemble,
se répandent en bonds impétueux de ta royale poitrine
gangrenée, comme le torrent du rocher, par le charme secret d'une
force aveugle; mais, rien ne m'en fournit la preuve. J'ai vu, trop souvent,
tes dents immondes claquer de rage, et ton auguste face, recouverte
de la mousse des temps, rougir, comme un charbon ardent, à cause
de quelque futilité microscopique que les hommes avaient commise,
pour pouvoir m'arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur
de cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, j'élèverai
vers toi les accents de mon humble prière, puisqu'il le faut;
mais, je t'en supplie, que ta providence ne pense pas à moi;
laisse-moi de côté, comme le vermisseau qui rampe sous
la terre. Sache que je préférerais me nourrir avidement
des plantes marines d'îles inconnues et sauvages, que les vagues
tropicales entraînent, au milieu de ces parages, dans leur sein
écumeux, que de savoir que tu m'observes, et que tu portes, dans
ma conscience, ton scalpel qui ricane. Elle vient de te révéler
la totalité de mes pensées, et j'espère que ta
prudence applaudira facilement au bon sens dont elles gardent l'ineffaçable
empreinte. A part ces réserves faites sur le genre de relations
plus ou moins intimes que je dois garder avec toi, ma bouche est prête,
à n'importe quelle heure du jour, à exhaler, comme un
souffle artificiel, le flot de mensonges que ta gloriole exige sévèrement
de chaque humain, dès que l'aurore s'élève bleuâtre,
cherchant la lumière dans les replis de satin du crépuscule,
comme, moi, je recherche la bonté, excité par l'amour
du bien. Mes années ne sont pas nombreuses, et, cependant, je
sens déjà que la bonté n'est qu'un assemblage de
syllabes sonores; je ne l'ai trouvée nulle part. Tu laisses trop
percer ton caractère; il faudrait le cacher avec plus d'adresse.
Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais exprès;
car, tu sais mieux qu'un autre comment tu dois te conduire. Les hommes,
eux, mettent leur gloire à t'imiter; c'est pourquoi la bonté
sainte ne reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeux farouches:
tel père, tel fils. Quoi qu'on doive penser de ton intelligence,
je n'en parle que comme un critique impartial. Je ne demande pas mieux
que d'avoir été induit en erreur. Je ne désire
pas te montrer la haine que je te porte et que je couve avec amour,
comme une fille chérie; car, il vaut mieux la cacher à
tes yeux et prendre seulement, devant toi, l'aspect d'un censeur sévère,
chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesseras ainsi
tout commerce actif avec elle, tu l'oublieras et tu détruiras
complètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je préfère
plutôt te faire entendre des paroles de rêverie et de douceur...
Oui, c'est toi qui as créé le monde et tout ce qu'il renferme.
Tu es parfait. Aucune vertu ne te manque. Tu es très-puissant,
chacun le sait. Que l'univers entier entonne, à chaque heure
du temps, ton cantique éternel! Les oiseaux te bénissent,
en prenant leur essor dans la campagne. Les étoiles t'appartiennent...
Ainsi soit-il! » Après ces commencements, étonnez-vous
de me trouver tel que je suis!
[13]
Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais
pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre; ma persévérance
était inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait
quelqu'un qui approuvât mon caractère; il fallait quelqu'un
qui eût les mêmes idées que moi. C'était le
matin; le soleil se leva à l'horizon, dans toute sa magnificence,
et voilà qu'à mes yeux se lève aussi un jeune homme,
dont la présence engendrait des fleurs sur son passage. Il s'approcha
de moi, et, me tendant la main: "Je suis venu vers toi, toi, qui
me cherches. Bénissons ce jour heureux. » Mais, moi: "Va-t'en;
je ne t'ai pas appelé; je n'ai pas besoin de ton amitié...
» C'était le soir; la nuit commençait à étendre
la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais
que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse,
et me regardait avec compassion; cependant, elle n'osait me parler.
Je dis: "Approche-toi de moi, afin que je distingue nettement les
traits de ton visage; car, la lumière des étoiles n'est
pas assez forte, pour les éclairer à cette distance. »
Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés,
elle foula l'herbe du gazon, en se dirigeant de mon côté.
Dès que je la vis: « Je vois que la bonté et la
justice ont fait résidence dans ton coeur: nous ne pourrions
pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui a bouleversé
plus d'une; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de m'avoir consacré
ton amour; car, tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois
jamais infidèle: celle qui se livre à moi avec tant d'abandon
et de confiance, avec autant de confiance et d'abandon, je me livre
à elle; mais, mets-te le dans la tête, pour ne jamais l'oublier:
les loups et les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux. »
Que me fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût,
ce qu'il y avait de plus beau dans l'humanité! ce qu'il me fallait,
je n'aurais pas su le dire. Je n'étais pas encore habitué
à me rendre un compte rigoureux des phénomènes
de mon esprit, au moyen des méthodes que recommande la philosophie.
Je m'assis sur un roc, près de la mer. Un navire venait de mettre
toutes voiles pour s'éloigner de ce parage: un point imperceptible
venait de paraître à l'horizon, et s'approchait peu à
peu, poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité.
La tempête allait commencer ses attaques, et déjà
le ciel s'obscurcissait, en devenant d'un noir presque aussi hideux
que le coeur de l'homme. Le navire, qui était un grand vaisseau
de guerre, venait de jeter toutes ses ancres, pour ne pas être
balayé sur les rochers de la côte. Le vent sifflait avec
fureur des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en charpie.
Les coups de tonnerre éclataient au milieu des éclairs,
et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui s'entendaient
sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces
masses aqueuses n'était pas parvenu à rompre les chaînes
des ancres; mais, leurs secousses avaient entr'ouvert une voie d'eau,
sur les flancs du navire. Brèche énorme; car, les pompes
ne suffisent pas à rejeter les paquets d'eau salée qui
viennent, en écumant, s'abattre sur le pont, comme des montagnes.
Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais,
il sombre avec lenteur... avec majesté. Celui qui n'a pas vu
un vaisseau sombrer au milieu de l'ouragan, de l'intermittence des éclairs
et de l'obscurité la plus profonde, pendant que ceux qu'il contient
sont accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là
ne connaît pas les accidents de la vie. Enfin, il s'échappe
un cri universel de douleur immense d'entre les flancs du vaisseau,
tandis que la mer redouble ses attaques redoutables. C'est le cri qu'a
fait pousser l'abandon des forces humaines. Chacun s'enveloppe dans
le manteau de la résignation, et remet son sort entre les mains
de Dieu. On s'accule comme un troupeau de moutons. Le navire en détresse
tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec
majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendant tout le jour.
Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse, implacable, pour
mettre le comble à ce spectacle gracieux. Chacun se dit qu'une
fois dans l'eau, il ne pourra plus respirer; car, d'aussi loin qu'il
fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaît aucun poisson
pour ancêtre; mais, il s'exhorte à retenir son souffle
le plus longtemps possible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois
secondes; c'est là l'ironie vengeresse qu'il veut adresser à
la mort... Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme;
mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Il ne sait pas
que le vaisseau, en s'enfonçant, occasionne une puissante circonvolution
des houles autour d'elles-mêmes; que le limon bourbeux s'est mêlé
aux eaux troublées, et qu'une force qui vient de dessous, contre-coup
de la tempête qui exerce ses ravages en haut, imprime à
l'élément des mouvements saccadés et nerveux. Ainsi,
malgré la provision de sang-froid qu'il ramasse d'avance, le
futur noyé, après réflexion plus ample, devra se
sentir heureux, s'il prolonge sa vie, dans les tourbillons de l'abîme,
de la moitié d'une respiration ordinaire, afin de faire bonne
mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son suprême
voeu. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme;
mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. C'est une erreur.
Il ne tire plus des coups de canon, il ne sombre pas. La coquille de
noix s'est engouffrée complètement. O ciel! comment peut-on
vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés!
Il venait de m'être donné d'être témoin des
agonies de mort de plusieurs de mes semblables. Minute par minute, je
suivais les péripéties de leurs angoisses. Tantôt,
le beuglement de quelque vieille, devenue folle de peur, faisait prime
sur le marché. Tantôt, le seul glapissement d'un enfant
en mamelles empêchait d'entendre le commandement des manoeuvres.
Le vaisseau était trop loin pour percevoir distinctement les
gémissements que m'apportait la rafale; mais, je le rapprochais
par la volonté, et l'illusion d'optique était complète.
Chaque quart d'heure, quand un coup de vent, plus fort que les autres,
rendant ses accents lugubres à travers le cri des pétrels
effarés, disloquait le navire dans un craquement longitudinal,
et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts en
holocauste à la mort, je m'enfonçais dans la joue la pointe
aiguë d'un fer, et je pensais secrètement: "Ils souffrent
davantage! » J'avais, au moins, ainsi, un terme de comparaison.
Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant des imprécations
et des menaces. Il me semblait qu'ils devaient m'entendre! Il me semblait
que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaient
les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leurs
oreilles, assourdies par les mugissements de l'océan en courroux!
Il me semblait qu'ils devaient penser à moi, et exhaler leur
vengeance en impuissante rage! De temps à autre, je jetais les
yeux vers les cités, endormies sur la terre ferme; et, voyant
que personne ne se doutait qu'un vaisseau allait sombrer, à quelques
milles du rivage, avec une couronne d'oiseaux de proie et un piédestal
de géants aquatiques, au ventre vide, je reprenais courage, et
l'espérance me revenait: j'étais donc sûr de leur
perte! Ils ne pouvaient échapper! Par surcroît de précaution,
j'avais été chercher mon fusil à deux coups, afin
que, si quelque naufragé était tenté d'aborder
les rochers à la nage, pour échapper à une mort
imminente, une balle sur l'épaule lui fracassât le bras,
et l'empêchât d'accomplir son dessein. Au moment le plus
furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des
efforts désespérés, une tête énergique,
aux cheveux hérissés. Il avalait des litres d'eau, et
s'enfonçait dans l'abîme, ballotté comme un liége.
Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants;
et, fixant l'oeil sur le rivage, il semblait défier la mort.
Il était admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante,
occasionnée par quelque pointe d'écueil caché,
balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir
plus de seize ans; car, à peine, à travers les éclairs
qui illuminaient la nuit, le duvet de la pêche s'apercevait sur
sa lèvre. Et, maintenant, il n'était plus qu'à
deux cents mètres de la falaise; et je le dévisageais
facilement. Quel courage! Quel esprit indomptable! Comme la fixité
de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur
l'onde, dont les sillons s'ouvraient difficilement devant lui!... Je
l'avais décidé d'avance. Je me devais à moi-même
de tenir ma promesse: l'heure dernière avait sonné pour
tous, aucun ne devait en échapper. Voilà ma résolution;
rien ne le changerait... Un son sec s'entendit, et la tête aussitôt
s'enfonça, pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à
ce meurtre autant de plaisir qu'on pourrait le croire; et, c'était,
précisément, parce que j'étais rassasié
de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple habitude,
dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu'une jouissance légère.
Le sens est émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir
à la mort de cet être humain, quand il y en avait plus
d'une centaine, qui allaient s'offrir à moi, en spectacle, dans
leur lutte dernière contre les flots, une fois le navire submergé?
A cette mort, je n'avais même pas l'attrait du danger; car, la
justice humaine, bercée par l'ouragan de cette nuit affreuse,
sommeillait dans les maisons, à quelques pas de moi. Aujourd'hui
que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité,
comme une vérité suprême et solennelle: je n'étais
pas aussi cruel qu'on l'a raconté ensuite, parmi les hommes;
mais, des fois, leur méchanceté exerçait ses ravages
persévérants pendant des années entières.
Alors, je ne connaissais plus de borne à ma fureur; il me prenait
des accès de cruauté, et je devenais terrible pour celui
qui s'approchait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait à
ma race. Si c'était un cheval ou un chien, je le laissais passer:
avez-vous entendu ce que je viens de dire? Malheureusement, la nuit
de cette tempête, j'étais dans un de ces accès,
ma raison s'était envolée (car, ordinairement, j'étais
aussi cruel, mais, plus prudent); et tout ce qui tomberait, cette fois-là,
entre mes mains, devait périr; je ne prétends pas m'excuser
de mes torts. La faute n'en est pas toute à mes semblables. Je
ne fais que constater ce qui est, en attendant le jugement dernier qui
me fait gratter la nuque d'avance... Que m'importe le jugement dernier!
Ma raison ne s'envole jamais, comme je le disais pour vous tromper.
Et, quand je commets un crime, je sais ce que je fais: je ne voulais
pas faire autre chose! Debout sur le rocher, pendant que l'ouragan fouettait
mes cheveux et mon manteau, j'épiais dans l'extase cette force
de la tempête, s'acharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles.
Je suivis, dans un attitude triomphante, toutes les péripéties
de ce drame, depuis l'instant où le vaisseau jeta ses ancres,
jusqu'au moment où il s'engloutit, habit fatal qui entraîna,
dans les boyaux de la mer, ceux qui s'en étaient revêtus
comme d'un manteau. Mais, l'instant s'approchait, où j'allais,
moi-même, me mêler comme acteur à ces scènes
de la nature bouleversée. Quand la place où le vaisseau
avait soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait été
passer le reste de ses jours au rez-de-chaussée de la mer, alors,
ceux qui avaient été emportés avec les flots reparurent
en partie à la surface. Il se prirent à bras-le-corps,
deux par deux, trois par trois; c'était le moyen de ne pas sauver
leur vie; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ils
coulaient bas comme des cruches percées... Quelle est cette armée
de monstres marins qui fend les flots avec vitesse? Ils sont six; leurs
nageoires sont vigoureuses, et s'ouvrent un passage, à travers
les vagues soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent
les quatre membres dans ce continent peu ferme, les requins ne font
bientôt qu'une omelette sans oeufs, et se la partagent d'après
la loi du plus fort. Le sang se mêle aux eaux, et les eaux se
mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent suffisamment
la scène du carnage... Mais, quel est encore ce tumulte des eaux,
là-bas, à l'horizon? On dirait une trombe qui s'approche.
Quels coups de rame! J'aperçois ce que c'est. Une énorme
femelle de requin vient prendre part au pâté de foie de
canard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse; car, elle arrive
affamée. Une lutte s'engage entre elle et les requins, pour se
disputer les quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par-là,
sans rien dire, sur la surface de la crême rouge. A droite, à
gauche, elle lance des coups de dent qui engendrent des blessures mortelles.
Mais, trois requins vivants l'entourent encore, et elle est obligée
de tourner en tous sens, pour déjouer leurs manoeuvres. Avec
une émotion croissante, inconnue jusqu'alors, le spectateur,
placé sur le rivage, suit cette bataille navale d'un nouveau
genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle de requin,
aux dents si fortes. Il n'hésite plus, il épaule son fusil,
et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dans
l'ouïe d'un des requins, au moment où il se montrait au-dessus
d'une vague. Restent deux requins qui n'en témoignent qu'un acharnement
plus grand. Du haut du rocher, l'homme à la salive saumâtre,
se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement
coloré, en tenant à la main ce couteau d'acier qui ne
l'abandonne jamais. Désormais, chaque requin a affaire à
un ennemi. Il s'avance vers son adversaire fatigué, et, prenant
son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La citadelle
mobile se débarrasse facilement du dernier adversaire... Se trouvent
en présence le nageur et la femelle de requin, sauvée
par lui. Ils se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes;
et chacun s'étonna de trouver tant de férocité
dans les regards de l'autre. Ils tournent en rond en nageant, ne se
perdent pas de vue, et se disent à part soi: "Je me suis
trompé jusqu'ici; en voilà un qui est plus méchant."
Alors, d'un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l'un
vers l'autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant
l'eau de ses nageoires, Maldoror battant l'onde avec ses bras; et retinrent
leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux
de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés
à trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ils
tombèrent brusquement l'un contre l'autre, comme deux aimants,
et s'embrassèrent avec dignité et reconnaissance, dans
une étreinte aussi tendre que celle d'un frère ou d'une
soeur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration
d'amitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement
à la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues; et, les
bras et les nageoires entrelacés autour du corps de l'objet aimé
qu'ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines
ne faisaient bientôt plus qu'une masse glauque aux exhalaisons
de goëmon; au milieu de la tempête qui continuait de sévir;
à la lueur des éclairs; ayant pour lit d'hyménée
la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin
comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs
inconnues de l'abîme, ils se réunirent dans un accouplement
long, chaste et hideux!... Enfin, je venais de trouver quelqu'un qui
me ressemblât!... Désormais, je n'étais plus seul
dans la vie!... Elle avait les mêmes idées que moi!...
J'étais en face de mon premier amour!
[14]
La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances, elle
prend des allures solennelles. Le cadavre gonflé se soutient
sur les eaux; il disparaît sous l'arche d'un pont; mais, plus
loin, on le voit apparaître de nouveau, tournant lentement sur
lui-même, comme une roue de moulin, et s'enfonçant par
intervalles. Un maître de bâteau, à l'aide d'une
perche, l'accroche au passage, et le ramène à terre. Avant
de transporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque temps
sur la berge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se
rassemble autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu'ils
sont derrière, poussent, tant qu'ils peuvent, ceux qui sont devant.
Chacun se dit: "Ce n'est pas moi qui me serais noyé."
On plaint le jeune homme qui s'est suicidé; on l'admire; mais,
on ne l'imite pas. Et, cependant, lui, a trouvé très-naturel
de se donner la mort, ne jugeant rien sur la terre capable de le contenter,
et aspirant plus haut. Sa figure est distinguée, et ses habits
sont riches. A-t-il encore dix-sept ans? C'est mourir jeune! La foule
paralysée continue de jeter sur lui ses yeux immobiles... Il
se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n'ose renverser
le noyé, pour lui faire rejeter l'eau qui remplit son corps.
On a craint de passer pour sensible, et aucun n'a bougé, retranché
dans le col de sa chemise. L'un s'en va, en sifflotant aigrement une
tyrolienne absurde; l'autre fait claquer ses doigts comme des castagnettes...
Harcelé par sa pensée sombre, Maldoror, sur son cheval,
passe près de cet endroit, avec la vitesse de l'éclair.
Il aperçoit le noyé; cela suffit. Aussitôt, il a
arrêté son coursier, et est descendu de l'étrier.
Il soulève le jeune homme sans dégoût, et lui fait
rejeter l'eau avec abondance. A la pensée que ce corps inerte
pourrait revivre sous sa main, il sent son coeur bondir, sous cette
impression excellente, et redouble de courage. Vains efforts! Vains
efforts, ai-je dit, et c'est vrai. Le cadavre reste inerte, et se laisse
tourner en tous sens. Il frotte les tempes; il frictionne ce membre-ci,
ce membre-là; il souffle pendant une heure, dans la bouche, en
pressant ses lèvres contre les lèvres de l'inconnu. Il
lui semble enfin sentir sous sa main, appliquée contre la poitrine,
un léger battement. Le noyé vit! A ce moment suprême,
on put remarquer que plusieurs rides disparurent du front du cavalier,
et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas! les rides reviendront,
peut-être demain, peut-être aussitôt qu'il se sera
éloigné des bords de la Seine. En attendant, le noyé
ouvre des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie son bienfaiteur;
mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sauver
la vie à quelqu'un, que c'est beau! Et comme cette action rachète
de fautes! L'homme aux lèvres de bronze, occupé jusque-là
à l'arracher de la mort, regarde le jeune homme avec plus d'attention,
et ses traits ne lui paraissent pas inconnus. Il se dit qu'entre l'asphyxié,
aux cheveux blonds, et Holzer, il n'y a pas beaucoup de différence.
Les voyez-vous comme ils s'embrassent avec effusion! N'importe! L'homme
à la prunelle de jaspe tient à conserver l'apparence d'un
rôle sévère. Sans rien dire, il prend son ami qu'il
met en croupe, et le coursier s'éloigne au galop. O toi, Holzer,
qui te croyais si raisonnable et si fort, n'as-tu pas vu, par ton exemple
même, comme il est difficile, dans un accès de désespoir,
de conserver le sang-froid dont tu te vantes. J'espère que tu
ne me causeras plus un pareil chagrin, et moi, de mon côté,
je t'ai promis de ne jamais attenter à ma vie.
[15]
Il y a des heures dans la vie où l'homme, à la chevelure
pouilleuse, jette, l'oeil fixe, des regards fauves sur les membranes
vertes de l'espace; car, il lui semble entendre, devant lui, les ironiques
huées d'un fantôme. Il chancelle et courbe la tête:
ce qu'il a entendu, c'est la voix de la conscience. Alors, il s'élance
de la maison, avec la vitesse d'un fou, prend la première direction
qui s'offre à sa stupeur, et dévore les plaines rugueuses
de la campagne. Mais, le fantôme jaune ne le perd pas de vue,
et le poursuit avec une égale vitesse. Quelquefois, dans une
nuit d'orage, pendant que des légions de poulpes ailés,
ressemblant de loin à des corbeaux, planent au-dessus des nuages,
en se dirigeant d'une rame raide vers les cités des humains,
avec la mission de les avertir de changer de conduite, le caillou, à
l'oeil sombre, voit deux êtres passer à la lueur de l'éclair,
l'un derrière l'autre; et, essuyant une furtive larme de compassion,
qui coule de sa paupière glacée, il s'écrie: "Certes,
il le mérite; et ce n'est que justice." Après avoir
dit cela, il se replace dans son attitude farouche, et continue de regarder,
avec un tremblement nerveux, la chasse à l'homme, et les grandes
lèvres du vagin d'ombre, d'où découlent, sans cesse,
comme un fleuve, d'immenses spermatozoïdes ténébreux
qui prennent leur essor dans l'éther lugubre, en cachant, avec
le vaste déploiement de leurs ailes de chauve-souris, la nature
entière, et les légions solitaires de poulpes, devenues
mornes à l'aspect de ces fulgurations sourdes et inexprimables.
Mais, pendant ce temps, le steeple-chase continue entre les deux infatigables
coureurs, et le fantôme lance par sa bouche des torrents de feu
sur le dos calciné de l'antilope humain. Si, dans l'accomplissement
de ce devoir, il rencontre en chemin la pitié qui veut lui barrer
le passage, il cède avec répugnance à ses supplications,
et laisse l'homme s'échapper. Le fantôme fait claquer sa
langue, comme pour se dire à lui-même qu'il va cesser la
poursuite, et retourne vers son chenil, jusqu'à nouvel ordre.
Sa voix de condamné s'entend jusque dans les couches les plus
lointaines de l'espace; et, lorsque son hurlement épouvantable
pénètre dans le coeur humain, celui-ci préférerait
avoir, dit-on, la mort pour mère que le remords pour fils. Il
enfonce la tête jusqu'aux épaules dans les complications
terreuses d'un trou; mais, la conscience volatilise cette ruse d'autruche.
L'excavation s'évapore, goutte d'éther; la lumière
apparaît, avec son cortége de rayons, comme un vol de courlis
qui s'abat sur les lavandes; et l'homme se retrouve en face de lui-même,
les yeux ouverts et blêmes. Je l'ai vu se diriger du côté
de la mer, monter sur un promontoire déchiqueté et battu
par le sourcil de l'écume; et, comme une flèche, se précipiter
dans les vagues. Voici le miracle: le cadavre reparaissait, le lendemain,
sur la surface de l'océan, qui reportait au rivage cette épave
de chair. L'homme se dégageait du moule que son corps avait creusé
dans le sable, exprimait l'eau de ses cheveux mouillés, et, reprenait,
le front muet et penché, le chemin de la vie. La conscience juge
sévèrement nos pensées et nos actes les plus secrets,
et ne se trompe pas. Comme elle est souvent impuissante à prévenir
le mal, elle ne cesse de traquer l'homme comme un renard, surtout pendant
l'obscurité. Des yeux vengeurs, que la science ignorante appelle
météores, répandent une flamme livide, passent
en roulant sur eux-mêmes, et articulent des paroles de mystère...
qu'il comprend! Alors, son chevet est broyé par les secousses
de son corps, accablé sous le poids de l'insomnie, et il entend
la sinistre respiration des rumeurs vagues de la nuit. L'ange du sommeil,
lui-même, mortellement atteint au front d'une pierre inconnue,
abandonne sa tâche, et remonte vers les cieux. Eh bien, je me
présente pour défendre l'homme, cette fois; moi, le contempteur
de toutes les vertus; moi, celui que n'a pas pu oublier le Créateur,
depuis le jour glorieux où, renversant de leur socle les annales
du ciel, où, par je ne sais quel tripotage infâme, étaient
consignées sa puissance et son éternité, j'appliquai
mes quatre cents ventouses sur le dessous de son aisselle, et lui fis
pousser des cris terribles... Ils se changèrent en vipères,
en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans les broussailles,
les murailles en ruine, aux aguets le jour, aux aguets la nuit. Ces
cris, devenus rampants, et doués d'anneaux innombrables, avec
une tête petite et aplatie, des yeux perfides, ont juré
d'être en arrêt devant l'innocence humaine; et, quand celle-ci
se promène dans les enchevêtrements des maquis, ou au revers
des talus ou sur les sables des dunes, elle ne tarde pas à changer
d'idée. Si, cependant, il en est temps encore; car, des fois,
l'homme aperçoit le poison s'introduire dans les veines de sa
jambe, par une morsure presque imperceptible, avant qu'il ait eu le
temps de rebrousser chemin, et de gagner le large. C'est ainsi que le
Créateur, conservant un sang-froid admirable, jusque dans les
souffrances les plus atroces, sait retirer, de leur propre sein, des
germes nuisibles aux habitants de la terre. Quel ne fut pas son étonnement,
quand il vit Maldoror, changé en poulpe, avancer contre son corps
ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait
pu embrasser facilement la circonférence d'une planète.
Pris au dépourvu, il se débattit, quelques instants, contre
cette étreinte visqueuse, qui se resserrait de plus en plus...
je craignais quelque mauvais coup de sa part; après m'être
nourri abondamment des globules de ce sang sacré, je me détachai
brusquement de son corps majestueux, et je me cachai dans une caverne,
qui, depuis lors, resta ma demeure. Après des recherches infructueuses,
il ne put m'y trouver. Il y a longtemps de ça; mais, je crois
que maintenant il sait où est ma demeure; il se garde d'y rentrer;
nous vivons, tous les deux, comme deux monarques voisins, qui connaissent
leurs forces respectives, ne peuvent se vaincre l'un l'autre, et sont
fatigués des batailles inutiles du passé. Il me craint,
et je le crains; chacun, sans être vaincu, a éprouvé
les rudes coups de son adversaire, et nous en restons là. Cependant,
je suis prêt à recommencer la lutte, quand il le voudra.
Mais, qu'il n'attende pas quelque moment favorable à ses desseins
cachés. Je me tiendrai toujours sur mes gardes, en ayant l'oeil
sur lui. Qu'il n'envoie plus sur la terre la conscience et ses tortures.
J'ai enseigné aux hommes les armes avec lesquelles on peut la
combattre avec avantage. Ils ne sont pas encore familiarisés
avec elle; mais, tu sais que, pour moi, elle est comme la paille qu'emporte
le vent. J'en fais autant de cas. Si je voulais profiter de l'occasion,
qui se présente, de subtiliser ces discussions poétiques,
j'ajouterais que je fais même plus de cas de la paille que de
la conscience; car, la paille est utile pour le boeuf qui la rumine,
tandis que la conscience ne sait montrer que ses griffes d'acier. Elles
subirent un pénible échec, le jour où elles se
placèrent devant moi. Comme la conscience avait été
envoyée par le Créateur, je crus convenable de ne pas
me laisser barrer le passage par elle. Si elle s'était présentée
avec la modestie et l'humilité propres à son rang, et
dont elle n'aurait jamais dû se départir, je l'aurais écoutée.
Je n'aimais pas son orgueil. J'étendis une main, et sous mes
doigts broyai les griffes; elles tombèrent en poussière,
sous la pression croissante de ce mortier de nouvelle espèce.
J'étendis l'autre main, et lui arrachai la tête. Je chassai
ensuite, hors de ma maison, cette femme, à coups de fouet, et
je ne la revis plus. J'ai gardé sa tête en souvenir de
ma victoire... Une tête à la main, dont je rongeais le
crâne, je me suis tenu sur un pied, comme le héron, au
bord du précipice creusé dans les flancs de la montagne.
On m'a vu descendre dans la vallée, pendant que la peau de ma
poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe!
Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j'ai
nagé dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueils
mortels, et plongé plus bas que les courants, pour assister,
comme un étranger, aux combats des monstres marins; je me suis
écarté du rivage, jusqu'à le perdre de ma vue perçante;
et, les crampes hideuses, avec leur magnétisme paralysant, rôdaient
autour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des mouvements
robustes, sans oser approcher. On m'a vu revenir, sain et sauf, dans
la plage, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et
calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête à la main,
dont je rongeais le crâne, j'ai franchi les marches ascendantes
d'une tour élevée. Je suis parvenu, les jambes lasses,
sur la plate-forme vertigineuse. J'ai regardé la campagne, la
mer; j'ai regardé le soleil, le firmament; repoussant du pied
le granit qui ne recula pas, j'ai défié la mort et la
vengeance divine par une huée suprême, et me suis précipité,
comme un pavé, dans la bouche de l'espace. Les hommes entendirent
le choc douloureux et retentissant qui résulta de la rencontre
du sol avec la tête de la conscience, que j'avais abandonnée
dans ma chute. On me vit descendre, avec la lenteur de l'oiseau, porté
par un nuage invisible, et ramasser la tête, pour la forcer à
être témoin d'un triple crime, que je devais commettre
le jour même, pendant que la peau de ma poitrine était
immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête à
la main, dont je rongeais le crâne, je me suis dirigé vers
l'endroit où s'élèvent les poteaux qui soutiennent
la guillotine. J'ai placé la grâce suave des cous de trois
jeunes filles sous le couperet. Exécuteur des hautes-oeuvres,
je lâchai le cordon avec l'expérience apparente d'une vie
entière; et, le fer triangulaire, s'abattant obliquement, trancha
trois têtes qui me regardaient avec douceur. Je mis ensuite la
mienne sous le rasoir pesant, et le bourreau prépara l'accomplissement
de son devoir. Trois fois, le couperet redescendit entre les rainures
avec une nouvelle vigueur; trois fois, ma carcasse matérielle,
surtout au siége du cou, fut remuée jusqu'en ses fondements,
comme lorsqu'on se figure en rêve être écrasé
par une maison qui s'effondre. Le peuple stupéfait me laissa
passer, pour m'écarter de la place funèbre; il m'a vu
ouvrir avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, plein de
vie, avançant devant moi, la tête droite, pendant que la
peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle
d'une tombe! J'avais dit que je voulais défendre l'homme, cette
fois; mais, je crains que mon apologie ne soit pas l'expression de la
vérité; et, par conséquent, je préfère
me taire. C'est avec reconnaissance que l'humanité applaudira
à cette mesure!
[16]
Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m'arrêter,
un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d'une femme; il
est bon d'examiner la carrière parcourue, et de s'élancer,
ensuite, les membres reposés, d'un bond impétueux. Fournir
une traite d'une seule haleine n'est pas facile; et les ailes se fatiguent
beaucoup, dans un vol élevé, sans espérance et
sans remords. Non... ne conduisons pas plus profondément la meute
hagarde des pioches et des fouilles, à travers les mines explosibles
de ce chant impie! Le crocodile ne changera pas un mot au vomissement
sorti de dessous son crâne. Tant pis, si quelque ombre furtive,
excitée par le but louable de venger l'humanité, injustement
attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre,
en frôlant la muraille comme l'aile d'un goëland, et enfonce
un poignard, dans les côtes du pilleur d'épaves célestes!
Autant vaut que l'argile dissolve ses atomes, de cette manière
que d'une autre.
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