LE
ZAR'EZ
Comme
je déjeunais un matin au fort de Boghar chez le capitaine du
bureau arabe, un des officiers les plus obligeants et les plus capables
qui soient dans le Sud, au dire des gens compétents, on parla
d'une mission qu'allaient remplir deux jeunes lieutenants. Il s'agissait
de faire un long crochet sur les territoires des cercles de Boghar,
Djelfa et Bou-Saada pour déterminer les points d'eau. On craignait
toujours une insurrection générale dès la fin
du ramadan et on voulait préparer la marche d'une colonne expéditionnaire
à travers les tribus qui peuplent cette partie du pays.
Aucune carte précise n'existe encore de ces contrées.
On n'a que les sommaires relevés topographiques faits par les
rares officiers qui passent de temps en temps, les indications approximatives
des sources et des puits, les notes griffonnées vivement sur
le pommeau de la selle, et les rapides dessins faits à l'oeil,
sans instruments d'aucune sorte. je demandai aussitôt l'autorisation
de me joindre à la petite troupe. Elle me fut accordée
de la meilleure grâce du monde.
Nous sommes partis deux jours plus tard.
Il était trois heures du matin quand un spahi vint m'éveiller
en frappant à la porte de la pauvre auberge de Boukhrari.
Quand j'eus ouvert, l'homme se présenta avec sa veste rouge
brodée de noir, son large pantalon plissé, finissant
au genou, là où commencent les bas en cuir cramoisi
des cavaliers du désert. C'était un Arabe de taille
moyenne. Son nez courbé avait été fendu d'un
coup de sabre et la cicatrice laissait ouverte toute la narine du
côté gauche. Il s'appelait Bou-Abdallah.
Il me dit :
- Mossieu, ton cheval il est prêt.
Je demandai :
- Le lieutenant est-il arrivé ?
Il me répondit :
- Va venir.
Bientôt, un bruit lointain s'éleva dans la vallée
obscure et nue ; puis des ombres et des silhouettes apparurent, passèrent.
je distinguai seulement les trois corps étranges et lents des
trois chameaux qui portaient les cantines, nos lits de camps et les
quelques objets que nous prenions pour un voyage de vingt jours dans
une solitude à peine connue des officiers eux-mêmes.
Puis bientôt, toujours dans la direction du fort de Boghar,
retentit le galop rapide d'une troupe de cavaliers ; et les deux lieutenants
qui s'en allaient en mission parurent avec leur escorte, composée
d'un autre spahi et d'un cavalier arabe appelé Dellis, un homme
de grande tente, d'une illustre famille indigène.
Je montai immédiatement à cheval, et l'on partit.
La nuit était encore absolue, calme, on pourrait dire immobile.
Après avoir remonté quelque temps vers le nord, en suivant
la vallée du Chélif, nous tournâmes à droite
dans un vallon, juste au moment où le jour naissait.
En ce pays, soir et matin, le crépuscule n'existe pas. Presque
jamais on ne voit non plus ces belles nuées traînantes,
empourprées, découpées, bigarrées et bizarres,
saignantes ou enflammées, qui colorent nos horizons du Nord
au moment où le soleil se lève, ainsi qu'à l'heure
où le soleil se couche.
Ici, c'est d'abord une lueur très vague, qui augmente, s'étend,
envahit tout l'espace en quelques instants. Puis soudain, à
la crête d'un mont, ou bien au bord de la plaine infinie, le
soleil apparaît tel qu'il va monter au ciel, et sans avoir cet
aspect rougeoyant, comme endormi encore, qu'ont ses levers en nos
pays brumeux.
Mais ce qu'il y a de plus singulier dans ces aurores du désert,
c'est le silence.
Qui ne connaît, chez nous, ce premier cri d'oiseau bien avant
le jour, dès les premières pâleurs du ciel ; puis,
cet autre cri qui répond dans l'arbre voisin ; puis enfin cet
incessant charivari de sifflets, de ritournelles répétées,
de notes vives avec le chant lointain et continu des coqs ; toute
cette rumeur du réveil des bêtes, toute cette gaieté
des voix dans les feuilles.
Ici, rien. L'énorme soleil s'élève au-dessus
de cette terre qu'il a dévastée, et il semble déjà
la regarder en maître, comme pour voir si rien de vivant n'existe
plus. Pas un cri de bête, sauf parfois le hennissement d'un
cheval ; pas un mouvement de vie, sauf, lorsqu'on a campé dans
le voisinage d'un puits, le long, lent et muet défilé
des troupeaux qui s'en viennent boire.
Tout de suite la chaleur est brûlante. On met, pardessus le
capuchon de flanelle et le casque blanc, l'immense médol, chapeau
de paille à bords démesurés. Nous suivions le
vallon, lentement. Aussi loin que la vue allait, tout était
nu, d'un gris jaune, ardent et superbe. Parfois, au milieu des bas
fonds où croupissait un reste d'eau, dans le lit vidé
des rivières, quelques joncs verts faisaient une tache crue
et toute petite ; parfois, dans un repli de la montagne, deux ou trois
arbres indiquaient une source. Nous n'étions point encore dans
la contrée assoiffée que nous devions bientôt
traverser.
On
montait indéfiniment. D'autres petits vallons se jetaient dans
le nôtre ; et, à mesure que nous approchions de midi,
les horizons se perdaient un peu dans une légère buée
de chaleur, dans une fumée de terre rôtie, qui noyait
les lointains en des tons à peine bleus, à peine roses,
à peine blancs, mais qui avaient cependant un peu de tout cela,
et qui semblaient d'une douceur, d'une tendresse, d'un charme infinis,
au-delà de l'éclat aveuglant du paysage immédiat.
Enfin on arriva sur la crête de la montagne, et le caïd
El-Akhedar-ben-Yahia, chez qui nous allions camper, apparut, venant
vers nous, suivi de quelques cavaliers. C'est un Arabe de sang illustre,
le fils du bach'agha Yahia-ben-Aïssa, surnommé le "Bach'agha
à la jambe de bois".
Il nous conduisit au campement préparé auprès
d'une source, sous quatre arbres géants dont l'eau sans cesse
baignait le .pied, seule verdure qu'on aperçut par tout l'horizon
de sommets pierreux et secs qui s'étendent à perte de
vue autour de nous.
On servit tout de suite le déjeuner, auquel le ramadan interdisait
au caïd de prendre part. Mais, afin de veiller à ce que
nous ne manquions de rien, il s'assit en face de nous, à côté
de son frère El-Haoués-ben-Yahia, caïd des Oulad-Alane-Berchieh.
Alors je vis s'approcher un enfant d'une douzaine d'années,
un peu grêle, mais d'une grâce fière et charmante,
que j'avais déjà remarquée quelques jours auparavant
au milieu des Oulad-Naïl dans le café maure de Boukhrari.
J'avais été frappé par la finesse et l'éclatante
blancheur de vêtements de ce frêle petit Arabe, par son
allure noble, et par le respect que chacun semblait lui témoigner
; et, comme je m'étonnais qu'on le laissât ainsi rôder,
à cet âge, au milieu des courtisanes, on me répondit
:
- C'est le plus jeune fils du bach'agha. Il vient ici pour apprendre
la vie et connaître les femmes ! ! !
Comme nous voici loin de nos moeurs françaises !
L'enfant me reconnut aussi et vint gravement me tendre la main. Puis,
comme son âge ne le contraignait pas encore au jeune, il s'assit
avec nous et se mit, de ses petits doigts fins et maigres, à
dépecer le mouton rôti. Et je crus comprendre que ses
grands frères, les deux caïds, qui devaient avoir environ
quarante ans, le plaisantaient sur son voyage au ksar, lui demandant
d'où lui venait cette cravate de soie qu'il portait au cou,
si c'était un cadeau de femme ?
Ce jour-là, l'ombre des arbres nous permit de faire la sieste.
je me réveillai comme le soir tombait, et je gravis un monticule
voisin pour avoir l'oeil sur tout l'horizon.
Le soleil, près de disparaître, se teintait de rouge,
au milieu d'un ciel orange. Et partout, du nord au midi, de l'est
à l'ouest, les files de montagnes dressées sous mes
yeux jusqu'aux extrêmes limites du regard étaient roses,
d'un rose extravagant comme les plumes des flamants. On eût
dit une féerique apothéose d'opéra d'une surprenante
et invraisemblable couleur, quelque chose de factice, de forcé
et contre nature, et de singulièrement admirable cependant.
Le lendemain, nous redescendions dans la plaine de l'autre côté
de la montagne, une plaine infinie que nous mimes trois jours à
traverser, bien qu'on vît distinctement la chaîne du Djebel-Gada
qui la fermait en face de nous.
C'était tantôt une morne étendue de sable, ou
plutôt de poussière de terre, tantôt un océan
de touffes d'alfa piquées au hasard dans le sol et qui forçaient
nos chevaux à ne marcher qu'en zigzag.
Ces plaines d'Afrique sont surprenantes.
Elles paraissent nues et plates comme un parquet, et elles sont, au
contraire, sans cesse traversées d'ondulations, comme une mer
après la tempête, qui, de loin, semble toute calme parce
que la surface est lisse, mais que remuent de longs soulèvements
tranquilles. Les pentes de ces vagues de terre sont insensibles ;
jamais on ne perd de vue les montagnes de l'horizon, mais dans l'ondulation
parallèle, à deux kilomètres de vous, une armée
pourrait se cacher et vous ne la verriez point. C'est ce qui rendit
si difficile la poursuite de Bou-Amama sur les hauts plateaux alfatiers
du Sud oranais.
Chaque matin, on se remet en marche dès l'aurore à travers
ces interminables et mornes étendues ; chaque soir, on aperçoit
venir quelques hommes à cheval et drapés de blanc qui
vous conduisent vers une tente rapiécée sous laquelle
des tapis sont étalés. On mange tous les jours les mêmes
choses, on cause un peu, puis l'on dort, ou l'on rêve.
Et, si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie,
loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses
trous, les étoiles et, par ses bords relevés, l'immense
pays du sable aride !
Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et
morte, cette terre-là ; et, là, pourtant, on ne désire
rien, on n'aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière
et désolé, suffit à l'oeil, suffit à la
pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu'il est
complet, absolu, et qu'on ne pourrait le concevoir autrement. La rare
verdure même y choque comme une chose fausse, blessante et dure.
C'est tous les jours, aux mêmes heures, le même spectacle
: le feu mangeant un monde ; et, sitôt que le soleil s'est couché,
la lune, à son tour, se lève sur l'infinie solitude.
Mais, chaque jour, peu à peu, le désert silencieux vous
envahit, vous pénètre la pensée comme la dure
lumière vous calcine la peau ; et l'on voudrait devenir nomade
à la façon de ces hommes qui changent de pays sans jamais
changer de patrie, au milieu de ces interminables espaces toujours
à peu près semblables.
Chaque jour, l'officier en tournée envoie en avant un cavalier
indigène pour prévenir le caïd chez qui il mangera
et dormira le lendemain, afin que celui-ci puisse prélever
dans sa tribu la nourriture des hommes et des bêtes. Cette coutume,
qui équivaut aux billets de logement chez l'habitant des villes
en France, devient fort onéreuse pour les tribus par la manière
dont elle est pratiquée.
Qui dit Arabe dit voleur, sans exception. Voici donc comment les choses
se passent. Le caïd s'adresse à un chef de fraction et
réclame cette redevance de ses hommes.
Pour s'exempter de cet impôt et de cette corvée, le chef
de fraction paie. Le caïd empoche et s'adresse à un autre
qui souvent aussi s'exonère de la même façon.
Enfin, il faut bien que l'un d'eux s'exécute.
Si le caïd a un ennemi, la charge tombe sur celui-là,
qui procède, vis-à-vis des simples Arabes, de la même
façon que le caïd vis-à-vis des cheiks.
Et voilà comment un impôt, qui ne devrait pas coûter
plus de vingt à trente francs à chaque tribu, lui coûte
quatre à cinq cents francs invariablement.
Et il est impossible encore de changer cela, pour une infinité
de raisons trop longues à développer ici.
Dès qu'on approche d'un campements on aperçoit au loin
un groupe de cavaliers qui vient vers vous. Un d'eux marche seul,
en avant. Ils vont au pas, ou au trot. Puis, tout à coup, ils
s'élancent au galop, un galop furieux, que nos bêtes
du Nord ne supporteraient pas deux minutes. C'est le galop des chevaux
de course, qui ressemble au passage d'un train express. Mais l'Arabe
reste presque droit sur sa selle, avec ses vêtements blancs
flottants ; et, d'une seule secousse, il arrête l'animal qui
fléchit sur ses jambes. Puis, il saute à terre d'un
bond, et s'avance respectueux, vers l'officier, dont il baise la main.
Quels que soient le titre de l'Arabe, son origine, sa puissance et
sa fortune, il baise presque toujours la main des officiers qu'il
rencontre.
Puis le caïd se remet en selle et dirige les voyageurs vers la
tente qu'il leur a fait préparer. On s'imagine généralement
que les tentes arabes sont blanches, éclatantes au soleil.
Elles sont au contraire d'un brun sale, rayé de jaune. Leur
tissu très épais, en poil de chameau et de chèvre,
semble grossier. La tente est fort basse (on s'y tient tout juste
debout) et très étendue. Des piquets la supportent d'une
façon assez irrégulière, et tous les bords sont
relevés ce qui permet à l'air de circuler librement
dessous.
Malgré cette précaution, la chaleur est écrasante,
pendant le jour, dans ces demeures de toile ; mais les nuits y sont
délicieuses, et on dort merveilleusement sur les épais
et magnifiques tapis du Djebel-Amour, bien qu'ils soient peuplés
d'insectes.
Les tapis constituent le seul luxe des Arabes riches. On les entasse
les uns sur les autres, on en forme des amoncellements, et on les
respecte infiniment, car chaque homme retire sa chaussure pour marcher
dessus, comme à la porte des mosquées.
Aussitôt que ses hôtes sont assis, ou plutôt étendus
à terre, le caïd fait apporter le café. Ce café
est exquis. La recette pourtant est simple. On le broie au lieu de
le moudre, on y mélange une quantité respectable d'ambre
gris, puis on le fait bouillir dans l'eau.
Rien de drôle comme la vaisselle arabe. Quand un riche caïd
vous reçoit, sa tente est ornée de tentures inappréciables,
de coussins admirables et de tapis merveilleux ; puis vous voyez arriver
un vieux plateau de tôle supportant quatre tasses ébréchées,
fêlées, hideuses, qui semblent achetées à
quelque bazar des boulevards extérieurs, à Paris. Il
y en a de toutes les grandeurs et de toutes les formes, porcelaine
anglaise, imitation du japon, Creil commun, tout ce qu'on a fait de
plus laid et de plus grossier en faïence dans toutes les parties
du monde.
Le café est apporté dans un vieux pot à tisane,
ou dans une gamelle de troupier, ou dans une inénarrable cafetière
en plomb, déformée, bossuée, qui semble malade.
Peuple étrange, enfantin, demeuré primitif comme à
la naissance des races. Il passe sur la terre sans s'y attacher, sans
s'y installer. Il n'a pour maisons que des linges tendus sur des bâtons,
il ne possède aucun des objets sans lesquels la vie nous semblerait
impossible. Pas de lits, pas de draps, pas de tables, pas de sièges,
pas une seule de ces petites choses indispensables qui font commode
l'existence. Aucun meuble pour rien serrer, aucune industrie, aucun
art, aucun savoir en rien. Il sait à peine coudre les peaux
de bouc pour emporter l'eau, et il emploie en toutes circonstances
des procédés tellement grossiers qu'on en demeure stupéfait.
Il ne peut même pas raccommoder sa tente que déchire
le vent ; et les trous sont nombreux dans le tissu brunâtre
que la pluie traverse à son gré. Ils ne semblent attachés
ni au sol ni à la vie, ces cavaliers vagabonds qui posent une
seule pierre sur la place où dorment leurs morts, une grosse
pierre quelconque ramassée sur la montagne voisine. Leurs cimetières
ressemblent à des champs, où se serait écroulée,
autrefois, une maison européenne.
Les nègres ont des cases, les Lapons ont des trous, les Esquimaux
ont des huttes, les plus sauvages des sauvages ont une demeure creusée
dans le sol ou plantée dessus ; ils tiennent à leur
mère la terre. Les Arabes passent, toujours errants, sans attaches,
sans tendresse pour cette terre que nous possédons, que nous
rendons féconde, que nous aimons avec les fibres de notre coeur
humain ; ils passent au galop de leurs chevaux, inhabiles à
tous nos travaux, indifférents à nos soucis, comme s'ils
allaient toujours quelque part où ils n'arriveront jamais.
Leurs coutumes sont restées rudimentaires. Notre civilisation
glisse sur eux sans les effleurer.
Ils boivent à l'orifice même de la peau de bouc ; mais
on présente l'eau aux étrangers dans une collection
de récipients invraisemblables. Tout s'y trouve, depuis la
casserole de fer jusqu'au bidon défoncé. S'ils s'emparaient,
dans quelque razzia, d'un de nos chapeaux parisiens à haute
forme, ils le conserveraient assurément pour offrir à
boire dedans au premier général qui traverserait la
tribu.
Leur cuisine se compose uniquement de quatre ou cinq plats. L'ordre
de ces plats ne varie point.
On présente d'abord le mouton rôti en plein air. Un homme
l'apporte tout entier sur son épaule au bout d'une perche qui
a servi de broche ; et la silhouette de la bête écorchée,
juchée en l'air, fait songer à quelque exécution
du moyen âge. Elle se profile, le soir, sur le ciel rouge, d'une
façon sinistre et burlesque, tenue ainsi par un personnage
sévère et drapé de blanc.
Ce mouton est déposé dans une corbeille plate d'alfa
tressé, au milieu du cercle des mangeurs assis en rond, à
la turque. La fourchette est inconnue ; on dépèce avec
les doigts ou avec un petit couteau indigène à manche
de corne. La peau rissolée, vernie par le feu et croustillante,
passe pour ce qu'il y a de plus fin. On l'arrache par longues plaques
et on la croque en buvant soit de l'eau toujours bourbeuse, soit du
lait de chamelle coupé d'eau par moitié, soit du lait
aigre qui a fermenté dans une peau de bouc, dont il prend le
goût fortement musqué. Les Arabes appellent "leben"
cette boisson médiocre.
Après l'entrée apparaît, tantôt dans une
jatte, tantôt dans une cuvette, tantôt dans une marmite
antique, une espèce de pâtée au vermicelle. Le
fond de ce potage est un jus jaunâtre où le piment se
bat avec le poivre rouge dans un mélange d'abricots secs et
de dattes pilés ensemble.
Je ne recommande pas ce bouillon aux gourmets.
Quand le caïd qui vous reçoit est magnifique, on sert
ensuite le hamis ; ce mets est remarquable. Je serai peut-être
agréable à quelques personnes en en donnant la recette.
On le prépare soit avec du poulet, soit avec du mouton. Après
avoir coupé la viande en petits morceaux, on la fait revenir
dans le beurre sur la poêle.
On se procure ensuite un très léger bouillon en arrosant
cette viande avec de l'eau chaude (Je crois qu'il vaudrait mieux se
servir de bouillon faible préparé d'avance.) On ajoute
du poivre rouge en grande quantité, un soupçon de piment,
du poivre ordinaire, du sel, des oignons, des dattes et des abricots
secs, et on fait cuire jusqu'à ce que les dattes et les abricots
se soient écrasés naturellement, puis on verse ce jus
sur la viande. C'est exquis.
Le repas se termine invariablement par le kous-kous ou kouskoussou,
le mets national. Les Arabes préparent le kous-kous en roulant
à la main de la farine de façon à en former de
petits grains pareils à du plomb de chasse. On cuit ces granules
d'une façon particulière et on les arrose avec un bouillon
spécial. Je serai muet sur ces recettes, pour qu'on ne m'accuse
pas de ne parler que de cuisine.
Quelquefois on apporte encore de petits gâteaux au miel, feuilletés,
qui sont fort bons.
Chaque fois qu'on vient de boire, le caïd qui vous reçoit
vous dit : Saa ! (à votre santé !). On doit lui répondre
: Allah y selmeck ! ce qui équivaut à notre : "Que
Dieu vous bénisse !" Ces formules sont répétées
dix fois pendant chaque repas.
Tous les soirs, vers quatre heures, nous nous installons sous une
tente nouvelle ; tantôt au pied d'une montagne, tantôt
au milieu d'une plaine sans limite.
Mais, comme la nouvelle de notre arrivée s'est répandue
dans la tribu, on aperçoit de tous côtés, dans
les lointains, dans la campagne stérile ou sur les collines,
des petits points blancs qui s'approchent. Ce sont les Arabes qui
viennent contempler l'officier et lui adresser leurs réclamations.
Presque tous sont à cheval, d'autres à pieds ; un grand
nombre montent des bourricots tout petits. Ils sont à califourchon
sur la croupe, contre la queue des bêtes trottinantes, et leurs
longs pieds nus traînent à terre des deux côtés.
Aussitôt descendus de leur monture, ils arrivent et s'accroupissent
autour de la tente ; puis ils restent là, immobiles, les yeux
fixes, attendant. Enfin, le caïd leur fait un signe et les plaignants
se présentent.
Car tout officier en tournée rend la justice d'une façon
souveraine.
Ils apportent des réclamations invraisemblables, car nul peuple
n'est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple
arabe. Quant à savoir la vérité, quant à
rendre un jugement équitable, il est absolument inutile d'y
songer. Chaque partie amène un nombre fantastique de faux témoins
qui jurent sur les cendres de leurs pères et mères,
et affirment sous serment les mensonges les plus effrontés.
Voici
quelques exemples :
Un cadi (la vénalité de ces magistrats musulmans est
proverbiale et nullement usurpée) fait appeler un Arabe et
lui adresse cette proposition :
- Tu me donneras vingt-cinq douros et tu m'amèneras sept témoins
qui déposeront par écrit, devant moi, que X... te doit
soixante-quinze douros. Je te les ferai remettre.
L'homme amène les témoins, qui déposent et signent.
Alors le cadi appelle X... et lui dit :
- Tu me donneras cinquante douros et tu m'amèneras neuf témoins
qui déposeront que B... (le premier Arabe) te doit cent vingt-cinq
douros. je te les ferai remettre.
Le second Arabe amène ses témoins.
Alors le cadi appelle le premier devant lui et, fort de la déposition
des sept témoins, lui fait donner soixante-quinze douros par
le second. Mais, à son tour, le second réclame, et,
sur l'affirmation de ses neuf témoin, le cadi lui fait remettre
cent vingt-cinq douros par le premier.
La part du magistrat est donc de soixante-quinze douros (trois cent
soixante-quinze francs), prélevés sur ses deux victimes.
Le fait est authentique.
Et cependant l'Arabe ne s'adresse presque jamais au juge de paix français,
parce qu'on ne peut pas le corrompre, tandis que le cadi fait ce qu'on
veut pour de l'argent. Il éprouve aussi pour les formes tracassières
de notre justice une insurmontable répugnance. Toute procédure
écrite l'épouvante, car il pousse à l'extrême
la peur superstitieuse du papier, sur lequel on peut mettre le nom
de Dieu, ou tracer des caractères maléficiants.
Dans les commencements de la domination française, quand les
musulmans trouvaient sur leur passage un bout de papier quelconque,
ils le portaient pieusement à leurs lèvres et l'enfouissaient
dans le sol ou le fourraient dans quelque trou de mur ou d'arbre.
Cette coutume amena de si fréquentes et si désagréables
surprises que les mahométans s'en guérirent bientôt.
Autre exemple de la fourberie arabe.
Dans une tribu près de Boghar, un assassinat est commis. On
soupçonne un Arabe, mais les preuves manquent. Il y avait dans
cette tribu un pauvre homme nouvellement venu d'une tribu voisine,
établi là pour sauvegarder des intérêts
pécuniaires. Un témoin l'accuse du meurtre. Un autre
témoin suit le premier, puis un autre. Il en vint quatre-vingt-dix
avec les affirmations les plus précises. L'étranger
fut condamné à mort et exécuté. On reconnut
ensuite l'innocence du décapité. Les Arabes avaient
simplement voulu se défaire d'un étranger qui les gênait,
et empêcher un homme de leur tribu d'être compromis !
Les procès durent des années sans qu'une lueur de vérité
puisse apparaître sous les affirmations des faux témoins.
Alors on a recours à un moyen fort simple : on emprisonne les
deux familles qui plaident, ainsi que tous les témoins. Puis
on les relâche au bout de quelques mois ; et généralement
ils restent alors tranquilles pendant près d'une année.
Puis ils recommencent.
Il y a dans la tribu des Oulad-Alane, que nous avons traversée,
un procès qui dure depuis trois ans, sans qu'aucune lumière
puisse apparaître. Les deux plaideurs font de temps en temps
un petit séjour sous les verrous, et recommencent.
Ils passent, du reste, leur vie à se voler entre eux, à
se tromper et à se tirer des coups de fusil. Mais ils nous
dissimulent le plus possible toutes les affaires où la poudre
a joué son rôle.
Chez les Oulad-Mokhtar, un homme de grande taille se présente
en demandant à entrer à l'hôpital français.
L'officier l'interroge sur sa maladie. Alors l'Arabe ouvre son vêtement
; et nous apercevons une plaie horrible, très vieille déjà
et purulente, à la hauteur du foie. Ayant invité le
blessé à se retourner, un autre trou nous apparut dans
son dos, en face du premier, au centre d'une grosseur aussi volumineuse
qu'une tête d'enfant. Lorsqu'on appuyait autour, des fragments
d'os sortaient. Cet homme avait reçu manifestement un coup
de fusil ; et la charge, entrée sous la poitrine, était
sortie par le dos, en broyant deux ou trois côtes. Mais il nia
avec énergie, protesta et jura que "c'était l'oeuvre
de Dieu". Dans ce pays sec d'ailleurs les plaies ne présentent
jamais de gravité. Les fermentations, les pourritures produites
par les éclosions de microbe n'existent point, ces animalcules
ne vivant que sous les climats humides. A moins d'être tué
sur le coup, à moins qu'un organe essentiel ne soit supprimé,
les blessures sont toujours guéries.
Nous arrivions le lendemain chez le caïd Abd-el-Kaderbel-Hout,
un parvenu. Sa tribu qu'il administre avec sagesse est moins turbulente
et moins plaideuse que les autres. Peut-être faut-il chercher
une autre cause à ce calme relatif.
Le pays n'ayant de sources que sur le versant sud du Djebel-Gada,
qui n'est point habité, l'eau naturellement n'est fournie que
par les puits communs à toute la tribu. Il ne peut donc se
produire de détournements de cours, ce qui est la principale
cause de querelles et de haines dans tout le Sud.
Ici encore un homme se présenta en sollicitant son admission
à l'hôpital français. Quand on lui demanda quelle
maladie il avait, il releva sa gandoura et montra ses jambes. Elles
étaient marbrées de taches bleues, flasques, molles,
blettes comme un fruit trop mûr, avec des chairs tellement ramollies
que le doigt y pénétrait comme dans une pâte qui
gardait longtemps le trou creusé par cette pression. Ce pauvre
diable présentait enfin tous les signes d'une syphilis épouvantable.
Comme on lui demandait en quelle occasion cette infirmité lui
était venue, il leva la main, et jura par la mémoire
de ses ancêtres que "c'était l'oeuvre de Dieu".
En vérité le Dieu des Arabes accomplit des oeuvres bien
singulières.
Lorsque toutes les réclamations ont été entendues,
on essaie de dormir un peu sous la chaleur terrible de la tente.
Puis le soir vient ; on dîne. Un calme profond tombe sur la
terre calcinée. Les chiens des douars commencent à hurler
au loin, et les chacals leur répondent.
On s'étend sur les tapis sous le ciel criblé d'étoiles,
qui semblent humides, tant leur clarté scintille ; et alors
on cause longtemps, très longtemps. Tous les souvenirs reviennent,
doux, précis et faciles à dire, sous ces nuits tièdes
si pleines d'astres. Tout autour de la tente de l'officier, des Arabes
sont étendus par terre ; et, sur une ligne, les chevaux, entravés
par les jambes de devant, restent debout, avec un homme de garde auprès
de chacun d'eux.
Ils ne doivent pas se coucher ; et ils restent toujours debout, ces
chevaux ; car la monture d'un chef ne peut pas être fatiguée.
Sitôt qu'ils essaient de s'étendre, un Arabe se précipite
et les force à se relever.
Mais la nuit s'avance. Nous nous allongeons sur les tapis de laine
épaisse, et parfois, dans les réveils subits, nous apercevons
partout, sur la terre nue qui nous environne, des êtres blancs
étendus et dormant, comme des cadavres dans des linceuls.
Un jour, après une marche de dix heures dans la poussière
brûlante, comme nous venions d'arriver au campement, auprès
d'un puits d'eau bourbeuse et saumâtre qui nous parut cependant
exquise, le lieutenant me secoua soudain au moment où j'allais
me reposer sous la tente, et me dit, en me montrant l'extrême
horizon vers le sud :
- Ne voyez-vous rien là-bas ?
Après avoir regardé, je répondis :
- Si, un tout petit nuage gris.
Alors le lieutenant sourit :
- Eh bien ! asseyez-vous là et continuez à regarder
ce nuage.
Surpris, je demandai pourquoi. Mon compagnon reprit :
- Si je ne me trompe, c'est un ouragan de sable qui nous arrive.
Il était environ quatre heures, et la chaleur se maintenait
encore à quarante-huit degrés sous la tente. L'air semblait
dormir sous l'oblique et intolérable flamme du soleil. Aucun
souffle, aucun bruit, sauf le mouvement des mâchoires de nos
chevaux entravés, qui mangeaient l'orge, et les vagues chuchotements
des Arabes qui, cent pas plus loin, préparaient notre repas.
On eût dit cependant qu'il y avait autour de nous une autre
chaleur que celle du ciel, plus concentrée, plus suffocante,
comme celle qui vous oppresse quand on se trouve dans le voisinage
d'un incendie considérable. Ce n'étaient point ces souffles
ardents, brusques et répétés, ces caresses de
feu qui annoncent et précèdent le siroco, mais un échauffement
mystérieux de tous les atomes de tout ce qui existe.
Je regardais le nuage qui grandissait rapidement, mais à la
façon de tous les nuages. Il était maintenant d'un brun
sale et montait très haut dans l'espace. Puis il se développa
en large, ainsi que nos orages du Nord. En vérité, il
ne me semblait présenter absolument rien de particulier.
Enfin, il barra tout le sud. Sa base était d'un noir opaque,
son sommet cuivré paraissait transparent.
Un grand remuement derrière moi me fit me retourner. Les Arabes
avaient fermé notre tente, et ils en chargeaient les bords
de lourdes pierres. Chacun courait, appelait, se démenait avec
cette allure effarée qu'on voit dans un camp au moment d'une
attaque.
Il me sembla soudain que le jour baissait ; je levai les yeux vers
le soleil. Il était couvert d'un voile jaune et ne paraissait
plus être qu'une tache pâle et ronde s'effaçant
rapidement.
Alors, je vis un surprenant spectacle. Tout l'horizon vers le sud
avait disparu, et une masse nébuleuse qui montait jusqu'au
zénith venait vers nous, mangeant les objets, raccourcissant
à chaque seconde les limites de la vue, noyant tout.
Instinctivement, je me reculai vers la tente. Il était temps.
L'ouragan, comme une muraille jaune et démesurée, nous
touchait. Il arrivait, ce mur, avec la rapidité d'un train
lancé ; et soudain il nous enveloppa dans un tourbillon furieux
de sable et de vent, dans une tempête de terre impalpable, brûlante,
bruissante, aveuglante et suffocante.
Notre tente, maintenue par des pierres énormes, fut secouée
comme une voile, mais résista. Celle de nos spahis, moins assujettie,
palpita quelques secondes, parcourue par de grands frissons de toile
; puis soudain, arrachée de terre, elle s'envola et disparut
aussitôt dans la nuit de poussière mouvante qui nous
entourait.
On ne voyait plus rien à dix pas à travers ces ténèbres
de sable. On respirait du sable, on buvait du sable, on mangeait du
sable. Les yeux en étaient remplis, les cheveux en étaient
poudrés ; il se glissait par le cou, par les manches, jusque
dans nos bottes.
Ce fut ainsi toute la nuit. Une soif ardente nous torturait. Mais
l'eau, le lait, le café, tout était plein de sable qui
craquait sous notre dent. Le mouton rôti en était poivré
; le kous-kous semblait fait uniquement de fins graviers roulés
; la farine du pain n'était plus que de la pierre pilée
menu.
Un gros scorpion vint nous voir. Ce temps, qui plaît à
ces bêtes, les fait toutes sortir de leurs trous. Les chiens
du douar voisin ne hurlèrent pas ce soir-là.
Puis, au matin, tout était fini ; et le grand tyran meurtrier
de l'Afrique, le soleil, se leva, superbe, sur un horizon clair.
On partit un peu tard, cette inondation de sable ayant troublé
notre sommeil.
Devant nous s'élevait la chaîne du Djebel-Gada qu'il
fallait traverser. Un défilé s'ouvrait sur la droite
; on suivit la montagne jusqu'au passage, où l'on s'engagea.
Nous retrouvions l'alfa, l'horrible alfa. Puis soudain je crus découvrir
la trace effacée d'une route, des ornières de roues.
je m'arrêtai, surpris. Une route ici, quel mystère ?
J'en eus l'explication. Un ancien caïd de cette tribu, ayant
été grisé par l'exemple des Européens
habitant Alger, voulut se donner le luxe d'un carrosse dans le désert.
Mais, pour avoir une voiture, il faut posséder des routes,
aussi cet ingénieux potentat occupa-t-il pendant des mois tous
les Arabes, ses sujets, à des travaux de grande voirie. Ces
misérables, sans pioches, sans pelles, sans outils, terrassant
le plus souvent avec leurs mains, parvinrent cependant à aplanir
plusieurs kilomètres de chemin. Cela suffisait à leur
maître, qui s'offrit ainsi des promenades à travers le
Sahara dans un stupéfiant équipage, en compagnie de
beautés indigènes qu'il envoyait quérir à
Djelfa par son favori, un jeune Arabe de seize ans.
Il faut avoir vu ce pays pelé, rongé, dénudé
; il faut connaître, l'Arabe avec son introublable gravité,
pour comprendre le comique infini de ce débauché à
tête de vautour, de cet élégant du désert
promenant des cocottes aux pieds nus, dans une carriole de bois brut,
à roues inégales, conduite à fond de train par
son... mignon. Cette élégance du tropique, cette débauche
saharienne, ce chic enfin en pleine Afrique me parurent d'une inoubliable
drôlerie.
Notre
troupe était nombreuse ce matin-là. Outre le caïd
et son fils, nous étions accompagnés de deux cavaliers
indigènes et d'un vieux homme maigre, à barbe en pointe,
à nez crochu, avec une physionomie de rat, des manières
obséquieuses, une échine courbe et des yeux faux. C'était
encore, celui-là, un autre ancien caïd de la tribu cassé
pour concussion. Il devait nous servir de guide le lendemain, la route
que nous allions suivre étant peu fréquentée
des Arabes eux-mêmes.
Cependant nous arrivions peu à peu au sommet du défilé.
Un pic droit barrait la vue ; mais, aussitôt que nous l'eûmes
contourné, je fus frappé par la plus violente surprise,
assurément, que me réservait ce voyage.
Une vaste plaine s'étendait devant nous, puis un lac, un lac
immense, éblouissant au soleil, aveuglant, dont je ne voyais
pas l'autre bout, perdu à l'horizon vers la gauche, et dont
l'extrémité ouest se trouvait presque en face de moi.
Un lac en cette contrée, en plein Sahara ? Un lac dont personne
ne m'avait parlé, que n'indiquait aucun voyageur ? Étais-je
fou ?
Je me tournai vers le lieutenant.
- Quel est ce lac ? lui demandai-je.
Il se mit à rire et répondit :
- Ce n'est pas de l'eau, c'est du sel. Tout le monde s'y tromperait,
en effet, tant l'illusion est parfaite. Cette Sebkra, qu'on appelle
ici Zar'ez (le Zar'ez-Chergui), a environ cinquante à soixante
kilomètres de longueur sur vingt, trente ou quarante kilomètres
de largeur, suivant les endroits. Ces chiffres sont, bien entendu,
approximatifs, ce pays n'ayant été que rarement et rapidement
traversé, comme il l'est par nous aujourd'hui. Ces lacs de
sel (ils sont deux, l'autre se trouve plus à l'ouest) donnent
d'ailleurs leur nom à toute cette contrée, qu'on appelle
le Zar'ez. A partir de Bou-Saada, la plaine s'appelle le Hodna, baptisée
alors par le lac salé de Msila.
Je regardais avec une stupéfaction émerveillée
l'immense nappe de sel étincelant sous le soleil enragé
de ces contrées. Toute cette surface, plane et cristallisée,
luisait comme un miroir démesuré, comme une plaque d'acier
; et les yeux brûlés ne pouvaient supporter l'éclat
de ce lac étrange, bien qu'il fût encore à vingt
kilomètres de nous, ce que j'avais peine à croire, tant
il me paraissait proche.
Nous finissions de descendre de l'autre côté du Djebel-Gada,
et nous approchions du poste fortifié abandonné, dit
poste de la Fontaine (Bordj-el-Hammam), où nous devions camper,
cette étape étant, par extraordinaire, fort courte.
Le bâtiment à créneaux, construit au commencement
de la conquête, afin de pouvoir occuper cette contrée
perdue en cas d'insurrection et y laisser une troupe à peu
près en sûreté, est aujourd'hui fort détérioré.
Le mur d'enceinte reste pourtant en assez bon état, et quelques
pièces ont été maintenues habitables.
Comme les jours précédents, nous vîmes jusqu'au
soir défiler des Arabes qui venaient exposer à "
l'officier " des affaires infiniment embrouillées ou des
griefs imaginaires dans la seule intention de parler au chef français.
Une folle, sortie on ne sait d'où, vivant on ne sait comment
en ces solitudes désolées, rôdait sans cesse autour
de nous. Sitôt que nous sortions, nous la retrouvions, accroupie
en des postures singulières, presque nue, hideuse.
Les voyageurs poétisants ont beaucoup parlé du respect
des Arabes pour les fous. Or, voici comment on les respecte : dans
leur famille... on les tue ! Plusieurs caïds, pressés
de questions, nous l'ont avoué. Quelques-uns de ces misérables
idiots arrivent, il est vrai, à la sainteté par le crétinisme.
Ces exemples ne sont pas absolument particuliers à l'Afrique.
La famille, généralement, se débarrasse des déments.
Et les tribus restant pour nous un monde fermé, grâce
au système des grands chefs indigènes, nous ne pouvons,
le plus souvent, avoir même le soupçon de ces disparitions.
Comme j'avais peu marché dans la journée, j'écrivis
une partie de la nuit. Vers onze heures, ayant très chaud,
je sortis pour étaler un tapis devant la porte et dormir sous
le ciel.
La pleine lune emplissait l'espace d'une clarté luisante qui
semblait vernir tout ce queue ferait. Les montagnes, jaunes déjà
sous le soleil, les sables jaunes, l'horizon jaune, semblaient plus
jaunes encore, caressés par la lueur safranée de l'astre.
Là-bas, devant moi, le Zar'ez, le vaste lac de sel figé,
semblait incandescent. On eût dit qu'une phosphorescence fantastique
s'en dégageait, flottait au-dessus, une brume lumineuse de
féerie, quelque chose de surnaturel, de si doux, captivant
le regard et la pensée, que je restai plus d'une heure à
regarder, ne pouvant me résoudre à fermer les yeux.
Et partout autour de moi, éclatants aussi sous la caresse de
la lune, les burnous des Arabes endormis semblaient d'énormes
flocons de neige tombés là.
On partit au soleil levant.
La plaine conduisant vers la Sebkra était faiblement inclinée,
semée d'alfa maigre et roussi. Le vieil Arabe à figure
de rat prit la tête, et nous le suivions d'un pas rapide. Plus
nous approchions, plus l'illusion de l'eau était parfaite.
Comment cela pouvait-il n'être pas un lac, un lac géant
? Sa largeur, sur notre gauche, occupait tout l'espace entre les deux
montagnes, distantes de trente à quarante kilomètres.
Nous marchions droit vers son excités car nous ne devions le
traverser que sur une courte étendue.
Mais, de l'autre côté du Zar'ez, je distinguais une sorte
de colline ou plutôt de bourrelet d'un jaune doré qui
semblait le séparer de la montagne. Sur notre gauche, cette
ligne suivait jusqu'à l'horizon la ligne blanche du sel ; et,
sur notre droite, où s'étendait une plaine infinie et
nue serrée entre les deux montagnes, je distinguais jusqu'à
perte de vue cette même traînée jaune. Le lieutenant
me dit :
- Ce sont les dunes. Ce banc de sable a plus de deux cents kilomètres
de long sur une largeur très variable. Nous le traverserons
demain.
Le sol devenait singulier, couvert d'une croûte de salpêtre
que crevaient les pieds des chevaux. Des herbes se montraient, des
joncs ; on sentait qu'une nappe d'eau s'étendait à fleur
de terre. Cette plaine enfermée par des monts, buvant quatre
rivières (des rivières périodiques), et recevant
toutes les averses furieuses de l'hiver, serait un immense marécage
si le terrible soleil n'en desséchait quand même la surface.
Parfois, dans les creux, des flaques d'eau saumâtre apparaissaient
; et des bécassines s'envolaient devant nous avec ce crochet
rapide qui leur est propre.
Puis soudain nous fûmes au bord de la Sebkra ; et nous nous
engageâmes sur cet océan tari.
Tout était blanc devant nous, d'un blanc d'argent neigeux,
vaporeux et miroitant. Et même, en avançant sur cette
surface cristallisée, poudrée d'une poussière
de sel pareille à de la neige fine, et qui parfois s'enfonçait
un peu sous le pied des bêtes, comme une glace molle, on gardait
l'impression singulière qu'on avait devant les yeux une nappe
d'eau. Une seule chose pouvait à la rigueur indiquer à
un oeil expérimenté que ce n'était point une
étendue liquide : l'horizon. Ordinairement, la ligne qui sépare
l'eau du ciel reste sensible, l'une étant toujours plus ou
moins foncée que l'autre. Quelquefois, il est vrai, tout :
semble se mêler ; la mer alors prend une teinte, une vague de
nuée bleue fondue qui se perd dans l'azur pâlissant du
vide infini. Mais il suffit de regarder attentivement pendant quelques
instants pour toujours distinguer la séparation, si faible,
si enveloppée quelle soit. Ici, on ne voyait rien. L'horizon
était voilé entièrement dans une brume blanche,
une sorte de vapeur de lait d'une douceur intraduisible ; et tantôt
on cherchait dans l'espace la limite terrestre, tantôt on croyait
la voir beaucoup trop bas, au milieu de la plaine salée sur
laquelle flottaient ces buées crémeuses et singulières.
Tant que nous avions dominé le Zar'ez, nous avions gardé
la perception nette des distances et des formes ; dès que nous
fûmes dessus, toute certitude de la vue disparut ; nous nous
trouvions enveloppés dans les fantasmagories du mirage.
Tantôt on croyait distinguer l'horizon à une distance
prodigieuse ; et on apercevait soudain au milieu du lac figé,
qui tout à l'heure semblait uni, vide et plat comme un miroir,
d'énormes rochers bizarres, des roseaux démesurés,
des îles aux berges escarpées. Puis, à mesure
qu'on avançait, ces visions étranges disparaissaient
brusquement comme englouties par un truc de théâtre ;
et, à la place des blocs de rochers, on découvrait quelques
toutes petites pierres. Les roseaux, en approchant, n'étaient
plus que des herbes sèches, hautes comme le doigt, démesurément
grandies par ce curieux effet d'optique ; les berges devenaient de
légers renflements de la croûte saline, et cet horizon
qu'on supposait à trente kilomètres était fermé
à cent mètres de nous par ce voile de buée tremblante
que le furieux soleil du désert faisait sortir de la couche
brûlante du sel.
Cela dura une heure environ, puis on toucha l'autre rive.
Ce fut d'abord une petite plaine ravinée, couverte d'une croûte
d'argile sèche, et mêlée encore de salpêtre.
Nous montions une pente insensible, des herbes parurent, puis des
espèces de joncs, puis une petite fleur bleue ressemblant au
myosotis rustique, montée sur une longue tige mince comme un
fil, et tellement odorante que son parfum couvrait le pays. Cette
exquise senteur me donna l'impression franche d'un bain ; on la respirait
longuement et la poitrine semblait s'élargir pour boire ce
souffle délicieux.
On aperçut enfin un rang de peupliers, un vrai bois de roseaux
; d'autres arbres, puis nos tentes, plantées sur la limite
des sables dont les ondulations inégales, hautes jusqu'à
huit ou dix mètres, se dressaient comme des flots remués.
La chaleur devenait féroce, doublée sans doute par les
réverbérations de la Sebkra. Les tentes, de vraies étuves,
étaient inhabitables ; et, aussitôt descendus de cheval,
nous partîmes, pour chercher de l'ombre sous les arbres. il
fallut traverser d'abord une forêt de roseaux. Je marchais en
avant et soudain je me mis à danser en poussant des cris de
joie. Je venais d'apercevoir des vignes, des abricotiers, des figuiers,
des grenadiers couverts de fruits, toute une suite de jardins autrefois
prospères, aujourd'hui envahis par les sables, et qui appartenaient
à l'agha de Djelfa. Pas de mouton rôti pour déjeuner
! Quel bonheur ! Pas de kous-kous ! Quel délire ! Du raisin
! des figues ! des abricots ! Tout cela n'était pas très
mûr. N'importe, ce fut une orgie, dont nous ressentîmes,
je crois, quelque malaise. L'eau, par exemple, laissait à désirer.
De la boue peuplée de larves. On n'en but guère.
Chacun s'enfonça dans les roseaux et s'endormit. Une sensation
froide me réveilla en sursaut ; une énorme grenouille
venait de me cracher un jet d'eau dans la figure. En cette contrée
il faut être sur ses gardes et il n'est pas toujours prudent
de dormir ainsi sous les rares verdures, surtout dans le voisinage
des sables, où pullule la léfaa, dite vipère
céraste ou vipère à cornes, dont la piqûre
est mortelle et presque foudroyante. L'agonie souvent ne dure pas
une heure. Ce reptile d'ailleurs est très lent et ne devient
dangereux que si on marche dessus sans le voir, ou si on se couche
dans son voisinage. Quand on le rencontre sur sa route, on peut, même
avec de l'habitude et des précautions, le prendre à
la main en le saisissant rapidement derrière les oreilles.
Je ne me suis pas offert cet exercice.
Cette petite et terrible bête habite aussi l'alfa, les pierres,
tout endroit où elle trouve un abri. Quand on couche pour la
première fois sur la terre, la pensée de ce reptile
vous préoccupe ; puis on n'y songe plus. Quant aux scorpions,
on les méprise. Ils sont d'ailleurs aussi communs là-bas
que les araignées chez nous. Lorsqu'on en apercevait un auprès
de notre campement, on l'entourait d'un cercle d'herbes sèches
auquel on mettait le feu. La bête affolée, se sentant
perdue relevait sa queue, la ramenait en cercle au-dessus de sa tète
et se tuait en se piquant elle-même. On m'a du moins affirmé
qu'elle se tuait, car je l'ai toujours vue mourir dans la flamme.
Voici en quelle occasion je vis cette vipère pour la première
fois.
Un après-midi, comme nous traversions une immense plaine d'alfa,
mon cheval donna plusieurs fois de vives marques d'inquiétude.
Il baissait la tête, reniflait, s'arrêtait, semblait suspecter
chaque touffe. Je suis, je l'avoue, fort mauvais cavalier, et ces
brusques arrêts, outre qu'ils m'emplissaient de méfiance
sur mon équilibre, me jetaient brusquement dans l'estomac l'énorme
piton de ma selle arabe. Le lieutenant, mon compagnon, riait de tout
son coeur. Soudain ma bête fit un bond et se mit à regarder
par terre quelque chose que je ne voyais point, en refusant obstinément
d'avancer. Prévoyant une catastrophe, je préférai
descendre, et je cherchai la cause de cet effroi. J'avais devant moi
une maigre touffe d'alfa. je la frappai, à tout hasard, d'un
coup de bâton ; et soudain, un petit reptile s'enfuit qui disparut
dans la plante voisine.
C'était une léfaa.
Le soir de ce même jour, dans une plaine rocheuse et nue, mon
cheval fit un nouvel écart. je sautai à terre, persuadé
que j'allais trouver une autre léfaa. Mais je ne vis rien.
Puis, en remuant une pierre, une haute araignée, blonde comme
le sable, svelte, singulièrement rapide, s'enfuit et disparut
sous un roc avant que je pusse l'atteindre. Un spahi qui m'avait rejoint
la nomma "un scorpion du vent", terme imagé pour
exprimer sa vélocité. C'était, je crois, une
tarentule.
Une nuit encore, pendant mon sommeil, quelque chose de glacé
me toucha la figure. Je me dressai d'un bond, effaré ; mais
le sable, la tente, tout était perdu dans l'ombre, je ne distinguais
que les grandes taches blanches des Arabes endormis autour de nous.
Avais-je été mordu par une léfaa qui se promenait
près de mon visage ? Etait-ce un scorpion ? D'où venait
ce contact froid sur ma face ? Très anxieux j'allumai notre
lanterne ; je baissai les yeux, le pied levé, prêt à
frapper, et je vis un monstrueux crapaud, un de ces fantastiques crapauds
blancs qu'on rencontre dans le désert, qui, le ventre gonflé,
les pattes carrées, me regardait. La vilaine bête m'avait
trouvé sans doute sur sa route habituelle et était venue
se heurter à ma figure.
Comme vengeance, je le contraignis à fumer une cigarette. Il
en est mort d'ailleurs. Voici comment on procède. On ouvre
de force sa bouche étroite ; on y introduit un bout de fin
papier plein de tabac roulé, et on allume l'autre bout. L'animal
suffoqué souffle de toute sa vigueur pour se débarrasser
de cet instrument de supplice, puis, bon gré mal gré,
il est ensuite contraint d'aspirer. Alors il souffle de nouveau, enflé,
expirant et comique ; et jusqu'au bout il faut qu'il fume, à
moins qu'on n'ait pitié de lui. Il expire généralement
étouffé et gros comme un ballon.
Comme sport saharien on fait souvent assister les étrangers
à la lutte d'une léfaa et d'un ouran.
Qui de nous n'a rencontré dans le Midi ces pauvres petits lézards
à queue coupée courant le long des vieux murs ? On se
demande d'abord quel est le mystère de ces queues absentes.
Puis, un jour, comme on lisait à l'ombre d'une haie, on vit
soudain une couleuvre jaillir d'une crevasse et s'élancer vers
l'innocente et gentille bête se chauffant sur une pierre. Le
lézard fuit, mais, plus rapide, le reptile l'a saisi par la
queue, par sa longue queue mobile, et la moitié de ce membre
reste entre les dents pointues de l'ennemi tandis que l'animal mutilé
disparaît dans un trou.
Eh bien ! l'ouran, qui n'est autre chose que le crocodile de terre
dont parle Hérodote, sorte de gros lézard du Sahara,
venge sa race sur la terrible léfaa.
Le combat de ces animaux est d'ailleurs plein d'intérêt.
Il a lieu généralement dans une vieille caisse à
savon. On y dépose le lézard qui se met à courir
avec une singulière vitesse, cherchant à fuir ; mais,
dès qu'on a vidé dans la boite le petit sac contenant
la vipère, il devient immobile. Son oeil seul remue très
vite. Puis il fait quelques pas rapides, comme s'il glissait, pour
se rapprocher de l'ennemi, et il attend. La léfaa, de son côté,
considère le lézard, sent le danger et se prépare
à la bataille ; puis d'une détente elle se jette sur
lui. Mais il est déjà loin, filant comme une flèche,
à peine visible dans sa course. Il attaque à son tour,
revenu d'une lancée avec une surprenante rapidité. La
léfaa s'est retournée et tend vers lui sa petite gueule
ouverte, prête à mordre de sa morsure foudroyante. Mais
il a passé, frôlant le reptile qu'il regarde de nouveau,
hors d'atteinte, de l'autre bout de la caisse.
Et cela dure un quart d'heure, vingt minutes, parfois davantage. La
léfaa, exaspérée, se fâche, rampe vers
l'ouran qui fuit sans cesse, plus souple que le regard, revient, tourne,
s'arrête, repart, épuise et affole son redoutable adversaire.
Puis, soudain, ayant choisi l'instant, il file dessus si vite qu'on
aperçoit seulement la vipère convulsée, étranglée
par la forte mâchoire triangulaire du lézard, qui l'a
saisie par le cou, derrière les oreilles, juste à la
place où la prennent les Arabes.
On songe en voyant la lutte de ces petites bêtes au fond d'une
caisse à savon, aux courses de taureaux d'Espagne dans les
cirques majestueux. Il serait plus terrible cependant de déranger
ces infimes combattants que d'affronter la colère beuglante
de la grosse bête armée de cornes aiguës.
On rencontre souvent dans le Sahara un serpent affreux à voir,
long souvent de plus d'un mètre et pas plus gros que le petit
doigt. Aux environs de Bou-Saada ce reptile inoffensif inspire aux
Arabes une terreur superstitieuse. Ils prétendent qu'il perce
comme une balle les corps les plus durs, que rien ne peut arrêter
son élan dès qu'il aperçoit un objet brillant.
Un Arabe m'a raconté que son frère avait été
traversé par une de ces bêtes qui du même choc
avait tordu l'étrier. Il est évident que cet homme a
simplement reçu une balle juste au moment où il apercevait
le reptile.
Aux environs de Laghouat ce serpent n'inspire au contraire aucune
terreur et les enfants le prennent dans leurs mains.
La pensée de tous ces redoutables habitants du désert
m'empêcha quelque peu de dormir sous les roseaux de Raïane
Chergui. Tout frôlement auprès de mes oreilles me faisait
me dresser brusquement.
Le jour baissait, je réveillai mes compagnons pour aller nous
promener dans les dunes et tâcher de trouver quelque léfaa
ou quelque poisson de sable.
L'animal qu'on appelle le poisson de sable et que les Arabes nomment
dwb (on prononce dob) est une autre sorte de gros lézard qui
vit dans les sables, y creuse son trou, et dont la chair est assez
bonne, dit-on. Nous avons souvent suivi ses traces sans parvenir à
en trouver un. Dans le sable on rencontre encore un tout petit insecte
dont les moeurs sont bien curieuses : le fourmi-lion. Il forme un
entonnoir un peu plus large qu'une pièce de cent sous, creux
en proportion, et il s'installe dans le fond en embuscade. Dès
qu'une bête quelconque, araignée, larve ou autre glisse
sur les bords rapides de sa tanière, il lui lance coup sur
coup des décharges de sable, l'étourdit, l'aveugle,
la force à dégringoler jusqu'au bas de la pente ! Alors
il s'en empare et la mange.
Le fourmi-lion fut, ce jour-là, notre plus grande distraction.
Puis le soir ramena le mouton rôti, le kous-kous et le lait
aigre. Quand l'heure des repas approchait, je pensais souvent au café
anglais.
Puis on se coucha sur les tapis devant les tentes, la chaleur ne permettant
pas de rester dessous. Et nous avions, l'un devant nous, l'autre derrière,
ces deux voisins étranges : le sable houleux comme une mer
agitée et le sel uni comme une mer calme.
Le lendemain on traversa les dunes. On eût dit l'Océan
devenu poussière au milieu d'un ouragan ; une tempête
silencieuse de vagues énormes, immobiles, en sable jaune. Elles
sont hautes comme des collines, ces vagues, inégales, différentes,
soulevées tout à fait comme des flots déchaînés,
mais plus grandes encore et striées comme de la moire. Sur
cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil
du sud verse sa flamme implacable et directe.
Il faut gravir ces lames de cendre d'or, dégringoler de l'autre
côté, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et
sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux genoux et
glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes collines.
Nous ne parlions plus, accablés de chaleur et desséchés
de soif comme ce désert ardent.
Parfois, dit-on, on est surpris dans ces vallons de sable par un incompréhensible
phénomène que les Arabes considèrent comme un
signe assuré de mort.
Quelque part, près de soi, dans une direction indéterminée,
un tambour bat, le mystérieux tambour des dunes. Il bat distinctement,
tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant,
puis reprenant son roulement fantastique.
On ne connaît point, parait-il, la cause de ce bruit surprenant.
On l'attribue généralement à l'écho grossi,
multiplié, démesurément enflé par les
ondulations des dunes, d'une grêle de grains de sable emportés
dans le vent et heurtant des touffes d'herbes sèches, car on
a toujours remarqué que le phénomène se produit
dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil
et dures comme du parchemin.
Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son.
Dès que nous fûmes sortis des dunes, nous aperçûmes
trois cavaliers qui venaient au galop vers nous. Quand ils arrivèrent
à cent pas environ, le premier mit pied à terre et s'approcha
en boitant un peu. C'était un homme d'environ soixante ans,
assez gros (ce qui est rare en ce pays), avec une dure physionomie
arabe, des traits accentués, creusés, presque féroces.
Il portait la croix de la Légion d'honneur. On le nommait Si
Cherif-ben-Vhabeizzi, caïd des Oulad-Dia.
Il nous fit un long discours d'un air furieux pour nous inviter à
entrer sous sa tente et prendre une collation. C'était la première
fois que je pénétrais dans l'intérieur d'un chef
nomade.
Un amoncellement de riches tapis de laine frisée couvrait le
sol ; d'autres tapis étaient dressés pour cacher la
toile nue ; d'autres tendus sur nos têtes formaient un épais,
un imperméable plafond. Des sortes de divans ou plutôt
de trônes étaient aussi recouverts d'étoffes admirables
; et une cloison faite de tentures orientales, coupant la tente en
deux moitiés égales, nous séparait de la partie
habitée par les femmes dont nous distinguions par moments les
voix murmurantes.
On s'assit. Les deux fils du caïd prirent place auprès
de leur père, qui se levait lui-même de temps en temps,
disait un mot dans l'appartement voisin par-dessus la séparation
; et une main invisible passait un plat fumant que le chef nous présentait
aussitôt.
On entendait jouer et crier des petits enfants auprès de leurs
mères. Quelles étaient ces femmes ? elles nous regardaient
sans doute par d'invisibles ouvertures, mais nous ne les pûmes
point voir.
La femme arabe, en général, est petite, blanche comme
du lait, avec une physionomie de jeune mouton. Elle n'a de pudeur
que pour son visage. On rencontre celles du peuple allant au travail
la figure voilée avec soin, mais le corps couvert seulement
de deux bandes de laine tombant l'une par devant, l'autre par derrière,
et laissant voir, de profil, toute la personne.
A quinze ans, ces misérables, qui seraient jolies, sont déformées,
épuisées par les dures besognes. Elles peinent du matin
au soir à toutes les fatigues, vont chercher l'eau à
plusieurs kilomètres avec un enfant sur le dos. Elles semblent
vieilles à vingt-cinq ans.
Leur visage, qu'on aperçoit parfois, est tatoué d'étoiles
bleues sur le front, les joues et le menton. Le corps est épilé,
par mesure de propreté. Il est fort rare d'apercevoir les femmes
des Arabes riches.
On repartit aussitôt la collation achevée, et, le soir,
nous arrivâmes au rocher de sel Khang-el-Melah.
C'est une sorte de montagne grise, verte, bleue, aux reflets métalliques,
aux coupes singulières ; une montagne de sel ! Des eaux plus
salées que l'Océan s'échappent de son pied et,
volatilisées par la chaleur folle du soleil, laissent sur le
sol une écume blanche, pareille à la bave des flots,
une mousse de sel ! On ne voit plus la terre, cachée sous une
poudre légère, comme si quelque colosse se fût
amusé à râper ce mont pour en semer la poussière
alentour ; et de gros blocs détachés gisent dans les
enfoncements, des blocs de sel !
Sous ce rocher extraordinaire se creusent, paraît-il, des puits
fort profonds qu'habitent des milliers de colombes. Le lendemain nous
étions à Djelfa.
Djelfa est une vilaine petite ville à la française,
mais habitée par des officiers fort aimables qui en rendent
charmant le séjour.
Après un court repos, nous nous sommes remis en route.
Nous avons recommencé notre long voyage par les longues plaines
nues. De temps en temps on rencontrait des troupeaux. Tantôt
c'étaient des armées de moutons de la couleur du sable
; tantôt à l'horizon se dessinaient des bêtes singulières
que la distance faisait petites et qu'on eût prises, avec leur
dos en bosse, leur grand cou recourbé, leur allure lente, pour
des bandes de hauts dindons. Puis, en approchant, on reconnaissait
des chameaux avec leur ventre gonflé des deux côtés
comme un double ballon, comme une outre démesurée, leur
ventre qui contient jusqu'à soixante litres d'eau. Eux aussi
avaient la couleur du désert comme tous les êtres nés
dans ces solitudes jaunes. Le lion, l'hyène, le chacal, le
crapaud, le lézard, le scorpion, l'homme lui-même prennent
là toutes les nuances du sol calciné, depuis le roux
brûlant des dunes mouvantes jusqu'au gris pierreux des montagnes.
Et la petite alouette des plaines est si pareille à la poussière
de terre qu'on la voit seulement quand elle s'envole.
De quoi vivent donc les bêtes dans ces contrées arides,
car elles vivent ?
Pendant la saison des pluies, ces plaines se couvrent d'herbes en
quelques semaines, puis le soleil, en quelques jours, dessèche
et brûle cette rapide végétation. Alors ces plantes
prennent elles-mêmes la couleur du sol ; elles se cassent, s'émiettent,
se répandent sur la terre comme une paille hachée menu
et qu'on ne distingue même plus. Mais les troupeaux savent la
trouver et s'en nourrissent. Ils vont devant eux, cherchant cette
poudre d'herbes sèches. On dirait qu'ils mangent des pierres.
Que penserait un fermier normand en face de ces singuliers pâturages
?
Puis nous avons traversé une région où on ne
rencontrait même plus guère d'oiseaux. Les puits devenaient
introuvables.
Nous regardions passer au loin de singulières petites colonnes
de poussière qui ont l'air d'une fumée, tantôt
droites, tantôt penchées ou tordues et qui courent rapidement
sur le sol, hautes de quelques mètres, larges au sommet et
minces du pied.
Les remous de l'air, formant ventouse, soulèvent et entraînent
ces nuées transparentes et vraiment fantastiques, qui seules
mettent un mouvement en ces lieux lamentablement déserts.
Cinq cents mètres en avant de notre petite troupe, un cavalier
servant de guide nous dirigeait à travers la morne et toute
droite solitude. Pendant dix minutes, il allait au pas, immobile sur
la selle, et chantant, en sa langue, une chanson traînante,
avec ces rythmes étranges de là-bas. Nous imitions son
allure. Puis soudain il partait au trot, à peine secoué,
son grand burnous voltigeant, le corps d'aplomb, debout sur les étriers.
Et nous partions derrière lui, jusqu'au moment où il
s'arrêtait pour reprendre un train plus doux.
Je demandai à mon voisin :
- Comment peut-il nous conduire à travers ces espaces nus,
sans points de repère ?
Il me répondit :
- Quand il n'y aurait que les os des chameaux.
En effet, de quart d'heure en quart d'heure, nous rencontrions quelque
ossement énorme, rongé par les bêtes, cuit par
le soleil, tout blanc, tachant le sable. C'était parfois un
morceau de jambe, parfois un morceau de mâchoire, parfois un
bout de colonne vertébrale.
- D'où viennent tous ces débris ? demandai-je.
Mon voisin répliqua :
- Les convois laissent en route chaque animal qui ne peut plus suivre
; et les chacals n'emportent pas tout.
Et pendant plusieurs journées nous avons continué ce
voyage monotone, derrière le même Arabe, dans le même
ordre, toujours à cheval, presque sans parler.
Or, un après-midi, comme nous devions, au soir, atteindre Bou-Saada,
j'aperçus, très loin devant nous, une masse brune, grossie
d'ailleurs par le mirage, et dont la forme m'étonna. A notre
approche, deux vautours s'envolèrent. C'était une charogne
encore baveuse malgré la chaleur, vernie par le sang pourri.
La poitrine seule restait, les membres ayant été sans
doute emportés par les voraces mangeurs de morts.
- Nous avons des voyageurs devant nous, dit le lieutenant.
Quelques heures après, on entrait dans une sorte de ravin,
de défilé, fournaise effroyable, aux rochers dentelés
comme des scies, pointus, rageurs, révoltés, semblait-il,
contre ce ciel impitoyablement féroce. Un autre corps gisait
là. Un chacal s'enfuit qui le dévorait.
Puis, au moment où l'on débouchait de nouveau dans une
plaine, une masse grise, étendue devant nous, remua, et lentement,
au bout d'un cou démesuré, je vis se dresser la tête
d'un chameau agonisant. Il était là, sur le flanc, depuis
deux ou trois jours peut-être, mourant de fatigue et de soif.
Ses longs membres qu'on aurait dit brisés, inertes, mêlés,
gisaient sur le sol de feu. Et lui, nous entendant venir, avait levé
sa tête, comme un phare. Son front, rongé par l'inexorable
soleil, n'était qu'une plaie, coulait ; et son oeil résigné
nous suivit. Il ne poussa pas un gémissement, ne fit pas un
effort pour se lever. On eût cru qu'il savait, qu'ayant vu mourir
ainsi beaucoup de ses frères dans ses longs voyages à
travers les solitudes, il connaissait bien l'inclémence des
hommes. C'était son tour, voilà tout. Nous passâmes.
Or, m'étant retourné longtemps après, j'aperçus
encore, dressé sur le sable, le grand col de la bête
abandonnée regardant jusqu'à la fin s'enfoncer à
l'horizon les derniers vivants qu'elle dût voir.
Une heure plus tard, ce fut un chien tapi contre un roc, la gueule
ouverte, les crocs luisants, incapable de remuer une patte, l'oeil
tendu sur deux vautours qui, près de lui, épluchaient
leurs plumes en attendant sa mort. Il était tellement obsédé
par la terreur des bêtes patientes, avides de sa chair, qu'il
ne tourna pas la tête, qu'il ne sentit pas les pierres qu'un
spahi lui lançait en passant. Et soudain, à la sortie
d'un nouveau défilé, j'aperçus devant moi l'oasis.
C'est une inoubliable apparition. On vient de traverser d'interminables
plaines, de franchir des montagnes aiguës, pelées, calcinées,
sans rencontrer un arbre, une plante, une feuille verte, et voici,
devant vous, à vos pieds, une masse opaque de verdure sombre,
quelque chose comme un lac de feuillage presque noir étendu
sur le sable. Puis, derrière cette grande tache, le désert
recommence, s'allongeant à l'infini, jusqu'à l'insaisissable
horizon, où il se mêle au ciel.
La ville descend en pente jusqu'aux jardins.
Quelles villes, ces cités du Sahara ! Une agglomération,
un amoncellement de cubes de boue séchée au soleil.
Toutes ces huttes carrées de fange durcie sont collées
les unes contre les autres, de façon à laisser seulement
entre leurs lignes capricieuses des espèces de galeries étroites,
les rues, semblables à ces couloirs que trace un passage régulier
de bêtes.
La cité entière, d'ailleurs, cette pauvre cité
de terre délayée, fait songer à des constructions
d'animaux quelconques, à des habitations de castors, à
des travaux informés construits sans outils, avec les moyens
que la nature a laissés aux créatures d'ordre inférieur.
De place en place un palmier magnifique s'épanouit à
vingt pieds du sol. Puis tout à coup on entre dans une forêt
dont les allées sont enfermées entre deux hauts murs
d'argile. A droite, à gauche, un peuple de dattiers ouvre ses
larges parasols au-dessus des jardins, abritant de son ombre épaisse
et fraîche la foule délicate des arbres fruitiers. Sous
la protection de ces palmes géantes que le vent agite comme
de larges éventails, poussent les vignes, les abricotiers,
les figuiers, les grenadiers et les légumes inestimables.
L'eau de la rivière, gardée en de large réservoirs,
est distribuée aux propriétés, comme le gaz en
nos pays. Une administration sévère fait le compte de
chaque habitant, qui, au moyen de rigoles, dispose de la source pendant
une ou deux heures par semaine selon l'étendue de son domaine.
On estime la fortune par tête de palmier. Ces arbres, gardiens
de la vie, protecteurs des sèves, plongent sans cesse leur
pied dans l'eau tandis que leur front baigne dans le feu.
Le vallon de Bou-Saada qui amène la rivière aux jardins
est merveilleux comme un paysage de rêve. Il descend, plein
de dattiers, de figuiers, de grandes plantes magnifiques entre deux
montagnes dont les sommets sont rouges. Tout le long du rapide cours
d'eau, des femmes arabes, la tête voilée et les jambes
découvertes, lavent leur linge en dansant dessus. Elles le
roulent en tas dans le courant, et le battent de leurs pieds nus,
en se balançant avec grâce.
Le fleuve, le long de ce ravin, court et chante. En sortant de l'oasis,
il est encore abondant ; mais le désert qui l'attend, le désert
jaune et assoiffé, le boit tout à coup, aux portes des
jardins, l'engloutit brusquement en ses sables stériles.
Quand on monte sur la mosquée, au coucher du soleil, pour contempler
l'ensemble de la ville, l'aspect est des plus singuliers. Les toits
plats et carrés forment comme une cascade de damiers de boue
ou de mouchoirs sales. Là-dessus s'agite toute la population
qui grimpe sur ses huttes dès que le soir vient. Dans les rues,
on ne voit personne, on n'entend rien ; mais sitôt que vous
découvrez l'ensemble des toits d'un lieu élevé,
c'est un mouvement extraordinaire. On prépare le souper. Des
grappes d'enfants en loques blanches grouillent dans les coins ; ce
paquet informe de linge sale qui représente la femme arabe
du peuple fait cuire le kous-kous ou bien travaille à quelque
ouvrage.
La nuit tombe. On étend alors sur ce toit les tapis du Djebel-Amour,
après avoir soigneusement chassé les scorpions qui pullulent
dans ces taudis ; puis toute la famille s'endort en plein air sous
l'étincelant fourmillement des astres.
L'oasis de Bou-Saada, bien que petite, est une des plus charmantes
de l'Algérie. On peut, aux environs, chasser la gazelle qu'on
y rencontre en quantité. On y trouve aussi en abondance la
redoutable léfaa et même la hideuse tarentule aux longues
pattes, dont en voit courir l'ombre énorme, le soir, sur les
murs des cases.
On fait, en ce ksar, un commerce assez considérable, parce
qu'il se trouve un peu sur la route du Mzab.
Les Mozabites et les Juifs sont les seuls marchands, les seuls négociants,
les seuls êtres industrieux de toute cette partie de l'Afrique.
Dès qu'on avance dans le sud, la race juive se révèle
sous un aspect hideux qui fait comprendre la haine féroce de
certains peuples contre ces gens, et même les massacres récents.
Les Juifs d'Europe, les Juifs d'Alger, les Juifs que nous connaissons,
que nous coudoyons chaque jour, nos voisins et nos amis, sont des
hommes du monde, instruits, intelligents, souvent charmants. Et nous
nous indignons violemment quand nous apprenons que les habitants d'une
petite ville inconnue et lointaine ont égorgé et noyé
quelques centaines d'enfants d'Israël. Je ne m'étonne
plus aujourd'hui ; car nos juifs ne ressemblent guère aux juifs
de là-bas.
A Bou-Saada, on les voit, accroupis en des tanières immondes,
bouffis de graisse, sordides et guettant l'Arabe comme une araignée
guette la mouche. Ils l'appellent, essaient de lui prêter cent
sous contre un billet qu'il signera. L'homme sait le danger, hésite,
ne veut pas. Mais le désir de boire et d'autres désirs
encore le tiraillent. Cent sous représentent pour lui tant
de jouissances !
Il cède enfin, prend la pièce d'argent, et signe le
papier graisseux.
Au bout de trois mois, il devra dix francs, cent francs au bout d'un
an, deux cents francs au bout de trois ans. Alors le Juif fait vendre
sa terre, s'il en a une, ou sinon, son chameau, son cheval, son bourricot,
tout ce qu'il possède enfin.
Les chefs, Caïds, Aghas ou Bach'agas, tombent également
dans les griffes de ces rapaces qui sont le fléau, la plaie
saignante de notre colonie, le grand obstacle à la civilisation
et au bien-être de l'Arabe.
Quand une colonne française va razzier quelque tribu rebelle,
une nuée de Juifs la suit, achetant à vil prix le butin
qu'ils revendent aux Arabes dès que le corps d'armée
s'est éloigné.
Si l'on saisit, par exemple, six mille moutons dans une contrée,
que faire de ces bêtes ? Les conduire aux villes ? Elles mourraient
en route, car comment les nourrir, les faire boire pendant les deux
ou trois cents kilomètres de terre nue qu'on devra traverser
? Et puis, il faudrait, pour emmener et garder un pareil convoi, deux
fois plus de troupes que n'en compte la colonne.
Alors les tuer ? Quel massacre et quelle perte ! Et puis les Juifs
sont là qui demandent à acheter, à deux francs
l'un, des moutons qui en valent vingt. Enfin le trésor gagnera
toujours douze mille francs. On les leur cède.
Huit jours plus tard les premiers propriétaires ont repris
à trois francs par tête leurs moutons. La vengeance française
ne coûte pas cher.
Le Juif est maître de tout le sud de l'Algérie. Il n'est
guère d'Arabes, en effet, qui n'aient une dette, car l'Arabe
n'aime pas rendre. Il préfère renouveler son billet
à cent ou deux cents pour cent. Il se croit toujours sauvé
quand il gagne du temps. Il faudrait une loi spéciale pour
modifier cette déplorable situation.
Le Juif, d'ailleurs, dans tout le Sud, ne pratique guère que
l'usure par tous les moyens aussi déloyaux que possible ; et
les véritables commerçants sont les Mozabites. Quand
on arrive dans un village quelconque du Sahara, on remarque aussitôt
toute une race particulière d'hommes qui se sont emparés
des affaires du pays. Eux seuls ont les boutiques ; ils tiennent les
marchandises d'Europe et celles de l'industrie locale ; ils sont intelligents,
actifs, commerçants dans l'âme. Ce sont les Beni-Mzab
ou Mozabites. On les a surnommés les " Juifs du désert
".
L'Arabe, le véritable Arabe, l'homme de la tente, pour qui
tout travail est déshonorant, méprise le Mozabite commerçant
; mais il vient à époques fixes s'approvisionner dans
son magasin ; il lui confie les objets précieux qu'il ne peut
garder dans sa vie errante. Une espèce de pacte constant est
établi entre eux.
Les Mozabites ont donc accaparé tout le commerce de l'Afrique
du Nord. On les trouve autant dans nos villes que dans les villages
sahariens. Puis, sa fortune faite, le marchand retourne au Mzab, où
il doit subir une sorte de purification avant de reprendre ses droits
politiques.
Ces Arabes, qu'on reconnaît à leur taille, plus petite
et plus trapue que celle des autres peuplades, à leur face
souvent plate et fort large, à leurs fortes lèvres et
à leur oeil généralement enfoncé sous
un sourcil droit et très fourni, sont des schismatiques musulmans.
Ils appartiennent à une des trois sectes dissidentes de l'Afrique
du Nord, et semblent à certains savants être les descendants
actuels des derniers sectaires du kharedjisme. Le pays de ces hommes
est peut-être le plus étrange de la terre d'Afrique.
Leurs pères, chassés de Syrie par les armes du Prophète,
vinrent habiter dans le Djebel-Nefoussa, à l'ouest de Tripoli
de Barbarie.
Mais, repoussés successivement de tous les points où
ils s'établirent, jalousés partout à cause de
leur intelligence et de leur industrie, suspectés aussi en
raison de leur hétérodoxie, ils s'arrêtèrent
enfin dans la contrée la plus aride, la plus brûlante,
la plus affreuse de toutes. On l'appelle en arabe Hammada (échauffée)
et Chebka (filet) parce qu'elle ressemble à un immense filet
de rochers et de rocailles noires.
Le pays des Mozabites est située à cent cinquante kilomètres
environ de Laghouat.
Voici comment M. le commandant Coyne, l'homme qui connaît le
mieux tout le sud de l'Algérie, décrit son arrivée
au Mzab dans une brochure des plus intéressantes :
"A peu près au centre de la Chebka se trouve une sorte
de cirque formé par une ceinture de roches calcaires très
luisantes et à pentes très raides sur l'intérieur.
Il est ouvert au nord-ouest et au sud-est par deux tranchées
qui laissent passer l'Oued-Mzab. Ce cirque, d'environ dix-huit kilomètres
de long sur une largeur de deux kilomètres au plus, renferme
cinq des villes de la confédération du Mzab, et les
terrains que cultivent exclusivement en jardins les habitants de cette
vallée.
"Vue de l'extérieur et du côté du nord et
de l'est, cette ceinture de rochers offre l'aspect d'une agglomération
de koubbas étagées, les unes au-dessus des autres, sans
aucune espèce d'ordre ; on dirait une immense nécropole
arabe. La nature elle-même parait morte. Là, aucune trace
de végétation ne repose l'oeil ; les oiseaux de proie
eux-mêmes semblent fuir ces régions désolées.
Seuls les rayons d'un implacable soleil se reflètent sur ces
murailles de rochers d'un blanc grisâtre et produisent par les
ombres qu'ils portent, des dessins fantastiques.
"Aussi quel n'est pas l'étonnement, je dirai même
l'enthousiasme du voyageur lorsque, arrivé sur la crête
de cette ligne de rochers, il découvre dans l'intérieur
du cirque cinq villes populeuses entourées de jardins d'une
végétation luxuriante, se découpant en vert sombre
sur les fonds rougeâtres du lit de l'Oued-Mzab.
"Autour de lui, le désert dénudé, la mort
; à ses pieds, la vie et les preuves évidentes d'une
civilisation avancée."
Le Mzab est une république ou plutôt une commune dans
le genre de celle que tentèrent d'établir les révolutionnaires
parisiens en 1871.
Personne au Mzab n'a le droit de rester inactif ; et l'enfant, dès
qu'il peut marcher et porter quelque chose, aide son père à
l'arrosage des jardins, qui forme la constante et la plus grande occupation
des habitants. Du matin au soir, le mulet ou le chameau tire dans
le seau de cuir l'eau déversée ensuite dans une rigole
ingénieusement organisée de façon que pas une
goutte du précieux liquide ne soit perdue.
Le Mzab compte en outre un grand nombre de barrages pour emmagasiner
les pluies. Il est donc infiniment plus avancé que notre Algérie.
La pluie ! c'est le bonheur, l'aisance assurée, la récolte
sauvée pour le Mozabite ; aussi, dès qu'elle tombe,
une espèce de folie s'empare des habitants. Ils sortent par
les rues, tirent des coups de fusil, chantent, courent aux jardins,
à la rivière qui se remet à couler, et aux digues,
dont l'entretien est assuré par chaque citoyen. Dès
qu'une digue est menacée, tout le monde doit s'y porter.
Et ces gens-là, par leur travail constant, leur industrie et
leur sagesse, ont fait, de la partie la plus sauvage et la plus désolée
du Sahara, un pays vivant, planté, cultivé, où
sept villes prospères s'étalent au soleil. Aussi le
Mozabite est-il jaloux de sa patrie, il en défend autant que
possible l'entrée aux Européens. Dans certaines Villes,
comme Beni-Isguem, nul étranger n'a le droit de coucher même
une seule nuit.
La police est faite par tout le monde. Personne ne refuserait de prêter
main-forte en cas de besoin. Il n'y a en ce pays ni pauvres ni mendiants.
Les nécessiteux sont nourris par leur fraction.
Presque tout le monde sait lire et écrire.
On voit partout des écoles, des établissements communaux
considérables. Et beaucoup de Mozabites, après avoir
passé quelque temps dans nos villes, reviennent chez eux, sachant
le français, l'italien et l'espagnol.
La brochure du commandant Coyne contient sur ce curieux petit peuple
un nombre infini de surprenants détails.
A Bou-Saada, comme dans toutes les oasis et toutes les villes, ce
sont les Mozabites qui font le commerce, les échanges, tiennent
des boutiques de toute espèce et se livrent à toutes
les professions.
Après quatre jours passés dans cette petite cité
saharienne, je suis reparti pour la côte.
Les montagnes qu'on rencontre en se dirigeant vers le littoral ont
un singulier aspect. Elles ressemblent à de monstrueux châteaux
forts qui auraient des kilomètres de créneaux. Elles
sont régulières, carrées, entaillées d'une
façon mathématique. La plus haute est plate, et paraît
inaccessible. Sa forme l'a fait surnommer "le Billard".
Peu de temps avant mon arrivée, deux officiers avaient pu l'escalader
pour la première fois. Ils ont trouvé sur le sommet
deux énormes citernes romaines.
