LA
KABYLIE - BOUGIE
Nous
voici dans la partie la plus riche et la plus peuplée de l'Algérie.
Le pays des Kabyles est montagneux, couvert de forêts et de
champs.
En sortant d'Aumale, on descend vers la grande vallée du Sahel.
Là-bas se dresse une immense montagne, le Djurjura. Ses plus
hauts pics sont gris comme s'ils étaient couverts de cendres.
Partout, sur les sommets moins élevés, on aperçoit
des villages qui, de loin, ont l'air de tas de pierres blanches. D'autres
demeurent accrochés sur les pentes. Dans toute cette contrée
fertile la lutte est terrible entre l'Européen et l'indigène
pour la possession du sol.
La Kabylie est plus peuplée que le département le plus
peuplé de France. Le Kabyle n'est pas nomade, mais sédentaire
et travailleur. Or, l'Algérien n'a pas d'autre préoccupation
que de le dépouiller.
Voici les différents systèmes employés pour chasser
et spolier les misérables propriétaires indigènes.
Un particulier quelconque, quittant la France, va demander au bureau
chargé de la répartition des terrains une concession
en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers
dedans, et il tire un numéro correspondant à un lot
de terre. Ce lot, désormais, lui appartient. Il part. Il trouve
là-bas, dans un village indigène, toute une famille
installée sur la concession qu'on lui a désignée.
Cette famille a défriché, mis en rapport ce bien sur
lequel elle vit. Elle ne possède rien autre chose. L'étranger
l'expulse. Elle s'en va, résignée, puisque c'est la
loi française.Mais ces gens, sans ressources désormais,
gagnent le désert et deviennent des révoltés.
D'autres fois, on s'entend. Le colon européen, effrayé
par la chaleur et l'aspect du pays, entre en pourparlers avec le Kabyle,
qui devient son fermier.
Et l'indigène, resté sur sa terre, envoie, bon an, mal
an, quinze cents, ou deux mille francs à l'Européen
retourné en France.
Cela équivaut à une concession de bureau de tabac. Autre
méthode.
La Chambre vote un crédit de quarante ou cinquante millions
destinés à la colonisation de l'Algérie.
Que va-t-on faire de cet argent? Sans doute on construira des barrages,
on boisera les sommets pour retenir l'eau, on s'efforcera de rendre
fertiles les plaines stériles?
Nullement. On exproprie l'Arabe. Or, en Kabylie, la terre a acquis
une valeur considérable. Elle atteint dans les meilleurs endroits
seize cents francs l'hectare; et elle se vend communément huit
cents francs.
Les Kabyles, propriétaires, vivent tranquilles sur leurs exploitations.
Riches, ils ne se révoltent pas; ils ne demandent qu'à
rester en paix.
Qu'arrive-t-il? on dispose de cinquante millions. La Kabylie est le
plus beau pays d'Algérie. Eh bien! on exproprie les Kabyles
au profit de colons inconnus.
Mais comment les exproprie-t-on? On leur paie quarante francs l'hectare
qui vaut au minimum huit cents francs.
Et le chef de famille s'en va sans rien dire (c'est la loi) n'importe
où, avec son monde, les hommes désoeuvrés, les
femmes et les enfants.
Ce peuple n'est point commerçant ni industriel, il n'est que
cultivateur.
Donc, la famille vit tant qu'il reste quelque chose de la somme dérisoire
qu'on lui a donnée. Puis la misère arrive. Les hommes
prennent le fusil et suivent un Bou-Amama quelconque pour prouver
une fois de plus que l'Algérie ne peut être gouvernée
que par un militaire. On se dit:
- Nous laissons l'indigène dans les parties fertiles tant que
nous manquons d'Européens; puis, quand il en vient, nous exproprions
le premier occupant.
- Très bien. Mais, quand vous n'aurez plus de parties fertiles,
que ferez-vous?
- Nous fertiliserons, parbleu
- Eh bien! pourquoi ne fertilisez-vous pas tout de suite, puisque
vous avez cinquante millions?
Comment! vous voyez des compagnies particulières créer
des barrages gigantesques pour donner de l'eau à des régions
entières; vous savez, par les travaux remarquables d'ingénieurs
de talent, qu'il suffirait de boiser certains sommets pour gagner
à l'agriculture des lieues de pays qui s'étendent au-dessous,
et vous ne trouvez pas d'autre moyen que celui d'expulser les Kabyles!
Il est juste d'ajouter qu'une fois le Tell franchi, la terre devient
nue, aride, presque impossible à cultiver. Seul, l'Arabe, qui
se nourrit avec deux poignées de farine par jour et quelques
figues, peut subsister dans ces contrées desséchées.
L'Européen n'y trouve pas sa vie. Il ne reste donc en réalité
que des espaces restreints pour y installer des colons, à moins
de... chasser l'indigène. Ce qu'on fait.
En somme, à part les heureux propriétaires de la plaine
de la Mitidja, ceux qui ont obtenu des terres en Kabylie par un des
procédés que je viens d'indiquer, et en général,
à part tous ceux qui sont installés le long de la mer,
dans l'étroite bande de terre que l'Atlas délimite,
les colons crient misère. Et l'Algérie ne peut plus
recevoir qu'un nombre assez faible d'étrangers. Elle ne les
nourrirait pas.
Cette colonie d'ailleurs est infiniment difficile à administrer
pour des raisons aisées à comprendre.
Grande comme un royaume d'Europe, l'Algérie est formée
de régions très diverses, habitées par des populations
essentiellement différentes. Voilà ce qu'aucun gouvernement
n'a paru comprendre jusqu'ici.
Il faut une connaissance approfondie de chaque contrée pour
prétendre la gouverner, car chacune a besoin de lois, de règlements,
de dispositions et de précautions totalement opposés.
Or, le gouverneur, quel qu'il soit, ignore fatalement et absolument
toutes ces questions de détails et de moeurs; il ne peut donc
que s'en rapporter aux administrateurs qui le représentent.
Quels sont ces administrateurs? Des colons? Des gens élevés
dans le pays, au courant de tous ses besoins? Nullement! Ce sont simplement
les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi.
Voilà donc un de ces jeunes ignorants administrant cinquante
ou cent mille hommes. Il fait sottise sur sottise et ruine le pays.
C'est naturel.
Il existe des exceptions. Parfois le délégué
tout-puissant du gouverneur travaille, cherche à s'instruire
et à comprendre. Il lui faudrait dix ans pour se mettre un
peu au courant. Au bout de six mois, on le change. On l'envoie, pour
des raisons de famille, de convenances personnelles ou autres, de
la frontière de Tunis à la frontière du Maroc;
et là il se remet aussitôt à administrer avec
les mêmes moyens qu'il employait là-bas, confiant dans
son commencement d'expérience, appliquant à ces populations
essentiellement différentes les mêmes règlements
et les mêmes procédés.
Ce n'est donc pas un bon gouverneur qu'il faut avant tout, mais un
bon entourage du gouverneur.
On a tenté, pour remédier à ce déplorable
état de choses, à ces désastreuses coutumes,
de créer une école d'administration, où les principes
élémentaires, indispensables pour conduire ce pays,
seraient inculqués à toute une classe de jeunes gens.
On échoua. L'entourage de M. Albert Grévy fit avorter
ce projet. Le favoritisme, encore une fois, eut la victoire.
Le personnel des administrateurs est donc recruté de la plus
singulière façon. On y trouve aussi, il est vrai, quelques
hommes intelligents et travailleurs. Enfin le gouvernement à
court de candidats capables fait des avances aux anciens officiers
des bureaux arabes. Ceux-là connaissent au moins fort bien
les indigènes; mais il est difficile d'admettre que leur changement
de costume ait changé immédiatement leurs principes
d'administration; et il ne faut pas alors les chasser avec fureur
quand ils portent l'uniforme, pour les reprendre aussitôt qu'ils
ont revêtu la redingote.
Puisque je me suis laissé aller à toucher à ce
sujet difficile de l'administration de l'Algérie, je veux dire
encore quelques mots d'une question capitale dont la solution devrait
être rapide; c'est la question des grands chefs indigènes,
qui sont en réalité les seuls administrateurs, les administrateurs
tout-puissants de toute la partie de notre colonie comprise entre
le Tell et le désert. Au début de l'occupation française,
on a investi, sous le titre d'Aghas ou de Bach-Aghas, les chefs qui
offraient le plus de garanties de fidélité, d'une autorité
fort étendue sur les tribus de toute une partie du territoire.
Notre action aurait été impuissante; nous y avons substitué
celle des chefs arabes gagnés à notre cause, en nous
résignant d'avance aux trahisons possibles; et elles furent
assez fréquentes. La mesure était sage, politique; elle
a donné, en somme, d'excellents résultats. Certains
Aghas nous ont rendu des services considérables, et, grâce
à eux, la vie de plusieurs milliers peut-être de soldats
français a été épargnée.
Mais de ce qu'une mesure a été excellente a un moment
donné, il ne s'ensuit pas qu'elle demeure parfaite, malgré
toutes les modifications que le temps apporte dans un pays en voie
de colonisation.
Aujourd'hui, la présence parmi les tribus de ces potentats,
seuls respectés, seuls obéis, est une cause de danger
permanent pour nous, et un obstacle insurmontable à la civilisation
des Arabes. Cependant le parti militaire semble défendre énergiquement
le système des chefs indigènes contre les tendances
à les supprimer du parti civil.
je ne pourrais traiter cette grave question; mais il suffit d'accomplir
l'excursion que j'ai faite dans les tribus pour apercevoir clairement
les énormes inconvénients de la situation actuelle.
je veux simplement citer quelques faits. C'est presque uniquement
à l'agha de Saïda qu'est due la longue résistance
de Bou-Amama.
Dans le début de l'insurrection, cet agha allait rejoindre
la colonne française avec ses goums. Il rencontra en route
les Trafis, mandés dans la même intention, et il se joignit
à eux.
Mais l'agha de Saïda est chargé de dettes qu'il ne peut
payer. Or, l'idée lui vint sans doute, pendant la nuit, de
faire une razzia, car, réunissant son goum, il se précipita
sur les Trafis. Ceux-ci, battus dans la première attaque, reprirent
l'avantage; et l'agha de Saïda fut contraint de fuir avec ses
hommes.
Or, comme l'agha de Saïda est notre allié, notre ami,
notre lieutenant, comme il représente l'autorité française,
les Trafis se persuadèrent que nous avions la main dans l'affaire;
et, au lieu de rejoindre le camp français, ils firent défection
et allèrent immédiatement trouver Bou-Amama qu'ils ne
quittèrent plus et dont ils constituèrent la principale
force.
L'exemple est caractéristique, n'est-ce pas? Et l'agha de Saïda
est resté notre fidèle ami. Il marche sous nos drapeaux!
On cite, d'un autre côté, un célèbre agha
que nos chefs militaires traitent avec la plus grande considération,
parce que son influence est considérable, prédominante
sur un grand nombre de tribus.
Tantôt il nous aide, tantôt il nous trahit, selon son
avantage. Allié ouvertement aux Français, dont il tient
son autorité, il favorise secrètement toutes les insurrections.
Il est vrai de dire qu'il lâche indifféremment l'un ou
l'autre parti sitôt qu'il s'agit de piller.
Après avoir pris une part indéniable à l'assassinat
du colonel Beauprêtre, le voici aujourd'hui qui marche avec
nous. Mais on le soupçonne fortement d'avoir participé
à beaucoup des mécomptes que nous avons subis.
Notre inébranlable allié, l'agha de Frenda, nous a maintes
fois prévenus du double jeu de ce potentat. Nous avons fermé
l'oreille, parce qu'il rend à l'autorité militaire des
services intéressés, quitte à en rendre d'autres
à nos ennemis.
Cette situation particulière, la protection ouverte dont nous
couvrons ce chef, lui assure l'impunité pour une multitude
de forfaits qu'il commet journellement.
Voici ce qui se passe.
Les Arabes, par toute l'Algérie, se volent lés uns les
autres. Il n'est point de nuit où on ne nous signale vingt
chameaux volés à droite, cent moutons à gauche,
des boeufs enlevés auprès de Biskra, des chevaux auprès
de Djelfa. Les voleurs restent toujours introuvables. Et pourtant
il n'est pas un officier de bureau arabe qui ignore où va le
bétail volé! Il va chez cet agha qui sert de recéleur
à tous les bandits du désert. Les bêtes enlevées
sont mêlées à ses immenses troupeaux; il en garde
une partie pour prix de sa complaisance, et rend les autres au bout
d'un certain temps, lorsque le danger de poursuites est passé.
Personne, dans le Sud, n'ignore cette situation.
Mais on a besoin de cet homme à qui on a laissé prendre
une immense influence, augmentée chaque jour par l'aide qu'il
donne à tous les maraudeurs; et on ferme les yeux.
Aussi ce chef est-il incalculablement riche, tandis que l'agha de
Djelfa, par exemple, s'est en partie ruiné à servir
les intérêts de la colonisation, en créant des
fermes, en défrichant, etc.
Maintenant, en dehors de cet ordre de faits une foule d'autres inconvénients
plus graves encore résultent de la présence dans les
tribus de ces potentats indigènes. Pour bien s'en rendre compte,
il faut avoir une notion exacte de l'Algérie actuelle.
Le territoire et la population de notre colonie sont divisés
d'une façon très nette.
Il y a d'abord les villes du littoral, qui n'ont guère plus
de relations avec l'intérieur de l'Algérie que n'en
ont les villes de France elles-mêmes avec cette colonie. Les
habitants des villes algériennes de la côte sont essentiellement
sédentaires; ils ne font que ressentir le contrecoup des événements
qui se passent dans l'intérieur, mais leur action sur le territoire
arabe est nulle absolument.
La seconde zone, le Tell, est en partie occupée par les colons
européens. Or, le colon ne voit dans l'Arabe que l'ennemi à
qui il faut disputer la terre. Il le hait instinctivement, le poursuit
sans cesse et le dépouille quand il peut. L'Arabe le lui rend.
L'hostilité guerroyante des Arabes et des colons empêche
donc que ces derniers aient aucune action civilisatrice sur les premiers.
Dans cette région, il n'y a encore que demi-mal. L'élément
européen tendant sans cesse à éliminer l'élément
indigène, il ne faudra pas une période de temps bien
longue pour que l'Arabe, ruiné ou dépossédé,
se réfugie plus au sud.
Or, il est indispensable que ces voisins vaincus restent toujours
tranquilles. Pour cela, il faut que notre autorité s'exerce
chez eux à tous les instants, que notre action soit incessante,
et surtout que notre influence prédomine.
Que se passe-t-il aujourd'hui?
Les tribus, égrenées sur un immense espace de pays,
ne reçoivent jamais la visite d'Européens. Seuls, les
officiers des bureaux font de temps en temps une tournée d'inspection,
et se contentent de demander aux caïds ce qui se passe dans la
tribu.
Mais le caïd est placé sous l'autorité du chef
indigène, l'agha ou le bach-agha. Si ce chef est de grande
tente, d'une illustre famille respectée au désert, son
influence alors est illimitée. Tous les caïds lui obéissent
comme ils auraient fait avant l'occupation française; et rien
de ce qui se passe ne parvient jamais à la connaissance de
l'autorité militaire.
La tribu est alors un monde fermé par le respect et la crainte
de l'agha qui, continuant les traditions de ses ancêtres, exerce
des exactions de toutes sortes sur les Arabes ses sujets. Il est maître,
se fait donner ce qui lui plaît, tantôt cent moutons,
tantôt deux cents, se comporte enfin comme un petit tyran; et,
comme il tient de nous son autorité, c'est la continuation
de l'ancien régime arabe sous le gouvernement français,
le vol hiérarchique, etc., sans compter que nous ne sommes
rien, et que nous ignorons tout à fait l'état du pays.
C'est uniquement à cette situation que nous devons le peu de
soupçons que nous avons toujours des révoltes, jusqu'au
moment où elles éclatent.
Donc, la présence des grands chefs indigènes recule
indéfiniment l'influence réelle et directe de l'autorité
française sur les tribus, qui restent pour nous un monde fermé.
Le remède? Le voici. Presque tous ces chefs, sauf deux ou trois,
ont besoin d'argent. Il faut leur donner dix, vingt, trente mille
livres de rente en raison de leur influence et des services qu'ils
nous ont rendus jadis, et les contraindre à vivre soit à
Alger, soit dans une autre ville du littoral. Certains militaires
prétendent qu'une insurrection suivrait cette mesure. Ils ont
leurs raisons... connues. D'autres officiers, vivant dans l'intérieur,
affirment au contraire que ce serait l'apaisement. Ce n'est pas tout.
Il faudrait remplacer ces hommes par des fonctionnaires civils, vivant
constamment dans les tribus et exerçant sur les caïds
une autorité directe. De cette façon, la civilisation,
peu à peu, pourrait pénétrer dans ces contrées,
une fois ce grand obstacle écarté. Mais les réformes
utiles sont longues à venir, en Algérie comme en France.
J'ai eu, en traversant la Kabylie, une preuve de la complète
impuissance de notre action même dans les tribus qui vivent
au milieu des Européens.
J'allais vers la mer, en suivant la longue vallée qui conduit
de Beni-Mansour à Bougie. Devant nous, au loin, un nuage épais
et singulier fermait l'horizon. Sur nos têtes le ciel était
de ce bleu laiteux, qu'il prend l'été, dans ces chaudes
contrées; mais, là-bas, une nuée brune à
reflets jaunes, qui ne semblait être ni un orage, ni un brouillard,
ni une de ces épaisses tempêtes de sable qui passent
avec la furie d'un ouragan, ensevelissait dans son ombre grise le
pays entier. Cette nuée opaque, lourde, presque noire à
son pied et plus légère dans les hauteurs du ciel, barrait,
comme un mur, la large vallée. Puis, on crut tout à
coup sentir dans l'air immobile une vague odeur de bois brûlé.
Mais quel incendie géant aurait pu produire cette montagne
de fumée?
C'était de la fumée en effet. Toutes les forêts
kabyles avaient pris feu.
Bientôt on entra dans ces demi-ténèbres suffocantes.
on ne voyait plus rien à cent mètres devant soi. Les
chevaux soufflaient fortement. Le soir semblait venu; et une brise
insensible, une de ces brises lentes qui remuent à peine les
feuilles, poussait vers la mer cette nuit flottante.
On attendit deux heures dans un village pour avoir des nouvelles:
puis notre petite voiture se remit en route, alors que la vraie nuit
s'était, à son tour, étendue sur la terre.
Une lueur confuse, lointaine encore, éclairait le ciel comme
un météore. Elle grandissait, grandissait, se dressait
devant l'horizon, plutôt sanglante que brillante. Mais soudain,
à un brusque détour de la vallée, je me crus
en face d'une ville immense, illuminée. C'était une
montagne entière, brûlée déjà, avec
toutes les broussailles refroidies, tandis que les troncs des chênes
et des oliviers restaient incandescents, charbons énormes,
debout par milliers, ne fumant déjà plus, mais pareils
à des foules de lumières colossales, alignées
ou éparses, figurant des boulevards démesurés,
des places, des rues tortueuses, le hasard, l'emmêlement ou
l'ordre qu'on remarque quand on voit de loin une cité éclairée
dans la nuit.
A mesure qu'on allait, on se rapprochait du grand foyer, et la clarté
devenait éclatante. Pendant cette seule journée la flamme
avait parcouru vingt kilomètres de bois.
Quand je découvris la ligne embrasée, je demeurai épouvanté
et ravi devant le plus terrible et le plus saisissant spectacle que
j'aie encore vu. L'incendie, comme un flot, marchait sur une largeur
incalculable. Il rasait le pays, avançait sans cesse, et très
vite. Les broussailles flambaient, s'éteignaient. Pareils à
des torches, les grands arbres brûlaient lentement, agitant
de hauts panaches de feu, tandis que la courte flamme des taillis
galopait en avant.
Toute la nuit nous avons suivi le monstrueux brasier. Au jour levant
nous atteignions la mer.
Enfermé par une ceinture de montagnes bizarres, aux crêtes
dentelées, étranges et charmantes, aux flancs boisés,
le golfe de Bougie, bleu d'un bleu crémeux et clair cependant,
d'une incroyable transparence, s'arrondit sous le ciel d'azur, d'un
azur immuable qu'on dirait figé.
Au bout de la côte, à gauche, sur la pente rapide du
mont, dans une nappe de verdure, la ville dégringole vers la
mer comme un ruisseau de maisons blanches. Elle donne, quand on y
pénètre, l'impression d'une de ces mignonnes et invraisemblables
cités d'opéra dont on rêve parfois en des hallucinations
de pays invraisemblables.
Elle a des maisons mauresques, des maisons françaises et des
ruines partout, de ces ruines qu'on voit au premier plan des décors,
en face d'un palais de carton.
En arrivant, debout près de la mer, sur le quai où abordent
les transatlantiques, où sont attachés ces bateaux pêcheurs
de là-bas, dont la voile a l'air d'une aile, au milieu d'un
vrai paysage de féerie, on rencontre un débris si magnifique
qu'il ne semble pas naturel. C'est la vieille porte Sarrasine, envahie
de lierre.
Et dans les bois montueux autour de la cité, partout des ruines,
des pans de murailles romaines, des morceaux de monuments sarrasins,
des restes de constructions arabes.
Le jour s'écoula, tranquille et brûlant, puis la nuit
vint. Alors on eut tout autour du golfe une vision surprenante A mesure
que les ombres s'épaississaient, une autre lueur que celle
du jour envahissait l'horizon. L'incendie, comme une armée
assiégeante, enfermait la ville, se resserrait autour d'elle.
Des foyers nouveaux, allumés par les Kabyles, apparaissaient
coup sur coup, reflétés merveilleusement dans les eaux
calmes du vaste bassin qu'entouraient les côtes embrasées.
Le feu, tantôt avait l'air d'une guirlande de lanternes vénitiennes,
d'un serpent aux anneaux de flamme se tordant et rampant sur les ondulations
de la montagne, tantôt il jaillissait comme une éruption
de volcan, avec un centre éclatant et un immense panache de
fumée rouge, selon qu'il consumait des étendues plantées
de taillis ou des bois de haute futaie.
Je
demeurai six jours dans ce pays flambant, puis je partis par cette route
incomparable qui contourne le golfe et va le long des monts, dominée
par des forêts, dominant d'autres forêts et des sables sans
fin, des sables d'or que baignent les flots tranquilles de la Méditerranée.
Tantôt l'incendie atteignait le chemin. Il fallait sauter de voiture
pour écarter les arbres ardents tombés devant nous; tantôt
nous allions, au galop des quatre chevaux, entre deux vagues de feu,
l'une descendant au fond d'un ravin où coulait un gros torrent,
l'autre escaladant jusqu'aux sommets, et rongeant la montagne dont elle
mettait à nu la peau roussie. Des côtes incendiées,
éteintes et refroidies, semblaient couvertes d'un voile noir,
d'un voile de deuil.
Parfois nous traversions des contrées encore intactes. Les colons,
inquiets, debout sur leurs portes, nous demandaient des nouvelles du
feu, comme on s'informait en France, au moment de la guerre allemande,
de la marche de l'ennemi.
On apercevait des chacals, des hyènes, des renards, des lièvres,
cent animaux différents, fuyant devant le fléau, affolés
par l'épouvante de la flamme.
Au détour d'un vallon, je vis soudain les cinq fils télégraphiques
si chargés d'hirondelles qu'ils ployaient étrangement,
formant ainsi, entre chaque poteau, cinq guirlandes d'oiseaux.
Mais le cocher fit claquer son grand fouet. Un nuage de bêtes
s'envola, s'éparpilla dans l'air; et les gros fils de fer, soulagés
tout à coup, bondirent, se détendant comme la corde d'un
arc. Ils palpitèrent longtemps encore, agités de longues
vibrations qui se calmaient peu à peu.
Mais bientôt nous pénétrâmes dans les gorges
du Chabetel-Akhra. Laissant la mer à gauche, on entre dans la
montagne entrouverte. Ce passage est un des plus grandioses qu'on puisse
voir. La coupure souvent se rétrécit; des pics de granit,
nus, rougeâtres, bruns ou bleus, se rapprochent, ne laissant à
leur pied qu'un mince passage pour l'eau; et la route n'est plus qu'une
étroite corniche taillée dans le roc même, au-dessus
du torrent qui roule.
L'aspect de cette gorge aride, sauvage et superbe change à tout
instant. Les deux murailles qui l'enferment s'élèvent
parfois à près de deux mille mètres; et le soleil
ne peut pénétrer au fond de ce puits que juste au moment
où il passe au-dessus.
A l'entrée, de l'autre côté, on arrive au village
de Kerrata. Les habitants depuis huit jours regardaient la fumée
noire de l'incendie sortir du sombre défilé comme d'une
gigantesque cheminée.
Le gouvernement de l'Algérie a prétendu après coup
que ce désastre, qu'il aurait pu facilement empêcher avec
un peu de prévoyance et d'énergie, ne venait pas des Kabyles.
On a dit aussi que les forêts brûlées ne contenaient
pas plus de cinquante mille hectares.
Voici d'abord une dépêche du sous-préfet de Philippeville.
J'ai
été informé de Jemmapes par maire et administrateur
que toutes les concessions forestières sont anéanties
et que le jeu a ravagé tous les douars de la commune mixte,
les villages de Gastu, Aïn-Cberchar, le Djendel ont été
menacés.
A Philippeville, tous les massifs boisés ont brûlé.
Stora, Saint-Antoine, Valée, Damrémont, ont failli devenir
la proie des flammes.
A El-Arrouch, peu de dégâts en dehors de cinq cents hectares
brûlés dans les douars des Oulad-Messaoud, Hazabra et
El-Ghedir.
A Saint-Charles, six cents hectares brûlés environ entre
l'Oued-Deb et l'Oued-Goudi, et huit cents hectares au nord-est et
au sud-est. Fourrages et gourbis détruits.
A Collo mixte et Attia, le feu a tout ravagé.
Les concessions Teissier, Lesseps, Levat, Lefebvre, Sider, Bessin,
etc., sont détruites en tout ou partie. Plus quarante mille
hectares de bois domaniaux. Des fermes, des maisons du Zériban
ont été dévorées par les flammes. On compte
de nombreuses victimes humaines. Ce matin, nous avons enterré
trois zouaves morts victimes de leur dévouement près
de Valée.
Les dégâts sont incalculables et ne peuvent être
évalués même approximativement.
Le danger a disparu en grande partie par suite de la destruction de
tous les bois. Le vent a aussi changé de direction, et je pense
qu'on se rendra maître des derniers foyers, notamment dans les
propriétés Besson, de Collo, et à l'Estaya près
Robertville.
J'ai envoyé hier cent cinquante hommes de troupes à
Collo,en réquisitionnant un transatlantique de passage.
Ajoutons à
cela les incendies des forêts du Zeramna, du Fil-Fila, du Fendeck,
etc.
M. Bisern, adjudicataire pour quatorze années des forêts
d'El-Milia, a écrit ceci:
Mon
personnel a fait preuve de la plus grande énergie. il s'est
exposé très gravement, et par deux fois nous avons pu
nous rendre maîtres du feu. C'est en pure perte. Pendant que
nous le combattions d'un côté, les Arabes le rallumaient
d'un autre, et dans plusieurs endroits différents.
Voici une lettre d'un propriétaire:
J'ai
l'honneur de vous signaler que, vers le milieu de la nuit de dimanche
à lundi, mon fermier Ripeyre, de garde sur ma propriété
sise au-dessus du champ de manoeuvre, a vu quatre tentatives d'incendie:
dans le terrain communal, à quelques centaines de mètres
de ma propriété, une autre au-dessus de Damrémont,
et la quatrième au-dessus de Valée. Le vent ayant manqué,
le feu n'a pu se propager.
Voici une dépêche de Djidjelli:
Djidjelli,
23 août, 3 h. 16 du soir. Le feu ravage la concession forestière
des Reni-Amram, appartenant à M. Carpentier Edouard, de Djidjelli.
La nuit dernière, il a été allumé en vingt
endroits différents; un cantonnier, arrivant de la mine de
Cavalho, a vu distinctement tous les foyers.
Ce
matin, presque sous les yeux du caïd Amar-ben-Habilès,
de la tribu des Reni-Foughal, le feu a été mis au canton
de Mezrech; et un quart d'heure après il prenait sur un autre
point du même canton, en sens contraire du vent.
Enfin, au même instant, à quatre cents pas du groupe
formé par le caïd et une cinquantaine d'Arabes de sa tribu,
toujours à l'opposé de la direction du vent, un nouveau
foyer d'incendie éclatait.
Il est donc de toute évidence que le feu est mis par les populations
indigènes, et en exécution d'un mot d'ordre donné.
J'ajouterai
que, ayant moi-même passé six jours au milieu du pays
incendié, j'ai vu, de mes yeux vu, en une seule nuit, le feu
jaillir simultanément sur huit points différents, au
milieu des bois, à dix kilomètres de toute demeure.
Il est certain que si nous exercions une surveillance active dans
'les tribus, ces désastres, qui se reproduisent tous les quatre
ou cinq ans, n'auraient point lieu.
Le gouvernement croit avoir fait ce qu'il faut quand il a renouvelé,
à l'approche des grandes chaleurs, les instructions concernant
l'établissement des postes-vigies institués par l'article
4 de la loi du 17 juillet 1874. Cet article est ainsi conçu:
Les
populations indigènes, dans les régions forestières,
seront, pendant la période du 1er juillet au 1er novembre,
astreintes, sous les pénalités édictées
à l'article 8, à un service de surveillance, qui sera
réglé par le gouverneur général.
On
soupçonne les indigènes de vouloir incendier les forêts...
et on les leur confie à garder!
N'est-ce pas d'une naïveté monumentale?
Cet article sans doute a été ponctuellement exécuté.
Chaque indigène était à son poste... Seulement...
il a mis le feu.
Un autre article, il est vrai, prescrit une surveillance spéciale
exercée par un officier désigné chaque année
par le gouverneur général.
Cet article ne reçoit jamais ou presque jamais d'exécution.
Ajoutons que l'administration forestière, la plus tracassière
peut-être des administrations algériennes, fait en général
tout ce qu'il faut pour exaspérer les indigènes.
Enfin, pour résumer la question de la colonisation, le gouvernement,
afin de favoriser l'établissement des Européens, emploie
vis-à-vis des Arabes, des moyens absolument iniques. Comment
les colons ne suivraient-ils pas un exemple qui concorde si bien avec
leurs intérêts? Il faut constater cependant que, depuis
quelques années, des hommes fort capables, très experts
dans toutes les questions de culture, semblent avoir fait entrer la
colonie dans une voie sensiblement meilleure. L'Algérie devient
productive sous les efforts des derniers venus. La population qui
se forme ne travaille plus seulement pour des intérêts
personnels, mais aussi pour les intérêts français.
Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes, donnera
ce qu'elle n'aurait jamais donné entre les mains des Arabes;
il est certain aussi que la population primitive disparaîtra
peu à peu; il est indubitable que cette disparition sera fort
utile à l'Algérie, mais il est révoltant qu'elle
ait lieu dans les conditions où elle s'accomplit.

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