PROVINCE
D'ALGER
Les
Algériens, les vrais habitants d'Alger ne connaissent guère
de leur pays que la plaine de la Mitidja. Ils vivent tranquilles dans
une des plus adorables villes du monde en déclarant que l'Arabe
est un peuple ingouvernable, bon à tuer ou à rejeter
dans le désert.
Ils n'ont vu d'ailleurs, en fait d'Arabes, que la crapulerie du sud
qui grouille dans les rues. Dans les cafés, on parle de Laghouat,
de Bou-Saada, de Saïda comme si ces pays étaient au bout
du monde. Il est même assez rare qu'un officier connaisse les
trois provinces. Il demeure presque toujours dans le même cercle
jusqu'au moment où il revient en France.
Il est juste d'ajouter qu'il devient fort difficile de voyager dès
qu'on s'aventure en dehors des routes connues dans le sud. On ne le
peut faire qu'avec l'appui et les complaisances de l'autorité
militaire. Les commandants des cercles avancés se considèrent
comme de véritables monarques omnipotents; et aucun inconnu
ne pourrait se hasarder à pénétrer sur leurs
terres sans risquer gros... de la part des Arabes. Tout homme isolé
serait immédiatement arrêté par les caïds,
conduit sous escorte à l'officier le plus voisin, et ramené
entre deux spahis sur le territoire civil.
Mais, dès qu'on peut présenter la moindre recommandation,
on rencontre, de la part des officiers des bureaux arabes, toute la
bonne grâce imaginable. Vivant seuls, si loin de tout voisinage,
ils accueillent le voyageur de la façon la plus charmante;
vivant seuls, ils ont lu beaucoup, ils sont instruits, lettrés
et causent avec bonheur; vivant seuls dans ce large pays désolé,
aux horizons infinis, ils savent penser comme les travailleurs solitaires.
Parti avec les préventions qu'on a généralement
en France contre ces bureaux, je suis revenu avec les idées
les plus contraires.
C'est grâce à plusieurs de ces officiers que j'ai pu
faire une longue excursion en dehors des routes connues, allant de
tribu en tribu.
Le ramadan venait de commencer. On était inquiet dans la colonie,
car on craignait une insurrection générale dès
que serait fini ce carême mahométan.
Le ramadan dure trente jours. Pendant cette période, aucun
serviteur de Mahomet ne doit boire, manger ou fumer depuis l'heure
matinale où le soleil apparaît jusqu'à l'heure
où l'oeil ne distingue plus un fil blanc d'un fil rouge. Cette
dure prescription n'est pas absolument prise à la lettre, et
on voit briller plus d'une cigarette dès que l'astre de feu
s'est caché derrière l'horizon, et avant que l'oeil
ait cessé de distinguer la couleur d'un fil rouge ou noir.
En dehors de cette prescription, aucun Arabe ne transgresse la loi
sévère du jeûne, de l'abstinence absolue.
Les hommes, les femmes, les garçons à partir de quinze
ans, les filles dès qu'elles sont nubiles, cest-à-dire
entre onze et treize ans environ, demeurent le jour entier sans manger
ni boire. Ne pas manger n'est rien; mais s'abstenir de boire est horrible
par ces effrayantes chaleurs. Dans ce carême, il n'est point
de dispense. Personne, d'ailleurs, n'oserait en demander; et les filles
publiques elles-mêmes, les Oulad-Naïl, qui fourmillent
dans tous les centres arabes et dans les grandes oasis, jeûnent
comme les marabouts, peut-être plus que les marabouts. Et ceux-là
des Arabes qu'on croyait civilisés, qui se montrent en temps
ordinaire disposés à accepter nos moeurs, à partager
nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout
à coup, dès que le ramadan commence, sauvagement fanatiques
et stupidement fervents.
Il est facile de comprendre quelle furieuse exaltation résulte,
pour ces cerveaux bornés et obstinés, de cette dure
pratique religieuse. Tout le jour, ces malheureux méditent,
l'estomac tiraillé, regardant passer les roumis conquérants,
qui mangent, boivent et fument devant eux. Et ils se répètent
que, s'ils tuent un de ces roumis pendant le ramadan, ils vont droit
au ciel, que l'époque de notre domination touche à sa
fin, car leurs marabouts leur promettent sans cesse qu'ils vont nous
jeter tous à la mer à coups de matraque.
C'est pendant le ramadan que fonctionnent spécialement les
Aïssaouas, mangeurs de scorpions, avaleurs de serpents, saltimbanques
religieux, les seuls, peut-être avec quelques mécréants
et quelques nobles, qui n'aient point une foi violente.
Ces exceptions sont infiniment rares; je n'en pourrais citer qu'une
seule.
Au moment de partir pour une marche de vingt jours dans le sud, un
officier du cercle de Boghar demanda aux trois spahis qui l'accompagnaient
de ne point faire le ramadan, estimant qu'il ne pourrait rien obtenir
de ces hommes exténués par le jeûne. Deux des
soldats ont refusé, le troisième répondit:
- Mon lieutenant, je ne fais pas le ramadan. Je ne suis pas un marabout,
moi, je suis un noble.
Il était, en effet, de grande tente, fils d'une des plus anciennes
et des plus illustres familles du désert.
Une coutume singulière persiste, qui date de l'occupation,
et qui parait profondément grotesque quand on songe aux résultats
terribles que le ramadan peut avoir pour nous. Comme on voulait, au
début, se concilier les vaincus, et comme flatter leur religion
est le meilleur moyen de les prendre, on a décidé que
le canon français donnerait le signal de l'abstinence pendant
l'époque consacrée. Donc, au matin, dès les premières
rougeurs de l'aurore, un coup de canon commande le jeune; et, chaque
soir, vingt minutes environ après le coucher du soleil, de
toutes les villes, de tous les forts, de toutes les Places militaires,
un autre coup de canon part qui fait allumer des milliers de cigarettes,
boire à des milliers de gargoulettes et préparer par
toute l'Algérie d'innombrables plats de kous-kous.
J'ai pu assister, dans la grande mosquée d'Alger, à
la cérémonie religieuse qui ouvre le ramadan.
L'édifice est tout simple, avec ses murs blanchis à
la chaux et son sol couvert de tapis épais. Les Arabes entrent
vivement, nu-pieds, avec leurs chaussures à la main. Ils vont
se placer par grandes files régulières, largement éloignées
l'une de l'autre et plus droites que des rangs de soldats à
l'exercice. Ils posent leurs souliers devant eux, par terre, avec
les menus objets qu'ils pouvaient avoir aux mains; et ils restent
immobiles comme des statues, le visage tourné vers une petite
chapelle qui indique la direction de La Mecque.
Dans cette chapelle, le mufti officie. Sa voix vieille, douce, bêlante
et très monotone, vagit une espèce de chant triste qu'on
n'oublie jamais quand une fois seulement on a pu l'entendre. L'intonation
souvent change, et alors tous les assistants, d'un seul mouvement
rythmique, silencieux et précipité, tombent le front
par terre, restent prosternés quelques secondes et se relèvent
sans qu'aucun bruit soit entendu, sans que rien ait voilé une
seconde le petit chant tremblotant du mufti. Et sans cesse toute l'assistance
ainsi s'abat et se redresse avec une promptitude, un silence et une
régularité fantastiques. On n'entend point là-dedans
le fracas des chaises, les toux et les chuchotements des églises
catholiques. On sent qu'une foi sauvage plane, emplit ces gens, les
courbe et les relève comme des pantins; c'est une foi muette
et tyrannique envahissant les corps, immobilisant les faces, tordant
les coeurs. Un indéfinissable sentiment de respect, mêlé
de pitié, vous prend devant ces fanatiques maigres, qui n'ont
point de ventre pour gêner leurs souples prosternations, et
qui font de la religion avec le mécanisme et la rectitude des
soldats prussiens faisant la manoeuvre.
Les murs sont blancs, les tapis, par terre, sont rouges; les hommes
sont blancs, ou rouges ou bleus avec d'autres couleurs encore, suivant
la fantaisie de leurs vêtements d'apparat, mais tous sont largement
drapés, d'allure fière; et ils reçoivent sur
la tête et les épaules la lumière douce tombant
des lustres.
Une famille de marabouts occupe une estrade et chante les répons
avec la même intonation de tête donnée par le mufti.
Et cela continue indéfiniment.
C'est pendant les soirs du ramadan qu'il faut visiter la Casbah. Sous
cette dénomination de Casbah, qui signifie citadelle, on a
fini par désigner la ville arabe tout entière. Puisqu'on
jeûne et qu'on dort le jour, en mange et on vit la nuit. Alors,
ces petites rues rapides comme des sentiers de montagne, raboteuses,
étroites comme des galeries creusées par des bêtes,
tournant sans cesse, se croisant et se mêlant, et si profondément
mystérieuses que, malgré soi, on y parle à voix
basse, sont parcourues par une population des Mille et Une Nuits.
C'est l'impression exacte qu'on y ressent. On fait un voyage en ce
pays que nous a conté la sultane Schéhérazade.
Voici les portes basses, épaisses comme des murs de prison,
avec d'admirables ferrures; voici les femmes voilées; voilà,
dans la profondeur des cours entrouvertes, les visages un moment aperçus,
et voilà encore tous les bruits vagues dans le fond de ces
maisons closes comme des coffrets à secret. Sur les seuils,
souvent des hommes allongés mangent et boivent. ]Parfois leurs
groupes vautrés occupent tout l'étroit passage. Il faut
enjamber des mollets nus, frôler des mains, chercher la place
où poser le pied au milieu d'un paquet de linge blanc étendu
et d'où sortent des têtes et des membres.
Les juifs laissent ouvertes les tanières qui leur servent de
boutiques; et les maisons de plaisir clandestines, pleines de rumeurs,
sont si nombreuses qu'on ne marche guère cinq minutes sans
en rencontrer deux ou trois. Dans les cafés arabes, des files
d'hommes tassés uns contre les autres, accroupis sur la banquette
collée au mur, ou simplement restés par terre, boivent
du café en des vases microscopiques. Ils sont là immobiles
et muets, gardant à la main leur tasse qu'ils portent parfois
à leur bouche, par un mouvement très lent, et ils peuvent
tenir à vingt, tant ils sont pressés, en un espace où
nous serions gênés à dix.
Et des fanatiques à l'air calme vont et viennent au milieu
de ces tranquilles buveurs, préchant la révolte, annonçant
la fin de la servitude.
C'est, dit-on, au ksar (village arabe) de Boukhari que se produisent
toujours les premiers symptômes des grandes insurrections. Ce
village se trouve sur la route de Laghouat. Allons-y.
Quand on regarde l'Atlas, de l'immense plaine de la Mitidja, on aperçoit
une coupure gigantesque qui fend la montagne dans la direction du
sud. C'est comme si un coup de hache l'eût ouverte. Cette trouée
s'appelle la gorge de la Chiffa. C'est par là que passe la
route de Médéah, de Boukhrari et de Laghouat.
On entre dans la coupure du mont; on suit la mince rivière,
la Chiffa; on s'enfonce dans la gorge étroite, sauvage et boisée.
Partout des sources. Les arbres gravissent les parois à pic,
s'accrochent partout, semblent monter à l'escalade. Le passage
se rétrécit encore. Les rochers droits vous menacent;
le ciel apparaît comme une bande bleue entre les sommets; puis
soudain, dans un brusque détour, une petite auberge se montre
à la naissance d'un ravin couvert d'arbres. C'est l'Auberge
du Ruisseau-des-Singes.
Devant la porte, l'eau chante dans les réservoirs; elle s'élance,
retombe, emplit ce coin de fraîcheur, fait songer aux calmes
vallons suisses. On se repose, on s'assoupit à l'ombre; mais
soudain, sur votre tète, une branche remue; on se lève
- alors dans toute l'épaisseur du feuillage c'est une fuite
précipitée de singes, des bondissements, des dégringolades,
des sauts et des cris.
Il y en a d'énormes et de tout petits, des centaines, des milliers
peut-être. Le bois en est rempli, peuplé, fourmillant.
Quelques-uns, captivés par les maîtres de l'auberge,
sont caressants et tranquilles. Un tout jeune, pris l'autre semaine,
reste un peu sauvage encore. Sitôt que l'on demeure immobile,
ils approchent, vous guettent, vous observent. On dirait que le voyageur
est la grande distraction des habitants de ce vallon. Dans certains
jours, pourtant, on n'en aperçoit pas un seul. Après
l'Auberge du Ruisseau-des-Singes, une allée s'étrangle
encore; et soudain, à gauche, deux grandes cascades s'élancent
presque du sommet du mont; deux cascades claires, deux rubans d'argent.
Si vous saviez comme c'est doux à voir des cascades, sur cette
terre d'Afrique! On monte, longtemps, longtemps. La gorge est moins
profonde, moins boisée. On monte encore, la montagne se dénude
peu à peu. Ce sont des champs à Présent; et,
quand on parvient au faite, on rencontre des chênes, des saules,
des ormeaux, les arbres de nos pays. On couche à Médéah,
blanche petite ville toute pareille à une sous-préfecture
de France.
C'est après Médéah que recommencent le, féroces
ravages du soleil. On franchit une forêt pourtant, mais une
forêt maigre, pelée, montrant partout la peau brûlante
de la terre bientôt vaincue. Puis plus rien de vivant autour
de nous.
Sur ma gauche un vallon s'ouvre, aride et rouge, sans une herbe; il
s'étend au loin, pareil à une cave de sable. Mais soudain
une grande ombre, lentement, le traverse, Elle passe d'un bout à
l'autre,, tache fuyante qui glisse sur le sol nu. Elle est, cette
ombre, la vraie, la seule habitante de ce lieu morne et mort. Elle
semble y régner, comme un génie mystérieux et
funeste. je lève les yeux et je l'aperçois qui s'en
va, les ailes étendues, immobiles, le grand dépeceur
de charognes, le vautour maigre qui plane sur son domaine, au-dessous
de cet autre maître du vaste pays qu'il tue, le soleil, le dur
soleil.
Quand on descend vers Boukhrari, on découvre, à perte
de vue, l'interminable vallée du Chélif. C'est, dans
toute sa hideur, la misère, la jaune misère de la terre.
Elle apparaît loqueteuse comme un vieux pauvre arabe, cette
vallée que parcourt l'ornière sale du fleuve sans eau,
bu jusqu'à sa boue par le feu du ciel. Cette fois il a tout
vaincu, tout dévoré, tout pulvérisé, tout
calciné, ce feu qui remplace l'air, emplit l'horizon.
Quelque chose vous passe sur le front: ailleurs ce serait du vent,
ici c'est du feu. Quelque chose flotte là-bas sur les crêtes
pierreuses: ailleurs ce serait une brume, ici c'est du feu, ou plutôt
de la chaleur visible. Si le sol n'était point déjà
calciné jusqu'aux os, cette étrange buée rappellerait
la petite fumée qui s'élève des chairs vives
brûlées au fer rouge. Et tout cela a une couleur étrange,
aveuglante et pourtant veloutée, la couleur du sable chaud
auquel semble se mêler une nuance un peu violacée, tombée
du ciel en fusion.
Point d'insectes dans cette poussière de terre. Quelques grosses
fourmis seulement. Les mille petits êtres qu'on voit chez nous
ne pourraient vivre dans cette fournaise. En certains jours torrides,
les mouches elles-mêmes meurent, comme au retour des froids
dans le Nord. C'est à peine si on peut élever des poules.
On les voit, les pauvres bêtes, qui marchent, le bec ouvert
et les ailes soulevées, d'une façon lamentable et comique.
Depuis trois ans, les dernières sources tarissent. Et le tout-puissant
soleil semble glorieux de son immense
victoire.
Cependant, voici quelques arbres, quelques pauvres arbres. C'est Boghar,
à droite, au sommet d'un mont poudreux.
A gauche dans un repli rocheux, couronnant un monticule et à
peine distinct du sol, tant il en a pris la coloration monotone, un
grand village se dresse sur le ciel, c'est le ksar de Boukhrari.
Au pied du cône de poussière qui porte ce vaste village
arabe, quelques maisons sont cachées dans le mouvement de la
colline; elles forment la commune mixte. Le ksar de Boukhrari est
un des plus considérables villages arabes de l'Algérie.
Il se trouve juste sur la frontière du Sud, un peu au-delà
du Tell, dans la zone de transition entre les pays européanisés
et le grand désert. Sa situation lui donne une singulière
importance politique, car elle en fait une sorte de trait d'union
entre les Arabes du littoral et les Arabes du Sahara. Aussi a-t-il
toujours été le pouls des insurrections. C'est là
qu'arrive le mot d'ordre, c'est de là qu'il repart. Les tribus
les plus éloignées envoient leurs gens pour savoir ce
qui se passe à Boukhrari. On a l'oeil sur ce point de toutes
les parties de l'Algérie.
L'administration française seule, ne s'occupe point de ce qui
se trame à Boukhrari. Elle en a fait une commune de plein exercice,
sur le modèle des communes de France, administrée par
un maire, vieux paysan à l'oeil endormi, flanqué d'un
garde champêtre. Entre et sort qui veut. Les Arabes venus de
n'importe où peuvent circuler, causer, intriguer à leur
guise sans être gênés en rien. Au pied du ksar,
à deux ou trois cents mètres, la commune mixte est gouvernée
par l'administrateur civil qui dispose des pouvoirs les plus étendus
sur un territoire nu, qu'il est presque inutile de surveiller. Il
ne peut empiéter sur les attributions du maire, son voisin.
En face, sur la montagne, est Boghar, où habite le commandant
supérieur du cercle militaire. Il a entre les mains les moyens
d'action les plus actifs, mais il ne peut rien dans le ksar, commune
de plein exercice. Or, le ksar n'est habité que par les Arabes.
C'est le point dangereux qu'on respecte, tandis qu'on surveille avec
soin les environs. On soigne le mal dans ses effets et non dans sa
cause.
Qu'arrive-t-il? Le commandant et l'administrateur, quand ils s'entendent,
organisent une sorte de police secrète à l'insu du maire,
et tachent d'être informés mystérieusement.
N'est-il point surprenant de voir ce centre arabe, reconnu dangereux
par tout le monde, plus libre qu'une ville en France, tandis qu'il
serait impossible à un Français quelconque, s'il n'était
protégé par quelque personnage influent, de pénétrer
et de circuler sur le territoire militaire des cercles avancés
du Sud.
Dans la commune mixte on trouve une auberge. J'y passai la nuit, une
nuit d'étuve. L'air semblait brûlé par la flamme
du dernier jour. Il ne remuait plus, comme s'il eût été
figé par la chaleur.
Aux premières lueurs de l'aurore, je me levai. Le soleil parut,
acharné dans sa besogne d'incendiaire. Devant ma fenêtre
ouverte sur l'horizon déjà torride et silencieux une
petite diligence dételée attendait. On lisait sur le
panneau jaune: "Courrier du Sud!"
Courrier du Sud! On allait donc encore plus au sud en ce terrible
mois d'août. Le Sud! quel mot rapide, brûlant! Le Sud!
Le feu! Là-bas, au Nord, on dit, en parlant des pays tièdes:
" le Midi ". Ici, c'est le "Sud". je regardais
cette syllabe si courte qui me paraissait surprenante comme si je
ne l'avais jamais lue. J'en découvrais, me semblait-il, le
sens mystérieux. Car les mots les plus connus comme les visages
souvent regardés ont des significations secrètes, dont
on s'aperçoit tout d'un coup, un jour, on ne sait pourquoi.
Le Sud! Le désert, les nomades, les terres inexplorées
et puis les nègres, tout un monde nouveau, quelque chose comme
le commencement d'un univers! Le Sud comme cela devient énergique
sur la frontière du Sahara. Dans l'après-midi, j'allai
visiter le Ksar.
Boukhrari est le premier village où l'on rencontre des Oulad-Naïl.
On est saisi de stupéfaction à l'aspect de ces courtisanes
du désert.
Les rues populeuses sont pleines d'Arabes couchés en travers
des portes, en travers de la route, accroupis, causant à voix
basse ou dormant. Partout leurs vêtements flottants et blancs
semblent augmenter la blancheur unie des maisons. Point de taches,
tout est blanc; et soudain une femme apparaît, debout sur une
porte, avec une large coiffure qui semble d'origine assyrienne surmontée
d'un énorme diadème d'or.
Elle porte une longue robe rouge éclatante. Ses bras et ses
chevilles sont cerclés de bracelets étincelants; et
sa figure aux lignes droites est tatouée d'étoiles bleues.
Puis en voici d'autres, beaucoup d'autres, avec la même coiffure
monumentale: une montagne carrée qui laisse pendre de chaque
côté une grosse tresse tombant jusqu'au bas de l'oreille,
puis relevée en arrière pour se perdre de nouveau dans
la masse opaque des cheveux. Elles portent toujours des diadèmes
dont quelques-uns sont fort riches. La poitrine est noyée sous
les colliers, les médailles, les lourds bijoux; et deux fortes
chaînettes d'argent font tomber jusqu'au bas-ventre une grosse
serrure de même métal, curieusement ciselée à
jour et dont la clef pend au bout d'une autre chaîne. Quelques-unes
de ces filles n'ont encore que de minces bracelets. Elles débutent.
Les autres, les anciennes, montrent sur elles quelquefois pour dix
ou quinze mille francs de bijoux. J'en ai vu une dont le collier était
formé de huit rangées de pièces de vingt francs.
Elles gardent ainsi leur fortune, leurs économies laborieusement
gagnées. Les anneaux de leurs chevilles sont en argent massif
et d'un poids surprenant. En effet, dès qu'elles possèdent
en pièces d'argent la valeur de deux ou trois cents francs,
elles les donnent à fondre aux bijoutiers mozabites, qui leur
rendent alors ces anneaux ciselés ou ces serrures symboliques,
ou ces chaînes, ou ces larges bracelets. Les diadèmes
qui les couronnent sont obtenus de la même façon.
Leur coiffure monumentale, emmêlement savant et compliqué
de tresses entortillées, demande presque un jour de travail
et une incroyable quantité d'huile. Aussi ne se font-elles
guère recoiffer que tous les mois, et prennent-elles un soin
extrême à ne point compromettre, dans leurs amours, ce
haut et difficile édifice de cheveux qui répand, en
peu de temps, une intolérable odeur. C'est le soir qu'il faut
les voir, quand elles dansent au café maure.
Le village est silencieux. Des formes blanches gisent étendues
le long des maisons. La nuit brûlante est criblée d'étoiles;
et ces étoiles d'Afrique brillent d'une clarté que je
ne leur connaissais pas, une clarté de diamants de feu, palpitante,
vivante, aiguë.
Tout à coup, au détour d'une rue, un bruit vous frappe,
une musique sauvage et précipitée, un grondement saccadé
de tambours de basque que domine la clameur aigre, continue, abrutissante,
assourdissante et féroce d'une flûte qu'emplit de son
souffle infatigable un grand diable à la peau d'ébène,
le maître de l'établissement. Devant la porte, un monceau
de burnous, un paquet d'Arabes qui regardent sans entrer et qui forment
une grande lueur mouvante sous la clarté venue de l'intérieur.
Au-dedans, des files d'êtres immobiles et blancs assis sur des
planches, le long des murs blancs, sous un toit très bas. Et
par terre, accroupies, avec leurs oripaux flamboyants, leurs éclatants
bijoux, leurs faces tatouées, leurs hautes coiffures à
diadème qui rappellent les bas-reliefs égyptiens, les
Oulad-Naïl attendent.
Nous entrons. Personne ne bouge. Alors, pour nous asseoir, et selon
l'usage, on saisit les Arabes, on les bouscule, on les rejette de
leur banc et ils s'en vont, impassibles. D'autres se tassent pour
leur faire place. Sur une estrade, au fond, les quatre tambourineurs,
avec des poses extatiques, battent frénétiquement la
peau tendue des instruments; et le maître, le grand nègre,
se promène d'un pas majestueux, en soufflant furieusement dans
sa flûte enragée, sans un repos, sans une défaillance
d'une seconde.
Alors, deux Oulad-Naïl se lèvent, vont se placer aux extrémités
de l'espace laissé libre entre les bancs et elles se mettent
à danser. Leur danse est une marche douce que rythme un coup
de talon faisant sonner les anneaux des pieds. A chacun de ces coups,
le corps entier fléchit dans une sorte de boiterie méthodique;
et leurs mains, élevées et tendues à la hauteur
de l'oeil, se retournent doucement à chaque retour du sautillement,
avec une vive trépidation, une secousse rapide des doigts.
La face un peu tournée, rigide, impassible, figée, demeure
étonnamment immobile, une face de sphinx, tandis que le regard
oblique reste tendu sur les ondulations de la main, comme fasciné
par ce mouvement doux, que coupe sans cesse la brusque convulsion
des doigts.
Elles vont ainsi, l'une vers l'autre. Quand elles se rencontrent,
leurs mains se touchent; elles semblent frémir; leurs tailles
se renversent, laissant traîner un grand voile de dentelle qui
va de la coiffure aux pieds. Elles se frôlent, cambrées
en arrière, comme pâmées dans un joli mouvement
de colombes amoureuses. Le grand voile bat comme une aile. Puis, redressées
soudain, redevenues impassibles, elles se séparent; et chacune
continue jusqu'à la ligne des spectateurs son glissement lent
et boitillant.
Toutes ne sont point jolies; mais toutes sont singulièrement
étranges. Et rien ne peut donner l'idée de ces Arabes
accroupis au milieu desquels passent, de leur allure calme et scandée,
ces filles couvertes d'or et d'étoffes flamboyantes.
Quelquefois, elles varient un peu les gestes de leur danse.
Ces prostituées venaient jadis d'une seule tribu, les Oulad-Naïl.
Elles amassaient ainsi leur dot et retournaient ensuite se marier
chez elles, après fortune faite. On ne les en estimait pas
moins dans leur tribu; c'était l'usage. Aujourd'hui, bien qu'il
soit toujours admis que les filles des Oulad-Naïl aillent faire
fortune au loin par ce moyen, toutes les tribus fournissent des courtisanes
aux centres arabes.
Le propriétaire du café où elles se montrent
et s'offrent est toujours un nègre! Dès qu'il voit entrer
des étrangers, cet industriel s'applique sur le front une pièce
de cinq francs en argent, qui tient collée à la peau
par on ne sait quel procédé. Et il marche à travers
son établissement en jouant férocement de sa flûte
sauvage, montrant avec obstination la monnaie dont il s'est tatoué
pour inviter le visiteur à lui en offrir autant.
Celles des Oulad-Naïl qui sont de grande tente apportent dans
leurs relations avec leurs visiteurs toute la générosité
et la délicatesse que comporte leur origine. Il suffit d'admirer
une seconde l'épais tapis qui sert de lit pour que le serviteur
de la noble prostituée apporte à son amant d'une minute,
dès qu'il a regagné sa demeure, l'objet qui l'avait
frappé.
Elles ont, comme les filles de France, des protecteurs qui vivent
de leurs fatigues. On trouve parfois au matin une d'elles au fond
d'un ravin, la gorge ouverte d'un coup de couteau, dépouillée
de tous ses bijoux. Un homme qu'elle aimait a disparu; et on ne le
revoit jamais.
Le logement où elles reçoivent est une étroite
chambre aux murs de terre. Dans les oasis, le plafond est fait simplement
de roseaux tassés les uns sur les autres et où vivent
des armées de scorpions. La couche se compose de tapis superposés.
Les gens riches, arabes ou français, qui veulent passer une
nuit de luxueuse orgie, louent jusqu'à l'aurore le bain maure
avec les serviteurs du lieu. Ils boivent et mangent dans l'étuve,
et modifient l'usage des divans de repos.
Cette question de moeurs m'amène à un sujet bien difficile.
Nos idées, nos coutumes, nos instincts diffèrent si
absolument de ceux qu'on rencontre en ces pays, qu'on ose à
peine parler chez nous d'un vice si fréquent là-bas
que les Européens ne s'en scandalisent même plus. On
arrive à en rire au lieu de s'indigner. C'est là une
matière fort délicate, mais qu'on ne peut passer sous
silence quand on veut essayer de raconter la vie arabe, de faire comprendre
le caractère particulier de ce peuple.
On rencontre ici à chaque pas ces amours anti-naturelles entre
êtres du même sexe que recommandait Socrate, l'ami d'Alcibiade.
Souvent, dans l'histoire, on trouve des exemples de cette étrange
et malpropre passion à laquelle s'abandonnait César,
que les Romains et les Grecs pratiquèrent constamment, que
Henri III mit à la mode en France et dont on suspecta bien
des grands hommes. Mais ces exemples ne sont cependant que des exceptions
d'autant plus remarquées qu'elles sont assez rares. En Afrique,
cet amour anormal est entré si profondément dans les
moeurs que les Arabes semblent le considérer comme aussi naturel
que l'autre.
D'où vient cette déviation de l'instinct? De plusieurs
causes sans doute. La plus apparente est la rareté des femmes,
séquestrées par les riches qui possèdent quatre
épouses légitimes et autant de concubines qu'ils en
peuvent nourrir. Peut-être aussi l'ardeur du climat, qui exaspère
les désirs sensuels, a-t-elle émoussé chez ces
hommes de tempérament violent la délicatesse, la finesse,
la propreté intellectuelle qui nous préservent des habitudes
et des contacts répugnants.
Peut-être encore trouve-t-on là une sorte de tradition
des moeurs de Sodome, une hérédité vicieuse chez
ce peuple nomade, inculte, presque incapable de civilisation, demeuré
aujourd'hui tel qu'il était aux temps bibliques.
Oserai-je citer quelques exemples récents et bien caractéristiques
de la puissance de cette passion chez l'Arabe? Le hammam eut, dans
ses débuts, parmi les garçons des bains, un petit nègre
d'Algérie. Après un séjour de quelque temps à
Paris, ce jeune homme revint en Afrique. Or, un matin, on trouva dans
une caserne deux soldats assassinés; et l'enquête démontra
bien vite que le meurtrier n'était autre que l'ancien employé
du hammam, qui, du même coup, avait tué ses deux amants.
Des relations intimes s'étant établies entre ces hommes
qui s'étaient connus par lui, il avait découvert leur
liaison, et, jaloux de tous les deux, les avait égorgés.
De pareils faits sont très fréquents.
Voici maintenant un autre drame.
Un jeune Arabe de grande tente (?) était connu dans
toute la contrée pour ses habitudes amoureuses qui faisaient
aux Oulad-Naïl une déloyale concurrence. Ses frères
lui reprochèrent plusieurs fois, non pas ses moeurs, mais sa
vénalité. Comme il ne changeait en rien ses habitudes,
ils lui donnèrent huit jours pour renoncer à son commerce.
Il ne tint pas compte de cet avertissement.
Le neuvième jour, au matin, on le trouva mort, étranglé,
le corps nu et la tête voilée, au milieu du cimetière
arabe. Quand on découvrit la figure, on aperçut une
pièce de monnaie violemment incrustée, d'un coup de
talon, dans la chair du front, et, sur cette pièce, une petite
pierre noire.
A côté du drame, une comédie.
Un officier de spahis cherchait en vain une ordonnance. Tous les soldats
qu'il employait étaient mal habillés, peu soigneux,
impossibles à garder. Un matin, un jeune cavalier arabe se
présente, fort beau, intelligent, d'allure fine. Le lieutenant
le prit à l'essai. C'était une trouvaille, un garçon
actif, propre, silencieux, plein d'attention et d'adresse. Tout alla
bien pendant huit jours. Le neuvième jour au matin, comme le
lieutenant rentrait de sa promenade quotidienne, il aperçut
devant sa porte un vieux spahi en train de cirer ses bottes. Il passa
dans le vestibule; un autre spahi balayait. Dans la chambre, un troisième
faisait le lit. Un quatrième, au loin, chantait dans l'écurie,
tandis que le véritable ordonnance, le jeune Mohammed, fumait
des cigarettes, couché sur un tapis.
Stupéfait, le lieutenant appela un de ces remplaçants
inattendus, et, lui montrant ses camarades:
- Qu'est-ce que vous f...ichez ici, vous autres?
L'Arabe immédiatement s'expliqua:
- Mon lieutenant, c'est le lieutenant indigène qui nous a envoyés.
(Chaque lieutenant français, en effet, est doublé d'un
officier indigène qui lui est subordonné.)
- Ah! c'est le lieutenant indigène. Et pourquoi ça?
Le soldat reprit:
- Mon lieutenant, il nous a dit: "Allez-vous-en chez le lieutenant
et faites-moi tout l'ouvrage de Mohammed. Mohammed il doit rien faire,
parce que c'est la femme du lieutenant."
Cette attention délicate coûta d'ailleurs à l'officier
deux mois d'arrêts.
Ce qui prouve combien ce vice est entré dans les moeurs des
Arabes, c'est que tout prisonnier qui leur tombe dans les mains est
aussitôt utilisé pour leurs plaisirs. Sils sont nombreux,
l'infortuné peut mourir à la suite de ce supplice de
volupté.
Quand la justice est appelée à constater un assassinat,
elle constate aussi fort souvent que le cadavre a été
violé, après la mort, par le meurtrier.
Il est encore d'autres faits fort communs et tellement ignobles que
je ne les puis rapporter ici.
En redescendant, un soir, de Boukhrari, vers le coucher du soleil,
j'aperçus trois Oulad-Naïl, deux en rouge et une en bleu,
debout au milieu d'une foule d'hommes assis à l'orientale ou
couchés. Elles avaient l'air de divinités sauvages dominant
un peuple prosterné.
Tous avaient les yeux fixés sur le fort de Boghar, là-bas,
sur la grande côte en face, sur l'autre versant de la vallée
poudreuse. Tous étaient immobiles, attentifs comme s'ils eussent
attendu quelque événement surprenant. Tous tenaient
à la main une cigarette vierge encore et qu'ils venaient de
rouler.
Soudain une petite fumée blanche jaillit au sommet de la forteresse,
et aussitôt, dans toutes les bouches pénétrèrent
toutes les cigarettes, tandis qu'un bruit sourd et lointain faisait
un peu frémir le sol. C'était le canon français
annonçant aux vaincus le terme de l'abstinence quotidienne.
