AU
CREUSOT
Le
ciel est bleu, tout bleu, plein de soleil. Le train vient de passer
Montchanin. Là-bas, devant nous, un nuage s'élève,
tout noir, opaque, qui semble monter de la terre, qui obscurcit l'azur
clair du jour, un nuage lourd, immobile. C'est la fumée du
Creusot. On approche, on distingue. Cent cheminées géantes
vomissent dans l'air des serpents de fumée, d'autres moins
hautes et haletantes crachent des haleines de vapeur ; tout cela se
mêle, s'étend, plane, couvre la ville, emplit les rues,
cache le ciel, éteint le soleil. Il fait presque sombre maintenant.
Une poussière de charbon voltige, pique les yeux, tache la
peau, macule le linge. Les maisons sont noires, comme frottées
de suie, les pavés sont noirs, les vitres poudrées de
charbon. Une odeur de cheminée, de goudron, de houille flotte,
contracte la gorge, oppresse la poitrine, et parfois une âcre
saveur de fer, de forge, de métal brûlant, d'enfer ardent
coupe la respiration, vous fait lever les yeux pour chercher l'air
pur, l'air libre, l'air sain du grand ciel ; mais on voit planer là-haut
le nuage épais et sombre, et miroiter près de soi les
facettes menues du charbon qui voltige. C'est le Creusot.
Un bruit sourd et continu fait trembler la terre, un bruit fait de
mille bruits, que coupe d'instant en instant un coup formidable, un
choc ébranlant la ville entière.
Entrons dans l'usine de MM. Schneider.
Quelle féerie ! C'est le royaume du Fer, où règne
Sa Majesté le Feu !
Du feu ! on en voit partout. Les immenses bâtiments s'alignent
à perte de vue, hauts comme des montagnes et pleins jusqu'au
faite de machines qui tournent, tombent, remontent, se croisent, s'agitent,
ronflent, sifflent, grincent, crient. Et toutes travaillent du feu.
Ici des brasiers, là des jets de flamme, plus loin des blocs
de fer ardent vont, viennent, sortent des fours, entrent dans les
engrenages, en ressortent, y rentrent cent fois, changent de forme,
toujours rouges. Les machines voraces mangent ce feu, ce fer éclatant,
le broient, le coupent, le scient, l'aplatissent, le filent, le tordent,
en font des locomotives, des navires, des canons, mille choses diverses,
fines comme des ciselures d'artistes, monstrueuses comme des oeuvres
de géants,, et compliquées, délicates, brutales,
puissantes.
Essayons de voir, et de comprendre.
Nous entrons, à droite, sous une vaste galerie où fonctionnent
quatre énormes machines. Elles vont avec lenteur, remuant leurs
roues, leurs pistons, leurs tiges. Que font-elles ? Pas autre chose
que de souffler de l'air aux hauts fourneaux où bout le métal
en fusion. Elles sont les poumons monstrueux des cornues colossales
que nous allons voir. Elles respirent, rien de plus ; elles font vivre
et digérer les monstres.
Et voici les cornues : elles sont deux, aux deux extrémités
d'une autre galerie, grosses comme des tours, ventrues, rugissantes
et crachant un tel jet de flamme qu'à cent mètres les
yeux sont aveuglés, la peau brûlée, et qu'on halète
comme dans une étuve.
On dirait un volcan furieux. Le feu qui sort de la bouche est blanc,
insoutenable à la vue et projeté avec tant de force
et de bruit que rien n'en peut donner l'idée.
Là-dedans l'acier bout, l'acier Bessemer dont on fait les rails.
Un homme fort, beau, jeune, grave, coiffé d'un grand feutre
noir, regarde attentivement l'effroyable souffle. Il est assis devant
une roue pareille au gouvernail d'un navire et parfois il la fait
tourner à la façon des pilotes. Aussitôt la colère
de la cornue augmente, elle crache un ouragan de flammes, c'est que
le chef fondeur vient d'augmenter encore le monstrueux courant d'air
qui la traverse.
Et, toujours pareil à un capitaine, l'homme, à tout
moment, porte à ses yeux une jumelle pour considérer
la couleur du feu. Il fait un geste ; un wagonnet s'avance et verse
d'autres métaux dans le brasier rugissant. Le fondeur encore
consulte les nuances des flammes furieuses, cherchant des indications,
et, soudain, tournant une autre roue toute petite, il fait basculer
la formidable cuve. Elle se retourne lentement, crachant jusqu'au
toit de la galerie un terrifiant jet d'étincelles ; et elle
verse, délicatement, comme un éléphant qui ferait
des grâces, quelques gouttes d'un liquide flamboyant dans un
vase de fonte qu'on lui tend, puis elle se redresse en rugissant.
Un homme emporte ce feu sorti d'elle. Ce n'est plus maintenant qu'un
lingot rouge qu'on dépose sous un marteau mû par la vapeur.
Le marteau frappe, écrase, rend mince comme une feuille le
métal ardent qu'on refroidit aussitôt dans l'eau. Une
pince alors le saisit, le brise ; et le contremaître examine
le grain avant de donner l'ordre : "Coulez !"
La cornue aussitôt se renverse de nouveau, et, comme un valet
qui emplirait des verres autour d'une table, elle verse le flot flamboyant
d'acier quelle porte en ses flancs dans une série de récipients
de fonte déposés en rond autour d'elle.
Elle semble se déplacer d'une façon naturelle, toute
simple, comme si une âme l'animait. Car il suffit, pour remuer
ces engins fantastiques, pour leur faire accomplir leur oeuvre, les
faire aller, venir, tomber, se redresser, tourner, pivoter, il suffit
de toucher à des leviers gros comme des cannes, d'appuyer sur
des boutons pareils à ceux des sonnettes électriques.
Une force, un génie étrange semble planer, qui gouverne
les gestes pesants et faciles de ces surprenants appareils.
Nous sortons, le visage rôti, les yeux sanglants.
Voici deux tours de briques, en plein air, trop hautes pour tenir
sous un toit. Une chaleur insoutenable s'en dégage. Un homme,
armé d'un levier de fer, les frappe au pied, fait tomber une
sorte d'enduit, creuse plus profondément. Et bientôt
apparaît une lueur, un point clair. Deux coups encore et un
ruisseau, un torrent de feu s'élance, suit des canaux creusés
dans la terre, va, vient, coule toujours. C'est la fonte, la fonte
brute en fusion. On suffoque devant ce fleuve effrayant, on fuit,
on entre dans les hauts bâtiments où sont faites les
locomotives et les grandes machines des navires de guerre.
On ne distingue plus, on ne sait plus, on perd la tête. C'est
un labyrinthe de manivelles, de roues, de courroies, d'engrenages
en mouvement. A chaque pas on se trouve devant un monstre qui travaille
du fer rouge ou sombre. Ici ce sont des scies qui divisent des plaques
larges comme le corps ; là des pointes pénètrent
dans des blocs de fonte et les percent ainsi qu'une aiguille qui entre
en du drap ; plus loin, un autre appareil coupe des lamelles d'acier
comme des ciseaux feraient d'une feuille de papier. Tout cela marche
en même temps avec des mouvements différents, peuple
fantastique de bêtes méchantes et grondantes. Et toujours
on voit du feu sous les marteaux, du feu dans les fours, du feu partout,
partout du feu. Et toujours un coup formidable et régulier
dominant le tumulte des roues, des chaudières, des enclumes,
des mécaniques de toutes sortes, fait trembler le sol. C'est
le gros pilon du Creusot qui travaille. Il est au bout d'un immense
bâtiment qui en contient dix ou douze autres. Tous s'abattent
de moment en moment sur un bloc incandescent qui lance une pluie d'étincelles
et s'aplatit peu à peu, se roule, prend une forme courbe ou
droite ou plate, selon la volonté des hommes.
Lui, le gras, il pèse cent mille kilos, et tombe, comme tomberait
une montagne, sur un morceau d'acier rouge plus énorme encore
que lui. A chaque choc un ouragan de feu jaillit de tous les côtés,
et l'on voit diminuer d'épaisseur la masse que travaille le
monstre.
Il monte et redescend sans cesse, avec une facilité gracieuse,
mû par un homme qui appuie doucement sur un frêle levier
; et il fait penser à ces animaux effroyables, domptés
jadis par des enfants, à ce que disent les contes.
Et nous entrons dans la galerie des laminoirs. C'est un spectacle
plus étrange encore. Des serpents rouges courent par terre,
les uns minces comme des ficelles, les autres gros comme des câbles.
On dirait ici des vers de terre démesurés, et là-bas
des boas effroyables. Car ici on fait des fils de fer et là-bas
les rails pour les trains.
Des hommes, les yeux couverts d'une toile métallique, les mains,
les bras et les jambes enveloppés de cuir, jettent dans la
bouche des machines l'éternel morceau de fer ardent. La machine
le saisit, le tire, l'allonge, le tire encore, le rejette, le reprend,
l'amincit toujours. Lui, le fer, il se tortille comme un reptile blessé,
semble lutter, mais cède, s'allonge encore, s'allonge toujours,
toujours repris et toujours rejeté par la mâchoire d'acier.
Voici les rails. Impuissante à résister, la masse rougie,
opaque et carrée de Bessemer s'étend sous l'effort des
mécaniques et, en quelques secondes, devient un rail. Une scie
géante le coupe à sa longueur exacte, et d'autres suivent
sans fin, sans que rien arrête ou ralentisse le formidable travail.
Nous sortons enfin, noirs nous-mêmes comme des chauffeurs, épuisés,
la vue éteinte. Et sur nos têtes s'étend le nuage
épais de charbon et de fumée qui s'élève
jusqu'aux hauteurs du ciel.
Oh ! quelques fleurs, une prairie, un ruisseau et de l'herbe où
se coucher sans pensée et sans autre bruit autour de soi que
le glissement de l'eau ou le chant du coq, au loin !