Ce
journal ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressante.
Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur
les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé
à écrire chaque jour ce que j'ai vu et ce que j'ai pensé.
En somme, j'ai vu de l'eau, du soleil, des nuages et des roches -
je ne puis raconter autre chose - et j'ai pensé simplement,
comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène.
6
avril.
Je
dormais profondément quand mon patron Bernard jeta du sable
dans ma fenêtre. Je l'ouvris et je reçus sur le visage,
dans la poitrine et jusque dans l'âme, le souffle froid et délicieux
de la nuit. Le ciel était limpide et bleuâtre, rendu
vivant par le frémissement de feu des étoiles.
Le matelot, debout au pied du mur, disait :
- Beau temps, monsieur.
- Quel vent ?
- Vent de terre.
- C'est bien, j'arrive.
Une demi-heure plus tard, je descendais la côte à grands
pas. L'horizon commençait à pâlir et je regardais
au loin, derrière la baie des Anges, les lumières de
Nice, puis plus loin encore, le phare tournant de Villefranche. Devant
moi Antibes apparaissait vaguement dans l'ombre éclaircie,
avec ses deux tours debout sur la ville bâtie en cône
et qu'enferment encore les vieux murs de Vauban.
Dans les rues, quelques chiens et quelques hommes, des ouvriers qui
se lèvent. Dans le port, rien que le très léger
bercement des tartanes le long du quai et l'insensible clapot de l'eau
qui remue à peine. Parfois un bruit d'amarre qui se raidit
ou le frôlement d'une barque le long d'une coque. Les bateaux,
les pierres, la mer elle-même semblent dormir sous le firmament
poudré d'or et sous l'oeil du petit phare qui, debout sur la
jetée, veille sur son petit port.
Là-bas, en face du chantier du constructeur Ardouin, j'aperçus
une lueur, je sentis un mouvement, j'entendis des voix. On m'attendait.
Le Bel-Ami était prêt à partir.
Je descendis dans le salon qu'éclairaient les deux bougies
suspendues et balancées comme des boussoles, au pied des canapés
qui servent de lit, la nuit venue ; j'endossai le veston de mer en
peau de bête, je me coiffai d'une chaude casquette, puis je
remontai sur le pont. Déjà les amarres de postes avaient
été larguées, et les deux hommes, halant sur
la chaîne, amenaient le yacht à pic sur son ancre. Puis
ils hissèrent la grande voile, qui s'éleva lentement
avec une plainte monotone des poulies et de la mâture. Elle
montait large et pâle dans la nuit, cachant le ciel et les astres,
agitée déjà par les souffles du vent.
Il nous arrivait sec et froid de la montagne invisible encore qu'on
sentait chargée de neige. Il était très faible,
à peine éveillé, indécis et intermittent.
Maintenant, les hommes embarquaient l'ancre, je pris la barre ; et
le bateau, pareil à un grand fantôme, glissa sur l'eau
tranquille. Pour sortir du port, il nous fallait louvoyer entre les
tartanes et les goélettes ensommeillée. Nous allions
d'un quai à l'autre, doucement, traînant notre canot
court et rond qui nous suivait comme un petit, à peine sorti
de l'oeuf, suit un cygne.
Dès que nous fûmes dans la passe, entre la jetée
et le fort carré, le yacht, plus ardent, accéléra
sa marche et sembla s'animer comme si une gaieté fût
entrée en lui. Il dansait sur les vagues légères,
innombrables et basses, sillons mouvants d'une plaine illimitée.
Il sentait la vie de la mer en sortant de l'eau morte du port.
Il n'y avait pas de houle, je m'engageai entre les murs de la ville
et la bouée le Cinq-Cents-Francs qui indique le grand passage,
puis laissant arriver vent arrière, je fis route pour doubler
le cap.
Le jour naissait, les étoiles s'éteignaient, le phare
de Villefranche ferma pour la dernière fois son oeil tournant,
et j'aperçus dans le ciel lointain, au-dessus de Nice, encore
invisible, des lueurs bizarres et roses, c'étaient les glaciers
des Alpes dont l'aurore allumait les cimes.
Je remis la barre à Bernard pour regarder se lever le soleil.
La brise, plus fraîche, nous faisait courir sur l'onde frémissante
et violette. Une cloche se mit à sonner, jetant au vent les
trois coups rapides de l'Angélus. Pourquoi le son des cloches
semble-t-il plus alerte au jour levant et plus lourd à la nuit
tombante ? J'aime cette heure froide et légère du matin,
lorsque l'homme dort encore et que s'éveille la terre. L'air
est plein de frissons mystérieux que ne connaissent point les
attardés du lit. On aspire, on boit, on voit la vie qui tenait,
la vie matérielle du monde, la vie qui parcourt les astres
et dont le secret est notre immense tourment.
Raymond disait :
- Nous aurons vent d'est tantôt.
Bernard répondit :
- Je croirais plutôt à un vent d'ouest.
Bernard, le patron, est maigre, souple, remarquablement propre, soigneux
et prudent. Barbu jusqu'aux yeux, il a le regard bon et la voix bonne.
C'est un dévoué et un franc. Mais tout l'inquiète
en mer, la houle rencontrée soudain et qui annonce de la brise
au large, le nuage allongé sur l'Esterel, qui révèle
du mistral dans l'ouest, et même le baromètre qui monte,
car il peut indiquer une bourrasque de l'est. Excellent marin d'ailleurs,
il surveille tout sans cesse et pousse la propreté jusqu'à
frotter les cuivres dès qu'une goutte d'eau les atteint.
Raymond, son beau-frère, est un fort gars, brun et moustachu,
infatigable, et hardi, aussi franc et dévoué que l'autre,
mais moins mobile et nerveux, plus calme, plus résigné
aux surprises et aux traîtrises de la mer.
Bernard, Raymond et le baromètre sont parfois en contradiction
et me jouent une amusante comédie à trois personnages,
dont un muet, le mieux renseigné.
- Sacristi, monsieur, nous marchons bien, disait Bernard.
Nous avons passé, en effet, le golfe de la Salis, franchi la
Garoupe, et nous approchons du cap Gros, roche plate et basse allongée
au ras des flots.
Maintenant, toute la chaîne des Alpes apparaît, vague
monstrueuse qui menace la mer, vague de granit couronnée de
neige dont tous les sommets pointus semblent des jaillissements d'écume
immobile et figée. Et le soleil se lève derrière
ces glaces, sur qui sa lumière tombe en coulée d'argent.
Mais voilà que, doublant le cap d'Antibes, nous découvrons
les îles de Lérins, et loin par derrière, la chaîne
tourmentée de l'Esterel. L'Esterel est le décor de Cannes,
charmante montagne de keepsake, bleuâtre et découpée
élégamment, avec une fantaisie coquette et pourtant
artiste, peinte à l'aquarelle sur un ciel théâtral
par un créateur complaisant pour servir de modèle aux
Anglaises paysagistes et de sujet d'admiration aux altesses phtisiques
ou désoeuvrées.
A chaque heure du jour, l'Esterel change d'effet et charme les yeux
du high life.
La chaîne des monts correctement et nettement dessinée
se découpe au matin sur le ciel bleu, d'un bleu tendre et pur,
d'un bleu pourpre et joli, d'un bleu idéal de plage méridionale.
Mais le soir, les flancs boisés des côtes s'assombrissent
et plaquent une tache noire sur un ciel de feu, sur un ciel invraisemblablement
dramatique et rouge. Je n'ai jamais vu nulle part ces couchers de
soleil de féerie, ces incendies de l'horizon tout entier, ces
explosions de nuages, cette mise en scène habile et superbe,
ce renouvellement quotidien d'effets excessifs et magnifiques qui
forcent l'admiration et feraient un peu sourire s'ils étaient
peints par des hommes.
Les îles de Lérins, qui ferment à l'est le golfe
de Cannes et le séparent du golfe Juan, semblent elles-mêmes
deux îles d'opérette placées là pour le
plus grand plaisir des hivernants et des malades.
De la pleine mer, où nous sommes à présent, elles
ressemblent à deux jardins d'un vert sombre poussés
dans l'eau. Au large à l'extrémité de Saint-Honorat,
s'élève, le pied dans les flots, une ruine toute romantique,
vrai château de Walter Scott, toujours battue par les vagues,
et où les moines autrefois se défendirent contre les
Sarrasins, car Saint-Honorat appartint toujours à des moines,
sauf pendant la Révolution. L'île fut achetée
par une actrice des Français.
Château fort, religieux batailleurs, aujourd'hui trappistes
gras, souriants et quêteurs, jolie cabotine venant sans doute
cacher ses amours dans cet îlot couvert de pins et de fourrés
et entouré d'un collier de rochers charmants, tout jusqu'à
ces noms à la Florian "Lérins, SaintHonorat, Sainte-Marguerite",
tout est aimable, coquet, romanesque, poétique et un peu fade
sur ce délicieux rivage de Cannes.
Pour faire pendant à l'antique manoir crénelé,
svelte et dressé à l'extrémité de Saint-Honorat,
vers la pleine mer, Sainte-Marguerite est terminée vers la
terre par la forteresse célèbre où furent enfermés
le Masque de fer et Bazaine. Une passe d'un mille environ s'étend
entre la pointe de la Croisette et ce château, qui a l'aspect
d'une vieille maison écrasée, sans rien d'altier et
de majestueux. Il semble accroupi, lourd et sournois, vraie souricière
à prisonniers.
J'aperçois maintenant les trois golfes. Devant moi, au-delà
des îles, celui de Cannes, plus près, le golfe Juan,
et derrière moi la baie des Anges, dominée par les Alpes
et les sommets neigeux. Plus loin les côtes se déroulent
bien au-delà de la frontière italienne, et je découvre
avec ma lunette, la blanche Bordighera au bout d'un cap.
Et partout, le long de ce rivage démesuré, les villes
au bord de l'eau, les villages accrochés plus haut au flanc
des monts, les innombrables villas semées dans la verdure ont
l'air d'oeufs blancs pondus sur les sables, pondus sur les rocs, pondus
dans les forêts de pins par des oiseaux monstrueux venus pendant
la nuit du pays des neiges qu'on aperçoit là-haut.
Sur le cap d'Antibes, longue excroissance de terre, jardin prodigieux
jeté entre deux mers où poussent les plus belles fleurs
de l'Europe, nous voyons encore des villas, et tout à la pointe
Eden-Roc, ravissante et fantaisiste habitation qu'on vient visiter
de Nice et de Cannes. La brise tombe, le yacht ne marche plus qu'à
peine.
Après le courant d'air de terre qui règne pendant la
nuit, nous attendons et espérons le courant d'air de la mer,
qui sera le bien reçu, d'où qu'il vienne.
Bernard tient toujours pour l'ouest, Raymond pour l'est, le baromètre
est immobile un peu au-dessous de 76. Maintenant le soleil rayonne,
non de la terre, rend étincelants les murs des maisons, qui,
de loin, ont l'air aussi de neige éparpillée, et jette
sur la mer un clair vernis lumineux et bleuté.
Peu à peu, profitant des moindres souffles, de ces caresses
de l'air qu'on sent à peine sur la peau et qui cependant font
glisser sur l'eau plate les yachts sensibles et bien voilés,
nous dépassons la dernière pointe du cap et nous découvrons
tout entier le golfe Juan, avec l'escadre au milieu.
De loin, les cuirassés ont l'air de rocs, d'îlots, d'écueils
couverts d'arbres morts. La fumée d'un train court sur la rive
allant de Cannes à Juan-les-Pins qui sera peut-être,
plus tard, la plus jolie station de toute la côte. Trois tartanes
avec leurs voiles latines, dont une est rouge et les deux autres blanches,
sont arrêtées dans le passage entre Sainte-Marguerite
et la terre.
C'est le calme, le calme doux et chaud d'un matin de printemps dans
le midi ; et déjà, il me semble que j'ai quitté
depuis des semaines, depuis des mois, depuis des années, les
gens qui parlent et qui s'agitent ; je sens entrer en moi l'ivresse
d'être seul, l'ivresse douce du repos que rien ne troublera,
ni la lente blanche, ni la dépêche bleue, ni le timbre
de ma porte, ni l'aboiement de mon chien. On ne peut m'appeler, m'inviter,
m'emmener, m'opprimer avec des sourires, me harceler de politesses.
Je suis seul, vraiment seul, vraiment libre. Elle court, la fumée
du train sur le rivage ! Moi je flotte dans un logis ailé qui
se balance, joli comme un oiseau, petit comme un nid, plus doux qu'un
hamac et qui erre sur l'eau, au gré du vent, sans tenir à
rien. J'ai pour me servir et me promener deux matelots qui m'obéissent,
quelques livres à lire et des vivres pour quinze jours. Quinze
jours sans parler, quelle joie !
Je fermais les yeux sous la chaleur du soleil, savourant le repos
profond de la mer, quand Bernard dit à mi-voix :
- Le brick a de l'air, là-bas. Là-bas, en effet, très
loin en face d'Agay, un brick vient vers nous. Je vois très
bien avec la jumelle, ses voiles rondes pleines de vent.
- Bah ! C'est le courant d'Agay, répond Raymond, il fait calme
sur le cap Roux.
- Cause toujours, nous aurons du vent d'ouest, répond Bernard.
Je me penche, pour regarder le baromètre dans le salon. Il
a baissé depuis une demi-heure. Je le dis à Bernard
qui sourit et murmure :
- Il sent le vent d'ouest, monsieur.
C'est fait, ma curiosité s'éveille, cette curiosité
particulière aux voyageurs de la mer, qui fait qu'on voit tout,
qu'on observe tout, qu'on se passionne pour la moindre chose. Ma lunette
ne quitte plus mes yeux, je regarde à l'horizon la couleur
de l'eau. Elle demeure toujours claire, vernie, luisante. S'il y a
du vent, il est loin encore.
Quel personnage, le vent, pour les marins ! On en parle comme d'un
homme, d'un souverain tout-puissant, tantôt terrible, tantôt
bienveillant. C'est de lui qu'on s'entretient le plus, le long des
jours, c'est à lui qu'on pense sans cesse, le long des jours
et des nuits. Vous ne le connaissez point, gens de la terre ! Nous
autres nous le connaissons plus que notre père ou que notre
mère, cet invisible, ce terrible, ce capricieux, ce sournois,
ce traître, ce féroce. Nous l'aimons et nous le redoutons,
nous savons ses malices et ses colères que les signes du ciel
et de la mer nous apprennent lentement à prévoir. Il
nous force à songer à lui à toute minute, à
toute seconde, car la lutte entre lui et nous ne s'interrompt jamais.
Tout notre être est en éveil pour cette bataille : l'oeil
qui cherche à surprendre d'insaisissables apparences, la peau
qui reçoit sa caresse ou son choc, l'esprit qui reconnaît
son humeur, prévoit ses surprises, juge s'il est calme ou fantasque.
Aucun ennemi, aucune femme ne nous donne autant que lui la sensation
du combat, ne nous force à tant de prévoyance, car il
est le maître de la mer, celui qu'on peut éviter, utiliser
ou fuir, mais qu'on ne dompte jamais. Et dans l'âme du marin
règne, comme chez les croyants, l'idée d'un Dieu irascible
et formidable, la crainte mystérieuse, religieuse, infinie
du vent, et le respect de sa puissance.
- Le voilà, monsieur, me dit Bernard.
Là-bas, tout là-bas, au bout de l'horizon une ligne
d'un bleu noir s'allonge sur l'eau. Ce n'est rien, une nuance, une
ombre imperceptible, c'est lui. Maintenant nous l'attendons, immobiles,
sous la chaleur du soleil.
Je regarde l'heure, huit heures, et je dis :
- Bigre, il est tôt, pour le vent d'ouest.
- Il soufflera dur, après midi, répond Bernard.
Je lève les yeux sur la voile plate, molle, morte. Son triangle
éclatant semble monter jusqu'au ciel, car nous avons hissé
sur la misaine la grande flèche de beau temps dont la vergue
dépasse de deux mètres le sommet du mât. Plus
un mouvement : on se croirait sur la terre. Le baromètre baisse
toujours. Cependant la ligne sombre aperçue au loin s'approche.
L'éclat métallique de l'eau terni soudain se transforme
en une teinte ardoisée. Le ciel est pur, sans nuage.
Tout à coup autour de nous, sur la mer aussi nette qu'une plaque
d'acier, glissent de place en place, rapides, effacés aussitôt
qu'apparus, des frissons presque imperceptibles, comme si on eût
jeté dedans mille pincée de sable menu. La voile frémit,
mais à peine, puis le gui, lentement, se déplace vers
tribord. Un souffle maintenant me caresse la figure et les frémissements
de l'eau se multiplient autour de nous comme s'il y tombait une pluie
continue de sable. Le cotre déjà recommence à
marcher. Il glisse, tout droit, et un très léger clapot
s'éveille le long des flancs. La barre se raidit dans ma main,
la longue barre de cuivre qui semble sous le soleil une tige de feu,
et la brise, de seconde en seconde, augmente. Il va falloir louvoyer
; mais qu'importe, le bateau monte bien au vent et le vent nous mènera,
s'il ne faiblit pas, de bordée en bordée, à Saint-Raphaël
à la nuit tombante.
Nous approchons de l'escadre dont les six cuirassés et les
deux avisos tournent lentement sur leurs angles, présentant
leur proue à l'ouest. Puis nous virons de bord pour le large,
pour passer les Formigues que signale une tour, au milieu du golfe.
Le vent franchit de plus en plus avec une surprenante rapidité
et la vague se lève courte et pressée. Le yacht s'incline
portant toute sa toile et court suivi toujours du youyou dont l'amarre
est tendue et qui va, le nez en l'air, le cul dans l'eau, entre deux
bourrelets d'écume.
En approchant de l'île Saint-Honorat, nous passons auprès
d'un rocher nu, rouge, hérissé comme un porc-épic,
tellement rugueux, armé de dents, de pointes et de griffes
qu'on peut à peine marcher dessus ; il faut poser le pied dans
les creux, entre ses défenses, et avancer avec précaution
; on le nomme Saint-Ferréol.
Un peu de terre venue on ne sait d'où s'est accumulée
dans les trous et les fissures de la roche ; et là dedans ont
poussé des sortes de lis et de charmants iris bleus, dont la
graine semble tombée du ciel.
C'est sur cet écueil bizarre, en pleine mer, que fut enseveli
et caché pendant cinq ans le corps de Paganini. L'aventure
est digne de la vie de cet artiste génial et macabre, qu'on
disait possédé du diable, si étrange d'allures,
de corps et de visage, dont le talent surhumain et la maigreur prodigieuse
firent un être de légende, une espèce de personnage
d'Hoffmann.
Comme il retournait à Gênes, sa patrie, accompagné
de son fils, qui, seul maintenant, pouvait l'entendre tant sa voix
était devenue faible, il mourut à Nice, du choléra,
le 27 mai 1840.
Donc, son fils embarqua sur un navire le cadavre de son père
et se dirigea vers l'Italie. Mais le clergé génois refusa
de donner la sépulture à ce démoniaque. La cour
de Rome, consultée, n'osa point accorder son autorisation.
On allait cependant débarquer le corps, lorsque la municipalité
s'y opposa sous prétexte que l'artiste était mort du
choléra. Gênes était alors ravagée par
une épidémie de ce mal, mais on argua que la présence
de ce nouveau cadavre pouvait aggraver le fléau.
Le fils de Paganini revint alors à Marseille, où l'entrée
du port lui fut interdite pour les mêmes raisons. Puis, il se
dirigea vers Cannes où il ne put pénétrer non
plus. Il restait donc en mer, berçant sur la vague le cadavre
du grand artiste bizarre que les hommes repoussaient de partout. Il
ne savait plus que faire, où aller, où porter ce mort
sacré pour lui, quand il vit cette roche nue de Saint-Ferréol
au milieu des flots. Il y fit débarquer le cercueil qui fut
enfoui au milieu de l'îlot.
C'est seulement en 1845 qu'il revint avec deux amis chercher les restes
de son père pour les transporter à Gênes, dans
la villa Gajona.
N'aimerait-on pas mieux que l'extraordinaire violoniste fût
demeuré sur l'écueil hérissé où
chante la vague dans les étranges découpures du roc
?
Plus loin se dresse en pleine mer le château de Saint-Honorat
que nous avons aperçu en doublant le cap d'Antibes, et plus
loin encore une ligne d'écueils terminée par une tour
: Les Moines.
Ils sont à présent tout blancs, écumeux et bruyants.
C'est là un des points les plus dangereux de la côte
pendant la nuit, car aucun feu ne le signale et les naufrages y sont
assez fréquents.
Une rafale brusque nous penche à faire monter l'eau sur le
pont, et je commande d'amener la flèche que le cotre ne peut
plus porter sans s'exposer à casser le mât. La lame se
creuse, s'espace et moutonne, et le vent siffle, rageur, par bourrasque,
un vent de menace qui crie : "Prenez garde."
- Nous serons obligés d'aller coucher à Cannes, dit
Bernard.
Au bout d'une demi-heure, en effet, il fallut amener le grand foc
et le remplacer par le second en prenant un ris dans la voile ; puis,
un quart d'heure plus tard, nous prenions un second ris. Alors je
me décidai à gagner le port de Cannes, port dangereux
que rien n'abrite, rade ouverte à la mer du sud-ouest qui y
met tous les navires en danger. Quand on songe aux sommes considérables
qu'amèneraient dans cette ville les grands yachts étrangers,
s'ils y trouvaient un abri sûr, on comprend combien est puissante
l'indolence des gens du midi qui n'ont pu encore obtenir de l'Etat
ce travail indispensable.
A dix heures, nous jetons l'ancre en face du vapeur Le Cannois, et
je descends à terre, désolé de ce voyage interrompu.
Toute la rade est blanche d'écume.
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Cannes,
7 avril, 9 heures du soir.
Des princes, des princes, partout des princes ! Ceux qui aiment les
princes sont heureux.
A peine eus-je mis le pied, hier matin, sur la promenade de la Croisette,
que j'en rencontrai trois, l'un derrière l'autre. Dans notre
pays démocratique, Cannes est devenue la ville des titres.
Si on pouvait ouvrir les esprits comme on lève le couvercle
d'une casserole, on trouverait des chiffres dans la tête d'un
mathématicien, des silhouettes d'acteurs gesticulant et déclamant
dans la tête d'un dramaturge, la figure d'une femme dans la
tête d'un amoureux, des images paillardes dans celle d'un débauché,
des vers dans la cervelle d'un poète, mais dans le crâne
des gens qui viennent à Cannes on trouverait des couronnes
de tous les modèles, nageant comme les pâtes dans un
potage.
Des hommes se réunissent dans les tripots parce qu'ils aiment
les cartes, d'autres dans les champs de courses parce qu'ils aiment
les chevaux. On se réunit à Cannes parce qu'on aime
les altesses impériales et royales.
Elles y sont chez elles, y règnent paisiblement dans les salons
fidèles à défaut des royaumes dont on les a privées.
On en rencontre de grandes et de petites, de pauvres et de riches,
de tristes et de gaies, pour tous les goûts. En général,
elles sont modestes, cherchent à plaire et apportent dans leurs
relations avec les humbles mortels, une délicatesse et une
affabilité qu'on ne retrouve presque jamais chez nos députés,
ces princes du pot aux votes.
Mais si les princes, les pauvres princes errants, sans budgets ni
sujets, qui viennent vivre en bourgeois dans cette ville élégante
et fleurie, s'y montrent simples et ne donnent point à rire,
même aux irrespectueux, il n'en est pas de même des amateurs
d'altesses.
Ceux-là tournent autour de leurs idoles avec un empressement
religieux et comique, et, dès qu'ils sont privés d'une,
se mettent à la recherche d'une autre, comme si leur bouche
ne pouvait s'ouvrir que pour prononcer "Monseigneur" ou
"Madame" à la troisième personne.
On ne peut les voir cinq minutes sans qu'ils racontent ce que leur
a répondu la princesse, ce que leur a dit le grand-duc, la
promenade projetée avec l'un et le mot spirituel de l'autre.
On sent, on voit, on devine qu'ils ne fréquentent point d'autre
monde que les personnes de sang royal, que s'ils consentent à
vous parler, c'est pour vous renseigner exactement sur ce qu'on fait
dans ces hauteurs.
Et des luttes acharnées, des luttes où sont employée
toutes les ruses imaginables s'engagent pour avoir à sa table,
une fois au moins par saison, un prince, un vrai prince, un de ceux
qui font prime. Quel respect on inspire quand on est du lawn-tennis
d'un grand-duc ou quand on a été seulement présenté
à Galles - c'est ainsi que s'expriment les superchics.
Se faire inscrire à la porte de ces "exilés",
comme dit Daudet, de ces culbutés, dirait un autre, constitue
une occupation constante, délicate, absorbante, considérable.
Le registre est déposé dans le vestibule, entre deux
valets dont l'un vous offre une plume. On écrit son nom à
la suite de deux mille autres noms de toute farine où les titres
foisonnent, où les "de" fourmillent ! Puis on s'en
va, fier comme si l'on venait d'être anobli, heureux comme si
l'on eût accompli un devoir sacré, et on dit avec orgueil,
à la première connaissance rencontrée : "Je
viens de me faire inscrire chez le grand-duc de Gérolstein."
Puis le soir, au dîner, on raconte avec importance : "J'ai
remarqué tantôt, sur la liste du grand-duc de Gérolstein,
les noms de X..., Y.... et Z..." Et tout le monde écoute
avec intérêt comme s'il s'agissait d'un événement
de la dernière importance.
Mais pourquoi rire et s'étonner de l'innocente et douce manie
des élégants amateurs de princes quand nous rencontrons
à Paris cinquante races différentes d'amateurs de grands
hommes, qui ne sont pas moins amusantes.
Pour quiconque tient un salon, il importe de pouvoir montrer des célébrités
; et une chasse est organisée afin de les conquérir.
Il n'est guère de femme du monde, et du meilleur, qui ne tienne
à avoir son artiste, ou ses artistes ;. et elle donne des dîners
pour eux, afin de faire savoir à la ville et à la province
qu'on est intelligent chez elle. Poser pour l'esprit qu'on n'a pas
mais qu'on fait venir a grand bruit, ou pour les relations princières...
où donc est la différence ?
Les plus recherchés parmi les grands hommes, par les femmes
jeunes ou vieilles, sont assurément les musiciens. Certaines
maisons en possèdent des collections complètes. Ces
artistes ont d'ailleurs cet avantage inestimable d'être utiles
dans les soirées. Mais les personnes qui tiennent à
l'objet tout à fait rare, ne peuvent guère espérer
en réunir deux sur le même canapé. Ajoutons qu'il
n'est pas de bassesse dont ne soit capable une femme connue, une femme
en vue pour orner son salon d'un compositeur illustre. Les petits
soins qu'on emploie d'ordinaire pour attacher un peintre ou un simple
homme de lettres, deviennent tout à fait insuffisants quand
il s'agit d'un marchand de sons. On emploie vis-à-vis de lui
des moyens de séduction et des procédés de louange
complètement inusités. On lui baise les mains comme
à un roi, on s'agenouille devant lui comme devant un dieu,
quand il a daigné exécuter lui-même son Regina
Coeli. On porte dans une bague un poil de sa barbe ; on se fait une
médaille, une médaille sacrée gardée entre
les seins au bout d'une chaînette d'or, avec un bouton tombé
un soir de sa culotte, après un vif mouvement du bras qu'il
avait fait en achevant son Doux Repos.
Les peintres sont un peu moins prisés, bien que fort recherchés
encore. Ils ont en eux moins de divin et plus de bohème. Leurs
allures n'ont pas assez de moelleux et surtout pas assez de sublime.
Ils remplacent souvent l'inspiration par la gaudriole et par le coq-à-l'âne.
Ils sentent un peu trop l'atelier, enfin, et ceux qui, à force
de soins, ont perdu cette odeur-là se mettent à sentir
la pose. Et puis ils sont changeants, volages, blagueurs. On n'est
jamais sûr de les garder, tandis que le musicien fait son nid
dans la famille.
Depuis quelques années, on recherche assez l'homme de lettres.
Il a d'ailleurs de grands avantages ; il parle, il parle longtemps,
il parle beaucoup, il parle pour tout le monde, et comme il fait profession
d'intelligence, on peut l'écouter et l'admirer avec confiance.
La femme qui se sent sollicitée par ce goût bizarre d'avoir
chez elle un homme de lettres comme on peut avoir un perroquet dont
le bavardage attire les concierges voisines, a le choix entre les
poètes et les romanciers. Les poètes ont plus d'idéal,
et les romanciers plus d'imprévu. Les poètes sont plus
sentimentaux, les romanciers plus positifs. Affaire de goût
et de tempérament. Le poète a plus de charme intime,
le romancier plus d'esprit souvent. Mais le romancier présente
des dangers qu'on ne rencontre pas chez le poète, il ronge,
pille et exploite tout ce qu'il a sous les yeux. Avec lui on ne peut
jamais être tranquille, jamais sûr qu'il ne vous couchera
point, un jour, toute nue, entre les pages d'un livre. Son oeil est
comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d'un voleur toujours
en travail. Rien ne lui échappe ; il cueille et ramasse sans
cesse : il cueille les mouvements, les gestes, les intentions, tout
ce qui passe et se passe devant lui ; il ramasse les moindres paroles,
les moindres actes, les moindres choses. Il emmagasine du matin au
soir des observations de toute nature dont il fait des histoires à
vendre, des histoires qui courent au bout du monde, qui seront lues,
discutées, commentées par des milliers et des millions
de personnes. Et ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il fera ressemblant,
le gredin, malgré lui, inconsciemment, parce qu'il voit juste
et qu'il raconte ce qu'il a vu. Malgré ses efforts et ses ruses
pour déguiser les personnages, on dira : "Avez-vous reconnu
M. X... et Mme Y... ? Ils sont frappants."
Certes, il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et
d'attirer les romanciers, qu'il le serait pour un marchand de farine
d'élever des rats dans son magasin.
Et pourtant ils sont en faveur. Donc quand une femme a jeté
son dévolu sur l'écrivain qu'elle veut adopter, elle
en fait le siège au moyen de compliments, d'attentions et de
gâteries. Comme l'eau qui, goutte à goutte, perce le
plus dur rocher, la louange tombe, à chaque mot sur le coeur
sensible de l'homme de lettres. Alors, dès qu'elle le voit
attendri, ému, gagné par cette constante flatterie,
elle l'isole, elle coupe, peu à peu les attaches qu'il pouvait
avoir ailleurs, et l'habitue insensiblement à venir chez elle,
à s'y plaire, à y installer sa pensée. Pour le
bien acclimater dans la maison, elle lui ménage et lui prépare
des succès, le met en lumière, en vedette, lui témoigne
devant tous les anciens habitués du lieu une considération
marquée, une admiration sans égale.
Alors, se sentant idole, il reste dans ce temple. Il y trouve d'ailleurs
tout avantage, car les autres femmes essaient sur lui leurs plus délicates
faveurs pour l'arracher à celle qui l'a conquis. Mais s'il
est habile, il ne cédera point aux sollicitations et aux coquetteries
dont on l'accable. Et plus il se montrera fidèle, plus il sera
poursuivi, prié, aimé. Oh ! qu'il prenne garde de se
laisser entraîner par toutes ces sirènes de salons, il
perdrait aussitôt les trois quarts de sa valeur dans la circulation.
Il forme bientôt un centre littéraire, une église
dont il est le Dieu, le seul Dieu ; car les véritables religions
n'ont jamais plusieurs divinités. On ira dans la maison pour
le voir, l'entendre, l'admirer, comme on vient de très loin,
en certains sanctuaires. On l'enviera, lui, on l'enviera, elle ! Ils
parleront des lettres comme les prêtres parlent des dogmes,
avec science et gravité ; on les écoutera, l'un et l'autre,
et on aura, en sortant de ce salon lettré, la sensation de
sortir d'une cathédrale. D'autres encore sont recherchés,
mais à des degrés inférieurs : ainsi, les généraux,
dédaignés du vrai monde où ils sont classés
à peine au-dessus des députés, font encore prime
dans la petite bourgeoisie. Le député n'est demandé
que dans les moments de crise. On le ménage, par un dîner
de temps en temps, pendant les accalmies parlementaires. Le savant
a ses partisans, car tous les goûts sont dans la nature, et
le chef de bureau lui-même est fort prisé par les gens
qui habitent au sixième étage. Mais ces gens-là
ne viennent pas à Cannes. A peine la bourgeoisie y a-t-elle
quelques timides représentants.
C'est seulement avant midi qu'on rencontre sur la Croisette tous les
nobles étrangers.
La Croisette est une longue promenade en demi-cercle qui suit la mer
depuis la pointe, en face Sainte-Marguerite, jusqu'au port que domine
la vieille ville.
Les femmes jeunes et sveltes, - il est de bon goût d'être
maigre, - vêtues à l'anglaise, vont d'un pas rapide,
escortées par de jeunes hommes alertes en tenue de lawn-tennis.
Mais de temps en temps, on rencontre un pauvre être décharné
qui se traîne d'un pas accablé, appuyé au bras
d'une mère, d'un frère ou d'une soeur. Ils toussent
et halètent, ces misérables, enveloppés de châles,
malgré la chaleur, et nous regarder passer avec des yeux profonds,
désespérés et méchants.
Ils souffrent, ils meurent, car ce pays ravissant et tiède,
c'est aussi l'hôpital du monde et le cimetière fleuri
de l'Europe aristocrate.
L'affreux mal qui ne pardonne guère et qu'on nomme aujourd'hui
la tuberculose, le mal qui ronge, brûle et détruit par
milliers les hommes, semble avoir choisi cette côte pour y achever
ses victimes.
Comme de tous les coins du monde on doit la maudire cette terre charmante
et redoutable, antichambre de la mort, parfumée et douce, où
tant de familles humbles et royales, princières et bourgeoises
ont laissé quelqu'un, presque toutes un enfant en qui germaient
leurs espérances et s'épanouissaient leurs tendresses.
Je me rappelle Menton, la plus chaude, la plus saine de ces villes
d'hiver. De même que dans les cités guerrières
on voit les forteresses debout sur les hauteurs environnantes, ainsi
de cette plage d'agonisants on aperçoit le cimetière
au sommet d'un monticule.
Quel lieu ce serait pour vivre, ce jardin où dorment les morts
! Des roses, des roses, partout des roses. Elles sont sanglantes,
ou pâles, ou blanches, ou veinées de filets écarlates.
Les tombes, les allées, les places vides encore et remplies
demain, tout en est couvert. Leur parfum violent étourdit,
fait vaciller les têtes et les jambes.
Et tous ceux qui sont couchés là avaient seize ans,
dix-huit ans, vingt ans.
De tombe en tombe, on va, lisant les noms de ces êtres tués
si jeunes, par l'inguérissable mal. C'est un cimetière
d'enfants, un cimetière pareil à ces bals blancs où
ne sont point admis les gens mariés.
De ce cimetière, la vue s'étend à gauche, sur
l'Italie, jusqu'à la pointe où Bordighera allonge dans
la mer ses maisons blanches ; à droite, jusqu'au cap Martin,
qui trempe dans l'eau ses flancs feuillus.
Partout, d'ailleurs, le long de cet adorable rivage, nous sommes chez
la mort. Mais elle est discrète, voilée, pleine de savoir-vivre
et de pudeurs, bien élevée enfin. Jamais on ne la voit
face à face, bien qu'elle vous frôle à tout moment.
On dirait même qu'on ne meurt point en ce pays car tout est
complice de la fraude où se comptait cette souveraine. Mais
comme on la sent, comme on la flaire, comme on entrevoit parfois le
bout de sa robe noire ! Certes, il faut bien des roses et bien des
fleurs de citronniers pour qu'on ne saisisse jamais, dans la brise,
l'affreuse odeur qui s'exhale des chambres de trépassés.
Jamais un cercueil dans les rues, jamais une draperie de deuil, jamais
un glas funèbre. Le maigre promeneur d'hier ne passe plus sous
votre fenêtre et voilà tout. Si vous vous étonnez
de ne le plus voir et vous inquiétez de lui, le maître
d'hôtel et tous les domestiques vous répondent avec un
sourire qu'il allait mieux et que, sur l'avis du docteur, il est parti
pour l'Italie. Dans chaque hôtel, en effet, la mort a son escalier
secret, ses confidents et ses compères.
Un moraliste d'autrefois aurait dit de bien belles choses sur le contraste
et le coudoiement de cette élégance et de cette misère.
Il est midi, la promenade maintenant est déserte et je retourne
à bord du Bel-Ami, où m'attend un déjeuner modeste
préparé par les mains de Raymond, que je retrouve en
tablier blanc et faisant frire des pommes de terre.
Pendant le reste du jour j'ai lu.
Le vent soufflait toujours avec violence et le yacht dansait sur ses
ancres, car nous avions dû mouiller aussi celle de tribord.
Le mouvement finit par m'engourdir et je sommeillai pendant quelque
temps. Quand Bernard entra dans le salon pour allumer des bougies,
je vis qu'il était sept heures, et comme la houle, le long
du quai, rendait le débarquement difficile, je dînai
dans mon bateau.
Puis je montai m'asseoir au grand air. Autour de moi, Cannes étendait
ses lumières. Rien de plus joli qu'une ville éclairée,
vue de la mer. A gauche, le vieux quartier dont les maisons semblent
grimper les unes sur les autres, allait mêler ses feux aux étoiles
; à droite, les becs de gaz de la Croisette se déroulaient
comme un immense serpent sur deux kilomètres d'étendue.
Et je pensais que dans toutes ces villas, dans tous ces hôtels,
des gens, ce soir, se sont réunis, comme ils ont fait hier,
comme ils le feront demain et qu'ils causent. Ils causent ! de quoi
? des princes ! du temps !... Et puis ?... du temps !... des princes
!... et puis ?... de rien !
Est-il rien de plus sinistre qu'une conversation de table d'hôte
? J'ai vécu dans les hôtels, j'ai subi l'âme humaine
qui se montre dans toute sa platitude. Il faut vraiment être
bien résolu à la suprême indifférence pour
ne pas pleurer de chagrin, de dégoût et de honte quand
on entend l'homme parler. L'homme, l'homme ordinaire, riche, connu,
estimé, respecté, considéré, content de
lui, il ne sait rien, ne comprend rien et parle de l'intelligence
avec un orgueil désolant.
Faut-il être aveugle et soûl de fierté stupide
pour se croire autre chose qu'une bête à peine supérieure
aux autres ! Ecoutez-les, assis autour de la table, ces misérables.
Ils causent ! Ils causent avec ingénuité, avec confiance,
avec douceur, et ils appellent cela échanger des idées.
Quelles idées ? Ils disent où ils se sont promenés
: "la route était bien jolie, mais il faisait un peu froid
en revenant" ; "la cuisine n'est pas mauvaise dans l'hôtel,
bien que les nourritures de restaurant soient toujours un peu excitantes."
Et ils racontent ce qu'ils ont fait, ce qu'ils aiment, ce qu'ils croient.
Il me semble que je vois en eux l'horreur de leur âme comme
on voit un foetus monstrueux dans l'esprit-de-vin d'un bocal. J'assiste
à la lente éclosion des lieux communs qu'ils redisent
toujours, je sens les mots tomber de ce grenier à sottises
dans leurs bouches d'imbéciles te de leurs bouches dans l'air
inerte qui les porte à mes oreilles.
Mais leurs idées, leurs idées les plus hautes, les plus
solennelles, les plus respectées, ne sont-elles pas l'irrécusable
preuve de l'éternelle, universelle, indestructible et omnipotente
bêtise ?
Toutes leurs conceptions de Dieu, du dieu maladroit qui rate et recommence
les premiers êtres, qui écoute nos confidences et les
notes du dieu gendarme, jésuite, avocat, jardinier, en cuirasse,
en robe ou en sabots, puis, les négations de Dieu basées
sur la logique terrestre, les arguments pour et contre, l'histoire
des croyances sacrées, des schismes, des hérésies,
des philosophies, les affirmations comme les doutes, toute la puérilité
des principes, la violence féroce et sanglante des faiseurs
d'hypothèses, le chaos des contestations, tout le misérable
effort de ce malheureux être impuissant à concevoir,
à deviner, à savoir et si prompt à croire, prouve
qu'il a été jeté sur ce monde si petit, uniquement
pour boire, manger, faire des enfants et des chansonnettes et s'entre-tuer
par passe-temps.
Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s'amusent, ceux qui sont
contents !
Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le
soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et
le calme de leur logis, tout ce qu'ils voient, tout ce qu'ils font,
tout ce qu'ils disent, tout ce qu'ils entendent.
Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite
au milieu de leurs rejetons. Ceux-là ont une existence agitée
de plaisirs et de distractions. Ils ne s'ennuient ni les uns, ni les
autres.
La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont
eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop
les étonner, les ravit.
Mais d'autres hommes, parcourant d'un éclair de pensée
le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés
devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté
des joies terrestres.
Dès qu'ils touchent à trente ans, tout est fini pour
eux. Qu'attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait
le tour de nos maigres plaisirs.
Heureux ceux qui ne connaissent pas l'écoeurement abominable
des mêmes actions toujours répétées ; heureux
ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes,
avec les mêmes gestes, autour des mêmes meubles, devant
le même horizon, sous le même ciel, de sortir par les
mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures
et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s'aperçoivent
pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien
ne passe et que tout se lasse.
Faut-il que nous ayons l'esprit lent, fermé et peu exigeant,
pour nous contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public
du monde n'ait pas encore crié : "Au rideau !", n'ait
pas demandé l'acte suivant avec d'autres êtres que l'homme,
d'autres formes, d'autres fêtes, d'autres plantes, d'autres
astres, d'autres inventions, d'autres aventures ?
Vraiment, personne n'a donc encore éprouvé la haine
du visage humain toujours pareil, la haine des animaux qui semblent
des mécaniques vivantes avec leurs instincts invariables transmis
dans leur semence du premier de leur race au dernier, la haine des
paysages éternellement semblables, et la haine des plaisirs
jamais renouvelés ?
Consolez-vous, dit-on, dans l'amour de la science et des arts.
Mais on ne voit donc pas que nous sommes toujours emprisonnés
en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés
à traîner le boulet de notre rêve sans essor !
Tout le progrès de notre effort cérébral consiste
à constater des faits matériels au moyen d'instruments
ridiculement imparfaits, qui suppléent cependant un peu à
l'incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un pauvre
chercheur, qui meurt à la peine, découvre que l'air
contient un gaz encore inconnu, qu'on dégage une force impondérable,
inexprimable et inqualifiable en frottant de la cire sur du drap,
que parmi les innombrables étoiles ignorées, il s'en
trouve une qu'on n'avait pas encore signalée dans le voisinage
d'une autre, vue et baptisée depuis longtemps. Qu'importe ?
Nos maladies viennent des microbes ? Fort bien. Mais d'où viennent
ces microbes ? et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ?
Et les soleils d'où viennent-ils ?
Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous
ne devinons rien, nous n'imaginons rien, nous sommes enfermés,
emprisonnés en nous. Et des gens s'émerveillent du génie
humain !
Les arts ? La peinture consiste à reproduire avec des couleurs
les monotones paysages sans qu'ils ressemblent jamais à la
nature, à dessiner les hommes, en s'efforçant sans y
jamais parvenir, de leur donner l'aspect des vivants. On s'acharne
ainsi, inutilement, pendant des années à imiter ce qui
est ; et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette
des actes de la vie, à faire comprendre aux yeux exercés
ce qu'on a voulu tenter.
Pourquoi ces efforts ? Pourquoi cette imitation vaine ? Pourquoi cette
reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? Misère
!Les poètes font avec des mots ce que les peintres essaient
avec des nuances. Pourquoi encore ?Quand on a lu les quatre plus habiles,
les quatre plus ingénieux, il est inutile d'en ouvrir un autre.
Et on ne sait rien de plus. Ils ne peuvent, eux aussi, ces hommes,
qu'imiter l'homme. Ils s'épuisent en un labeur stérile.
Car l'homme ne changeant pas, leur art inutile est immuable. Depuis
que s'agite notre courte pensée, l'homme est le même
; ses sentiments, ses croyances, ses sensations sont les mêmes,
il n'a point avancé, il n'a point reculé, il n'a point
remué. A quoi me sert d'apprendre ce que je suis, de lire ce
que je pense, de me regarder moi-même dans les banales aventures
d'un roman ?
Ah ! si les poètes pouvaient traverser l'espace, explorer les
astres, découvrir d'autres univers, d'autres êtres, varier
sans cesse pour mon esprit la nature et la forme des choses, me promener
sans cesse dans un inconnu changeant et surprenant, ouvrir des portes
mystérieuses sur des horizons inattendus et merveilleux, je
les lirais jour et nuit. Mais ils ne peuvent, ces impuissants, que
changer la place d'un mot, et me montrer mon image, comme les peintres.
A quoi bon ?
Car la pensée de l'homme est immobile.
Les limites précises, proches, infranchissables, une fois atteintes,
elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans
une bouteille fermée, voletant jusqu'aux parois où elle
se heurte toujours.
Et pourtant, à défaut de mieux, il est doux de penser,
quand on vit seul.
Sur ce petit bateau que ballotte la mer, qu'une vague peut emplir
et retourner, je sais et je sens combien rien n'existe de ce que nous
connaissons, car la terre qui flotte dans le vide est encore plus
isolée, plus perdue que cette barque sur les flots. Leur importance
est la même, leur destinée s'accomplira. Et je me réjouis
de comprendre le néant des croyances et la vanité des
espérances qu'engendra notre orgueil d'insectes ! Je me suis
couché, bercé par le tangage, et j'ai dormi d'un profond
sommeil comme on dort sur l'eau jusqu'à l'heure où Bernard
me réveilla pour me dire :
- Mauvais temps, monsieur, nous ne pouvons pas partir ce matin.
Le vent est tombé, mais la mer, très grosse au large,
ne permet pas de faire route vers Saint-Raphaël. Encore un jour
à passer à Cannes.
Vers midi, le vent d'ouest se leva de nouveau, moins fort que la veille,
et je résolus d'en profiter pour aller visiter l'escadre au
golfe Juan.
Le Bel-Ami, en traversant la rade, dansait comme une chèvre
et je dus gouverner avec grande attention pour ne pas recevoir à
chaque vague qui nous arrivait presque par le travers, des paquets
d'eau par la figure. Mais bientôt je gagnai l'abri des îles
et je m'engageai dans le passage sous le château fort de Sainte-Marguerite.
Sa muraille droite tombe sous les rocs battus du flot, et son sommet
ne dépasse guère la côte peu élevée
de l'île. On dirait une tête enfoncée entre deux
grosses épaules.
On voit très bien la place où descendit Bazaine. Il
n'était pas besoin d'être un gymnaste habile pour se
laisser glisser sur ces rochers complaisants.
Cette évasion me fut racontée en grand détail
par un homme qui se prétendait et qui pouvait être bien
renseigné.
Bazaine vivait assez libre, recevant chaque jour sa femme et ses enfants.
Or, Mme Bazaine, nature énergique, déclara à
son mari qu'elle s'éloignerait pour toujours avec les enfants
s'il ne s'évadait pas, et elle lui exposa son plan. Il hésitait
devant les dangers de la fuite et les doutes sur le succès
; mais quand il vit sa femme décidée à accomplir
sa menace, il consentit.
Alors, chaque jour, on introduisit dans la forteresse des jouets pour
les petits, toute une minuscule gymnastique de chambre. C'est avec
ces joujoux que fut fabriquée la corde à noeuds qui
devait servir au maréchal. Elle fut confectionnée lentement,
pour ne pas éveiller de soupçons, puis cachée
avec soin dans un coin du préau par une main amie.
La date de l'évasion fut alors fixée. On choisit un
dimanche, la surveillance ayant paru moins sévère ce
jour-là. Et Mme Bazaine s'absenta pour quelque temps.
Le maréchal se promenait généralement jusqu'à
huit heures du soir dans le préau de la prison, en compagnie
du directeur, homme aimable dont le commerce lui plaisait. Puis il
rentrait en ses appartements, que le geôlier chef verrouillait
et cadenassait en présence de son supérieur.
Le soir de la fuite, Bazaine feignit d'être souffrant et voulut
rentrer une heure plus tôt. Il pénétra en effet
en son logement ; mais dès que le directeur se fut éloigné
pour chercher son geôlier et le prévenir d'enfermer immédiatement
le captif, le maréchal ressortit bien vite et se cacha dans
la cour.
On verrouilla la prison vide. Et chacun rentra chez soi.
Vers onze heures, Bazaine sortit de sa cachette muni de l'échelle.
Il l'attacha et descendit sur les rochers. Au jour levant un complice
détacha la corde et la jeta au pied du mur.
Vers huit heures et demie, le directeur de Sainte-Marguerite s'informa
du prisonnier, surpris de ne pas le voir encore, car il sortait tôt
chaque matin. Le valet de chambre de Bazaine refusa d'entrer chez
son maître.
A neuf heures enfin, le directeur força la porte et trouva
la cage abandonnée.
Mme Bazaine de son côté, pour exécuter ses projets,
avait été trouver un homme à qui son mari avait
rendu jadis un service capital. Elle s'adressait à un coeur
reconnaissant, et elle se fit un allié aussi dévoué
qu'énergique. Ils réglèrent ensemble tous les
détails ; puis elle se rendit à Gênes sous un
faux nom et loua, sous prétexte d'une excursion à Naples,
un petit vapeur italien au prix de mille francs par jour, en stipulant
que le voyage durerait au moins une semaine et qu'on pourrait le prolonger
d'un temps égal aux mêmes conditions.
Le bâtiment se mit en route ; mais à peine eut-il pris
la mer que la voyageuse parut changer de résolution, et elle
demanda au capitaine s'il lui déplaisait d'aller jusqu'à
Cannes chercher sa belle-soeur. Le marin y consentit volontiers et
jeta l'ancre, le dimanche soir, au golfe Juan.
Mme Bazaine se fit mettre à terre en recommandant que le canot
ne s'éloignât point. Son complice dévoué
l'attendait avec une autre barque sur la promenade de la Croisette,
et ils traversèrent la passe qui sépare du continent
la petite île de Sainte-Marguerite. Son mari était là
sur les roches, les vêtements déchirés, le visage
meurtri, les mains en sang. La mer étant un peu forte, il fut
contraint d'entrer dans l'eau pour gagner la barque, qui se serait
brisée contre la côte.
Lorsqu'ils furent revenus à terre, le canot fut abandonné.
Ils regagnèrent alors la première embarcation, puis
le bâtiment resté sous vapeur. Mme Bazaine déclara
alors au capitaine que sa belle-soeur se trouvait trop souffrante
pour venir, et, montrant le maréchal, elle ajouta :
- N'ayant pas de domestique, j'ai pris un valet de chambre. Cet imbécile
vient de tomber sur les rochers et de se mettre dans l'état
où vous le voyez. Envoyez-le, s'il vous plaît, avec les
matelots, et faites-lui donner ce qu'il faut pour se panser et recoudre
ses hardes.
Bazaine alla coucher dans l'entrepont.
Or, le lendemain, au point du jour, on avait gagné la haute
mer. Mme Bazaine changea encore de projet, et, se disant malade, se
fit reconduire à Gênes.
Mais la nouvelle de l'évasion était déjà
connue et le populaire, averti, s'ameuta en vociférant sous
les fenêtres de l'hôtel. Le tumulte devint bientôt
si violent que le propriétaire, épouvanté, fit
s'enfuir les voyageurs par une porte cachée.
Je donne ce récit comme il me fut fait, et je n'affirme rien.
Nous approchons de l'escadre, dont les lourds cuirassés, sur
une seule ligne, semblent des tours de guerre bâties en pleine
mer. Voici le Colbert, la Dévastation, l'Amiral-Duperré,
le Courbet, l'Indomptable et le Richelieu, plus deux croiseurs, l'Hirondelle
et le Milan, et quatre torpilleurs en train d'évoluer dans
le golfe.
Je peux visiter le Courbet, qui passe pour le type le plus parfait
de notre marine. Rien ne donne l'idée du labeur humain, du
labeur minutieux et formidable de cette petite bête aux mains
ingénieuses comme ces énormes citadelles de fer qui
flottent et marchent, portent une armée de soldats, un arsenal
d'armes monstrueuses, et qui sont faites, ces masses, de petits morceaux
ajustés, soudés, forgés, boulonnés, travail
de fourmis et de géants, qui montre en même temps tout
le génie et toute l'impuissance et toute l'irrémédiable
barbarie de cette race si active et si faible qui use ses efforts
à créer des engins pour se détruire elle-même.
Ceux d'autrefois, qui construisaient avec des pierres des cathédrales
en dentelle, palais féeriques pour abriter des rêves
enfantins et pieux, ne valaient-ils pas ceux d'aujourd'hui, lançant
sur la mer des maisons d'acier qui sont les temples de la mort ?
Au moment où je quitte le navire pour remonter dans ma coquille,
j'entends sur le rivage éclater une fusillade. C'est le régiment
d'Antibes qui fait l'exercice de tirailleurs dans les sables et dans
les sapins. La fumée monte en flocons blancs pareils à
des nuées de coton qui s'évaporent, et on voit courir
le long de la mer les culottes rouges des soldats.
Alors, les officiers de marine, intéressés soudain,
braquent leurs lunettes vers la terre et leur coeur s'anime devant
ce simulacre de guerre.
Quand je songe seulement à ce mot, la guerre, il me vient un
effarement comme si l'on me parlait de sorcellerie, d'inquisition,
d'une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.
Quand on parle d'anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant
notre supériorité sur ces sauvages, les vrais sauvages.
Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent
pour tuer, rien que pour tuer ?
Les petits lignards qui courent là-bas, sont destinés
à la mort comme les troupeaux que pousse un boucher sur les
routes. Ils iront tomber dans une plaine, la tête fendue d'un
coup de sabre ou la poitrine trouée d'une balle ; et ce sont
de jeunes gens qui pourraient travailler, produire, être utiles.
Leurs pères sont vieux et pauvres ; leurs mères qui,
pendant vingt ans, les ont aimés, adorés comme adorent
les mères, apprendront dans six mois ou un an peut-être
que le fils, l'enfant, le grand enfant élevé avec tant
de peine, avec tant d'argent, avec tant d'amour, fut jeté dans
un trou comme un chien crevé, après avoir été
éventré par un boulet et piétiné, écrasé,
mis en bouillie par les charges de cavalerie. Pourquoi a-t-on tué
son garçon, son beau garçon, son seul espoir, son orgueil,
sa vie ? Elle ne sait pas. Oui, pourquoi ?
La guerre !... se battre !... égorger !... massacrer des hommes
!... Et nous avons aujourd'hui, à notre époque, avec
notre civilisation, avec l'étendue de science et le degré
de philosophie où l'on croit parvenu le génie humain,
des écoles où l'on apprend à tuer, à tuer
de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même
temps, à tuer de pauvres diables d'hommes innocents, chargés
de famille et sans casier judiciaire.
Et le plus stupéfiant, c'est que le peuple ne se lève
pas contre le gouvernement. Quelle différence y a-t-il donc
entre les monarchies et les républiques ? Le plus stupéfiant,
c'est que la société tout entière ne se révolte
pas à ce mot de guerre.
Ah ! nous vivrons toujours sous le poids des vieilles et odieuses
coutumes, des criminels préjugés, des idées féroces
de nos barbares aïeux, car nous sommes des bêtes, nous
resterons des bêtes, que l'instinct domine et que rien ne change.
N'aurait-on pas honni tout autre que Victor Hugo qui eut jeté
ce grand cri de délivrance et de vérité ?
"Aujourd'hui, la force s'appelle la violence et commence à
être jugée ; la guerre est mise en accusation. La civilisation,
sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse
le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines.
Les peuples en viennent à comprendre que l'agrandissement d'un
forfait n'en saurait être la diminution ; que si tuer est un
crime, tuer beaucoup n'en peut pas être la circonstance atténuante
; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire.
"Ah ! proclamons ces vérités absolues, déshonorons
la guerre."
Vaine colère, indignation de poète. La guerre est plus
vénérée que jamais.
Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie,
M. de Moltke, a répondu un jour aux délégués
de la paix, les étranges paroles que voici :
- La guerre est sainte, d'institution divine ; c'est une des lois
sacrées du monde ; elle entretient chez les hommes tous les
grands, les nobles sentiments : l'honneur, le désintéressement,
la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans
le plus hideux matérialisme.
Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre cent mille hommes,
marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien ni rien étudier,
ni rien apprendre, ne rien lire, n'être utile à personne,
pourrir de saleté, coucher dans la fange, vivre comme les brutes
dans un hébétement continu, piller les villes, brûler
les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération
de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang ; des plaines
de chair pilée mêlée à la terre boueuse
et rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes
emportés, la cervelle écrabouillée sans profit
pour personne, et crever au coin d'un champ, tandis que vos vieux
parents, votre femme et vos enfants meurent de faim ; voilà
ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme
!
Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons
contre la nature, l'ignorance, contre les obstacles de toute sorte,
pour rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des
bienfaiteurs, des savants usent leur existence à travailler,
à chercher ce qui peut aider, ce qui peut secourir, ce qui
peut soulager leurs frères.
Ils vont, acharnés à leur besogne utile, entassant les
découvertes, agrandissant l'esprit humain, élargissant
la science, donnant chaque jour à l'intelligence une somme
de savoir nouveau, donnant chaque jour à leur patrie du bien-être,
de l'aisance, de la force.
La guerre arrive. En six mois, les généraux ont détruit
vingt ans d'efforts, de patience et de génie.
Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.
Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes redevenus des
brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade,
par ostentation. Alors que le droit n'existe plus, que la loi est
morte, que toute notion du juste disparaît, nous avons vu fusiller
des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce
qu'ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés
à la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers
neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées
dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusil,
histoire de rire.
Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.
Entrer dans un pays, égorger l'homme qui défend sa maison
parce qu'il est vêtu d'une blouse et n'a pas un képi
sur la tête, brûler les habitations de misérables
qui n'ont plus de pain, casser des meubles, en voler d'autres, boire
le vin trouvé dans les caves, violer les femmes trouvées
dans les rues, brûler des millions de francs en poudre, et laisser
derrière soi la misère et le choléra. Voilà
ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.
Qu'ont-ils donc fait pour prouver même un peu d'intelligence,
les hommes de guerre ? Rien. Qu'ont-ils inventé ? Des canons
et des fusils. Voilà tout.
L'inventeur de la brouette n'a-t-il pas plus fait pour l'homme, par
cette simple et pratique idée d'ajuster une roue à deux
bâtons, que l'inventeur des fortifications modernes ?
Que nous reste-t-il de la Grèce ? Des livres, des marbres.
Est-elle grande parce qu'elle a vaincu ou par ce qu'elle a produit
?
Est-ce l'invasion des Perses qui l'a empêchée de tomber
dans le plus hideux matérialisme ?
Sont-ce les invasions des barbares qui ont sauvé Rome et l'ont
régénérée ?
Est-ce que Napoléon Ier a continué le grand mouvement
intellectuel commencé par les philosophes à la fin du
dernier siècle ?
Eh bien ! oui, puisque les gouvernements prennent ainsi le droit de
mort sur les peuples, il n'y a rien d'étonnant à ce
que les peuples prennent parfois le droit de mort sur les gouvernements.
Ils se défendent, ils ont raison. Personne n'a le droit absolu
de gouverner les autres. On ne le peut faire que pour le bien de ceux
qu'on dirige. Quiconque gouverne a autant le devoir d'éviter
la guerre qu'un capitaine de navire a celui d'éviter le naufrage.
Quand un capitaine a perdu son bâtiment, on le juge et on le
condamne, s'il est reconnu coupable de négligence ou même
d'incapacité.
Pourquoi ne jugerait-on pas les gouvernements après chaque
guerre déclarée ? Si les peuples comprenaient cela,
s'ils faisaient justice eux-mêmes des pouvoirs meurtriers, s'ils
refusaient de se laisser tuer sans raison, s'ils se servaient de leurs
armes contre ceux qui les leur ont données pour massacrer,
ce jour-là la guerre serait morte... Mais ce jour ne viendra
pas.
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Agay,
8 avril.
- Beau temps, monsieur.
Je me lève et monte sur le pont. Il est trois heures du matin
; la mer est plate, le ciel infini ressemble à une immense voûte
d'ombre ensemencée de graines de feu. Une brise très légère
souffle de terre.
Le café est chaud, nous le buvons, et sans perdre une minute
pour profiter de ce vent favorable, nous partons. Nous voilà
glissant sur l'onde, vers la pleine mer. La cote disparaît ; on
ne voit plus rien autour de nous que du noir. C'est là une sensation,
une émotion troublante et délicieuse : s'enfoncer dans
cette nuit vide, dans ce silence, sur cette eau, loin de tout. Il semble
qu'on quitte le monde, qu'on ne doit plus jamais arriver nulle part,
qu'il n'y aura plus de rivage, qu'il n'y aura pas de jour. A mes pieds
une petite lanterne éclaire le compas qui m'indique la route.
Il faut courir au moins trois milles au large pour doubler sûrement
le cap Roux et le Dramont, quel que soit le vent qui donnera, lorsque
le soleil sera levé. J'ai fait allumer les fanaux de position,
rouge bâbord et vert tribord, pour éviter tout accident,
et je jouis avec ivresse de cette fuite muette, continue et tranquille.
Tout à coup un cri s'élève devant nous. Je tressaille,
car la voix est proche ; et je n'aperçois rien, rien que cette
obscure muraille de ténèbres où je m'enfonce et
qui se referme derrière moi. Raymond qui veille à l'avant
me dit :
- C'est une tartane qui va dans l'est ; arrivez un peu, monsieur, nous
passons derrière.
Et soudain, tout près, se dresse un fantôme effrayant et
vague, la grande ombre flottante d'une haute voile aperçue quelques
secondes et disparue presque aussitôt. Rien n'est plus étrange,
plus fantastique et plus émouvant que ces apparitions rapides,
sur la mer, la nuit. Les pêcheurs et les sabliers ne portent jamais
de feux ; on ne les voit donc qu'en les frôlant, et cela vous
laisse le serrement de coeur d'une rencontre surnaturelle.
J'entends au loin un sifflement d'oiseau. Il approche, passe et s'éloigne.
Que ne puis-je errer comme lui !
L'aube enfin parait, lente et douce, sans un nuage, et le jour la suit,
un vrai jour d'été.
Raymond affirme que nous aurons vent d'est, Bernard tient toujours pour
l'ouest et me conseille de changer d'allure et de marcher tribord amures
sur le Dramont qui se dresse au loin. Je suis aussitôt son avis
et, sous la lente poussée d'une brise agonisante, nous nous rapprochons
de l'Esterel. La longue côte rouge tombe dans l'eau bleue qu'elle
fait paraître violette. Elle est bizarre, hérissée,
jolie, avec des pointes, des golfes innombrables, des rochers capricieux
et coquets, mille fantaisies de montagne admirée. Sur ses flancs,
les forêts de sapins montent jusqu'aux cimes de granit qui ressemblent
à des châteaux, à des villes, à des armées
de pierres courant l'une après l'autre. Et la mer est si limpide
à son pied, on distingue par places les fonds de sable et les
fonds d'herbes.
Certes, en certains jours, j'éprouve l'horreur de ce qui est
jusqu'à désirer la mort. Je sens jusqu'à la souffrance
suraiguë la monotonie invariable des paysages, des figures et des
pensées. La médiocrité de l'univers m'étonne
et me révolte, la petitesse de toutes choses m'emplit de dégoût,
la pauvreté des êtres humains m'anéantit.
En certains autres, au contraire, je jouis de tout à la façon
d'un animal. Si mon esprit inquiet, tourmenté, hypertrophié
par le travail, s'élance à des espérances qui ne
sont point de notre race, et puis retombe dans le mépris de tout,
après en avoir constaté le néant, mon corps de
bête se grise de toutes les ivresses de la vie. J'aime le ciel
comme un oiseau, les forêts comme un loup rôdeur, les rochers
comme un chamois, l'herbe profonde pour m'y rouler, pour y courir comme
un cheval et l'eau limpide pour y nager comme un poisson. Je sens frémir
en moi quelque chose de toutes les espèces d'animaux, de tous
les instincts, de tous les désirs confus des créatures
inférieures. J'aime la terre comme elles et non comme vous, les
hommes, je l'aime sans l'admirer, sans la poétiser, sans m'exalter.
J'aime d'un amour bestial et profond, méprisable et sacré,
tout ce qui vit, tout ce qui pousse, tout ce qu'on voit, car tout cela,
laissant calme mon esprit, trouble mes yeux et mon coeur, tout : les
jours, les nuits, les fleuves, les mers, les tempêtes, les bois,
les aurores, le regard et la chair des femmes.
La caresse de l'eau sur le sable des rives ou sur le granit des roches
m'émeut et m'attendrit, et la joie qui m'envahit, quand je me
sens poussé par le vent et porté par la vague, naît
de ce que je me livre aux forces brutales et naturelles du monde, de
ce que je retourne à la vie primitive.
Quand il fait beau comme aujourd'hui, j'ai dans les veines le sang des
vieux faunes lascifs et vagabonds, je ne suis plus le frère des
hommes, mais le frère de tous les êtres et de toutes les
choses !
Le soleil monte sur l'horizon. La brise tombe comme avant-hier, mais
le vent d'ouest prévu par Bernard ne se lève pas plus
que le vent d'est annoncé par Raymond.
Jusqu'à dix heures, nous flottons immobiles, comme une épave,
puis un petit souffle du large nous remet en route, tombe, renaît,
semble se moquer de nous, agacer la voile, nous promettre sans cesse
la brise qui ne vient pas. Ce n'est rien, l'haleine d'une bouche ou
un battement d'éventail ; cela pourtant suffit à ne pas
nous laisser en place. Les marsouins, ces clowns de la mer, jouent autour
de nous, jaillissent hors de l'eau d'un élan rapide comme s'ils
s'envolaient, passent dans l'air plus vifs qu'un éclair, puis
plongent et ressortent plus loin.
Vers une heure, comme nous nous trouvions par le travers d'Agay, la
brise tomba tout à fait, et je compris que je coucherais au large
si je n'arrimais pas l'embarcation pour remorquer le yacht et me mettre
à l'abri dans cette baie.
Je fis donc descendre deux hommes dans le canot, et à trente
mètres devant moi ils commencèrent à me traîner.
Un soleil enragé tombait sur l'eau, brûlait le pont du
bateau.
Les deux matelots ramaient d'une façon très lente et régulière,
comme deux manivelles usées qui ne vont plus qu'à peine,
mais qui continuent sans arrêt leur effort mécanique de
machines.
La rade d'Agay forme une joli bassin, bien abrité, fermé,
d'un côté, par les rochers rouges et droits, que domine
le sémaphore au sommet de la montagne, et que continue, vers
la pleine mer, l'île d'Or, nommée ainsi à cause
de sa couleur ; de l'autre, par une ligne de roches basses, et une petite
pointe à fleur d'eau portant un phare pour signaler l'entrée.
Dans le fond, une auberge qui reçoit les capitaines de navires
réfugiés là par gros temps et les pêcheurs
en été, une gare où ne s'arrêtent que deux
trains par jour et où ne descend personne, et une jolie rivière
s'enfonçant dans l'Esterel jusqu'au vallon nommé Malinfermet,
et qui est plein de lauriers-roses comme un ravin d'Afrique.
Aucune route n'aboutit, de l'intérieur, à cette baie délicieuse.
Seul un sentier conduit à Saint-Raphaël, en passant par
les carrières de porphyre du Dramont ; mais aucune voiture ne
le pourrait suivre. Nous sommes donc en pleine montagne.
Je résolus de me promener à pied, jusqu'à la nuit,
par les chemins bordés de cistes et de lentisques. Leur odeur
de plantes sauvages, violente et parfumée emplit l'air, se mêle
au grand souffle de résine de la forêt immense, qui semble
haleter sous la chaleur.
Après une heure de marche, j'étais en plein bois de sapins,
un bois clair, sur une pente douce de montagne. Les granits pourpres,
ces os de la terre, semblaient rougis par le soleil, et j'allais lentement,
heureux comme doivent l'être les lézards sur les pierres
brûlantes, quand j'aperçus, au sommet de la montée,
venant vers moi sans me voir, deux amoureux ivres de leur rêve.
C'était joli, c'était charmant, ces deux êtres aux
bras liés, descendant, à pas distraits, dans les alternatives
de soleil et d'ombre qui bariolaient la côte inclinée.
Elle me parut très élégante et très simple
avec une robe grise de voyage et un chapeau de feutre hardi et coquet.
Lui, je ne le vis guère. Je remarquai seulement qu'il avait l'air
comme il faut. Je m'étais assis derrière le tronc d'un
Pin pour les regarder passer. Ils ne m'aperçurent pas et continuèrent
à descendre, en se tenant par la taille, sans dire un mot, tant
ils s'aimaient.
Quand je ne les vis plus, je sentis qu'une tristesse m'était
tombée sur le coeur. Un bonheur m'avait frôlé, que
je ne connaissais point et que je pressentais le meilleur de tous. Et
je revins vers la baie d'Agay, trop, las, maintenant, pour continuer
ma promenade.
Jusqu'au soir, je m'étendis sur l'herbe, au bord de la rivière,
et, vers sept heures, j'entrai dans l'auberge pour dîner.
Mes matelots avaient prévenu le patron, qui m'attendait. Mon
couvert était mis dans une salle basse peinte à la chaux,
à côté d'une autre table où dînaient
déjà, face à face et se regardant au fond des yeux,
mes amoureux de tantôt.
J'eus honte de les déranger, comme si je commettais là
une chose inconvenante et vilaine.
Ils m'examinèrent quelques secondes, puis se mirent à
causer tout bas.
L'aubergiste, qui me connaissait depuis longtemps, prit une chaise près
de la mienne. Il me parla des sangliers et du lapin, du beau temps,
du mistral, d'un capitaine italien qui avait couché là
l'autre nuit, puis, pour me flatter, vanta mon yacht, dont j'apercevais
par la fenêtre la coque noire et le grand mât portant au
sommet mon guidon rouge et blanc.
Mes voisins, qui avaient mangé très vite, sortirent aussitôt.
Moi, je m'attardai à regarder le mince croissant de la lune poudrant
de lumière la petite rade. Je vis enfin mon canot qui venait
à terre, rayant de son passage, l'immobile et pâle clarté
tombée sur l'eau.
Descendu pour m'embarquer, j'aperçus, debout sur la plage, les
deux amants qui contemplaient la mer.
Et comme je m'éloignais au bruit pressé des avirons, je
distinguais toujours leurs silhouettes sur le rivage, leurs ombres dressées
cote à côte. Elles emplissaient la baie, la nuit, le ciel,
tant l'amour s'exhalait d'elles, s'épandait par l'horizon, les
faisait grandes et symboliques.
Et quand je fus remonté sur mon bateau, je demeurai longtemps
assis sur le pont, plein de tristesse sans savoir pourquoi, plein de
regrets sans savoir de quoi, ne pouvant me décider à descendre
enfin dans ma chambre, comme si j'eusse voulu respirer plus longtemps
un peu de cette tendresse répandue dans l'air, autour d'eux.
Tout à coup une des fenêtres de l'auberge s'éclairant,
je vis dans la lumière leurs deux profils. Alors ma solitude
m'accabla, et dans la tiédeur de cette nuit printanière,
au bruit léger des vagues sur le sable, sous le fin croissant
qui tombait dans la pleine mer, je sentis en mon coeur un tel désir
d'aimer, que je faillis crier de détresse.
Puis, brusquement, j'eus honte de cette faiblesse et ne voulant point
m'avouer que j'étais un homme comme les autres, j'accusai le
clair de lune de m'avoir troublé la raison.
J'ai toujours cru d'ailleurs que la lune exerce sur les cervelles humaines
une influence mystérieuse.
Elle fait divaguer les poètes, les rend délicieux ou ridicules
et produit, sur la tendresse des amoureux, l'effet de la bobine de Ruhmkorff
sur les courants électriques. L'homme qui aime normalement sous
le soleil, adore frénétiquement sous la lune.
Une femme jeune et charmante me soutint un jour, je ne sais plus à
quel propos, que les coups de lune sont mille fois plus dangereux que
les coups de soleil. On les attrape, disait-elle, sans s'en douter en
se promenant par les belles nuits, et on n'en guérit jamais ;
on reste fou, non pas fou furieux, fou à enfermer, mais fou d'une
folie spéciale, douce et continue ; on ne pense plus, en rien,
comme les autres hommes.
Certes, j'ai dû, ce soir, recevoir un coup de lune, car je me
sens déraisonnable et délirant ; et le petit croissant
qui descend vers la mer m'émeut, m'attendrit et me navre.
Qu'a-t-elle donc de si séduisant cette lune, vieil astre défunt,
qui promène dans le ciel sa face jaune et sa triste lumière
de trépassée pour nous troubler ainsi, nous autres que
la pensée vagabonde agite ?
L'aimons-nous parce qu'elle est morte ? comme dit le poète Haraucourt
:
Puis ce fut l'âge blond des tiédeurs et des vents.
La lune se peupla de murmures vivants :
Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,
Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux,
Elle eut l'amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux,
Et lentement rentra dans l'ombre.
L'aimons-nous parce que les poètes à qui nous devons l'éternelle
illusion dont nous sommes enveloppés en cette vie, ont troublé
nos yeux par toutes les images aperçues dans ses rayons, nous
ont appris à comprendre de mille façons, avec notre sensibilité
exaltée, le monotone et doux effet qu'elle promène autour
du monde ?
Quand elle se lève derrière les arbres, quand elle verse
sa lumière frissonnante sur un fleuve qui coule, quand elle tombe
à travers les branches sur le sable des allées, quand
elle monte solitaire dans le ciel noir et vide, quand elle s'abaisse
vers la mer, allongeant sur la face onduleuse et liquide une immense
traînée de clarté, ne sommes-nous pas assaillis
par tous les vers charmants qu'elle inspira aux grands rêveurs
?
Si nous allons, l'âme gaie, par la nuit, et si nous la voyons,
toute ronde, ronde comme un oeil jaune qui nous regarderait, perchée
juste au-dessus d'un toit, l'immortelle ballade de Musset se met à
chanter dans notre mémoire.
Et n'est-ce pas lui, le poète railleur, qui nous la montre aussitôt
avec ses yeux :
C'était dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune,
Comme un point sur un i.
Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d'un fil,
Dans l'ombre,
Ta face ou ton profil ?
Si nous nous promenons, un soir de tristesse, sur une plage, au bord
de l'Océan, qu'elle illumine, ne nous mettons-nous pas, presque
malgré nous, à réciter ces deux vers si grands
et si mélancoliques :
Seule au-dessus des mers, la lune voyageant,
Laisse dans les flots noirs tomber ses pleurs d'argent.
Si nous nous réveillons, dans notre lit, qu'éclaire un
long rayon entrant par la fenêtre, ne nous semble-t-il pas aussitôt
voir descendre vers nous la figure blanche qu'évoque Catulle
Mendès :
Elle venait, avec un lis dans chaque main,
La pente d'un rayon lui servant de chemin.
Si, marchant le soir, par la campagne, nous entendons tout à
coup quelque chien de ferme pousser sa plainte longue et sinistre, ne
sommes-nous pas frappés brusquement par le souvenir de l'admirable
pièce de Leconte de Lisle, Les Hurleurs ?
Seule, la lune pâle, en écartant la nue,
Comme une morne lampe, oscillait tristement.
Monde muet, marqué d'un signe de colère,
Débris d'un globe mort au hasard dispersé,
Elle laissait tomber de son orbe glacé
Un reflet sépulcral sur l'océan polaire.
Par un soir de rendez-vous, l'on va tout doucement dans le chemin, serrant
la taille de la bien-aimée, lui pressant la main et lui baisant
la tempe. Elle est un peu lasse, un peu émue et marche d'un pas
fatigué. Un banc apparaît, sous les feuilles que mouille
comme une onde calme la douce lumière.
Est-ce qu'ils n'éclatent pas dans notre esprit, dans notre coeur,
ainsi qu'une chanson d'amour exquise, les deux vers charmants :
Et réveiller, pour s'asseoir à sa place,
Le clair de lune endormi sur le banc.
Peut-on voir le croissant dessiner, comme ce soir, dans un grand ciel
ensemencé d'astres, son fin profil sans songer à la fin
de ce chef-d'oeuvre de Victor Hugo qui s'appelle : Booz endormi :
..............Et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l'oeil à demi sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
Et qui donc a jamais mieux dit que Hugo, la lune galante et tendre aux
amoureux ?
La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux s'éteignirent ;
Dans les bois assombris, les sources se plaignirent ;
Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,
Chanta comme un poète et comme un amoureux.
Chacun se dispersa sous les profonds feuillages ;
Les folles, en riant, entraînèrent les sages ;
L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant ;
Et troublés comme on l'est en songe, vaguement,
Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,
A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,
A leurs coeurs, à leurs sens, à leur molle raison,
Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon.
Et je me rappelle aussi cette admirable prière à la lune
qui ouvre le onzième livre de L'Ane d'Or d'Apulée.
Mais ce n'est point assez pourtant que toutes ces chansons des hommes
pour mettre en notre coeur la tristesse sentimentale que ce pauvre astre
nous inspire.
Nous plaignons la lune, malgré nous, sans savoir pourquoi, sans
savoir de quoi, et, pour cela, nous l'aimons.
La tendresse que nous lui donnons est mêlée aussi de pitié
; nous la plaignons comme une vieille fille, car nous devinons vaguement,
malgré les poètes, que ce n'est point une morte, mais
une vierge.
Les planètes, comme les femmes, ont besoin d'un époux,
et la pauvre lune dédaignée du soleil n'a-t-elle pas simplement
coiffé sainte Catherine, comme nous le disons ici-bas ?
Et c'est pour cela qu'elle nous emplit, avec sa clarté timide,
d'espoirs irréalisables et de désirs inaccessibles. Tout
ce que nous attendons obscurément et vainement sur cette terre,
agite notre coeur comme une sève impuissante et mystérieuse
sous les pâles rayons de la lune. Nous devenons, les yeux levés
sur elle, frémissants de rêves impossibles et assoiffés
d'inexprimables tendresses. L'étroit croissant, un fil d'or,
trempait maintenant dans l'eau sa pointe aiguë, et il plongea doucement,
lentement, jusqu'à l'autre pointe, si fine que je ne la vis pas
disparaître.
Alors je levais mon regard vers l'auberge. La fenêtre éclairée
venait de se fermer. Une lourde détresse m'écrasa, et
je descendis dans ma chambre.
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10
avril.
A peine couché, je sentis que je ne dormirais pas, et je demeurai
sur le dos, les yeux fermés, la pensée en éveil,
les nerfs vibrants. Aucun mouvement, aucun son proche ou lointain,
seule la respiration des deux marins traversait la mince cloison de
bois.
Soudain quelque chose grinça. Quoi ? Je ne sais, une poulie
dans la mâture, sans doute ; mais le ton si doux, si douloureux,
si plaintif de ce bruit fit tressaillir toute ma chair ; puis rien,
un silence infini allant de la terre aux étoiles ; rien, pas
un souffle, pas un frisson de l'eau ni une vibration du yacht ; rien,
puis tout à coup l'inconnaissable et si grêle gémissement
recommença. Il me sembla, en l'entendant, qu'une lame ébréchée
sciait mon coeur. Comme certains bruits, certaines notes, certaines
voix nous déchirent, nous jettent en une seconde dans l'âme
tout ce qu'elle peut contenir de douleur, d'affolement et d'angoisse.
J'écoutais attendant, et je l'entendis encore ce bruit qui
semblait sortir de moi-même, arraché à mes nerfs,
ou plutôt qui résonnait en moi comme un appel intime,
profond et désolé ! Oui, c'était une voix cruelle,
une voix connue, attendue, et qui me désespérait. Il
passait sur moi ce son faible et bizarre, comme un semeur d'épouvante
et de délire, car eut aussitôt la puissance d'éveiller
l'affreuse détresse sommeillant toujours au fond du coeur de
tous les vivants. Qu'était-ce ? C'était la voix qui
crie sans fin dans notre âme et qui nous reproche d'une façon
continue, obscurément et douloureusement torturante, harcelante,
inconnue, inapaisable, inoubliable, féroce, qui nous reproche
tout ce que nous avons fait et en même temps tout ce que nous
n'avons pas fait, la voix des vagues remords, des regrets sans retours,
des jours finis, des femmes rencontrées qui nous auraient aimé
peut-être, des choses disparues, des joies vaines, des espérances
mortes ; la voix de ce qui passe, de ce qui fuit, de ce qui trompe,
de ce qui disparaît, de ce que nous n'avons pas atteint, de
ce que nous n'atteindrons jamais, la maigre petite voix qui crie l'avortement
de la vie, l'inutilité de l'effort, l'impuissance de l'esprit
et la faiblesse de la chair.
Elle me disait dans ce court murmure, toujours recommençant
après les mornes silences de la nuit profonde, elle me disait
tout ce que j'aurais aimé, tout ce que j'avais confusément
désiré, attendu, rêvé, tout ce que j'aurais
voulu voir, comprendre, savoir, goûter, tout ce que mon insatiable
et pauvre et faible esprit avait effleuré d'un espoir inutile,
tout ce vers quoi il avait tenté de s'envoler, sans pouvoir
briser la chaîne d'ignorance qui le tenait.
Ah ! J'ai tout convoité sans jouir de rien. Il m'aurait fallu
la vitalité d'une race entière, l'intelligence diverse
éparpillée sur tous les êtres, toutes les facultés,
toutes les forces, et mille existences en réserve, car je porte
en moi tous les appétits et toutes les curiosités, et
je suis réduit à tout regarder sans rien saisir.
Pourquoi donc cette souffrance de vivre alors que la plupart des hommes
n'en éprouvent que la satisfaction ? Pourquoi cette torture
inconnue qui me ronge ? Pourquoi ne pas connaître la réalité
des plaisirs, des attentes et des jouissances ?
C'est que je porte en moi cette seconde vue qui est en même
temps la force et toute la misère des écrivains. J'écris
parce que je comprends et je souffre de tout ce qui est, parce que
je le connais trop et surtout parce que, sans le pouvoir goûter,
je le regarde en moi-même, dans le miroir de ma pensée.
Qu'on ne nous envie pas, mais qu'on nous plaigne, car voici en quoi
l'homme de lettres diffère de ses semblables.
En lui aucun sentiment simple n'existe plus. Tout ce qu'il voit, ses
joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs deviennent
instantanément des sujets d'observation. Il analyse malgré
tout, malgré lui, sans fin, les coeurs, les visages, les gestes,
les intonations. Sitôt qu'il a vu, quoi qu'il ait vu, il lui
faut le pourquoi. Il n'a pas un élan, pas un cri, pas un baiser
qui soient francs, pas une de ces actions instantanées qu'on
fait parce qu'on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir,
sans comprendre, sans se rendre compte ensuite.
S'il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans sa
mémoire ; il se dit, en revenant du cimetière où
il a laissé celui ou celle qu'il aimait le plus au monde :
"C'est singulier ce que j'ai ressenti ; c'était comme
une ivresse douloureuse, etc..." Et alors il se rappelle tous
les détails, les attitudes des voisins, les gestes faux, les
fausses douleurs, les faux visages, et mille petites choses insignifiantes,
des observations artistiques, le signe de croix d'une vieille qui
tenait un enfant par la main, un rayon de lumière dans une
fenêtre, un chien qui traversa le convoi, l'effet de la voiture
funèbre sous les grands ifs du cimetière, la tête
du croque-mort et la contraction des traits, l'effort des quatre hommes
qui descendaient la bière dans la fosse, mille choses enfin
qu'un brave homme souffrant de toute son âme, de tout son coeur,
de toute sa force, n'aurait jamais remarquées.
Il a tout vu, tout retenu, tout noté, malgré lui, parce
qu'il est avant tout un homme de lettres et qu'il a l'esprit construit
de telle sorte que la répercussion, chez lui, est bien plus
vive, plus naturelle, pour ainsi dire, que la première secousse,
l'écho plus sonore que le son primitif.
Il semble avoir deux âmes, l'une qui note, explique, commente
chaque sensation de sa voisine, l'âme naturelle, commune à
tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours,
en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres,
condamné à se regarder sentir, agir, aimer, penser,
souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme
tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s'analyser
soi-même après chaque joie et après chaque sanglots.
S'il cause, sa parole semble souvent médisante, uniquement
parce que sa pensée est clairvoyante et qu'il désarticule
tous les ressorts cachés des sentiments et des actions des
autres.
S'il écrit, il ne peut s'abstenir de jeter en ses livres tout
ce qu'il a vu, tout ce qu'il a compris, tout ce qu'il sait ; et cela
sans exception pour les parents, les amis, mettant à nu, avec
une impartialité cruelle, les coeurs de ceux qu'il aime ou
qu'il a aimés, exagérant même, pour grossir l'effet,
uniquement préoccupé de son oeuvre et nullement de ses
affections.
Et s'il aime, s'il aime une femme, il la dissèque comme un
cadavre dans un hôpital. Tout ce qu'elle dit, ce qu'elle fait
est instantanément pesé dans cette délicate balance
de l'observation qu'il porte en lui, et classé à sa
valeur documentaire. Qu'elle se jette à son cou dans un élan
irréfléchi, il jugera le mouvement en raison de son
opportunité, de sa justesse, de sa puissance dramatique, et
le condamnera tacitement s'il le sent faux ou mal fait.
Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n'est jamais
acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout,
autour de lui, devient de verre, les coeurs, les actes, les intentions
secrètes, et il souffre d'un mal étrange, d'une sorte
de dédoublement de l'esprit, qui fait de lui un être
effroyablement vibrant, machiné, compliqué et fatigant
pour lui-même.
Sa sensibilité particulière et maladive le change en
outre en écorché vif pour qui presque toutes les sensations
sont devenues des douleurs.
Je me rappelle les jours noirs où mon coeur fut tellement déchiré
par des choses aperçues une seconde, que les souvenirs de ces
visions demeurent en moi comme des plaies.
Un matin, avenue de l'Opéra, au milieu du public remuant et
joyeux que le soleil de mai grisait, j'ai vu passer soudain un être
innommable, une vieille courbée en deux, vêtue de loques
qui furent des robes, coiffée d'un chapeau de paille noir,
tout dépouillé de ses ornements anciens, rubans et fleurs
disparus depuis des temps indéfinis. Et elle allait, traînant
ses pieds si péniblement que je ressentais au coeur, autant
qu'elle-même, plus qu'elle-même, la douleur de tous ses
pas. Deux cannes la soutenaient. Elle passait sans voir personne,
indifférente à tout, au bruit, aux gens, aux voitures,
au soleil ! Où allait-elle ? Vers quel taudis ? Elle portait
dans un papier qui pendait au bout d'une ficelle quelque chose. Quoi
? du pain ? Oui, sans doute. Personne, aucun voisin n'ayant pu ou
voulu faire pour elle cette course, elle avait entrepris, elle, ce
voyage horrible, de sa mansarde au boulanger. Deux heures de route
au moins pour aller et venir. Et quelle route douloureuse ! Quel chemin
de la croix plus effroyable que celui du Christ !
Je levai les yeux vers les toits des maisons immenses. Elle allait
là-haut. Quand y serait-elle ? Combien de repos haletants sur
les marches, dans le petit escalier noir et tortueux ?
Tout le monde se retournait pour la regarder. On murmurait : "Pauvre
femme !" puis on passait. Sa jupe, son haillon de jupe, traînait
sur le trottoir, à peine attachée sur son débris
de corps. Et il y avait une pensée là-dedans ! Une pensée
? Non, mais une souffrance épouvantable, incessante, harcelante
! Oh ! la misère des vieux sans pain, des vieux sans espoir,
sans enfants, sans argent, sans rien autre chose que la mort devant
eux, y pensons-nous ? Y pensons-nous, aux vieux affamés des
mansardes ? Pensons-nous aux larmes de ces yeux ternes qui furent
brillants, émus et joyeux, jadis ?
Une autre fois, il pleuvait, j'allais seul, chassant par la plaine
normande, par les grands labourés de boue grasse qui fondaient
et glissaient sous mon pied. De temps en temps une perdrix surprise,
blottie contre une motte de terre, s'envolait lourdement sous l'averse.
Mon coup de fusil, éteint par la nappe d'eau qui tombait du
ciel, claquait à peine comme un coup de fouet et la bête
grise s'abattait avec du sang sur ses plumes.
Je me sentais triste à pleurer, à pleurer comme les
nuages qui pleuraient sur le monde et sur moi, trempé de tristesse
jusqu'au coeur, accablé de lassitude à ne plus lever
mes jambes, engluées d'argile ; et j'allais rentrer quand j'aperçus
au milieu des champs le cabriolet du médecin qui suivait un
chemin de traverse.
Elle passait, la voiture noire et basse, couverte de sa capote ronde
et traînée par son cheval brun, comme un présage
de mort errant dans la campagne par ce jour sinistre. Tout à
coup elle s'arrêta ; la tête du médecin apparut
et il cria :
- Eh !
J'allai vers lui. Il me dit :
- Voulez-vous m'aider à soigner une diphtérique ! Je
suis seul et il faudrait la tenir pendant que j'enlèverai les
fausses membranes de sa gorge.
- Je viens avec vous, répondis-je. Et je montai dans sa voiture.
Il me raconta ceci :
L'angine, l'affreuse angine qui étrangle les misérables
hommes avait pénétré dans la ferme des Martinet,
de pauvres gens !
Le père et le fils étaient morts au commencement de
la semaine. La mère et la fille s'en allaient aussi maintenant.
Une voisine qui les soignait se sentant soudain indisposée,
avait pris la fuite la veille même, laissant ouverte la porte
et les deux malades abandonnées sur leurs grabats de paille,
sans rien à boire, seules, râlant, suffoquant, agonisant,
seules depuis vingt-quatre heures !
Le médecin venait de nettoyer la gorge de la mère et
l'avait fait boire ; mais l'enfant, affolée par la douleur
et l'angoisse des suffocations, avait enfoncé et caché
sa tête dans la paillasse sans consentir à se laisser
toucher.
Le médecin, accoutumé à ces misères, répétait
d'une voix triste et résignée :
- Je ne peux pourtant point passer mes journées chez mes malades.
Cristi ! celles-là serrent le coeur. Quand on pense qu'elles
sont restées vingt-quatre heures sans boire. Le vent chassait
la pluie jusqu'à leurs couches. Toutes les poules s'étaient
mises à l'abri dans la cheminée.
Nous arrivions à la ferme. Il attacha son cheval à la
branche d'un pommier devant la porte ; et nous entrâmes. Une
odeur forte de maladie et d'humidité, de fièvre et de
moisissure, d'hôpital et de cave nous saisit à la gorge.
Il faisait froid, un froid de marécage, dans cette maison sans
feu, sans vie, grise et sinistre. L'horloge était arrêtée
; la pluie tombait par la grande cheminée dont les poules avaient
éparpillé la cendre, et on entendait dans un coin sombre
un bruit de soufflet rauque et rapide. C'était l'enfant qui
respirait.
La mère, étendue dans une sorte de grande caisse de
bois, le lit des paysans, et cachée par de vieilles couvertures
et de vieilles hardes, semblait tranquille.
Elle tourna un peu la tête vers nous.
Le médecin lui demanda :
- Avez-vous une chandelle ?
Elle répondit d'une voix basse, accablée :
- Dans le buffet.
Il prit la lumière et m'emmena au fond de l'appartement, vers
la couchette de la petite fille.
Elle haletait, les joues décharnées, les yeux luisants,
les cheveux mêlés, effrayante. Dans son cou maigre et
tendu, des creux profonds se formaient à chaque aspiration.
Allongée sur le dos, elle serrait de ses deux mains les loques
qui la couvraient ; et, dès qu'elle nous vit, elle se tourna
sur la face pour se cacher dans la paillasse.
Je la pris par les épaules, et le docteur, la forçant
à montrer sa gorge, en arracha une grande peau blanchâtre,
qui me parut sèche comme un cuir.
Elle respira mieux tout de suite et but un peu. La mère, soulevée
sur un coude, nous regardait. Elle balbutia :
- C'est-il fait ?
- Oui, c'est fait.
- J'allons-t-y rester toutes seules ?
Une peur, une peur affreuse, faisait frémir sa voix, peur de
cet isolement, de cet abandon, des ténèbres de la mort
qu'elle sentait si proche.
Je répondis :
- Non, ma brave femme ; j'attendrai que le docteur vous ait envoyé
la garde.
Et me tournant vers le médecin :
- Envoyez-lui la mère Mauduit. Je la paierai.
- Parfait. Je vous l'envoie tout de suite.
Il me serra la main, sortit ; et j'entendis son cabriolet qui s'en
allait sur la route humide. Je restai seul avec les deux mourantes.
Mon chien Paf s'était couché devant la cheminée
noire, et il me fit songer qu'un peu de feu serait utile à
nous tous. Je ressortis donc pour chercher du bois et de la paille,
et bientôt une grande flambée éclaira jusqu'au
fond de la pièce le lit de la petite, qui recommençait
à haleter.
Et je m'assis, tendant mes jambes vers le foyer.
La pluie battait les vitres ; le vent secouait le toit ; j'entendais
l'haleine courte, dure, sifflante des deux femmes, et le souffle de
mon chien qui soupirait de plaisir, roulé devant l'âtre
clair.
La vie ! la vie ! qu'est-ce que cela ? Ces deux misérables
qui avaient toujours dormi sur la paille, mangé du pain noir,
travaillé comme des bêtes, souffert toutes les misères
de la terre, allaient mourir ! Qu'avaient-elles fait ? Le père
était mort, le fils était mort. Ces gueux passaient
pourtant pour de bonnes gens qu'on aimait et qu'on estimait, de simples
et honnêtes gens ! Je regardais fumer mes bottes et dormir mon
chien, et en moi entra soudain une joie sensuelle et honteuse en comparant
mon sort à celui de ces forçats.
La petite fille se mit à râler, et tout à coup
ce souffle rauque me devint intolérable ; il me déchirait
comme une pointe dont chaque coup m'entrait au coeur.
J'allai vers elle :
- Veux-tu boire ? lui dis-je.
Elle remua la tête pour dire oui, et je lui versai dans la bouche
un peu d'eau qui ne passa point.
La mère, restée plus calme, s'était retournée
pour regarder son enfant ; et voilà que soudain une peur me
frôla, une peur sinistre qui me glissa sur la peau comme le
contact d'une montre invisible. Où étais-je ? Je ne
le savais plus ! Est-ce que je rêvais ? quel cauchemar m'avait
saisi ?
Etait-ce vrai que des choses pareilles arrivaient ? qu'on mourait
ainsi ? Et je regardais dans les coins sombres de la chaumière
comme si je m'étais attendu à voir, blottie dans un
angle obscur, une forme hideuse, innommable, effrayante, celle qui
guette la vie des hommes et les tue, les ronge, les écrase,
les étrangle ; qui aime le sang rouge, les yeux allumés
par la fièvre, les rides et les flétrissures, les cheveux
blancs et les décompositions.
Le feu s'éteignait. J'y jetai du bois et je m'y chauffai le
dos, tant j'avais froid dans les reins.
Au moins, j'espérais mourir dans une bonne chambre, moi, avec
des médecins autour de mon lit, et des remèdes sur les
tables !
Et ces femmes étaient restées seules vingt-quatre heures
dans cette cabane sans feu ! râlant sur la paille !...
J'entendis soudain le trot d'un cheval et le roulement d'une voiture
; et la garde entra, tranquille, contente d'avoir trouvé de
la besogne, sans étonnement devant cette misère.
Je lui laissai quelque argent et je me sauvai avec mon chien ; je
me sauvai comme un malfaiteur, courant sous la pluie, croyant entendre
toujours le sifflement des deux gorges, courant vers ma maison chaude
où m'attendaient mes domestiques en préparant un bon
dîner.
Mais je n'oublierai jamais cela et tant d'autres choses encore qui
me font haïr la terre.
Comme je voudrais, parfois, ne plus penser, ne plus sentir, je voudrais
vivre comme une brute, dans un pays clair et chaud, dans un pays jaune,
sans verdure brutale et crue, dans un de ces pays d'Orient où
l'on s'endort sans tristesse, où l'on s'éveille sans
chagrins, où l'on s'agite sans soucis, où l'on sait
aimer sans angoisse, où l'on se sent à peine exister.
J'y habiterais une demeure vaste et carrée, comme une immense
caisse éclatante au soleil.
De la terrasse on voit la mer, où passent ces voiles blanches
en forme d'ailes pointues des bateaux grecs ou musulmans. Les murs
du dehors sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où
l'air est lourd sous le parasol des palmiers, forme le milieu de ce
logis oriental. Un jet d'eau monte sous les arbres et s'émiette
en retombant dans un large bassin de marbre dont le fond est sablé
de poudre d'or. Je m'y baignerais à tout moment, entre deux
pipes, deux rêves ou deux baisers. J'aurais des esclaves noirs
et beaux, drapés en des étoffes légères
et courant vite, nu-pieds sur les tapis sourds.
Mes murs seraient moelleux et rebondissants comme des poitrines de
femmes et, sur mes divans en cercle autour de chaque appartement,
toutes les formes de coussins me permettraient de me coucher dans
toutes les postures qu'on peut prendre.
Puis, quand je serais las du repos délicieux, las de jouir
de l'immobilité et de mon rêve éternel, las du
calme plaisir d'être bien, je ferais amener devant ma porte
un cheval blanc ou noir aussi souple qu'une gazelle.
Et je partirais sur son dos, en buvant l'air qui fouette et grise,
l'air sifflant des galops furieux.
Et j'irais comme une flèche sur cette terre colorée
qui enivre le regard, dont la vue est savoureuse comme un vin.
A l'heure calme du soir, j'irais, d'une course affolée, vers
le large horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devient
rose, là-bas, au crépuscule : les montagnes brûlées,
le sable, les vêtements des Arabes, les dromadaires, les chevaux
et les tentes.
Les flamants roses s'envolent des marais sur le ciel rose ; et je
pousserais des cris de délire, noyé dans la roseur illimitée
du monde.
Je ne verrais plus, le long des trottoirs, assourdi par le bruit dur
des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir,
assis sur des chaises incommodes, boire l'absinthe en parlant d'affaires.
J'ignorerais le cours de la Bourse, les événements politiques,
les changements de ministère, toutes les inutiles bêtises
où nous gaspillons notre courte et trompeuse existence. Pourquoi
ces peines, ces souffrances, ces luttes ? Je me reposerais à
l'abri du vent dans ma somptueuse et claire demeure.
J'aurais quatre ou cinq épouses en des appartements discrets
et sourds, cinq épouses venues des cinq parties du monde et
qui m'apporteraient la saveur de la beauté féminine
épanouie dans toutes les races.
Le rêve ailé flottait devant mes yeux fermés,
dans mon esprit qui s'apaisait, quand j'entendis que mes hommes s'éveillaient,
qu'ils allumaient leur fanal et se mettaient à travailler à
une besogne longue et silencieuse.
Je leur criai :
- Que faites-vous donc ?
Raymond répondit d'une voix hésitante :
- Nous préparons des palangres parce que nous avons pensé
que Monsieur serait bien aise de pécher s'il faisait beau au
jour levant.Agay est en effet, pendant l'été, le rendez-vous
de tous les pêcheurs de la côte. On vient là en
famille, on couche à l'auberge ou dans les barques, et on mange
la bouillabaisse au bord de la mer, à l'ombre des pins dont
la résine chaude crépite au soleil.
Je demandai :
- Quelle heure est-il ?
- Trois heures, monsieur.
Alors, sans me lever, allongeant le bras, j'ouvris la porte qui sépare
ma chambre du poste d'équipage.
Les deux hommes étaient accroupis dans cette sorte de niche
basse que le mât traverse pour venir s'emmancher dans la carlingue,
dans cette niche si pleine d'objets divers et bizarres qu'on dirait
un repaire de maraudeurs où l'on voit suspendus en ordre, le
long des cloisons, des instruments de toute sorte, scies, haches,
épissoires, des agrès et des casseroles, puis, sur le
sol entre les deux couchettes, un seau, un fourneau, un baril dont
les cercles de cuivre luisent sous le rayon direct du fanal suspendu
entre les bittes des ancres, à côté des puits
de chaîne ; et mes matelots travaillaient à amorcer les
innombrables hameçons, suspendus le long de la corde des palangres.
- A quelle heure faudra-t-il me lever ? leur dis-je.
- Mais, tout de suite, monsieur.
Une demi-heure plus tard, nous embarquions tous les trois dans le
youyou et nous abandonnions le Bel-Ami pour aller tendre notre filet
au pied du Dramont, près de l'île d'Or.
Puis quand notre palangre, longue de deux à trois cents mètres,
fut descendue au fond de la mer on amorça trois petites lignes
de fond, et le canot ayant mouillé Une pierre au bout d'une
corde, nous commençâmes à pécher. Il faisait
jour déjà, et j'apercevais très bien la côte
de Saint-Raphaël, auprès des bouches de l'Argens, et les
sombres montagnes des Maures, courant jusqu'au cap Camarat, là-bas,
en pleine mer, au delà du golfe de Saint-Tropez.
De toute la côte du Midi, c'est ce coin que j'aime le plus.
Je l'aime comme si j'y étais né, comme si j'y avais
grandi, parce qu'il est sauvage et coloré, que le Parisien,
l'Anglais, l'Américain, l'homme du monde et le rastaquouère
ne l'ont pas encore empoisonné.
Soudain le fil que je tenais à la main vibra, je tressaillis,
puis rien, puis une secousse légère serra la corde enroulée
à mon doigt, puis une autre plus forte remua ma main, et, le
coeur battant, je me mis à tirer la ligne, doucement, ardemment,
plongeant mon regard dans l'eau transparente et bleue, et bientôt
j'aperçus, sous l'ombre du bateau, un éclair blanc qui
décrivait des courbes rapides.
Il me parut énorme ainsi ce poisson, gros comme une sardine
quand il fut à bord.
Puis j'en eus d'autres, des bleus, des rouges, des jaunes et des verts,
luisants, argentés, tigrés, dorés, mouchetés,
tachetés, ces jolis poissons de roche de la Méditerranée
si variés, si colorés, qui semblent peints Pour plaire
aux yeux, puis des rascasses hérissées de dards, et
des murènes, ces monstres hideux.
Rien n'est plus amusant que de lever une palangre. Que va-t-il sortir
de cette mer ? Quelle surprise, quelle joie ou quelle désillusion
à chaque hameçon retiré de l'eau ! Quelle émotion
quand on aperçoit de loin une grosse bête qui se débat
en montant lentement vers nous !
A dix heures, nous étions revenus à bord du yacht et
les deux hommes radieux m'annoncèrent que notre pêche
pesait onze kilos.
Mais j'allais payer ma nuit sans sommeil ! La migraine, l'horrible
mal, la migraine qui torture comme aucun supplice ne l'a pu faire,
qui broie la tête, rend fou, égare les idées et
disperse la mémoire ainsi qu'une poussière au vent,
la migraine m'avait saisi, et je dus m'étendre dans ma couchette,
un flacon d'éther sous les narines.
Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui
devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me
semblait que tout l'intérieur de mon corps devenait léger,
léger comme de l'air, qu'il se vaporisait.
Puis ce fut une sorte de torpeur de l'âme, de bien-être
somnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient
cependant d'être pénibles. C'était une de ces
souffrances qu'on consent à supporter, et non plus ces déchirements
affreux contre lesquels tout notre corps torturé proteste.
Bientôt l'étrange et charmante sensation de vide que
j'avais dans la poitrine s'étendit, gagna les membres qui devinrent
à leur tour légers, légers comme si la chair
et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée,
la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre,
d'être couché dans ce bien-être. Je m'aperçus
alors que je ne souffrais plus. La douleur s'en était allée,
fondue aussi, évaporée. Et j'entendis des voix, quatre
voix, deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt
ce n'étaient que des sons indistincts, tantôt un mot
me parvenait. Mais je reconnus que c'étaient là simplement
les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais
pas, je veillais, je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une
netteté, une Profondeur, une puissance extraordinaires, et
une joie d'esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement
de mes facultés mentales.
Ce n'était pas du rêve comme avec du haschich, ce n'étaient
pas les visions un peu maladives de l'opium ; c'étaient une
acuité prodigieuse de raisonnement, une manière nouvelle
de voir, de juger, d'apprécier les choses et la vie, avec la
certitude, la conscience absolue que cette manière était
la vraie.
Et la vieille image de l'Ecriture m'est revenue soudain à la
pensée. Il me semblait que j'avais goûté à
l'arbre de science, que tous les mystères se dévoilaient,
tant je me trouvais sous l'empire d'une logique nouvelle, étrange,
irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves
me venaient en foule, renversés immédiatement par une
preuve, un raisonnement, un argument plus forts. Ma tête était
devenue le champ de lutte des idées. J'étais un être
supérieur, armé d'une intelligence invincible, et je
goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation
de ma puissance...
Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l'orifice de
mon flacon d'éther. Soudain, je m'aperçus qu'il était
vide. Et la douleur recommença.
Pendant dix heures, je dus endurer ce supplice contre lequel il n'est
point de remèdes, puis je dormis, et le lendemain, alerte comme
après une convalescence, ayant écrit ces quelques pages,
je partis pour SaintRaphaël.
***************************************
Saint-Raphaël,
11 avril.
Nous avons eu, pour venir ici, un temps délicieux, une petite
brise d'ouest qui nous a amenés en six bordées. Après
avoir doublé le Dramont, j'aperçus les villas de Saint-Raphaël
cachées dans les sapins, dans les petits sapins maigres que
fatigue tout le long de l'année l'éternel coup de vent
de Fréjus. Puis je passai entre les lions, jolis rochers rouges
qui semblent garder la ville et j'entrai dans le port ensablé
vers le fond, ce qui force à se tenir à cinquante mètres
du quai, puis je descendis à terre.
Un grand rassemblement se tenait devant l'église. On mariait
là-dedans. Un prêtre autorisait en latin, avec une gravité
pontificale, l'acte animal, solennel et comique qui agite si fort
les hommes, les fait tant rire, tant souffrir, tant pleurer. Les familles,
selon l'usage, avaient invité tous leurs parents et tous leurs
amis à ce service funèbre de l'innocence d'une jeune
fille, à ce spectacle inconvenant et pieux des conseils ecclésiastiques
précédant ceux de la mère et de la bénédiction
publique, donnée à ce qu'on voile d'ordinaire avec tant
de pudeur et de souci.
Et le pays entier, plein d'idées grivoises, mû par cette
curiosité friande et polissonne qui pousse les foules à
ce spectacle, était venu là pour voir la tête
que feraient les deux mariés. J'entrai dans cette foule et
je la regardai.
Dieu, que les hommes sont laids ! Pour la centième fois au
moins, je remarquais au milieu de cette fête que, de toutes
les races, la race humaine est la plus affreuse. Et là-dedans
une odeur de peuple flottait, une odeur fade et nauséabonde
de chair malpropre, de chevelures grasses et d'ail, cette senteur
d'ail que les gens du Midi répandent autour d'eux, par la bouche,
par le nez et par la peau, comme les roses jettent leur parfum.
Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous
les jours aussi mauvais, mais nos yeux habitués à les
regarder, notre nez accoutumé à les sentir, ne distinguent
leur hideur et leurs émanations que lorsque nous avons été
privés quelque temps de leur vue et de leur puanteur.
L'homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques
à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants
venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales,
leurs jambes trop longues ou trop courtes, leurs corps trop gros ou
trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres,
leur air souriant ou sérieux.
Jadis, aux premiers temps du monde, l'homme sauvage, l'homme fort
et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le
lion. L'exercice de ses muscles, la libre vie, l'usage constant de
sa vigueur et de son agilité entretenaient chez lui la grâce
du mouvement qui est la première condition de la beauté,
et l'élégance de la forme que donne seule l'agitation
physique.
Plus tard, les peuples artistes, épris de plastique, surent
conserver à l'homme intelligent cette grâce et cette
élégance, par les artifices de la gymnastique. Les soins
du corps, les jeux de force et de souplesse, l'eau glacée et
les étuves firent des Grecs de vrais modèles de beauté
humaine ; et ils nous laissèrent leurs statues, comme enseignement,
pour nous montrer ce qu'étaient les corps de ces grands artistes.
Mais aujourd'hui, ô Apollon, regardons la race humaine s'agiter
dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau,
déformés par l'étude précoce, abrutis
par le collège qui leur use le corps à quinze ans en
courbaturant leur esprit avant qu'il soit nubile, arrivent à
l'adolescence, avec des membres mal poussés, mal attachés,
dont les proportions normales ne sont jamais conservées.
Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements
sales ! Quant au paysan ! Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans
les champs, l'homme souche, noué, long comme une perche, toujours
tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu'on voit
aux musées d'anthropologie.
Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon
de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes
sont élégants de tournure et de figure !
D'ailleurs, j'ai, pour une autre raison encore, l'horreur des foules.
Je ne puis entrer dans un théâtre ni assister à
une fête publique. J'y éprouve aussitôt un malaise
bizarre, insoutenable, un énervement affreux comme si je luttais
de toute ma force contre une influence irrésistible et mystérieuse.
Et je lutte en effet contre l'âme de la foule qui essaie de
pénétrer en moi.
Que de fois j'ai constaté que l'intelligence s'agrandit et
s'élève, dès qu'on vit seul, qu'elle s'amoindrit
et s'abaisse dès qu'on se mêle de nouveau aux autres
hommes. Les contacts, les idées répandues, tout ce qu'on
dit, tout ce qu'on est forcé d'écouter, d'entendre et
de répondre, agissent sur la pensée. Un flux et reflux
d'idées va de tète en tête, de maison en maison,
de rue en rue, de ville en ville, de peuple à peuple, et un
niveau s'établit, une moyenne d'intelligence pour toute agglomération
nombreuse d'individus.
Les qualités d'initiative intellectuelle, de libre arbitre,
de réflexion sage et même de pénétration
de tout homme isolé, disparaissent en général
dès que cet homme est mêlé à un grand nombre
d'autres hommes.
Voici un passage d'une lettre de lord Chesterfield à son fils
(1751), qui constate avec une rare humilité cette subite élimination
des qualités actives de l'esprit dans toute nombreuse réunion
:
Lord
Macclesfield qui a eu la plus grande part dans la préparation
du bill et qui est l'un des plus grands mathématiciens et astronomes
de l'Angleterre, parle ensuite avec une connaissance approfondie de
la question, et avec toute la clarté qu'une matière
aussi embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses
périodes et son élocution étaient loin de valoir
les miens, la préférence me fut donnée à
l'unanimité, bien injustement, je l'avoue.
Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule,
quelles que soient les individualités qui la composent, il
ne faut jamais tenir à une foule le langage de la raison pure.
C'est seulement à ses passions, à ses sentiments et
à ses intérêts apparents qu'il faut s'adresser.
Une collectivité d'individus n'a plus de faculté de
compréhension, etc...
Cette profonde observation de lord Chesterfield, observation faite
souvent d'ailleurs et notée avec intérêt par les
philosophes de l'école scientifique, constitue un des arguments
les plus sérieux contre les gouvernements représentatifs.
Le même phénomène, phénomène surprenant,
se produit chaque fois qu'un grand nombre d'hommes est réuni.
Toutes ces personnes, côte à côte, distinctes,
différentes d'esprit, d'intelligence, de passions, d'éducation,
de croyances, de préjugés, tout à coup, par le
seul fait de leur réunion, forment un être spécial,
doué d'une âme propre, d'une manière de penser
nouvelle, commune, qui est une résultante inanalysable de la
moyenne des opinions individuelles.
C'est une foule, et cette foule est quelqu'un, un vaste individu collectif,
aussi distinct d'une autre foule qu'un homme est distinct d'un autre
homme.
Un dicton populaire affirme que "la foule ne raisonne pas".
Or pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque
particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle
spontanément ce qu'aucune des unités de cette foule
n'aurait fait ? Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles,
des volontés féroces, des entraînements stupides
que rien n'arrête, et emportée par ces entraînements
irréfléchis, accomplit-elle des actes qu'aucun des individus
qui la composent n'accomplirait ?
Un inconnu jette un cri, et voilà qu'une sorte de frénésie
s'empare de tous, et tous, d'un même élan auquel personne
n'essaie de résister, emportés par une même pensée
qui, instantanément, leur devient commune, malgré les
castes, les opinions, les croyances, les moeurs différentes,
se précipiteront sur un homme, le massacreront, le noieront
sans raison, presque sans prétexte, alors que chacun, s'il
eût été seul, se serait précipité,
au risque de sa vie, pour sauver celui qu'il tue.
Et le soir, chacun rentré chez soi, se demandera quelle rage
ou quelle folie l'a saisi, l'a jeté brusquement hors de sa
nature et de son caractère, comment il a pu céder à
cette impulsion féroce ?
C'est qu'il avait cessé d'être un homme pour faire partie
d'une foule. Sa volonté individuelle s'était mêlée
à la volonté commune comme une goutte d'eau se mêle
à un fleuve.
Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle
d'une vaste et étrange personnalité, celle de la foule.
Les paniques qui saisissent une armée et ces ouragans d'opinions
qui entraînent un peuple entier, et la folie des danses macabres,
ne sont-ils pas encore des exemples saisissants de ce même phénomène.
En somme, il n'est pas plus étonnant de voir les individus
réunis former un tout que de voir des molécules rapprochées
former un corps.
C'est à ce mystère qu'on doit attribuer la morale si
spéciale des salles de spectacles et les variations de jugement
si bizarres du public des répétitions générales
au public des premières et du public des premières à
celui des représentations suivantes, et les déplacements
d'effets d'un soir à l'autre, et les erreurs de l'opinion qui
condamne des oeuvres comme Carmen, destinées plus tard à
un immense succès.
Ce que j'ai dit des foules doit s'appliquer d'ailleurs à la
société tout entière, et celui qui voudrait garder
l'intégrité absolue de sa pensée, l'indépendance
fière de son jugement, voir la vie, l'humanité et l'univers
en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de
toute croyance préconçue et de toute religion, c'est-à-dire
de toute crainte, devrait s'écarter absolument de ce qu'on
appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est
si contagieuse qu'il ne pourra fréquenter ses semblables, les
voir et les écouter sans être, malgré lui, entamé
de tous les côtés par leurs convictions, leurs idées,
leurs superstitions, leurs traditions, leurs préjugés
qui font ricocher sur lui leurs usages, leurs lois et leur morale
surprenante d'hypocrisie et de lâcheté.
Ceux qui tentent de résister à ces influences amoindrissantes
et incessantes se débattent en vain au milieu de liens menus,
irrésistibles, innombrables et presque imperceptibles. Puis
on cesse bientôt de lutter, par fatigue.
Mais un remous eut lieu dans le public, les mariés allaient
sortir. Et soudain, je fis, comme tout le monde, je me dressai sur
la pointe des pieds pour voir, et j'avais envie de voir, une envie
bête, basse, répugnante, une envie de peuple. La curiosité
de mes voisins m'avait gagné comme une ivresse ; je faisais
partie de cette foule.
Pour occuper le reste de ma journée, je me décidai à
faire une promenade en canot sur l'Argens. Ce fleuve, presque inconnu
et ravissant, sépare la plaine de Fréjus des sauvages
montagnes des Maures. Je pris Raymond, qui me conduisit à l'aviron
en longeant une grande plage basse jusqu'à l'embouchure, que
nous trouvâmes impraticable et ensablée en partie. Un
seul canal communiquait avec la mer, mais si rapide, si plein d'écume,
de remous et de tourbillons, que nous ne pûmes le franchir.
Nous dûmes alors tirer le canot à terre et le porter
à bras par-dessus les dunes jusqu'à cet espèce
de lac admirable que forme l'Argens en cet endroit.
Au milieu d'une campagne marécageuse et verte, de ce vert puissant
des arbres poussés dans l'eau, le fleuve s'enfonce entre deux
rives tellement couvertes de verdure, de feuillages impénétrables
et hauts, qu'on aperçoit à peine les montagnes voisines
; il s'enfonce tournant toujours, gardant toujours un air de lac paisible,
sans jamais laisser voir ou deviner qu'il continue sa route à
travers ce calme pays désert et superbe.
Autant que dans ces plaines basses du Nord, où les sources
suintent sous les pieds, coulent et vivifient la terre comme du sang,
le sang clair et glacé du sol, on retrouve ici la sensation
bizarre de vie abondante qui flotte sur les pays humides.
Des oiseaux aux grands pieds pendants s'élancent des roseaux,
allongent sur le ciel leur bec pointu ; d'autres, larges et lourds,
passent d'une berge à l'autre d'un vol pesant ; d'autres encore,
plus petits et rapides, fuient au ras du fleuve, lancés comme
une pierre qui fait des ricochets. Les tourterelles, innombrables,
roucoulent dans les cimes ou tournoient, vont d'un arbre à
l'autre, semblent échanger des visites d'amour. On sent que
partout autour de cette eau profonde, dans toute cette plaine jusqu'au
pied des montagnes, il y a encore de l'eau, l'eau trompeuse, endormie
et vivante des marais, les grandes nappes claires où se mire
le ciel, où glissent les nuages et d'où sortent des
foules éparses de joncs bizarres, l'eau limpide et féconde
où pourrit la vie, Où fermente la mort, l'eau qui nourrit
les fièvres et les miasmes, qui est en même temps une
sève et un poison, qui s'étale, attirante et jolie,
sur les putréfactions mystérieuses. L'air qu'on respire
est délicieux, amollissant et redoutable. Sur tous ces talus
qui séparent ces vastes mares tranquilles, dans toutes ces
herbes épaisses grouille, se traîne, sautille et rampe,
le peuple visqueux et répugnant des animaux dont le sang est
glacé. J'aime ces bêtes froides et fuyantes qu'on évite
et qu'on redoute ; elles ont pour moi quelque chose de sacré.
A l'heure où le soleil se couche, le marais m'enivre et m'affole.
Après avoir été tout le jour le grand étang
silencieux, assoupi sous la chaleur, il devient, au moment du crépuscule,
un pays féerique et surnaturel. Dans son miroir calme et démesuré
tombent les nuées, les nuées d'or, les nuées
de sang, les nuées de feu ; elles y tombent, s'y mouillent,
s'y noient, s'y traînent. Elles sont là-haut, dans l'air
immense, et elles sont en bas, sous nous, si près et insaisissables
dans cette mince flaque d'eau que percent, comme des poils, les herbes
pointues.
Toute la couleur donnée au monde, charmante, diverse et grisante,
nous apparaît délicieusement finie, admirablement éclatante,
infiniment nuancée, autour d'une feuille de nénuphar.
Tous les rouges, tous les roses, tous les jaunes, tous les bleus,
tous les verts, tous les violets sont là, dans un peu d'eau
qui nous montre tout le ciel, tout l'espace, tout le rêve, et
où passent les vols d'oiseaux. Et puis il y a autre chose encore,
je ne sais quoi, dans les marais, au soleil couchant. J'y sens comme
la révélation confuse d'un mystère inconnaissable,
le souffle originel de la vie primitive qui était peut-être
une bulle de gaz sortie d'un marécage à la tombée
du jour.
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Saint-Tropez,
12 avril.
Nous sommes partis ce matin, vers huit heures, de Saint-Raphaël,
par une forte brise de nord-ouest.
La mer sans vagues dans le golfe était blanche d'écume,
blanche comme une nappe de savon, car le vent, ce terrible vent de
Fréjus, qui souffle presque chaque matin, semblait se jeter
dessus pour lui arracher la peau, qu'il soulevait et roulait en petites
lames de mousse éparpillée ensuite, puis reformées
tout aussitôt.
Les gens du port nous ayant affirmé que cette rafale tomberait
vers onze heures, nous nous décidâmes à nous mettre
en route avec trois ris et le petit foc.
Le youyou fut embarqué sur le pont, au pied du mât, et
le Bel-Ami sembla s'envoler dès sa sortie de la jetée.
Bien qu'il ne portât presque point de toile, je ne l'avais jamais
senti courir ainsi.
On eût dit qu'il ne touchait point l'eau, et on ne se fût
guère douté qu'il portait au bas de sa large quille,
profonde de deux mètres, une barre de plomb de dix-huit cents
kilogrammes, sans compter les deux mille kilogrammes de lest dans
sa cale et tout ce que nous avons à bord en gréement,
ancres, chaînes, amarres et mobilier.
J'eus bien vite traversé le golfe au fond duquel se jette l'Argens,
et, dès que je fus à l'abri des côtes, la brise
cessa presque complètement. C'est là que commence cette
région sauvage, sombre et superbe, qu'on appelle encore le
pays des Maures. C'est une longue presqu'île de montagnes dont
les rivages seuls ont un développement de plus de cent kilomètres.
Saint-Tropez, à l'entrée de l'admirable golfe nommé
jadis golfe de Grimaud, est la capitale de ce petit royaume sarrasin
dont presque tous les villages, bâtis au sommet de pics qui
les mettaient à l'abri des attaques, sont encore pleins de
maisons mauresques avec leurs arcades, leurs étroites fenêtres
et leurs cours intérieures où ont poussé de hauts
palmiers qui dépassent à présent les toits.
Si l'on pénètre à pied dans les vallons inconnus
de cet étrange massif de montagnes, on découvre une
contrée invraisemblablement sauvage, sans routes, sans chemins,
même sans sentiers, sans hameaux, sans maisons.
De temps en temps, après sept ou huit heures de marche, on
aperçoit une masure, souvent abandonnée, et parfois
habitée par une misérable famille de charbonniers.
Les monts des Maures ont, parait-il, tout un système géologique
particulier, une flore incomparable, la plus variée de l'Europe,
dit-on, et d'immenses forêts de pins, de chênes-lièges
et de châtaigniers.
J'ai fait, voici trois ans maintenant, au coeur de ce pays, une excursion
aux ruines de la chartreuse de la Veme, dont j'ai gardé un
inoubliable souvenir. S'il fait beau demain, j'y retournerai.
Une route nouvelle suit la mer, allant de Saint-Raphaël à
Saint-Tropez. Tout le long de cette avenue magnifique, ouverte à
travers les forêts sur un incomparable rivage, on essaie de
créer des stations hivernales. La première en projet
est Saint-Aygulf.
Celle-ci offre un caractère particulier. Au milieu du bois
de sapins qui descend jusqu'à la mer s'ouvrent, dans tous les
sens, de larges chemins. Pas une maison, rien que le tracé
des rues traversant des arbres. Voici les places, les carrefours,
les boulevards. Leurs noms sont même inscrits sur des plaques
de métal : boulevard Ruysdaël, boulevard Rubens, boulevard
Van Dick, boulevard Claude Lorrain. On se demande pourquoi tous ces
peintres ? Ah ! pourquoi ? C'est que la Société s'est
dit, comme Dieu lui-même avant d'allumer le soleil. "Ceci
sera une station d'artistes !"
La Société ! On ne sait pas dans le reste du monde tout
ce que ce mot signifie d'espérances, de dangers, d'argent gagné
et perdu sur les bords de la Méditerranée ! La Société
! terme mystérieux, fatal, profond, trompeur.
En ce lieu, pourtant, la Société semble réaliser
ses espérances, car elle a déjà des acheteurs,
et des meilleurs, parmi les artistes. On lit de place en place : "Lot
acheté par M. Carolus Duran ; lot de M. Clairin ; lot de Mlle
Croisette, etc." Cependant... qui sait ?... Les sociétés
de la Méditerranée ne sont pas en veine.
Rien de plus drôle que cette spéculation furieuse qui
aboutit à des faillites formidables. Quiconque a gagné
dix mille francs sur un champ achète pour dix millions de terrains
à vingt sous le mètre pour les revendre à vingt
francs. On trace les boulevards, on amène l'eau, on prépare
l'usine à gaz et on attend l'amateur. L'amateur ne vient pas
mais la débâcle arrive.
J'aperçois, loin devant moi, des tours et des bouées
qui indiquent les brisants des deux rivages à la bouche du
golfe de Saint-Tropez.
La première tour se nomme tour des Sardinaux et signale un
vrai banc de roches à fleur d'eau, dont quelques-unes montrent
leurs têtes brunes, et la seconde a été baptisée
Balise de la Sèche à l'huile.
Nous arrivons maintenant à l'entrée du golfe, qui s'enfonce
au loin entre deux berges de montagnes et de forêts jusqu'au
village de Grimaud, bâti sur une cime, tout au bout. L'antique
château des Grimaldi, haute ruine qui domine le village, apparaît
là-bas dans la brume comme une évocation de conte de
fées.
Plus de vent. Le golfe a l'air d'un lac immense et calme où
nous pénétrons doucement en profitant des derniers souffles
de cette bourrasque matinale. A droite du passage, Sainte-Maxime,
petit port blanc, se mire dans l'eau, où le reflet des maisons
les reproduit, la tête en bas, aussi nettes que sur la berge.
En face, Saint-Tropez apparaît, protégé par un
vieux fort.
A onze heures, le Bel-Ami s'amarre au quai, à côté
du petit vapeur qui fait le service de Saint-Paphaël. Seul, en
effet, avec une vieille diligence qui porte les lettres et part la
nuit par l'unique route qui traverse ces monts, le Lion-de-Mer, ancien
yacht de plaisance, met les habitants de ce petit port isolé
en communication avec le reste du monde.
C'est là une de ces charmantes et simples filles de la mer,
une de ces bonnes petites villes modestes, poussées dans l'eau
comme un coquillage, nourries de poissons et d'air marin et qui produisent
des matelots. Sur le port se dresse en bronze la statue du bailli
de Suffren.
On y sent la pêche et le goudron qui flambe, la saumure et la
coque des barques. On y voit, sur les pavés des rues, briller
comme des perles, des écailles de sardines, et le long des
murs du port le peuple boiteux et paralysé des vieux marins
qui se chauffe au soleil sur les bancs de pierre. Ils parlent de temps
en temps des navigations passées et de ceux qu'ils ont connus
jadis, des grands-pères de ces gamins qui courent là-bas.
Leurs visages et leurs mains sont ridés, tannés, brunis,
séchés par les vents, les fatigues, les embruns, les
chaleurs de l'équateur et les glaces des mers du Nord, car
ils ont vu, en rôdant par les océans, les dessus et les
dessous du monde, et l'envers de toutes les terres et de toutes les
latitudes. Devant eux passe, calé sur une canne, l'ancien capitaine
au long cours, qui commanda les Trois-Soeurs, ou les Deux-Amis, ou
la Marie-Louise, ou la Jeune-Clémentine.
Tous le saluent, à la façon des soldats qui répondent
à l'appel, d'une litanie de "Bonjour, capitaine !"
modulés sur des tons différents.
On est là au pays de la mer, dans une brave petite cité
salée et courageuse, qui se battit jadis contre les Sarrasins,
contre le duc d'Anjou, contre les corsaires barbaresques, contre le
connétable de Bourbon, et Charles Quint, et le duc de Savoie
et le duc d'Epernon.
En 1637, les habitants, les pères de ces tranquilles bourgeois,
sans aucune aide, repoussèrent une flotte espagnole ; et chaque
année se renouvelle avec une ardeur surprenante, le simulacre
de cette attaque et de cette défense, qui emplit la ville de
bousculades et de clameurs, et rappelle étrangement les grands
divertissements populaires du Moyen Age.
En 1813, la ville repoussa également une escadrille anglaise
envoyée contre elle.
Aujourd'hui, elle pêche. Elle pêche des thons, des sardines,
des loups, des langoustes, tous les poissons si jolis de cette mer
bleue, et nourrit à elle seule une partie de la côte.
En mettant le pied sur le quai, après avoir fait ma toilette,
j'entendis sonner midi, et j'aperçus deux vieux commis, clercs
de notaire ou d'avoué, qui s'en allaient au repas, pareils
à deux vieilles bêtes de travail un instant débridées
pour qu'elles mangent l'avoine au fond d'un sac de toile.
0 liberté ! liberté ! seul bonheur, seul espoir et seul
rêve ! De tous les misérables, de toutes les classes
d'individus, de tous les ordres de travailleurs, de tous les hommes
qui livrent quotidiennement le dur combat pour vivre, ceux-là
sont le plus à plaindre, sont les plus déshérités
de faveurs.
On ne le croit pas. On ne le sait point. Ils sont impuissants à
se plaindre ; ils ne peuvent pas se révolter ; ils restent
liés, bâillonnés dans leur misère, leur
misère honteuse de plumitifs !
Ils ont fait des études, ils savent le droit ; ils sont peut-être
bacheliers.
Comme je l'aime, cette dédicace de Jules Vallès :
A
tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim.
Sait-on
ce qu'ils gagnent, ces crève-misère ? De huit cents
à quinze cents francs par an !
Employés des noires études, employés des grands
ministères, vous devez lire chaque matin sur la porte de la
sinistre prison la célèbre phrase de Dante :
"Laissez
toute espérance, vous qui entrez !"
On
pénètre là, pour la première fois, à
vingt ans, pour y rester jusqu'à soixante et plus, et pendant
cette longue période rien ne se passe. L'existence tout entière
s'écoule dans le petit bureau sombre, toujours le même,
tapissé de cartons verts. On y entre jeune, à l'heure
des espoirs vigoureux. On en sort vieux, près de mourir. Toute
cette moisson de souvenirs que nous faisons dans une vie, les événements
imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux,
tous les hasards d'une existence libre, sont inconnus à ces
forçats. Tous les jours, les semaines, les mois, les saisons,
les années se ressemblent. A la même heure, on arrive
; à la même heure, on déjeune ; à la même
heure on s'en va ; et cela de vingt à soixante ans. Quatre
accidents seulement font date : le mariage, la naissance du premier
enfant, la mort de son père et de sa mère. Rien autre
chose ; pardon, les avancements. On ne sait rien de la vie ordinaire,
rien du monde ! On ignore jusqu'aux joyeuses journées de soleil
dans les rues, et les vagabondages dans les champs, car jamais on
n'est lâché avant l'heure réglementaire. On se
constitue prisonnier à huit heures du matin ; la prison s'ouvre
à six heures, alors que la nuit vient. Mais, en compensation,
pendant quinze jours par an, on a bien le droit - droit discuté,
marchandé, reproché, d'ailleurs - de rester enfermé
dans son logis. Car où pourrait-on aller sans argent ?
Le charpentier grimpe dans le ciel ; le cocher rôde par les
rues ; le mécanicien des chemins de fer traverse les bois,
les plaines, les montagnes, va sans cesse des murs de la ville au
large horizon bleu des mers. L'employé ne quitte point son
bureau, cercueil de ce vivant ; et dans la même petite glace
où il s'est regardé jeune, avec sa moustache blonde,
le jour de son arrivée, il se contemple, chauve, avec sa barbe
blanche, le jour où il est mis dehors. Alors, c'est fini, la
vie est fermée, l'avenir clos. Comment cela se fait-il qu'on
en soit là déjà ? Comment donc a-t-on pu vieillir
ainsi sans qu'aucun événement se soit accompli, qu'aucune
surprise de l'existence vous ait jamais secoué ? Cela est pourtant.
Place aux jeunes, aux jeunes employés
Alors, on s'en va, plus misérable encore, et on meurt presque
tout de suite de la brusque rupture de cette longue et acharnée
habitude du bureau quotidien, des mêmes mouvements, des mêmes
actions, des mêmes besognes aux mêmes heures.
Au moment où j'entrais à l'hôtel pour y déjeuner
on me remit un effrayant paquet de lettres et de journaux qui m'attendaient,
et mon coeur se serra comme sous la menace d'un malheur. J'ai la peur
et la haine des lettres ; ce sont des liens. Ces petits carrés
de papier qui portent mon nom me semblent faire, quand je les déchire,
un bruit de chaînes, le bruit des chaînes qui m'attachent
aux vivants que j'ai connus, que je connais.
Toutes me disent, bien qu'écrites par des mains différentes.
"Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Pourquoi disparaître
ainsi sans annoncer où vous allez ? Avec qui vous cachez-vous
?" Une autre ajoutait : "Comment voulez-vous qu'on s'attache
à vous si vous fuyez toujours vos amis ; c'est même blessant
pour eux..."
Eh bien ! qu'on ne s'attache pas à moi ! Personne ne comprendra
donc l'affection sans y joindre une idée de possession et de
despotisme. Il semble que les relations ne puissent exister sans entraîner
avec elles des obligations, des susceptibilités et un certain
degré de servitude. Dès qu'on a souri aux politesses
d'un inconnu, cet inconnu a barres sur vous, s'inquiète de
ce que vous faites et vous reproche de le négliger. Si nous
allons jusqu'à l'amitié, chacun s'imagine avoir des
droits ; les rapports deviennent des devoirs et les liens qui nous
unissent semblent terminés avec des noeuds coulants.
Cette inquiétude affectueuse, cette jalousie soupçonneuse,
contrôleuse, cramponnante des êtres qui se sont rencontrés
et qui se croient enchaînés l'un à l'autre parce
qu'ils se sont plu, n'est faite que de la peur harcelante de la solitude
qui hante les hommes sur cette terre.
Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide insondable
où s'agite son coeur, où se débat sa pensée
va comme un fou, les bras ouverts, les lèvres tendues, cherchant
un être à étreindre. Et il étreint à
droite, à gauche, au hasard, sans savoir, sans regarder, sans
comprendre, pour n'être plus seul. Il semble dire, dès
qu'il a serré les mains : "Maintenant vous m'appartenez
un peu. Vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de votre
pensée, de votre temps." Et voilà pourquoi tant
de gens croient s'aimer qui s'ignorent entièrement, tant de
gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur la bouche, sans
avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu'ils aiment,
pour n'être plus seuls, qu'ils aiment d'amitié, de tendresse,
mais qu'ils aiment pour toujours. Et ils le disent, jurent, s'exaltent,
versent tout leur coeur dans un coeur inconnu, trouvé la veille,
toute leur âme dans une âme de rencontre dont le visage
leur a plu. Et, de cette hâte à s'unir, naissent tant
de méprises, de surprises, d'erreurs et de drames.
Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même
nous restons libres malgré toutes les étreintes. Personne,
jamais, n'appartient à personne. On se prête, malgré
soi, à ce jeu coquet ou passionné de la possession,
mais on ne se donne jamais. L'homme, exaspéré par ce
besoin d'être le maître de quelqu'un, a institué
la tyrannie, l'esclavage et le mariage. Il peut tuer, torturer, emprisonner,
mais la volonté humaine lui échappe toujours, quand
même elle a consenti quelques instants à se soumettre.
Est-ce que les mères possèdent leurs enfants ? Est-ce
que le petit être, à peine sorti du ventre, ne se met
pas à crier pour dire ce qu'il veut, pour annoncer son isolement
et affirmer son indépendance ?
Est-ce qu'une femme vous appartient jamais ? Savez-vous ce qu'elle
pense, même si elle vous adore ? Baisez sa chair, pâmez-vous
sur ses lèvres. Un mot sorti de votre bouche ou de la sienne,
un seul mot suffira pour mettre entre vous une implacable haine !
Tous les sentiments affectueux perdent leur charme, s'ils deviennent
autoritaires. De ce qu'il me plaît de voir quelqu'un et de lui
parler, s'ensuit-il qu'il me soit permis de savoir ce qu'il fait et
ce qu'il aime ?
L'agitation des villes grandes et petites de tous les groupes de la
société, la curiosité méchante, envieuse,
médisante, calomniatrice, le souci incessant des relations,
des affections d'autrui, des commérages et des scandales, ne
viennent-ils pas de cette prétention que nous avons de contrôler
la conduite des autres, comme si tous nous appartenaient à
des degrés différents. Et nous nous imaginons en effet
que nous avons des droits sur eux, sur leur vie, car nous la voulons
réglée selon la nôtre, sur leurs pensées,
car nous les réclamons de même ordre que les nôtres,
sur leurs opinions, car nous ne les tolérons pas différentes
des nôtres, sur leur réputation, car nous l'exigeons
selon nos principes, sur leurs moeurs, car nous nous indignons quand
elles ne sont pas soumises à notre morale.
Je déjeunai au bout d'une longue table dans l'Hôtel du
Bailli de Suffren, et je continuais à lire mes lettres et mes
journaux, quand je fus distrait par les propos bruyants d'une demi-douzaine
d'hommes assis à l'autre extrémité.
C'étaient des commis voyageurs. Ils parlèrent de tout
avec conviction, avec autorité, avec blague, avec dédain,
et ils me donnèrent nettement la sensation de ce qu'est l'âme
française, c'est-à-dire la moyenne de l'intelligence,
de la raison, de la logique et de l'esprit en France. Un d'eux, un
grand à tignasse rousse, portait la médaille militaire
et une médaille de sauvetage - un brave. Un petit gros faisait
des calembours sans répit et en riant lui-même à
pleine gorge, avant d'avoir laissé aux autres le temps de comprendre.
Un homme à cheveux ras réorganisait l'armée et
la magistrature, réformait les lois et la Constitution, définissait
une République idéale, pour son âme de placeur
de vins. Deux voisins s'amusaient beaucoup en se racontant leurs bonnes
fortunes, des aventures d'arrière-boutique ou des conquêtes
de servantes.
Et je voyais en eux toute la France, la France légendaire,
spirituelle, mobile, brave et galante.
Ces hommes étaient des types de la race, types vulgaires qu'il
me suffirait de poétiser un peu pour retrouver le Français
tel que nous le montre l'histoire, cette vieille dame exaltée
et menteuse.
Et c'est vraiment une race amusante que la nôtre, par des qualités
très spéciales qu'on ne retrouve nulle part ailleurs.
C'est d'abord notre mobilité qui diversifie si allègrement
nos moeurs et nos institutions. Elle fait ressembler le passé
de notre pays à un surprenant roman d'aventures dont la suite
à demain est toujours pleine d'imprévu, de drame et
de comédie, de choses terribles ou grotesques. Qu'on se fâche
et qu'on s'indigne, suivant les opinions qu'on a, il est bien certain
que nulle histoire au monde n'est plus amusante et plus mouvementée
que la nôtre.
Au point de vue de l'art pur - et pourquoi n'admettrait-on pas ce
point de vue spécial et désintéressé en
politique comme en littérature ? - elle demeure sans rivale.
Quoi de plus curieux et de plus surprenant que les événements
accomplis seulement depuis un siècle ?
Que verrons-nous demain ? Cette attente de l'imprévu n'est-elle
pas, au fond, charmante ? Tout est possible chez nous, même
les plus invraisemblables drôleries et les plus tragiques aventures.
De quoi nous étonnerions-nous ? Quand un pays a eu des Jeanne
d'Arc et des Napoléon, il peut être considéré
comme un sol miraculeux.
Et puis nous aimons les femmes, nous les aimons bien, avec fougue
et avec légèreté, avec esprit et avec respect.
Notre galanterie ne peut être comparée à rien
dans aucun autre pays.
Celui qui garde au coeur la flamme galante des derniers siècles,
entoure les femmes d'une tendresse profonde, douce, émue et
alerte en même temps. Il aime tout ce qui est d'elles, tout
ce qui vient d'elles, tout ce qu'elles sont, et tout ce qu'elles font.
Il aime leurs toilettes, leurs bibelots, leurs parures, leurs ruses,
leurs naïvetés, leurs perfidies, leurs mensonges et leurs
gentillesses. Il les aime toutes, les riches comme les pauvres, les
jeunes et même les vieilles, les brunes, les blondes, les grasses,
les maigres. Il se sent à son aise près d'elles, au
milieu d'elles. Il y demeurerait indéfiniment, sans fatigue,
sans ennui, heureux de leur seule présence.
Il sait, dès les premiers mots, par un regard, par un sourire,
leur montrer qu'il les aime, éveiller leur attention, aiguillonner
leur plaisir de plaire, leur faire déployer pour lui toutes
leurs séductions. Entre elles et lui s'établit aussitôt
une sympathie vive, une camaraderie d'instinct, comme une parenté
de caractère et de nature.
Entre elles et lui commence une sorte de combat, de coquetterie et
de galanterie, se noue une amitié mystérieuse et guerroyeuse,
se resserre une obscure affinité de coeur et d'esprit.
Il sait leur dire ce qui leur plaît, leur faire comprendre ce
qu'il pense, leur montrer sans les choquer jamais, sans jamais froisser
leur frêle et mobile pudeur, un désir discret et vif,
toujours éveillé dans ses yeux, toujours frémissant
sur sa bouche, toujours allumé dans ses veines. Il est leur
ami et leur esclave, le serviteur de leurs caprices et l'admirateur
de leur personne. Il est prêt à leur appel, à
les aider, à les défendre comme des alliés secrets.
Il aimerait se dévouer pour elles, pour celles qu'il connaît
peu, pour celles qu'il ne connaît pas, pour celles qu'il n'a
jamais vues.
Il ne leur demande rien qu'un Peu de gentille affection, un peu de
confiance ou un peu d'intérêt, un peu de bonne grâce
ou même de perfide malice.
Il aime, dans la rue, la femme qui passe et dont le regard le frôle.
Il aime la fillette en cheveux qui va, un noeud bleu sur la tête,
une fleur sur le sein, l'oeil timide ou hardi, d'un pas lent ou pressé,
à travers la foule des trottoirs. Il aime les inconnues coudoyées,
la petite marchande qui rêve sur sa porte, la belle nonchalante
étendue dans sa voiture découverte.
Dès qu'il se trouve en face d'une femme il a le coeur ému
et l'esprit en éveil. Il pense à elle, parle pour elle,
tâche de lui plaire et de lui faire comprendre qu'elle lui plaît.
Il a des tendresses qui lui viennent aux lèvres, des caresses
dans le regard, une envie de lui baiser la main, de toucher l'étoffe
de sa robe. Pour lui, les femmes parent le monde et rendent séduisante
la vie. Il aime s'asseoir à leurs pieds pour le seul plaisir
d'être là ; il aime rencontrer leur oeil, rien que pour
y chercher leur pensée fuyante et voilée ; il aime écouter
leur voix uniquement parce que c'est une voix de femme.
C'est par elles et pour elles que le Français a appris à
causer, et avoir de l'esprit toujours.
Causer, qu'est cela ? Mystère ! C'est l'art de ne jamais paraître
ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire
avec n'importe quoi, de séduire avec rien du tout.
Comment définir ce vif effleurement des choses par les mots,
ce jeu de raquette avec des paroles souples, cette espèce de
sourire léger des idées, que doit être la causerie.
Seul au monde, le Français a de l'esprit, et seul il le goûte
et le comprend.
Il a l'esprit qui passe et l'esprit qui reste, l'esprit, des rues
et l'esprit des livres.
Ce qui demeure, c'est l'esprit, dans le sens large du mot, ce grand
souffle ironique ou gai répandu sur notre peuple depuis qu'il
pense et qu'il parle ; c'est la verve terrible de Montaigne et de
Rabelais, l'ironie de Voltaire, de Beaumarchais, de Saint-Simon et
le prodigieux rire de Molière.
La saillie, le mot est la monnaie très menue de cet esprit-là.
Et pourtant, c'est encore un côté, un caractère
tout particulier de notre intelligence nationale. C'est un de ses
charmes les plus vifs. Il fait la gaieté sceptique de notre
vie parisienne, l'insouciance aimable de nos moeurs. Il est une partie
de notre aménité.
Autrefois, on faisait en vers ces jeux plaisants ; aujourd'hui on
les fait en prose. Cela s'appelle, selon les temps, épigrammes,
bons mots, traits, pointes, gauloiseries. Ils courent la ville et
les salons, naissent partout, sur le boulevard, comme à Montmartre.
Et ceux de Montmartre valent souvent ceux du boulevard. On les imprime
dans les journaux. D'un bout à l'autre de la France, ils font
rire. Car nous savons rire.
Pourquoi un mot plutôt qu'un autre, le rapprochement imprévu,
bizarre de deux termes, de deux idées ou même de deux
sons, une calembredaine quelconque, un coq-à-l'âne inattendu
ouvrent-ils la vanne de notre gaieté, font-ils éclater
tout à coup, comme une mine qui sauterait, tout Paris et toute
la province ?
Pourquoi tous les Français riront-ils ? alors que tous les
Anglais et tous les Allemands ne comprendront pas notre amusement
? Pourquoi ? Uniquement parce que nous sommes Français, que
nous avons l'intelligence française, que nous possédons
la charmante faculté du rire.
Chez nous, d'ailleurs, il suffit d'un peu d'esprit pour gouverner.
La bonne humeur tient lieu de génie, un bon mot sacre un homme
et le fait grand pour la postérité. Tout le reste importe
peu. Le peuple aime ceux qui l'amusent et pardonne à ceux qui
le font rire.
Un seul coup d'oeil jeté sur le passé de notre patrie
nous fera comprendre que la renommée de nos grands hommes n'a
jamais été faite que par des mots heureux. Les plus
détestables princes sont devenus populaires par des plaisanteries
agréables, répétées et retenues de siècle
en siècle.
Le trône de France est soutenu par des devises de mirliton.
Des mots, des mots, rien que des mots, ironiques ou héroïques,
plaisants ou polissons, les mots surnagent sur notre histoire et la
font paraître comparable à un recueil de calembours.
Clovis, le roi chrétien, s'écria, en entendant lire
la Passion : "Que n'étais-je là avec mes Francs
!"
Ce prince, pour régner seul, massacra ses alliés et
ses parents, commit tous les crimes imaginables. On le regarde cependant
comme un monarque civilisateur et pieux.
"Que n'étais-je là avec mes Francs !"
Nous ne saurions rien du bon roi Dagobert, si la chanson ne nous avait
appris quelques particularités, sans doute erronées,
de son existence.
Pépin, voulant déposséder du trône le roi
Childéric, posa au pape Zacharie l'insidieuse question que
voici : "Lequel des deux est le plus digne de régner,
celui qui remplit dignement toutes les fonctions de roi, sans en avoir
le titre, ou celui qui porte ce titre sans savoir gouverner ?"
Que savons-nous de Louis VI ? Rien. Pardon. Au combat de Brenneville,
comrne un Anglais posait la main sur lui en s'écriant : "Le
roi est pris !", ce prince, vraiment français, répondit
: "Ne sais-tu pas qu'on ne prend jamais un roi même aux
échecs !"
Louis IX, bien que saint, ne nous laisse pas un seul mot à
retenir. Aussi son règne nous apparaît-il comme horriblement
ennuyeux, plein d'oraisons et de pénitences.
Philippe VI, ce niais, battu et blessé à Crécy,
alla frapper à la porte du château de l'Arbroie, en criant
: "Ouvrez, c'est la fortune de la France !" Nous lui savons
encore gré de cette parole de mélodrame.
Jean II, prisonnier du prince de Galles, lui dit, avec une bonne grâce
chevaleresque et une galanterie de troubadour français : "Je
comptais vous donner à souper aujourd'hui ; mais la fortune
en dispose autrement et veut que je soupe chez vous."
On n'est pas plus gracieux dans l'adversité.
"Ce n'est pas au roi de France à venger les querelles
du duc d'Orléans", déclara Louis XII avec générosité.
Et c'est là, vraiment, un grand mot de roi, un mot digne d'être
retenu par tous les princes.
François Ier, ce grand nigaud, coureur de filles et général
malheureux, a sauvé sa mémoire en entourant son nom
d'une auréole impérissable, en écrivant à
sa mère ces quelques mots superbes, après la défaite
de Pavie : Tout est perdu, madame, fors l'honneur.
Est-ce que cette parole, aujourd'hui, ne nous semble pas aussi belle
qu'une victoire ? N'a-t-elle pas illustré le prince plus que
la conquête d'un royaume ? Nous avons oublié les noms
de la plupart des grandes batailles livrées à cette
époque lointaine ; oubliera-t-on jamais : "Tout est perdu,
fors l'honneur..." ?
Henri IV ! Saluez, messieurs, c'est le maître ! Sournois, sceptique,
malin, faux bonhomme, rusé comme pas un, plus trompeur qu'on
ne saurait croire, débauché, ivrogne, et sans croyance
à rien, il a su, par quelques mots heureux, se faire dans l'histoire
une admirable réputation de roi chevaleresque, généreux,
brave homme, loyal et probe.
Oh ! le fourbe, comme il savait jouer, celui-là, avec la bêtise
humaine.
"Pends-toi, brave Crillon, nous avons vaincu sans toi !"
Après une parole semblable un général est toujours
prêt à se faire pendre ou tuer pour son maître.
Au moment de livrer la fameuse bataille d'Ivry : "Enfants, si
les cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache blanc
; vous le trouverez toujours au chemin de l'honneur et de la victoire
!"
Pouvait-il n'être pas toujours victorieux, celui qui savait
parler ainsi à ses capitaines et à ses troupes.
Il veut Paris, le roi sceptique ; il le veut mais il faut choisir
entre sa foi et la belle ville : "Baste ! murmura-t-il, Paris
vaut bien une messe !" Et il changea de religion comme il aurait
changé d'habit. N'est-il pas vrai cependant, que le mot fit
accepter la chose ? "Paris vaut bien une messe !" fit rire
les gens d'esprit, et l'on ne se fâcha pas trop. N'est-il pas
devenu le patron des pères de famille en demandant à
l'ambassadeur d'Espagne, qui le trouva jouant au cheval avec le dauphin
: "Monsieur l'ambassadeur, êtes-vous père ?"
L'Espagnol répondit :
"Oui, sire."
"En ce cas, dit le roi, je continue."
Mais il a conquis pour l'éternité le coeur français,
le coeur des bourgeois et le coeur du peuple par le plus beau mot
qu'ait jamais prononcé un prince, un met de génie, plein
de profondeur, de bonhomie, de malice et de sens.
"Si Dieu m'accorde vie, je veux qu'il n'y ait si pauvre paysan
en mon royaume qui ne puisse mettre la poule au pot le dimanche."
C'est avec ces paroles-là qu'on prend, qu'on gouverne, qu'on
domine les foules enthousiastes et niaises. Par deux paroles, Henri
IV a dessiné sa physionomie pour la postérité.
On ne peut prononcer son nom sans avoir aussitôt une vision
de panache blanc, et une saveur de poule au pot.
Louis XIII ne fit pas de mots. Ce triste roi eut un triste règne.
Louis XIV donna la formule du pouvoir personnel absolu. "L'Etat,
c'est moi !"
Il donna la mesure de l'orgueil royal dans son complet épanouissement
: "J'ai failli attendre."
Il donna l'exemple des ronflantes paroles politiques qui font les
alliances entre deux peuples. "Il n'y a plus de Pyrénées."
Tout son règne est dans ces quelques mots.
Louis XV, le roi corrompu, élégant et spirituel, nous
a laissé la note charmante de sa souveraine insouciance : "Après
moi, le déluge !"
Si Louis XVI avait eu l'esprit de faire un mot, il aurait peut-être
sauvé la monarchie. Avec une saillie, n'aurait-il pas évité
la guillotine ?
Napoléon Ier jeta à poignées les mots qu'il fallait
aux coeurs de ses soldats.
Napoléon III éteignit avec une courte phrase toutes
les colères futures de la nation en promettant : "L'Empire,
c'est la paix !" L'Empire, c'est la paix ! affirmation superbe,
mensonge admirable ! Après avoir dit cela, il pouvait déclarer
la guerre à toute l'Europe sans rien craindre de son peuple.
Il avait trouvé une formule simple, nette, saisissante, capable
de frapper les esprits, et contre laquelle les faits ne pouvaient
plus prévaloir.
Il a fait la guerre à la Chine, au Mexique, à la Russie,
à l'Autriche, à tout le monde. Qu'importe ? Certaines
gens parlent encore avec conviction des dix-huit ans de tranquillité
qu'il nous donna. "L'Empire, c'est la paix."
Mais c'est aussi avec des mots, des mots plus mortels que des balles,
que M. Rochefort abattit l'Empire, le crevant de ses traits, le déchiquetant
et l'émiettant.
Le maréchal de Mac-Mahon lui-même nous a laissé
un souvenir de son passage au pouvoir : "J'y suis, j'y reste
!" Et c'est par un mot de Gambetta qu'il fut à son tour
culbuté : "Se soumettre ou se démettre."
Avec ces deux verbes, plus puissants qu'une révolution, plus
formidables que des barricades, plus invincibles qu'une armée,
plus redoutables que tous les votes, le tribun renversa le soldat,
écrasa sa gloire, anéantit sa force et son prestige.
Quant à ceux qui nous gouvernent aujourd'hui, ils tomberont,
car ils n'ont pas d'esprit ; ils tomberont, car au jour du danger,
au jour de l'émeute, au jour de la bascule inévitable,
ils ne sauront pas faire rire la France et la désarmer.
De toutes ces paroles historiques, il n'en est pas dix qui soient
authentiques. Qu'importe pourvu qu'on les croie prononcées
par ceux à qui on les prête :
Dans
le pays des bossus
Il faut l'être
Ou le paraître.
dit
la chanson populaire.
Cependant les commis voyageurs parlaient maintenant de l'émancipation
des femmes, de leurs droits et de la place nouvelle qu'elles voulaient
prendre dans la société.
Les uns approuvaient, d'autres se fichaient ; le petit gros plaisantait
sans repos, et termina en même temps ce déjeuner et la
discussion par cette anecdote assez plaisante :
"Dernièrement, disait-il, un grand meeting avait eu lieu
en Angleterre, où cette question avait été traitée.
Comme un orateur venait de développer de nombreux arguments
en faveur des femmes et terminait par cette phrase : "En résumé,
messieurs, elle est bien petite la
différence qui distingue l'homme de la femme."
Une voix forte, enthousiaste, convaincue, s'éleva dans la foule
et cria :
"Hurrah pour la petite différence !"
**********************************************
Saint-Tropez, 13 avril.
Comme il faisait fort beau ce matin, je partis pour la chartreuse
de la Verne.
Deux souvenirs m'entraînaient vers cette ruine : celui de la
sensation de solitude infinie et de tristesse inoubliable ressentie
dans le cloître perdu, et puis celui d'un vieux couple de paysans
chez qui m'avait conduit, l'année d'avant, un ami qui me guidait
à travers le pays des Maures.
Assis dans un char à bancs, car la route deviendra bientôt
impraticable pour une voiture suspendue, je suivis d'abord le golfe
jusqu'au fond. J'apercevais sur l'autre rive en face, les bois de
pins où la Société essaie encore une station.
La place, d'ailleurs, est admirable et le pays entier magnifique.
La route ensuite s'enfonce dans les montagnes et bientôt traverse
le bourg de Cogolin. Un peu plus loin, je la quitte pour prendre un
chemin défoncé qui ressemble à une longue ornière.
Une rivière, ou plutôt un grand ruisseau coule à
côté, et tous les cent mètres coupe cette ravine,
l'inonde, s'éloigne un peu, revient, se trompe encore, quitte
son lit et noie la route, puis tombe dans un fossé, s'égare
dans un champ de pierres, parait soudain devenu sage et suit son cours
quelque temps ; mais, saisi tout à coup par une brusque fantaisie,
il se précipite de nouveau dans le chemin qu'il change en mare,
où le cheval enfonce jusqu'au poitrail et la haute voiture
jusqu'au coffre.
Plus de maisons ; de place en place une hutte de charbonniers. Les
plus pauvres demeurent en des trous. Se figure-t-on que des hommes
habitent en des trous, qu'ils vivent là toute l'année,
cassant du bois et le brûlant pour en extraire du charbon, mangeant
du pain et des oignons, buvant de l'eau et couchant comme les lapins
en leurs terriers, au fond d'une étroite caverne creusée
dans le granit. On vient d'ailleurs de découvrir, au milieu
de ces vallons inexplorés, un solitaire, un vrai solitaire,
caché là depuis trente ans, ignoré de tous, même
des gardes forestiers.
L'existence de ce sauvage, révélée je ne sais
par qui, fut signalée sans doute au conducteur de la diligence,
qui en parla au maître de poste, qui en causa avec le directeur
ou la directrice du télégraphe, qui s'étonna
devant le rédacteur d'un Petit Midi quelconque, qui en fit
une chronique à sensation reproduire par toutes les feuilles
de Provence.
La gendarmerie se mit en marche et découvrit le solitaire,
sans l'inquiéter d'ailleurs, ce qui prouve qu'il devait avoir
gardé ses papiers. Mais un photographe, excité par cette
nouvelle, se mit en route à son tour, erra trois jours et trois
nuits à travers les montagnes, et finit par photographier quelqu'un,
le vrai solitaire, disent les uns, un faux, affirment les autres.
Or l'an dernier, l'ami qui me révéla ce bizarre pays
me fit voir deux êtres plus curieux assurément que le
pauvre diable qui vint cacher dans ces bois impénétrables
un chagrin, un remords, un désespoir inguérissable,
ou peut-être le simple ennui de vivre.
Voici comment il les avait trouvés. Errant à cheval
à travers ces vallons, il rencontra une sorte d'exploitation
prospère, des vignes, des champs et une ferme humble mais habitable.
Il entra. Une femme le reçut, âgée de soixante-dix
ans environ, une paysanne. Son homme, assis sous un arbre, se leva
et vint saluer.
- Il est sourd, dit-elle.
C'était un grand vieillard de quatre-vingts ans étonnamment
fort, droit et beau.
Ils avaient à leur service un valet et une servante. Mon ami,
un peu surpris de rencontrer dans ce désert ces êtres
singuliers, s'informa d'eux. Ils étaient là depuis fort
longtemps : on les respectait beaucoup, et ils passaient pour avoir
de l'aisance, une aisance de paysans.
Il revint les voir plusieurs fois et devint peu à peu le confident
de la femme. Il lui apportait des journaux, des livres, s'étonnant
de trouver en elle des idées, ou plutôt des restes d'idées
qui ne semblaient point de sa caste. Elle n'était d'ailleurs
ni lettrée, ni intelligente, ni spirituelle, mais semblait
avoir, au fond de sa mémoire, des traces de pensées
oubliées, le souvenir endormi d'une éducation ancienne.
Un jour, elle lui demanda son nom.
- Je m'appelle le comte de X..., dit-il.
Elle reprit, mue par une de ces obscures vanités gîtées
au fond de toutes les âmes :
- Moi aussi, je suis noble !
Puis elle continua, parlant pour la première fois assurément
de cette chose si vieille, inconnue de tous.
- Je suis la fille d'un colonel. Mon mari était sous-officier
dans le régiment que commandait papa. Je suis devenue amoureuse
de lui, et nous nous sommes sauvés ensemble.
- Et vous êtes venus ici ?
- Oui, nous nous cachions.
- Et vous n'avez jamais revu votre famille ?
- Oh ! non : songez que mon mari était déserteur.
- Vous n'avez jamais écrit à personne ?
- Oh ! non.
- Et vous n'avez jamais entendu parler de personne de votre famille,
ni de votre père, ni de votre mère ?
- Oh ! non ! Maman était morte.
Cette femme avait gardé quelque chose d'enfantin, l'air naïf
de celles qui se jettent dans l'amour comme dans un précipice.
Il demanda encore :
- Vous n'avez jamais raconté cela à personne.
- Oh ! non. Je le dis maintenant parce que Maurice est sourd. Tant
qu'il entendait, je n'aurais pas osé en parler. Et puis, je
n'ai jamais vu que des paysans depuis que je me suis sauvée.
- Avez-vous été heureuse, au moins ?
- Oh ! oui, très heureuse. Il m'a rendue très heureuse.
Je n'ai jamais rien regretté.
Et j'avais été voir à mon tour, l'année
précédente, cette femme, ce couple, comme on va visiter
une relique miraculeuse.
J'avais contemplé, triste, surpris, émerveillé
et dégoûté, cette fille qui avait suivi cet homme,
ce rustre, séduite par son uniforme de hussard cavalcadeur,
et qui plus tard, sous ses haillons de paysan, avait continué
de le voir avec le dolman bleu sur le dos, le sabre au flanc, et chaussé
de la botte éperonnée qui sonne.
Cependant elle était devenue elle-même une paysanne.
Au fond de ce désert, elle s'était faite à cette
vie sans charmes, sans luxe, saris délicatesse d'aucune sorte,
elle s'était pliée à ces habitudes simples. Et
elle l'aimait encore. Elle était devenue une femme du peuple,
en bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait dans un plat de terre sur
une table de bois, assise sur une chaise de paille, une bouillie de
choux et de pommes de terre au lard. Elle couchait sur une paillasse
à son côté.
Elle n'avait jamais pensé à rien, qu'à lui !
Elle n'avait regretté ni les parures, ni les étoffes,
ni les élégances, ni la mollesse des sièges,
ni la tiédeur parfumée des chambres enveloppées
de tentures, ni la douceur des duvets où plongent les corps
pour le repos. Elle n'avait eu jamais besoin que de lui ! Pourvu qu'il
fût là, elle ne désirait rien.
Elle avait abandonné la vie, toute jeune, et le monde, et ceux
qui l'avaient élevée, aimée. Elle était
venue, seule avec lui, en ce sauvage ravin. Et il avait été
tout pour elle, tout ce qu'on désire, tout ce qu'on rêve,
tout ce qu'on attend sans cesse, tout ce qu'on espère sans
fin. Il avait empli de bonheur son existence d'un bout à l'autre.
Elle n'aurait pas pu être plus heureuse.
Maintenant j'allais, pour la seconde fois, la revoir avec l'étonnement
et le vague mépris que je sentais en moi pour elle.
Elle habitait de l'autre côté du mont qui porte la chartreuse
de La Verne, près de la route d'Hyères, où une
autre voiture m'attendait, car l'ornière que nous avions suivie
cessait tout à coup et devenait un simple sentier accessible
seulement aux piétons et aux mulets.
Je me mis donc à monter, seul, à pied et à pas
lents. J'étais dans une forêt délicieuse, un vrai
maquis corse, un bois de contes de fées fait de lianes fleuries,
de plantes aromatiques aux odeurs puissantes et de grands arbres magnifiques.
Les granits dans le chemin brillaient et roulaient, et par les jours
entre les branches j'apercevais soudain de larges vallées sombres,
s'allongeant à perte de vue, pleines de verdure.
J'avais chaud, mon sang vif coulait à travers ma chair, je
le sentais courir dans mes veines, un peu brûlant, rapide, alerte,
rythmé, entraînant comme une chanson, la grande chanson
bête et gaie de la vie qui s'agite au soleil. J'étais
content, j'étais fort, j'accélérais ma marche,
escaladant les rocs, sautant, courant, découvrant de minute
en minute un pays plus large, un gigantesque filet de vallons déserts
où ne montait pas la fumée d'un seul toit.
Puis, je gagnai la cime, que d'autres cimes, plus hautes dominaient,
et après quelques détours j'aperçus sur le flanc
de la montagne en face, derrière une châtaigneraie immense
qui allait du sommet au fond d'une vallée, une ruine noire,
un amas de pierres sombres et de bâtiments anciens supportés
par de hautes arcades. Pour l'atteindre, il fallut contourner un large
ravin et traverser la châtaigneraie. Les arbres, vieux comme
l'abbaye, survivent à cette morte, énormes, mutilés,
agonisants. Les uns sont tombés ne pouvant plus porter leur
âge, d'autres décapités, n'ont plus qu'un tronc
creux où se cacheraient dix hommes. Et ils ont l'air d'une
armée formidable de géants antiques et foudroyés
qui montent encore à l'assaut du ciel. On sent les siècles
et la moisissure, l'antique vie des racines pourries dans ce bois
fantastique où rien ne fleurit plus au pied de ces colosses.
C'est, entre les troncs gris, un sol dur de pierres et d'herbe rare.
Voici deux sources captées ou des fontaines pour faire boire
les vaches.
J'approche de l'abbaye et je découvre tous les vieux bâtiments
dont les plus anciens datent du XIIe siècle et dont les plus
récents sont habités par une famille de pâtres.
Dans la première cour on voit aux traces des animaux, qu'un
reste de vie hante encore ces lieux, puis après avoir traversé
des salles croulantes pareilles à celles de toutes les ruines,
on arrive dans le cloître, long et bas promenoir encore couvert,
entourant un préau de ronces et de hautes herbes. Nulle part
au monde je n'ai senti sur mon coeur un poids de mélancolie
aussi lourd qu'en cet antique et sinistre marchoir de moines. Certes,
la forme des arcades et la proportion du lieu contribuent à
cette émotion, à ce serrement de coeur, et attristent
l'âme par l'oeil, comme la ligne heureuse d'un monument gai
réjouit la vue. L'homme qui a construit cette retraite devait
être un désespéré pour avoir su créer
cette promenade de désolation. On a envie de pleurer entre
ces murs et de gémir, on a envie de souffrir, d'aviver les
plaies de son coeur, d'agrandir, d'élargir jusqu'à l'infini
tous les chagrins comprimés en nous.
Je grimpai par une brèche pour voir le paysage au dehors et
je compris. - Rien autour de nous, que la mort. - Derrière
l'abbaye une montagne allant au ciel, autour des ruines la châtaigneraie,
et devant, une vallée, et plus loin, d'autres vallées
- des pins, des pins, un océan de pins et tout à l'horizon,
encore des pins sur des sommets.
Et je m'en allai. Je traversai ensuite un bois de chênes-lièges
où j'avais eu l'autre année une surprise émouvante
et forte.
C'était par un jour gris, en octobre, au moment où l'on
vient arracher l'écorce de ces arbres pour en faire des bouchons.
On les dépouille ainsi depuis le pied jusqu'aux premières
branches, et le tronc dénudé devient rouge, d'un rouge
de sang comme un membre d'écorché. Ils ont des formes
bizarres, contournées, des allures d'êtres estropiés,
épileptiques qui se tordent, et je me crus soudain jeté
dans une forêt de suppliciés, dans une forêt sanglante
de l'enfer où les hommes avaient des racines, où les
corps déformés par les supplices ressemblaient à
des arbres, où la vie coulait sans cesse, dans une souffrance
sans fin, par ces plaies saignantes et qui mettaient en moi cette
crispation et cette défaillance que produisent sur les nerveux
la vue brusque du sang, la rencontre imprévue d'un homme écrasé
ou tombé d'un toit. Et cette émotion fut si vive, et
cette sensation fut si forte que je crus entendre des plaintes, des
cris déchirants, lointains, innombrables, et qu'ayant touché,
pour raffermir mon coeur, un de ces arbres, je crus voir, je vis,
en la retournant vers moi, ma main toute rouge.
Aujourd'hui ils sont guéris - jusqu'au prochain écorchement.
Mais j'aperçois enfin la route qui passe auprès de la
ferme où s'abrita le long bonheur du sous-officier de hussards
et la fille du colonel.
De loin, je reconnais l'homme qui se promène dans ses vignes.
Tant mieux : la femme sera seule à la maison.
La servante lave devant la porte.
- Votre maîtresse est ici, lui dis-je.
Elle répondit d'un air singulier, avec l'accent du Midi.
- Non m'sieu, voilà six mois qu'elle n'est plus.
- Elle est morte ?
- Oui m'sieu.
- Et de quoi ?
La femme hésita, puis murmura :
- Elle est morte, elle est morte donc.
- Mais de quoi ?
- D'une chute, donc
- D'une chute, où ça ?
- Mais de la fenêtre.
Je donnai vingt sous.
- Racontez-moi, lui dis-je.
Elle avait sans doute grande envie de parler, sans doute aussi elle
avait dû répéter souvent cette histoire depuis
six mois, car elle la récita longuement comme une chose sue
et invariable.
Et j'appris que depuis trente ans, l'homme, le vieux, le sourd, avait
une maîtresse au village voisin, et que sa femme l'ayant appris
par hasard d'un charretier qui passait et qui causa de ça,
sans la connaître, s'était sauvée au grenier éperdue
et hurlante, puis lancée par la fenêtre, non point peut-être
par réflexion, mais affolée par l'horrible douleur de
cette surprise qui la jetait en avant, d'une irrésistible poussée,
comme un fouet qui frappe et déchire. Elle avait gravi l'escalier,
franchi la porte, et sans savoir, sans pouvoir arrêter son élan,
continuant à courir devant elle, avait sauté dans le
vide.
Il n'avait rien su, lui, il ne savait pas encore, il ne saurait jamais
puisqu'il était sourd. Sa femme était morte, voilà
tout. Il fallait bien que tout le monde mourût ! Je le voyais
de loin donnant par signe des ordres aux ouvriers.
Mais j'aperçus la voiture qui m'attendait à l'ombre
d'un arbre, et je revins à Saint-Tropez.
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14
avril.
J'allais
me coucher hier soir, bien qu'il fût à peine neuf heures,
quand on me remit un télégramme.
Un ami, un de ceux que j'aime, me disait : Je suis à Monte-Carlo,
pour quatre jours, et je t'envoie des dépêches dans tous
les ports de la côte. Viens donc me retrouver.
Et voilà que le désir de le voir, le désir de
causer, de rire, de parler du monde, des choses, des gens, de médire,
de potiner, de juger, de blâmer, de supposer, de bavarder, s'alluma
en moi comme un incendie. Le matin même j'aurais été
exaspéré de ce rappel, et, ce soir, j'en étais
ravi ; j'aurais déjà voulu être là-bas,
voir la grande salle du restaurant pleine de monde, entendre cette
rumeur de voix où les chiffres de la roulette dominent toutes
les phrases comme le Dominus vobiscum des offices divins.
J'appelai Bernard.
- Nous partirons vers quatre heures du matin pour Monaco, lui dis-je.
Il répondit avec philosophie :
- S'il fait beau, monsieur.
- Il fera beau.
- C'est que le baromètre baisse.
- Bah ! Il remontera.
Le matelot souriait de son sourire incrédule. Je me couchai
et je m'endormis.
Ce fut moi qui réveillai les hommes. Il faisait sombre, quelques
nuées cachaient le ciel. Le baromètre avait encore baissé.
Les deux matelots remuaient la tête d'un air méfiant.
Je répétais :
- Bah ! Il fera beau. Allons, en route !
Bernard disait :
- Quand je peux voir au large, je sais ce que je fais ; mais ici,
dans ce port, au fond de ce golfe, on ne sait rien, monsieur, on ne
voit rien ; il y aurait une mer démontée que nous ne
le saurions pas.
Je répondais :
- Le baromètre a baissé, donc nous n'aurons pas de vent
d'est. Or, si nous avons le vent d'ouest, nous pourrons nous réfugier
à Agay, qui est à six ou sept milles.
Les hommes ne semblaient pas rassurés ; cependant ils se préparaient
à partir.
- Prenons-nous le canot sur le pont ? demanda Bernard.
- Non. Vous verrez qu'il fera beau. Gardons-le à la traîne,
derrière nous.
Un quart d'heure plus tard, nous quittions le port, et nous nous engagions
dans la sortie du golfe, poussés par une brise intermittente
et légère.
Je riais.
- Eh bien ! Vous voyez qu'il fait beau.
Nous eûmes bientôt franchi la tour noire et blanche bâtie
sur la basse Rabiou, et bien que protégé par le cap
Camarat, qui s'avance au loin dans la pleine mer, et dont le feu à
éclats apparaissait de minute en minute, le Bel-Ami était
déjà soulevé par de longues vagues puissantes
et lentes, ces collines d'eau qui marchent, l'une derrière
l'autre, sans bruit, sans secousse, sans écume, menaçantes
sans colère, effrayantes par leur tranquillité.
On ne voyait rien, on sentait seulement les montées et les
descentes du yacht sur cette mer remuante et ténébreuse.
Bernard disait :
- Il y a eu gros vent au large cette nuit, monsieur. Nous aurons de
la chance si nous arrivons sans misère.
Le jour se levait, clair, sur la foule agitée des vagues, et
nous regardions tous les trois au large si la bourrasque ne reprenait
pas.
Cependant le bateau allait vite, vent arrière et poussé
par la mer. Déjà nous nous trouvions par le travers
d'Agay, et nous délibérâmes si nous ferions route
vers Cannes, en prévision du mauvais temps, ou vers Nice, en
passant au large des îles.
Bernard préférait entrer à Cannes ; mais comme
la brise ne franchissait pas, je me décidai pour Nice.
Pendant trois heures tout alla bien, quoique le pauvre petit yacht
roulât comme un bouchon dans cette houle profonde.
Quiconque n'a pas vu cette mer du large, cette mer de montagnes qui
vont d'une course rapide et pesante, séparées par des
vallées qui se déplacent de seconde en seconde, comblées
et reformées sans cesse, ne devine pas, ne soupçonne
pas la force mystérieuse, redoutable, terrifiante et superbe
des flots.
Notre petit canot nous suivait de loin derrière nous, au bout
d'une amarre de quarante mètres, dans ce chaos liquide et dansant.
Nous le perdions de vue à tout moment, puis soudain il reparaissait
au sommet d'une vague, nageant comme un gros oiseau blanc.
Voici Cannes, là-bas, au fond de son golfe, Saint-Honorat,
avec sa tour debout dans les flots, devant nous le cap d'Antibes.
La brise fraîchit peu à peu, et sur la crête des
vagues les moutons apparaissent, ces moutons neigeux qui vont si vite
et dont le troupeau illimité court, sans patte et sans chien,
sous le ciel infini.
Bernard me dit :
- C'est tout juste si nous gagnerons Antibes.
En effet, les coups de mer arrivent, brisant sur nous, avec un bruit
violent, inexprimable. Les rafales brusques nous bousculent, nous
jettent dans les trous béants d'où nous sortons en nous
redressant avec des secousses terribles.
Le pic est amené, mais le gui à chaque oscillation du
yacht touche les vagues, semble prêt à arracher le mât
qui va s'envoler avec sa voile, nous laissant seuls, flottants, perdus
sur l'eau furieuse.
Bernard me dit :
- Le canot, monsieur.
Je me retourne. Une vague monstrueuse l'emplit, le roule, l'enveloppe
dans sa bave comme si elle le dévorait, et, brisant l'amarre
qui l'attache à nous, le garde, à moitié coulé,
noyé, proie conquise, vaincue, qu'elle va jeter aux rochers,
là-bas sur le cap.
Les minutes semblent des heures. Rien à faire, il faut aller,
il faut gagner la pointe devant nous, et, quand nous l'aurons doublée,
nous serons à l'abri, sauvés.
Enfin, nous l'atteignons ! La mer à présent est calme,
unie, protégée par la longue bande de roches et de terres
qui forme le cap dAntibes.
Le port est là, dont nous sommes partis depuis quelques jours
à peine, bien que je croie être en route depuis des mois,
et nous y entrons comme midi sonne.
Les matelots, revenus chez eux, sont radieux, quoique Bernard répète
à tout moment :
- Ah ! monsieur, notre pauvre petit canot, ça me fait gros
coeur de l'avoir vu périr comme ça.
Je pris donc le train de quatre heures pour aller dîner avec
mon ami dans la Principauté de Monaco.
Je voudrais avoir le loisir de parler longuement de cet Etat surprenant,
moins grand qu'un village de France, mais où l'on trouve un
souverain absolu, des évêques, une armée de jésuites
et de séminaristes plus nombreuse que celle du Prince, une
artillerie dont les canons sont presque rayés, une étiquette
plus cérémonieuse que celle de feu Louis XIV, des principes
d'autorité plus despotes que ceux de Guillaume de Prusse, joints
à une tolérance magnifique pour les vices de l'humanité,
dont vivent le souverain, les évêques, les jésuites,
les séminaristes, les ministres, l'armée, la magistrature,
tout le monde.
Saluons d'ailleurs ce bon roi pacifique qui, sans peur des invasions
et des révolutions, règne en paix sur son heureux petit
peuple au milieu des cérémonies d'une cour où
sont conservées intactes les traditions des quatre révérences,
des vingt-six baisemains et de toutes les formules usitées
autrefois autour des Grands Dominateurs.
Ce monarque pourtant n'est point sanguinaire ni vindicatif ; et quand
il bannit, car il bannit, la mesure est appliquée avec des
ménagements infinis.
En faut-il donner des preuves ?
Un joueur obstiné, dans un jour de déveine, insulta
le souverain. Il fut expulsé par décret.
Pendant un mois il rôda autour du paradis défendu, craignant
le glaive de l'archange, sous la forme du sabre d'un gendarme. Un
jour enfin il s'enhardit, franchit la frontière, gagne en trente
secondes le coeur du pays, pénètre dans le Casino. Mais,
soudain, un fonctionnaire l'arrête :
- N'êtes-vous pas banni, monsieur ?
- Oui, monsieur, mais je repars par le premier train.
- Oh ! en ce cas, fort bien, monsieur, vous pouvez entrer.
Et chaque semaine il revient ; et chaque fois le même fonctionnaire
lui pose la même question à laquelle il répond
de la même façon.
La justice peut-elle être plus douce ?
Mais une des années dernières, un cas fort grave et
tout nouveau se produisit dans le royaume.
Un assassinat eut lieu.
Un homme, un Monégasque, pas un de ces étrangers errants
qu'on rencontre par légions sur ces côtes, un mari, dans
un moment de colère, tua sa femme.
Oh ! Il la tua sans raison, sans prétexte acceptable. L'émotion
fut unanime dans la principauté.
La cour suprême se réunit pour juger ce cas exceptionnel
(jamais un assassinat n'avait eu lieu), et le misérable fut
condamné à mort à l'unanimité.
Le souverain indigné ratifia l'arrêt.
Il ne restait plus qu'à exécuter le criminel. Alors
une difficulté surgit. Le pays ne possédait ni bourreau
ni guillotine.
Que faire ? Sur l'avis du ministre des Affaires étrangères,
le prince entama des négociations avec le Gouvernement français
pour obtenir le prêt d'un coupeur de têtes avec son appareil.
De longues délibérations eurent lieu au ministère
à Paris. On répondit enfin en envoyant la note des frais
pour déplacement des bois et du praticien. Le tout montait
à seize mille francs.
Sa Majesté monégasque songea que l'opération
lui coûterait bien cher ; l'assassin ne valait certes pas ce
prix : seize mille francs pour le cou d'un drôle ! Ah ! mais
non.
On adressa alors la même demande au Gouvernement italien. Un
roi, un frère ne se montrerait pas sans doute si exigeant qu'une
république.
Le Gouvernement italien envoya un mémoire qui montait à
douze mille francs.
Douze mille francs ! Il faudrait prélever un impôt nouveau,
un impôt de deux francs par tête d'habitant. Cela suffirait
pour amener des troubles inconnus dans l'Etat. On songea à
faire décapiter le gueux par un simple soldat. Mais le général,
consulté, répondit en hésitant que ses hommes
n'avaient peut-être pas une pratique suffisante de l'arme blanche
pour s'acquitter d'une tâche demandant une grande expérience
dans le maniement du sabre.
Alors le prince convoqua de nouveau la Cour suprême et lui soumit
ce cas embarrassant.
On délibéra longtemps, sans découvrir aucun moyen
pratique. Enfin le premier président proposa de commuer la
peine de mort en celle de prison perpétuelle, et la mesure
fut adoptée.
Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer
une, et un geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.
Pendant six mois tout alla bien. Le captif dormait tout le jour sur
une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait autant
sur une chaise devant la porte en regardant passer les voyageurs.
Mais le prince est économe, c'est là son moindre défaut,
et il se fait rendre compte des plus petites dépenses accomplies
dans son Etat (la liste n'en est pas longue). On lui remit donc la
note des frais relatifs à la création de cette fonction
nouvelle, à l'entretien de la prison, du prisonnier et du veilleur.
Le traitement de ce dernier grevait lourdement le budget du souverain.
Il fit d'abord la grimace ; mais quand il songea que cela pouvait
durer toujours (le condamné était jeune), il prévint
son ministre de la Justice d'avoir à prendre des mesures pour
supprimer cette dépense.
Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deux
convinrent qu'on supprimerait la charge de geôlier. Le prisonnier,
invité à se garder tout seul, ne pouvait manquer de
s'évader, ce qui résoudrait la question à la
satisfaction de tous.
Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de
cuisine du palais resta chargé simplement de porter, matin
et soir, la nourriture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative
pour reconquérir sa liberté.
Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses
aliments, on le vit arriver tranquillement pour les réclamer
; et il prit dès lors l'habitude, afin d'éviter une
course au cuisinier, de venir aux heures des repas manger au palais
avec les gens de service dont il devint l'ami.
Après le déjeuner, il allait faire un tour jusqu'à
Monte-Carlo. Il entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur
le tapis vert. Quand il avait gagné, il s'offrait un bon dîner
dans un hôtel en renom, puis il revenait dans sa prison, dont
il fermait avec soin la porte en dedans. Il ne découcha pas
une seule fois.
La situation devenait difficile, non pour le condamné, mais
pour les juges.
La Cour se réunit de nouveau, et il fut décidé
qu'on inviterait le criminel à sortir des Etats de Monaco.
Lorsqu'on lui signifia cet arrêt, il répondit simplement
: "Je vous trouve plaisants. Eh bien ! qu'est-ce que je deviendrai,
moi ? Je n'ai plus de moyen d'existence. Je n'ai plus de famille.
Que voulez-vous que je fasse ? J'étais condamné à
mort. Vous ne m'avez pas exécuté. Je n'ai rien dit.
Je suis ensuite condamné à la prison perpétuelle
et remis aux mains d'un geôlier. Vous m'avez enlevé mon
gardien. Je n'ai rien dit encore. Aujourd'hui, vous voulez me chasser
du pays. Ah mais non. Je suis prisonnier, votre prisonnier, jugé
et condamné par vous. J'accomplis ma peine fidèlement.
Je reste ici."
La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère
terrible et ordonna de prendre des mesures.
On se remit à délibérer.
Alors, il fut décidé qu'on offrirait au coupable une
pension de six cents francs pour aller vivre à l'étranger.
Il accepta.
Il a loué un petit enclos à cinq minutes de l'Etat de
son ancien souverain, et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelques
légumes et méprisant les potentats.
Mais la Cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple, s'est
décidée à traiter avec le Gouvernement français
; maintenant elle nous livre ses condamnés que nous mettons
à l'ombre, moyennant une pension modique.
On peut voir, aux archives judiciaires de la principauté, l'arrêt
qui règle la pension du drôle en l'obligeant à
sortir du territoire monégasque.
En face du palais du prince se dresse l'établissement rival,
la Roulette. Aucune haine d'ailleurs, aucune hostilité de l'un
à l'autre, car celui-ci soutient celui-là qui le protège.
Exemple admirable, exemple unique de deux familles voisines et puissantes
vivant en paix dans un petit Etat, exemple bien fait pour effacer
le souvenir des Capulets et des Montaigus. Ici la maison souveraine
et là la maison de jeux, l'ancienne et la nouvelle société
fraternisant au bruit de l'or.
Autant les salons du prince sont d'un accès difficile, autant
ceux du Casino sont ouverts aux étrangers.
Je me rends à ces derniers.
Un bruit d'argent, continu comme celui des flots, un bruit profond,
léger, redoutable, emplit l'oreille dès l'entrée,
puis emplit l'âme, remue le coeur, trouble l'esprit, affole
la pensée. Partout on l'entend, ce bruit qui chante, qui crie,
qui appelle, qui tente, qui déchire.
Autour des tables, un peuple affreux de joueurs, l'écume des
continents et des sociétés, mêlée avec
des princes, ou rois futurs, des femmes du monde, des bourgeois, des
usuriers, des filles fourbues, un mélange, unique sur la terre,
d'hommes de toutes les races, de toutes les castes, de toutes les
sortes, de toutes les provenances, un musée de rastaquouères
russes, brésiliens, chiliens, italiens, espagnols, allemands,
de vieilles femmes à cabas, de jeunes drôlesses portant
au poignet un petit sac où sont enfermées des clefs,
un mouchoir et trois dernières pièces de cent sous destinées
au tapis vert quand on croira sentir la veine.
Je m'approche de la dernière table et je vois... pâlie,
le front plissé, la lèvre dure, la figure entière
crispée et méchante... la jeune femme de la baie d'Agay,
la belle amoureuse du bois ensoleillé et du doux clair de lune.
Assis devant elle, il est là, lui, nerveux, la main posée
sur quelques louis.
- Joue sur le premier carré, dit-elle.
Il demande avec angoisse :
- Tout ?
- Oui, tout.
Il pose les louis en petit tas.
Le croupier fait tourner la roue. La bille court, danse, s'arrête.
- Rien ne va plus, jette la voix, qui reprend au bout d'un instant
:
- Vingt-huit.
La jeune femme tressaille, et, d'un ton dur et bref :
- Viens-t'en.
Il se lève, et, sans la regarder, la suit, et on sent qu'entre
eux quelque chose d'affreux a surgi.
Quelqu'un dit :
- Bonsoir l'amour. Ils n'ont pas l'air d'accord aujourd'hui.
Une main me frappe sur l'épaule. Je me retourne.
C'est mon ami.
........................................................
Il me reste à demander pardon pour avoir ainsi parlé
de moi. J'avais écrit pour moi seul ce journal de rêvasseries,
ou plutôt j'avais profité de ma solitude flottante pour
arrêter les idées errantes qui traversent notre esprit
comme des oiseaux.
On me demande de publier ces pages sans suite, sans composition, sans
art, qui vont l'une derrière l'autre sans raison et finissent
brusquement, sans motif, parce qu'un coup de vent a terminé
mon voyage.
Je cède à ce désir. J'ai peut-être tort.

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