Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Les Rois

LES ROIS

Ah ! dit le capitaine comte de Garens, je crois

bien que je me le rappelle, ce souper des Rois,

pendant la guerre !

J’étais alors maréchal des logis de hussards, et

depuis quinze jours rôdant en éclaireur, en face

d’une avant-garde allemande. La veille, nous avions

sabré quelques uhlans et perdu trois hommes, dont

ce pauvre petit Raudeville. Vous vous rappelez bien,

Joseph de Raudeville.

Or, ce jour-là, mon capitaine m’ordonna de

prendre dix cavaliers et d’aller occuper et de garder

toute la nuit le village de Porterin, où l’on s’était

battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas

vingt maisons debout ni douze habitants dans ce

guêpier.

Je pris donc dix cavaliers et je partis vers quatre

heures. À cinq heures, en pleine nuit, nous

atteignîmes les premiers murs de Porterin. Je fis

halte et j’ordonnai à Marchas, vous savez bien,

Pierre de Marchas qui a épousé depuis la petite

Martel-Auvelin, la fille du marquis de Martel

Auvelin, d’entrer tout seul dans le village et de

m’apporter des nouvelles.

Je n’avais choisi que des volontaires, tous de

bonne famille. Ça fait plaisir, dans le service, de ne

pas tutoyer des mufles. Ce Marchas était dégourdi

comme pas un, fin comme un renard et souple

comme un serpent. Il savait éventer des Prussiens

ainsi qu’un chien évente un lièvre, trouver des vivres

là où nous serions morts de faim sans lui, et il

obtenait des renseignements de tout le monde, des

renseignements toujours sûrs, avec une adresse

inimaginable.

Il revint au bout de dix minutes :

« Ça va bien, dit-il ; aucun Prussien n’a passé par

ici depuis trois jours. Il est sinistre, ce village. J’ai

causé avec une bonne soeur qui garde quatre ou cinq

malades dans un couvent abandonné. »

J’ordonnai d’aller de l’avant, et nous pénétrâmes

dans la rue principale. On apercevait vaguement à

droite, à gauche, des murs sans toit, à peine visibles

dans la nuit profonde. De place en place, une

lumière brillait derrière une vitre : une famille était

restée pour garder sa demeure à peu près debout, une

famille de braves ou de pauvres. La pluie

commençait à tomber, une pluie menue, glacée, qui

nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien qu’en

touchant les manteaux.

Les chevaux trébuchaient sur des

pierres, sur des poutres, sur des meubles. Marchas

nous guidait, à pied, devant nous, et traînant sa bête

par la bride.

« Où nous mènes-tu ? lui demandai-je. »

Il répondit :

« J’ai un gîte, un bon. »

Et il s’arrêta bientôt devant une petite maison

bourgeoise demeurée entière, bien close, bâtie sur la

rue, avec un jardin derrière.

Au moyen d’un gros caillou ramassé près de la

grille, Marchas fit sauter la serrure, puis il gravit le

perron, défonça la porte d’entrée à coups de pied et à

coups d’épaule, alluma un bout de bougie qu’il avait

toujours en poche, et nous précéda dans un bon et

confortable logis de particulier riche, en nous

guidant avec assurance, avec une assurance

admirable, comme s’il avait vécu dans cette maison

qu’il voyait pour la première fois.

Deux hommes restés dehors gardaient nos

chevaux.

Marchas dit au gros Ponderel, qui le suivait :

« Les écuries doivent être à gauche ; j’ai vu ça en

entrant ; va donc y loger les bêtes, dont nous n’avons

pas besoin. »

Puis, se tournant vers moi :

« Donne des ordres, sacrebleu ! »

Il m’étonnait toujours, ce gaillard-là. Je répondis

en riant :

« Je vais placer mes sentinelles aux abords du

pays. Je te retrouverai ici. »

Il demanda

« Combien prends-tu d’hommes ?

– Cinq. Les autres les relèveront à dix heures du

soir.

– Bon. Tu m’en laisses quatre pour faire les

provisions, la cuisine, et mettre la table. Moi, je

trouverai la cachette au vin. »

Et je m’en allai reconnaître les rues désertes

jusqu’à la sortie sur la plaine, pour y placer mes

factionnaires.

Une demi-heure plus tard, j’étais de retour. Je

trouvai Marchas étendu dans un grand fauteuil

Voltaire, dont il avait ôté la housse, par amour du

luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en

fumant un cigare excellent dont le parfum emplissait

la pièce. Il était seul, les coudes sur les bras du siège,

la tête entre les épaules, les joues roses, l’oeil

brillant, l’air enchanté.

Dans la pièce voisine, j’entendais un bruit de

vaisselle. Marchas me dit en souriant d’une façon

béate :

« Ça va, j’ai trouvé le bordeaux dans le poulailler,

le champagne sous les marches du perron, l’eau-devie

– cinquante bouteilles de vraie fine – dans le

potager, sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne m’a

pas semblé droit. Comme solide, nous avons deux

poules, une oie, un canard, trois pigeons et un merle

cueilli dans une cage, rien que de la plume, comme

tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce pays est

excellent. »

Je m’étais assis en face de lui. La flamme de la

cheminée me grillait le nez et les joues.

« Où as-tu trouvé ce bois-là ? » demandai-je.

Il murmura :

« Bois magnifique, voiture de maître, coupé. C’est

la peinture qui donne cette flambée, un punch

d’essence et de vernis. Bonne maison ! »

Je riais, tant je le trouvais drôle, l’animal. Il

reprit :

« Dire que c’est jour des Rois ! J’ai fait mettre une

fève dans l’oie ; mais pas de reine ; c’est embêtant,

ça ! »

Je répétai, comme un écho :

« C’est embêtant, mais que veux-tu que j’y fasse,

moi ?

– Que tu en trouves, parbleu

– De quoi ?

– Des femmes.

– Des femmes ?... Tu es fou ?

– J’ai bien trouvé l’eau-de-vie sous un poirier,

moi, et le champagne sous les marches du

perron ; et rien ne pouvait me guider encore.

– Tandis que, pour toi, une jupe c’est un

indice certain. Cherche, mon vieux. »

Il avait l’air si grave, si sérieux,

si convaincu que je ne savais

plus s’il plaisantait.

Je répondis :

« Voyons, Marchas,

tu blagues ?

– Je ne blague

jamais dans le service.

– Mais où diable

veux-tu que j’en

trouve, des femmes ?

– Où tu voudras. Il

doit en rester deux ou

trois dans le pays. Déniche

et apporte. »

Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu.

Marchas reprit :

« Veux-tu une idée ?

– Oui

– Va trouver le curé.

– Le curé ? Pour quoi faire ?

– Invite-le à souper et prie-le d’amener une

femme.

– Le curé ! Une femme ! Ah ! ah ! ah ! »

Marchas reprit avec une extraordinaire gravité :

« Je ne ris pas. Va trouver le curé, raconte-lui

notre situation. Il doit s’embêter affreusement, il

viendra. Mais dis-lui qu’il nous faut une femme au

minimum, une femme comme il faut, bien entendu,

puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il

doit connaître ses paroissiennes sur le bout du doigt.

S’il y en a une possible pour nous, et si tu t’y prends

bien, il te l’indiquera.

– Voyons, Marchas ? à quoi penses-tu ?

– Mon cher Garens, tu peux faire ça très bien. Ce

serait même très drôle. Nous savons vivre, parbleu,

et nous serons d’une distinction parfaite, d’un chic

extrême. Nomme-nous à l’abbé, fais-le rire,

attendris-le, séduis-le et décide-le.

– Non, c’est impossible. »

Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait

mes côtés faibles, le gredin reprit :

« Songe donc comme ce serait crâne à faire et

amusant à raconter. On en parlerait dans toute

l’armée. Ça te ferait une rude réputation. »

J’hésitais, tenté par l’aventure. Il insista :

« Allons, mon petit Garens. Tu es chef de

détachement, toi seul peux aller trouver le chef de

l’église en ce pays. Je t’en prie, vas-y. Je raconterai

la chose en vers, dans la Revue des Deux Mondes,

après la guerre, je te le promets. Tu dois bien ça à tes

hommes. Tu les fais assez marcher depuis un mois. »

Je me levai en demandant :

« Où est le presbytère ?

– Tu prends la seconde rue à gauche. Au bout, tu

trouveras une avenue ; et, au bout de l’avenue,

l’église. Le presbytère est à côté. »

Je sortais ; il me cria :

« Dis-lui le menu pour lui donner faim ! »

Je découvris sans peine la petite maison de

l’ecclésiastique, à côté d’une grande vilaine église

de briques. Je frappai à coups de poing dans la porte,

qui n’avait ni sonnette ni marteau, et une voix forte

demanda de l’intérieur :

« Qui va là ? »

Je répondis :

« Maréchal des logis de hussards. »

J’entendis un bruit de verrous et de clef tournée,

et je me trouvai en face d’un grand prêtre à gros

ventre, avec une poitrine de lutteur, des mains

formidables sortant de manches retroussées, un teint

rouge et un air brave homme.

Je fis le salut militaire.

« Bonjour, monsieur le curé. »

Il avait craint une surprise, une embûche de

rôdeurs, et il sourit en répondant :

« Bonjour, mon ami ; entrez. »

Je le suivis dans une petite chambre à pavés

rouges, où brûlait un maigre feu, bien différent du

brasier de Marchas.

Il me montra une chaise, et puis me dit :

« Qu’y a-t-il pour votre service ?

– Monsieur l’abbé, permettez-moi d’abord de me

présenter. »

Et je lui tendis ma carte.

Il la reçut et lut à mi-voix :

« Le comte de Garens. »

Je repris :

« Nous sommes ici onze, monsieur l’abbé, cinq en

grand-garde et six installés chez un habitant

inconnu. Ces six-là se nomment Garens, ici présent,

Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron

d’Étreillis, Karl Massouligny, le fils du peintre, et

Joseph Herbon, un jeune musicien. Je viens, en leur

nom et au mien, vous prier de nous faire l’honneur

de souper avec nous. C’est un souper des Rois,

monsieur le curé, et nous voudrions le rendre un peu

gai. »

Le prêtre souriait. Il murmura :

« Il me semble que ce n’est guère l’occasion de

s’amuser. »

Je répondis :

« Nous nous battons tous les jours, monsieur.

Quatorze de nos camarades sont morts depuis un

mois, et trois sont restés par terre, hier encore. C’est

la guerre. Nous jouons notre vie à tout instant,

n’avons-nous pas le droit de la jouer gaiement ?

Nous sommes Français, nous aimons rire, nous

savons rire partout. Nos pères riaient bien sur

l’échafaud ! Ce soir, nous voudrions nous dégourdir

un peu, en gens comme il faut et non pas en

soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort ? »

Il répondit vivement :

« Vous avez raison, mon ami, et j’accepte avec

grand plaisir votre invitation. »

Il cria :

« Hermance ! »

Une vieille paysanne, tordue, ridée, horrible,

apparut et demanda :

« Qué qui a ?

– Je ne dîne pas ici, ma fille.

– Où que vous dînez donc ?

– Avec MM. les hussards. »

J’eus envie de dire : « Amenez votre bonne »,

pour voir la tête de Marchas, mais je n’osai point.

Je repris :

« Parmi vos paroissiens restés dans le village, en

voyez-vous quelqu’un ou quelqu’une que je puisse

inviter aussi ? »

Il hésita, chercha et déclara :

« Non, personne ! »

J’insistai :

« Personne !... Voyons, monsieur le curé,

cherchez. Ce serait très galant d’avoir des dames. Je

m’entends, des ménages ! Est-ce que je sais, moi ?

Le boulanger avec sa femme, l’épicier, le... le... le...

l’horloger... le... le cordonnier... le... le pharmacien

avec la pharmacienne... Nous avons un bon repas, du

vin, et serions enchantés de laisser un bon souvenir

aux gens d’ici. »

Le curé médita longtemps encore, puis prononça

avec résolution :

« Non, personne. »

Je me mis à rire :

« Sacristi ! monsieur le curé, c’est ennuyeux de

n’avoir pas une reine, car nous avons une fève.

Voyons, cherchez. Il n’y a pas un maire marié, un

adjoint marié, un conseiller municipal marié, un

instituteur marié ?...

– Non, toutes les dames sont parties.

– Quoi, il n’y a pas dans tout le pays une brave

bourgeoise avec son bourgeois de mari, à qui nous

pourrions faire ce plaisir, car ce serait un plaisir pour

eux, un grand, dans les circonstances présentes ? »

Mais tout à coup le curé se mit à rire, d’un rire

violent qui le secouait tout entier, et il criait :

« Ah ! ah ! ah ! j’ai votre affaire, Jésus, Marie, j’ai

votre affaire ! Ah ! ah ! ah ! nous allons rire, mes

enfants, nous allons rire. Et elles seront bien

contentes, allez, bien contentes, ah ! ah !... Où gîtezvous

? »

J’expliquai la maison en

la décrivant. Il comprit :

« Très bien. C’est la

propriété de M. Bertin-

Lavaille. J’y serai dans une

demi-heure avec quatre

dames ! ! ! Ah ! ah ! ah !

quatre dames ! ! !... »

Il sortit avec moi, riant

toujours, et me quitta, en

répétant :

« Ça va ; dans une demiheure,

maison Bertin-

Lavaille. »

Je rentrai vite, très étonné, très

intrigué.

« Combien de couverts ? demanda Marchas en

m’apercevant.

– Onze. Nous sommes six hussards, plus M. le

curé et quatre dames. »

Il fut stupéfait. Je triomphais.

Il répétait :

« Quatre dames ! Tu dis : quatre dames ?

– Je dis : quatre dames.

– De vraies femmes ?

– De vraies femmes.

– Bigre ! Mes compliments !

– Je les accepte. Je les mérite. »

Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et j’aperçus

une belle nappe blanche jetée sur une longue table

autour de laquelle trois hussards en tablier bleu

disposaient des assiettes et des verres.

« Il y aura des femmes ! » cria Marchas.

Et les trois hommes se mirent à danser en

applaudissant de toute leur force.

Tout était prêt. Nous attendions. Nous attendîmes

près d’une heure. Une odeur délicieuse de volailles

rôties flottait dans toute la maison.

Un coup frappé contre le volet nous souleva tous

en même temps. Le gros Ponderel courut ouvrir, et,

au bout d’une minute à peine, une petite bonne soeur

apparut dans l’encadrement de la porte. Elle était

maigre, ridée, timide, et saluait coup sur coup les

quatre hussards effarés qui la regardaient entrer.

Derrière elle, un bruit de bâtons martelait le pavé du

vestibule, et dès qu’elle eut pénétré dans le salon,

j’aperçus, l’une suivant l’autre, trois vieilles têtes en

bonnet blanc, qui s’en venaient en se balançant avec

des mouvements différents, l’une chavirant à droite,

tandis que l’autre chavirait à gauche. Et, trois bonnes

femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe,

estropiées par les maladies et déformées par la

vieillesse, trois infirmes hors de service, les trois

seules pensionnaires capables de marcher encore de

l’établissement hospitalier que dirigeait la soeur

Saint-Benoît.

Elle s’était retournée vers ses invalides, pleine de

sollicitude pour elles puis, voyant mes galons de

maréchal des logis, elle me dit :

« Je vous remercie bien, monsieur l’officier,

d’avoir pensé à ces pauvres femmes. Elles ont bien

peu de plaisir dans la vie, et c’est pour elles en

même temps un grand bonheur et un grand honneur

que vous leur faites. »

J’aperçus le curé, resté dans l’ombre du couloir et

qui riait de tout son coeur. À mon tour, je me mis à

rire, en regardant surtout la tête de Marchas. Puis

montrant des sièges à la religieuse :

« Asseyez-vous, ma Soeur ; nous sommes très

fiers et très heureux que vous ayez accepté notre

modeste invitation. »

Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna

devant le feu, y conduisit ses trois bonnes femmes,

les plaça dessus, leur ôta leurs cannes et leurs châles

qu’elle alla déposer dans un coin ; puis, désignant la

première, une maigre à ventre énorme, une

hydropique assurément :

« Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari s’est

tué en tombant d’un toit et dont le fils est mort en

Afrique. Elle a soixante-deux ans. »

Puis elle désigna la seconde, une grande dont la

tête tremblait sans cesse :

« Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée de soixantesept

ans. Elle n’y voit plus guère, ayant eu la figure

flambée dans un incendie et la jambe droite brûlée à

moitié. »

Elle nous montra, enfin, la troisième, une espèce

de naine, avec des yeux saillants, qui roulaient de

tous les côtés, ronds et stupides.

« C’est la Putois, une innocente. Elle est âgée de

quarante-quatre ans seulement. »

J’avais salué les trois femmes comme si on m’eût

présenté à des altesses royales, et, me tournant vers

le curé :

« Vous êtes, monsieur l’abbé, un homme

précieux, à qui nous devrons tous ici de la

reconnaissance. »

Tout le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui

semblait furieux.

« Notre soeur Saint-Benoît est servie ! » cria tout à

coup Karl Massouligny.

Je la fis passer devant avec le curé, puis je

soulevai la mère Paumelle, dont je pris le bras et que

je traînai dans la pièce voisine, non sans peine, car

son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer.

Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui

gémissait pour avoir sa béquille ; et le petit Joseph

Herbon dirigea l’idiote, la Putois, vers la salle à

manger, pleine d’odeur de viandes.

Dès que nous fûmes en face de nos assiettes, la

soeur tapa trois coups dans ses mains, et les femmes

firent, avec la précision de soldats qui présentent les

armes, un grand signe de croix rapide. Puis le prêtre

prononça, lentement, les paroles latines du

Benedicite.

On s’assit, et les deux poules parurent, apportées

par Marchas, qui voulait servir pour ne point assister

en convive à ce repas ridicule.

Mais je criai : « Vite le champagne ! » Un

bouchon sauta avec un bruit de pistolet qu’on

décharge, et, malgré la résistance du curé et de la

bonne soeur, les trois hussards assis à côté des trois

infirmes leur versèrent de force dans la bouche leurs

trois verres pleins.

Massouligny, qui avait la faculté d’être chez lui

partout et à l’aise avec tout le monde, faisait la cour

à la mère Paumelle de la façon la plus drôle.

L’hydropique, dont l’humeur était restée gaie,

malgré ses malheurs, lui répondait en badinant avec

une voix de fausset qui semblait factice, et elle riait

si fort des plaisanteries de son voisin que son gros

ventre semblait prêt à monter et à rouler sur la table.

Le petit Herbon avait entrepris sérieusement de

griser l’idiote, et le baron d’Étreillis, qui n’avait pas

l’esprit alerte, interrogeait la Jean-Jean sur la vie, les

habitudes et le règlement de l’hospice.

La religieuse, effarée, criait à Massouligny :

« Oh ! oh ! vous allez la rendre malade, ne la

faites pas rire comme ça, je vous en prie, monsieur.

Oh ! monsieur... »

Puis elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui

arracher des mains un verre plein qu’il vidait

prestement, entre les lèvres de la Putois.

Et le curé riait à se tordre, répétait à la soeur :

« Laissez donc, pour une fois, ça ne leur fait pas

de mal. Laissez donc. »

Après les deux poules, on avait mangé le canard,

flanqué des trois pigeons et du merle ; et l’oie parut,

fumante, dorée, répandant une odeur chaude de

viande rissolée et grasse.

La Paumelle, qui s’animait, battit des mains ; la

Jean-Jean cessa de répondre aux questions

nombreuses du baron, et la Putois poussa des

grognements de joie, moitié cris et moitié soupirs,

comme font les petits enfants à qui on montre des

bonbons.

« Permettez-vous, dit le curé, que je me charge de

cet animal. Je m’entends comme personne à ces

opérations-là.

– Mais certainement, monsieur l’abbé. »

Et la soeur dit :

« Si on ouvrait un peu la fenêtre ? Elles ont trop

chaud. Je suis sûre qu’elles seront malades. »

Je me tournai vers Marchas :

« Ouvre la fenêtre une minute. »

Il l’ouvrit, et l’air froid du dehors entra, fit vaciller

les flammes des bougies et tournoyer la fumée de

l’oie, dont le prêtre, une serviette au cou, soulevait

les ailes avec science.

Nous le regardions faire, sans parler maintenant,

intéressés par le travail alléchant de ses mains, saisis

d’un renouveau d’appétit à la vue de cette grosse

bête dorée, dont les membres tombaient l’un après

l’autre dans la sauce brune, au fond du plat.

Et tout à coup, au milieu de ce silence gourmand

qui nous tenait attentifs, entra, par la fenêtre ouverte,

le bruit lointain d’un coup de feu.

Je fus debout si vite, que ma chaise roula derrière

moi ; et je criai :

« Tout le monde à cheval ! Toi, Marchas, tu vas

prendre deux hommes et aller aux nouvelles. Je

t’attends ici dans cinq minutes. »

Et pendant que les trois cavaliers s’éloignaient au

galop dans la nuit, je me mis en selle avec mes deux

autres hussards, devant le perron de la villa, tandis

que le curé, la soeur et les trois bonnes femmes

montraient aux fenêtres leurs têtes effarées.

On n’entendait plus rien, qu’un aboiement de

chien dans la campagne. La pluie avait cessé ; il

faisait froid, très froid. Et bientôt, je distinguai de

nouveau le galop d’un cheval, d’un seul cheval qui

revenait.

C’était Marchas. Je lui criai :

« Eh bien ? »

Il répondit :

« Rien du tout, François a blessé un vieux paysan,

qui refusait de répondre au : “ Qui vive ? ” et qui

continuait d’avancer, malgré l’ordre de passer au

large. On l’apporte, d’ailleurs. Nous verrons ce que

c’est. »

J’ordonnai de remettre les chevaux à l’écurie et

j’envoyai mes deux soldats au-devant des autres,

puis je rentrai dans la maison.

Alors le curé, Marchas et moi, nous descendîmes

un matelas dans le salon pour y déposer le blessé ; la

soeur, déchirant une serviette, mit à faire de la

charpie, tandis que les trois femmes éperdues

restaient assises dans un coin.

Bientôt, je distinguai un bruit de sabres traînés sur

la route ; je pris une bougie pour éclairer les

hommes qui revenaient ; et ils parurent, portant cette

chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient

un corps humain quand la vie ne le soutient plus.

On déposa le blessé sur le matelas préparé pour

lui ; et je vis du premier coup d’oeil que c’était un

moribond.

Il râlait et crachait du sang qui coulait des coins

de ses lèvres, chassé de sa bouche à chacun de ses

hoquets. L’homme en était couvert ! Ses joues, sa

barbe, ses cheveux, son cou, ses vêtements,

semblaient en avoir été frottés, avoir été baignés

dans une cuve rouge. Et ce sang s’était figé sur lui,

était devenu terne, mêlé de boue, horrible à voir.

Le vieillard, enveloppé dans une grande limousine

de berger, entrouvrait par moments ses yeux,

mornes, éteints, sans pensée, qui paraissaient

stupides d’étonnement, comme ceux des bêtes que le

chasseur tue et qui le regardent, tombées à ses pieds,

aux trois quarts mortes déjà, abruties par la surprise

et par l’épouvante.

Le curé s’écria :

« Ah ! c’est le père Placide, le vieux

pasteur des Moulins. Il est sourd, le

pauvre, et n’a rien entendu. Ah ! mon

Dieu ! vous avez tué ce malheureux ! »

La soeur avait écarté la

blouse et la chemise, et

regardait au milieu de la

poitrine un petit trou violet qui

ne saignait plus.

« Il n’y a rien à faire,

dit-elle. »

Le berger,

haletant

affreusement,

crachait toujours

du sang avec

chacun de ses

derniers souffles,

et on entendait dans sa gorge, jusqu’au fond de ses

poumons, un gargouillement sinistre et continu.

Le curé, debout au-dessus de lui, leva sa main

droite, décrivit le signe de la croix et prononça,

d’une voix lente et solennelle, les paroles latines qui

lavent les âmes.

Avant qu’il les eût achevées, le vieillard fut agité

d’une courte secousse, comme si quelque chose

venait de se briser en lui. Il ne respirait plus. Il était

mort.

M’étant retourné, je vis un spectacle plus

effrayant que l’agonie de ce misérable : les trois

vieilles debout, serrées l’une contre l’autre, hideuses,

grimaçaient d’angoisse et d’horreur.

Je m’approchai d’elles, et elles se mirent à

pousser des cris aigus, en essayant de se sauver,

comme si j’allais les tuer aussi.

La Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne portait plus,

tomba tout de son long par terre.

La soeur Saint-Benoît, abandonnant le mort,

courut vers ses infirmes, et sans un mot pour moi,

sans un regard, les couvrit de leurs châles, leur

donna leurs béquilles, les poussa vers la porte, les fit

sortir et disparut avec elles dans la nuit profonde, si

noire.

Je compris que je ne pouvais même les faire

accompagner par un hussard, car le seul bruit du

sabre les eût affolées.

Le curé regardait toujours le mort. S’étant enfin

retourné vers moi :

« Ah ! quelle vilaine chose, dit-il. »