Guy De Maupassant
«
Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses uvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté
à la vie »
Émile Zola
Au bois
AU BOIS Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que le garde champêtre lattendait à la mairie avec deux prisonniers. Il sy rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le père Hochedur, debout et surveillant dun air sévère un couple de bourgeois mûrs. Lhomme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait accablé ; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde très grasse, aux joues luisantes, regardait dun oeil de défi lagent de lautorité qui les avait captivés. Le maire demanda : « Quest-ce que cest, père Hochedur ? » Le garde champêtre fit sa déposition. Il était sorti le matin, à lheure ordinaire, pour accomplir sa tournée du côté des bois Champioux jusquà la frontière dArgenteuil. Il navait rien remarqué dinsolite dans la campagne sinon quil faisait beau temps et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa vigne, avait crié : « Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, vous y trouverez un couple de pigeons quont bien cent trente ans à eux deux. » Il était parti dans la direction indiquée ; il était entré dans le fourré et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer un flagrant délit de mauvaises moeurs. Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il sabandonnait à son instinct. Le maire stupéfait considéra les coupables. Lhomme comptait bien soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq. Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait dune voix si faible quon lentendait à peine. « Votre nom ? Nicolas Beaurain. Votre profession ? Mercier, rue des Martyrs, à Paris. Quest-ce que vous faisiez dans ce bois ? » Le mercier demeura muet, les yeux baissés sur son gros ventre, les mains à plat sur ses cuisses. Le maire reprit : « Niez-vous ce quaffirme lagent de lautorité municipale ? Non, monsieur. Alors, vous avouez ? Oui, monsieur. Quavez-vous à dire pour votre défense ? Rien, monsieur. Où avez-vous rencontré votre complice ? Cest ma femme, monsieur. Votre femme ? Oui, monsieur. Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris ? Pardon, monsieur, nous vivons ensemble ! Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin. » Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura : « Cest elle qui a voulu ça ! Je lui disais bien que cétait stupide. Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle ne la pas ailleurs. » Le maire, qui aimait lesprit gaulois, sourit et répliqua : « Dans votre cas, cest le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne seriez pas ici si elle ne lavait eu que dans la tête. » Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme : « Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie ? Hein, y sommes-nous ? Et nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat aux moeurs ! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et changer de quartier ! Y sommes-nous ? » Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle sexpliqua sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation. « Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux comme une pauvre femme ; et jespère que vous voudrez bien nous renvoyer chez nous, et nous épargner la honte des poursuites. « Autrefois, quand jétais jeune, jai fait la connaissance de M. Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de mercerie ; moi jétais demoiselle dans un magasin de confections. Je me rappelle de ça comme dhier. Je venais passer les dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui jhabitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. Cest lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il mannonça, en riant, quil amènerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce quil voulait, mais je répondis que cétait inutile. Jétais sage, monsieur. « Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer M. Beaurain. Il était bien de sa personne à cette époque-là. Mais jétais décidée à ne pas céder, et je ne cédai pas non plus. « Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces temps qui vous chatouillent le coeur. Moi, quand il fait beau, aussi bien maintenant quautrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, lodeur de lherbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle ! Cest comme le champagne quand on nen a pas lhabitude ! « Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. Rose et Simon sembrassaient toutes les minutes ! Ça me faisait quelque chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il avait lair timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé. Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un bain, et tout le monde sassit sur lherbe. Rose et son ami me plaisantaient sur ce que javais lair sévère ; vous comprenez bien que je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà quils recommencent à sembrasser sans plus se gêner que si nous nétions pas là ; et puis ils se sont parlé tout bas ; et puis ils se sont levés et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du courage ; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce quil faisait ; il était commis de mercerie, comme je vous lai appris tout à lheure. Nous causâmes donc quelques instants ; ça lenhardit, lui, et il voulut prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain ? » M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas. Elle reprit : « Alors il a compris que jétais sage, ce garçon, et ils sest mis à me faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, monsieur. Et moi aussi je laimais beaucoup, mais là, beaucoup ! Cétait un beau garçon, autrefois. « Bref, il mépousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des Martyrs. « Ce fut dur pendant des années, monsieur. Les affaires nallaient pas ; et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, nous en avions perdu lhabitude. On a autre chose en tête ; on pense à la caisse plus quaux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent plus guère à lamour. On ne regrette rien tant quon ne saperçoit pas que ça vous manque. « Et puis, monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés sur lavenir ! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui sest passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas ! « Voilà que je me suis remise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue des voiturettes de fleurs quon traîne dans les rues me tirait des larmes. Lodeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, derrière ma caisse, et me faisait battre le coeur ! Alors je me levais et je men venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a lair dune rivière, dune longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant ; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. Cest bête comme tout, ces choses-là à mon âge ! Que voulez-vous, monsieur, quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on saperçoit quon aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh ! oui, on regrette ! Songez donc que, pendant vingt ans, jaurais pu aller cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je songeais comme cest bon dêtre couché sous les feuilles en aimant quelquun ! Et jy pensais tous les jours, toutes les nuits ! Je rêvais de clairs de lune sur leau jusquà avoir envie de me noyer. « Je nosais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je savais bien quil se moquerait de moi et quil me renverrait vendre mon fil et mes aiguilles ! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait plus grand-chose ; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi ! « Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici arrivés, ce matin, vers les neuf heures. « Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça ne vieillit pas le coeur des femmes ! Et, vrai, je ne voyais plus mon mari tel quil est, mais bien tel quil était autrefois ! Ça, je vous le jure, monsieur. Vrai de vrai, jétais grise. Je me mis à lembrasser ; il en fut plus étonné que si javais voulu lassassiner. Il me répétait : Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Quest-ce qui te prend ?... Je ne lécoutais pas, moi, je nécoutais que mon coeur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà !... Jai dit la vérité, monsieur le maire, toute la vérité. » Le maire était un homme desprit. Il se leva, sourit, et dit : « Allez en paix, madame, et ne péchez plus...
sous les feuilles. » |