Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Le Horla

(7)

AU BOIS


Le maire allait se mettre à table pour déjeuner
quand on le prévint que le garde champêtre
l’attendait à la mairie avec deux prisonniers. Il s’y
rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde
champêtre, le père Hochedur, debout et surveillant
d’un air sévère un couple de bourgeois mûrs.

L’homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux
blancs, semblait accablé ; tandis que la femme, une
petite mère endimanchée très ronde très grasse, aux
joues luisantes, regardait d’un oeil de défi l’agent de
l’autorité qui les avait captivés.

Le maire demanda :

« Qu’est-ce que c’est, père Hochedur ? »

Le garde champêtre fit sa déposition.

Il était sorti le matin, à l’heure ordinaire, pour
accomplir sa tournée du côté des bois Champioux
jusqu’à la frontière d’Argenteuil. Il n’avait rien
remarqué d’insolite dans la campagne sinon qu’il
faisait beau temps et que les blés allaient bien, quand
le fils aux Bredel, qui binait sa vigne, avait crié :

« Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois,
au premier taillis, vous y trouverez un couple de
pigeons qu’ont bien cent trente ans à eux deux. »

Il était parti dans la direction indiquée ; il était
entré dans le fourré et il avait entendu des paroles et
des soupirs qui lui firent supposer un flagrant délit
de mauvaises moeurs.

Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains
comme pour surprendre un braconnier, il avait
appréhendé le couple présent au moment où il
s’abandonnait à son instinct.

Le maire stupéfait considéra les coupables.
L’homme comptait bien soixante ans et la femme au
moins cinquante-cinq.

Il se mit à les interroger, en commençant par le
mâle, qui répondait d’une voix si faible qu’on
l’entendait à peine.

« Votre nom ?

– Nicolas Beaurain.
– Votre profession ?
– Mercier, rue des Martyrs, à Paris.
– Qu’est-ce que vous faisiez dans ce bois ? »

Le

mercier

demeura muet,

les yeux baissés sur

son gros ventre, les mains

à plat sur ses cuisses.

Le maire reprit :
« Niez-vous ce qu’affirme l’agent de l’autorité
municipale ?

– Non, monsieur.
– Alors, vous avouez ?
– Oui, monsieur.

– Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
– Rien, monsieur.
– Où avez-vous rencontré votre complice ?
– C’est ma femme, monsieur.
– Votre femme ?
– Oui, monsieur.
– Alors... alors... vous ne vivez donc pas
ensemble... à Paris ?
– Pardon, monsieur, nous vivons ensemble !
– Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon
cher monsieur, de venir vous faire pincer ainsi, en
plein champ, à dix heures du matin. »
Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il
murmura :

« C’est elle qui a voulu ça ! Je lui disais bien que
c’était stupide. Mais quand une femme a quelque
chose dans la tête... vous savez... elle ne l’a pas
ailleurs. »

Le maire, qui aimait l’esprit gaulois, sourit et
répliqua :

« Dans votre cas, c’est le contraire qui aurait dû
avoir lieu. Vous ne seriez pas ici si elle ne l’avait eu
que dans la tête. »

Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant
vers sa femme :

« Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie ?
Hein, y sommes-nous ? Et nous irons devant les
tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat aux
moeurs ! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la
clientèle et changer de quartier ! Y sommes-nous ? »

Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari,
elle s’expliqua sans embarras, sans vaine pudeur,
presque sans hésitation.

« Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que
nous sommes ridicules. Voulez-vous me permettre
de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux
comme une pauvre femme ; et j’espère que vous
voudrez bien nous renvoyer chez nous, et nous
épargner la honte des poursuites.

« Autrefois, quand j’étais jeune, j’ai fait la
connaissance de M. Beaurain dans ce pays-ci, un
dimanche. Il était employé dans un magasin de
mercerie ; moi j’étais demoiselle dans un magasin de
confections. Je me rappelle de ça comme d’hier. Je
venais passer les dimanches ici, de temps en temps,
avec une amie, Rose Levêque, avec qui j’habitais
rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C’est
lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m’annonça,
en riant, qu’il amènerait un camarade le lendemain.

Je compris bien ce qu’il voulait, mais je répondis
que c’était inutile. J’étais sage, monsieur.

« Le lendemain donc, nous avons trouvé au
chemin de fer M. Beaurain. Il était bien de sa
personne à cette époque-là. Mais j’étais décidée à ne
pas céder, et je ne cédai pas non plus.

« Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un
temps superbe, de ces temps qui vous chatouillent le
coeur. Moi, quand il fait beau, aussi bien maintenant
qu’autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je
suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les
oiseaux qui chantent, les blés qui remuent au vent,
les hirondelles qui vont si vite, l’odeur de l’herbe,
les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend
folle ! C’est comme le champagne quand on n’en a
pas l’habitude !

« Donc il faisait un temps superbe, et doux, et
clair, qui vous entrait dans le corps par les yeux en
regardant et par la bouche en respirant. Rose et
Simon s’embrassaient toutes les minutes ! Ça me
faisait quelque chose de les voir. M. Beaurain et moi
nous marchions derrière eux, sans guère parler.
Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se
dire. Il avait l’air timide, ce garçon, et ça me plaisait
de le voir embarrassé. Nous voici arrivés dans le
petit bois. Il y faisait frais comme dans un bain, et
tout le monde s’assit sur l’herbe. Rose et son ami me
plaisantaient sur ce que j’avais l’air sévère ; vous
comprenez bien que je ne pouvais pas être
autrement. Et puis voilà qu’ils recommencent à
s’embrasser sans plus se gêner que si nous n’étions
pas là ; et puis ils se sont parlé tout bas ; et puis ils se
sont levés et ils sont partis dans les feuilles sans rien
dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face
de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je
me sentais tellement confuse de les voir partir ainsi
que ça me donna du courage ; et je me suis mise à
parler. Je lui demandai ce qu’il faisait ; il était
commis de mercerie, comme je vous l’ai appris tout
à l’heure. Nous causâmes donc quelques instants ; ça
l’enhardit, lui, et il voulut prendre des privautés,
mais je le remis à sa place, et roide, encore. Est-ce
pas vrai, monsieur Beaurain ? »

M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec
confusion, ne répondit pas.
Elle reprit : « Alors il a compris que j’étais sage,
ce garçon, et ils s’est mis à me faire la cour
gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est
revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de
moi, monsieur. Et moi aussi je l’aimais beaucoup,
mais là, beaucoup ! C’était un beau garçon,
autrefois.

« Bref, il m’épousa en septembre et nous prîmes
notre commerce rue des Martyrs.

« Ce fut dur pendant des années, monsieur. Les
affaires n’allaient pas ; et nous ne pouvions guère
nous payer des parties de campagne. Et puis, nous en
avions perdu l’habitude. On a autre chose en tête ;
on pense à la caisse plus qu’aux fleurettes, dans le
commerce. Nous vieillissions, peu à peu, sans nous
en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent
plus guère à l’amour. On ne regrette rien tant qu’on
ne s’aperçoit pas que ça vous manque.

« Et puis, monsieur, les affaires ont mieux été,
nous nous sommes rassurés sur l’avenir ! Alors,
voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s’est passé en
moi, non, vraiment, je ne sais pas !

« Voilà que je me suis remise à rêver comme une
petite pensionnaire. La vue des voiturettes de fleurs
qu’on traîne dans les rues me tirait des larmes.
L’odeur des violettes venait me chercher à mon
fauteuil, derrière ma caisse, et me faisait battre le
coeur ! Alors je me levais et je m’en venais sur le pas
de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les
toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a
l’air d’une rivière, d’une longue rivière qui descend
sur Paris en se tortillant ; et les hirondelles passent
dedans comme des poissons. C’est bête comme tout,

ces choses-là à mon âge ! Que voulez-vous,
monsieur, quand on a travaillé toute sa vie, il vient
un moment où on s’aperçoit qu’on aurait pu faire
autre chose, et, alors, on regrette, oh ! oui, on
regrette ! Songez donc que, pendant vingt ans,
j’aurais pu aller cueillir des baisers dans les bois,
comme les autres, comme les autres femmes. Je
songeais comme c’est bon d’être couché sous les
feuilles en aimant quelqu’un ! Et j’y pensais tous les
jours, toutes les nuits ! Je rêvais de clairs de lune sur
l’eau jusqu’à avoir envie de me noyer.

« Je n’osais pas parler de ça à M. Beaurain dans
les premiers temps. Je savais bien qu’il se moquerait
de moi et qu’il me renverrait vendre mon fil et mes
aiguilles ! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me
disait plus grand-chose ; mais en me regardant dans
ma glace, je comprenais bien aussi que je ne disais
plus rien à personne, moi !

« Donc, je me décidai et je lui proposai une partie
de campagne au pays où nous nous étions connus. Il
accepta sans défiance et nous voici arrivés, ce matin,
vers les neuf heures.

« Moi je me sentis toute retournée quand je suis
entrée dans les blés. Ça ne vieillit pas le coeur des
femmes ! Et, vrai, je ne voyais plus mon mari tel
qu’il est, mais bien tel qu’il était autrefois ! Ça, je

vous le jure, monsieur. Vrai de vrai, j’étais grise. Je
me mis à l’embrasser ; il en fut plus étonné que si
j’avais voulu l’assassiner. Il me répétait : “ Mais tu
es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu’est-ce qui te
prend ?... ” Je ne l’écoutais pas, moi, je n’écoutais
que mon coeur. Et je le fis entrer dans le bois... Et
voilà !... J’ai dit la vérité, monsieur le maire, toute la
vérité. »

Le maire était un homme d’esprit. Il se leva,
sourit, et dit : « Allez en paix, madame, et ne péchez
plus... sous les feuilles. »


UNE FAMILLE


J’allais revoir mon ami Simon Radevin que je
n’avais point aperçu depuis quinze ans.

Autrefois c’était mon meilleur ami, l’ami de ma
pensée, celui avec qui on passe les longues soirées
tranquilles et gaies, celui à qui on dit les choses
intimes du coeur, pour qui on trouve, en causant
doucement, des idées rares, fines, ingénieuses,
délicates, nées de la sympathie même qui excite
l’esprit et le met à l’aise.

Pendant bien des années nous ne nous étions
guère quittés. Nous avions vécu, voyagé, songé, rêvé
ensemble, aimé les mêmes choses d’un même
amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes
oeuvres, frémi des mêmes sensations, et si souvent ri
des mêmes êtres que nous nous comprenions
complètement, rien qu’en échangeant un coup d’oeil.

Puis il s’était marié. Il avait épousé tout à coup
une fillette de province venue à Paris pour chercher
un fiancé. Comment cette petite blondasse, maigre,
aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à la voix
fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à
marier, avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin ?

Peut-on comprendre ces choses-là ? Il avait sans
doute espéré le bonheur, lui, le bonheur simple, doux
et long entre les bras d’une femme bonne, tendre et
fidèle ; et il avait entrevu tout cela, dans le regard
transparent de cette gamine aux cheveux pâles.

Il n’avait pas songé que l’homme actif, vivant et
vibrant, se fatigue de tout dès qu’il a saisi la stupide
réalité, à moins qu’il ne s’abrutisse au point de ne
plus rien comprendre.

Comment allais-je le retrouver ? Toujours vif,
spirituel, rieur et enthousiaste, ou bien endormi par
la vie provinciale ? Un homme peut changer en
quinze ans !

Le train s’arrêta dans une petite gare. Comme je
descendais de wagon, un gros, très gros homme, aux
joues rouges, au ventre rebondi, s’élança vers moi,
les bras ouverts, en criant : « Georges. » Je
l’embrassai, mais je ne l’avais pas reconnu. Puis je
murmurai stupéfait : « Cristi, tu n’as pas maigri. » Il
répondit en riant : « Que veux-tu ? La bonne vie ! la
bonne table ! les bonnes nuits ! Manger et dormir,
voilà mon existence ! »

Je le contemplai, cherchant dans cette large figure
les traits aimés. L’oeil seul n’avait point changé ;
mais je ne retrouvais plus le regard et je me disais :

« S’il est vrai que le regard est le reflet de la

pensée, la pensée de cette tête-là n’est plus
celle d’autrefois, celle que je
connaissais si bien. »

L’oeil brillait pourtant, plein de
joie et d’amitié ; mais il n’avait
plus cette clarté intelligente qui
exprime, autant que la parole, la
valeur d’un esprit.

Tout à coup, Simon me dit :
« Tiens, voici mes deux
aînés. »
Une fillette de
quatorze ans,
presque femme, et
un garçon de
treize ans, vêtu en
collégien, s’avancèrent
d’un air timide et gauche.
Je murmurai : « C’est à
toi ? »
Il répondit en riant :
« Mais, oui.

– Combien en as-tu
donc ?

– Cinq. Encore trois restés à la maison ! »
Il avait répondu cela d’un air fier, content,
presque triomphant ; et moi je me sentais saisi d’une
pitié profonde, mêlée d’un vague mépris, pour ce
reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits
à faire des enfants entre deux sommes, dans sa
maison de province, comme un lapin dans une cage.
Je montai dans une voiture qu’il conduisait lui-
même et nous voici partis à travers la ville, triste
ville, somnolente et terne où rien ne remuait par les
rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes.
De temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, ôtait
son chapeau ; Simon rendait le salut et nommait
l’homme pour me prouver sans doute qu’il
connaissait tous les habitants par leur nom. La
pensée me vint qu’il songeait à la députation, ce rêve
de tous les enterrés de province.
On eut vite traversé la cité, et la voiture entra dans
un jardin qui avait des prétentions de parc, puis
s’arrêta devant une maison à tourelles qui cherchait
à passer pour château.
« Voilà mon trou », disait Simon, pour obtenir un
compliment.

Je répondis :

« C’est délicieux. »


Sur le perron, une dame apparut, parée pour la
visite, coiffée pour la visite, avec des phrases prêtes
pour la visite. Ce n’était plus la fillette blonde et
fade que j’avais vue à l’église quinze ans plus tôt,
mais une grosse dame à falbalas et à frisons, une de
ces dames sans âge, sans caractère, sans élégance,
sans esprit, sans rien de ce qui constitue une femme.
C’était une mère, enfin, une grosse mère banale, la
pondeuse, la poulinière humaine, la machine de
chair qui procrée sans autre préoccupation dans
l’âme que ses enfants et son livre de cuisine.

Elle me souhaita la bienvenue et j’entrai dans le
vestibule où trois mioches alignés par rang de taille
semblaient placés là pour une revue comme des
pompiers devant un maire.

Je dis :

« Ah ! ah ! voici les autres ? »

Simon, radieux, les nomma : « Jean, Sophie et

Gontran. »

La porte du salon était ouverte. J’y pénétrai et
j’aperçus au fond d’un fauteuil quelque chose qui
tremblotait, un homme, un vieux homme paralysé.

Mme Radevin s’avança :

« C’est mon grand-père, monsieur. Il a quatre-
vingt-sept ans. »


Puis elle cria dans l’oreille du vieillard trépidant :
« C’est un ami de Simon, papa. » L’ancêtre fit un
effort pour me dire bonjour et il vagit : « Oua, oua,
oua » en agitant sa main. Je répondis : « Vous êtes
trop aimable, monsieur », et je tombai sur un siège.

Simon venait d’entrer ; il riait :

« Ah ! ah ! tu as fait la connaissance de bon-papa.
Il est impayable, ce vieux ; c’est la distraction des
enfants. Il est gourmand, mon cher, à se faire mourir
à tous les repas. Tu ne te figures point ce qu’il

mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu
verras. Il fait de l’oeil aux plats sucrés comme si
c’étaient des demoiselles. Tu n’as jamais rien
rencontré de plus drôle, tu verras tout à l’heure. »

Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire
ma toilette, car l’heure du dîner approchait.
J’entendais dans l’escalier un grand piétinement et je
me retournai. Tous les enfants me suivaient en
procession, derrière leur père, sans doute pour me
faire honneur.

Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans
fin, toute nue, un océan d’herbes, de blés et
d’avoine, sans un bouquet d’arbres ni un coteau,
image saisissante et triste de la vie qu’on devait
mener dans cette maison.

Une cloche sonna. C’était pour le dîner. Je
descendis.

Mme Radevin prit mon bras d’un air cérémonieux
et on passa dans la salle à manger.

Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, à
peine placé devant son assiette, promena sur le
dessert un regard avide et curieux en tournant avec
peine, d’un plat vers l’autre, sa tête branlante.

Alors Simon se frotta les mains : « Tu vas
t’amuser », me dit-il. Et tous les enfants, comprenant

qu’on allait me donner le spectacle de grand-papa
gourmand, se mirent à rire en même temps, tandis
que leur mère souriait seulement en haussant les
épaules.

Radevin se mit à hurler vers le vieillard en
formant porte-voix de ses mains :

« Nous avons ce soir de la crème au riz sucré. »

La face ridée de l’aïeul s’illumina et il trembla
plus fort de haut en bas, pour indiquer qu’il avait
compris et qu’il était content.

Et on commença à dîner.

« Regarde », murmura Simon. Le grand-père
n’aimait pas la soupe et refusait d’en manger. On l’y
forçait, pour sa santé ; et le domestique lui enfonçait
de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu’il
soufflait avec énergie, pour ne pas avaler le bouillon
rejeté ainsi en jet d’eau sur la table et sur ses voisins.

Les petits-enfants se tordaient de joie tandis que
leur père, très content, répétait : « Est-il drôle, ce
vieux ? »

Et tout le long du repas on ne s’occupa que de lui.
Il dévorait du regard les plats posés sur la table ; et
de sa main follement agitée essayait de les saisir et
de les attirer à lui. On les posait presque à portée
pour voir ses efforts éperdus, son élan tremblotant

vers eux, l’appel désolé de tout son être, de son oeil,
de sa bouche, de son nez qui les flairait. Et il bavait
d’envie sur sa serviette en poussant des grognements
inarticulés. Et toute la famille se réjouissait de ce
supplice odieux et grotesque.

Puis on lui servait sur son assiette un tout petit
morceau qu’il mangeait avec une gloutonnerie
fiévreuse, pour avoir plus vite autre chose.

Quand arriva le riz sucré, il eut presque une
convulsion. Il gémissait de désir.

Gontran lui cria : « Vous avez trop mangé, vous
n’en aurez pas. » Et on fit semblant de ne lui en
point donner.

Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant
plus fort, tandis que tous les enfants riaient.

On lui apporta enfin sa part, une toute petite part ;
et il fit, en mangeant la première bouchée de
l’entremets, un bruit de gorge comique et glouton, et
un mouvement du cou pareil à celui des canards qui
avalent un morceau trop gros.

Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en
obtenir encore.

Pris de pitié devant la torture de ce Tantale
attendrissant et ridicule, j’implorai pour lui :
« Voyons, donne-lui encore un peu de riz ? »

Simon répétait : « Oh ! non, mon cher, s’il
mangeait trop, à son âge, ça pourrait lui faire mal. »

Je me tus, rêvant sur cette parole. Ô morale,
ô logique, ô sagesse ! À son âge ! Donc, on
le privait du seul plaisir qu’il pouvait
encore goûter, par souci de sa santé ! Sa
santé ! qu’en ferait-il, ce débris inerte
et tremblotant ? On ménageait ses
jours, comme on dit ? Ses jours ?
Combien de jours, dix, vingt,
cinquante ou cent ?
Pourquoi ? Pour lui ? ou
pour conserver plus
longtemps à la famille
le spectacle de sa
gourmandise
impuissante ?

Il n’avait plus rien à
faire en cette vie, plus
rien. Un seul désir lui
restait, une seule joie ;
pourquoi ne pas lui donner
entièrement cette joie
dernière, la lui donner
jusqu’à ce qu’il en mourût.

Puis, après une longue partie de
cartes, je montai dans ma chambre pour me
coucher : j’étais triste, triste, triste !

Et je me mis à ma fenêtre. On n’entendait rien au-
dehors qu’un très léger, très doux, très joli
gazouillement d’oiseau dans un arbre, quelque part.
Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la
nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses oeufs.

Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami,
qui devait ronfler maintenant aux côtés de sa vilaine
femme.



Le Horla page 8