JOSEPH
Elles
étaient grises, tout à fait grises, la petite
baronne Andrée de Fraisières et la petite comtesse
Noëmi de Gardens.
Elles
avaient dîné en tête à tête, dans
le salon vitré
qui regardait la mer. Par les fenêtres ouvertes, la
brise molle dun soir dété entrait, tiède
et fraîche en
même temps, une brise savoureuse docéan. Les
deux jeunes femmes, étendues sur leurs chaises
longues, buvaient maintenant de minute en minute
une goutte
de chartreuse en fumant des cigarettes, et
elles se faisaient des confidences intimes, des
confidences que seule cette jolie ivresse inattendue
pouvait amener sur leurs lèvres.
Leurs
maris étaient retournés à Paris dans laprèsmidi,
les laissant seules sur cette petite plage déserte
quils avaient choisie pour éviter les rôdeurs galants
des stations à la mode. Absents cinq jours sur sept,
ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners
sur lherbe, les leçons de natation et la rapide
familiarité qui naît dans le désoeuvrement des
villes
deaux. Dieppe, Étretat, Trouville leur paraissant
donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie
et
abandonnée par un original dans le vallon de
Roqueville, près Fécamp, et ils avaient enterré
là
leurs femmes pour tout lété.
Elles
étaient grises. Ne sachant quinventer pour
se distraire, la petite baronne avait proposé à la
petite comtesse un dîner fin, au champagne. Elles
sétaient dabord beaucoup amusées à
cuisiner elles-
mêmes ce dîner ; puis elles lavaient mangé
avec
gaieté en buvant ferme pour calmer la soif quavait
éveillée dans leur gorge la chaleur des fourneaux.
Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à
lunisson en fumant des cigarettes et en se
gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment,
elles ne savaient plus du tout ce quelles disaient.
La
comtesse, les jambes en lair sur le dossier
dune chaise, était plus partie encore que son amie.
«
Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle,
il nous faudrait des amoureux. Si javais prévu ça
tantôt, jen aurais fait venir deux de Paris et je ten
aurais cédé un...
Moi, reprit lautre, jen trouve toujours ; même
ce soir, si jen voulais un, je laurais.
Allons donc ! À Roqueville, ma chère ? un
paysan, alors.
Non, pas tout à fait.
Alors, raconte-moi.
Quest-ce que tu veux que je te raconte ?
Ton amoureux ?
Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être
aimée. Si je nétais pas aimée, je me croirais
morte.
Moi aussi.
Nest-ce pas ?
Oui. Les hommes ne comprennent pas ça ! nos
maris surtout.
Non, pas du tout. Comment veux-tu quil en soit
autrement ? Lamour quil nous faut est fait de
gâteries, de gentillesses, de galanteries. Cest la
nourriture
de notre coeur, ça. Cest indispensable à
notre vie, indispensable, indispensable...
Indispensable.
Il faut que je sente que quelquun pense à moi,
toujours, partout. Quand je mendors, quand je
méveille, il faut que je sache quon maime
quelque
part, quon rêve de moi, quon me désire. Sans
cela
je serais malheureuse, malheureuse. Oh ! mais
malheureuse à pleurer tout le temps.
Moi aussi.
Songe donc que cest impossible autrement.
Quand un mari a été gentil pendant six mois, ou un
an, ou deux ans, il devient forcément une brute, oui,
une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se
montre tel quil est, il fait des scènes pour les notes,
pour toutes les notes. On ne peut pas aimer
quelquun avec qui on vit toujours.
Ça, cest bien vrai...
Nest-ce pas ?... Où donc en étais-je ?
Je ne me
rappelle plus du tout.
Tu disais que tous les maris sont des brutes
Oui, des brutes... tous.
Cest vrai.
Et après ?...
Quoi, après ?
Quest-ce que je disais après ?
Je ne sais pas, moi, puisque tu ne las pas dit ?
Javais pourtant quelque chose à te raconter.
Oui, cest vrai, attends ?...
Ah ! jy suis...
Je técoute.
Je te disais donc que moi, je trouve partout des
amoureux.
Comment fais-tu ?
Voilà. Suis-moi bien. Quand jarrive dans un
pays nouveau, je prends des notes et je fais mon
choix.
Tu fais ton choix ?
Oui, parbleu. Je prends des notes dabord. Je
minforme. Il faut avant tout quun homme soit
discret, riche et généreux, nest-ce pas ?
Cest vrai.
Et puis, il faut quil me plaise comme homme.
Nécessairement.
Alors je lamorce.
Tu lamorces ?
Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu
nas jamais pêché à la ligne ?
Non, jamais.
Tu as eu tort. Cest très amusant. Et puis cest
instructif. Donc, je lamorce...
Comment fais-tu ?
Bête, va. Est-ce quon ne prend pas les hommes
quon veut prendre, comme sils avaient le choix !
Et ils croient choisir encore... ces imbéciles... mais
cest nous qui choisissons... toujours... Songe donc,
quand on nest pas laide, et pas sotte, comme nous,
tous les hommes sont des prétendants, tous sans
exception. Nous, nous les passons en revue du matin
au soir, et quand nous en avons visé un, nous
lamorçons...
Ça ne me dit pas comment tu fais ?
Comment je fais ?... mais je ne fais rien. Je me
laisse regarder, voilà tout.
Tu te laisses regarder ?
Mais oui. Ça suffit. Quand on sest laissé
regarder plusieurs fois de suite, un homme vous
trouve aussitôt la plus jolie et la plus séduisante de
toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la
cour. Moi je lui laisse comprendre quil nest pas
mal, sans rien dire bien entendu ; et il tombe
amoureux
comme un bloc. Je le tiens. Et ça dure
plus ou moins, selon ses qualités.
Tu prends comme ça tous ceux que tu veux ?
Presque tous.
Alors, il y en a qui résistent ?
Quelquefois.
Pourquoi ?
Oh ! pourquoi ? On est Joseph pour trois
raisons. Parce quon est très amoureux dune autre.
Parce quon est dune timidité excessive et parce
quon est... comment dirai-je ?... incapable de mener
jusquau bout la conquête dune femme...
Oh ! ma chère !... Tu crois ?...
Oui... oui... Jen suis sûre... il y en a beaucoup
de cette dernière espèce, beaucoup, beaucoup...
beaucoup plus quon ne croit. Oh ! ils ont lair de
tout le monde... ils sont habillés comme les autres...
ils font les paons... Quand je dis les paons... je me
trompe, ils ne pourraient pas se déployer.
Oh ! ma chère...
Quant aux timides, ils sont quelquefois dune
sottise imprenable. Ce sont des hommes qui ne
doivent pas savoir se déshabiller, même pour se
coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur
chambre.
Avec ceux-là, il faut être énergique, user
du regard et de la poignée de main. Cest même
quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni
par où commencer. Quand on perd connaissance
devant eux, comme dernier moyen... ils vous
soignent... Et pour peu quon tarde à reprendre ses
sens... ils vont chercher du secours.
«
Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux
des autres. Ceux-là, je les enlève dassaut, à...
à... à...
à la baïonnette, ma chère !
Cest bon, tout ça, mais quand il ny a pas
dhommes, comme ici, par exemple.
Jen trouve.
Tu en trouves. Où ça ?
Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire.
« Voilà deux ans, cette année, que mon mari ma
fait passer lété dans sa terre de Bougrolles.
Là,
rien... mais tu entends, rien de rien, de rien, de rien !
Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds
dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant
dans des châteaux sans baignoires, de ces hommes
qui transpirent et se couchent par là-dessus, et quil
serait impossible de corriger, parce quils ont des
principes dexistence malpropres.
«
Devine ce que jai fait ?
Je ne devine pas !
Ah ! ah ! ah ! Je venais de lire un tas de romans
de George Sand pour lexaltation de lhomme du
peuple, des romans où les ouvriers sont sublimes et
tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela
que javais vu Ruy Blas lhiver précédent
et que ça
mavait beaucoup frappée. Eh bien ! un de nos
fermiers avait un fils, un beau gars de vingt-deux
ans, qui avait étudié pour être prêtre,
puis quitté le
séminaire par dégoût. Eh bien, je lai pris
comme
domestique !
Oh ! Et après !
Après après, ma chère, je lai traité
de très haut,
en lui montrant beaucoup de ma personne. Je ne lai
pas amorcé, celui-là, ce rustre, je lai allumé
! ...
Oh ! Andrée !
Oui, ça mamusait même beaucoup. On dit que
les domestiques, ça ne compte pas ! Eh bien il ne
comptait point. Je le sonnais pour les ordres chaque
matin quand ma femme de chambre mhabillait, et
aussi chaque soir quand elle me déshabillait.
Oh ! Andrée !
Ma chère, il a flambé comme un toit de paille.
Alors, à table, pendant les repas, je nai plus parlé
que de propreté, de soins du corps, de douches, de
bains.
Si bien quau bout de quinze jours il se
trempait matin et soir dans la rivière, puis se
parfumait à empoisonner le château. Jai même
été
obligée de lui interdire les parfums, en lui disant,
dun air furieux, que les hommes ne devaient jamais
employer que de leau de Cologne.
Oh ! Andrée !
Alors, jai eu lidée dorganiser une
bibliothèque de campagne. Jai fait venir quelques
centaines de romans moraux que je prêtais à tous nos
paysans et à mes domestiques. Il sétait glissé
dans
ma collection quelques livres... quelques livres...
poétiques de ceux qui troublent les âmes... des
pensionnaires et des collégiens Je les ai donnés à
mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une
drôle de vie.
Oh... Andrée !
Alors je suis devenue familière avec lui, je me
suis mise à le tutoyer. Je lavais nommé Joseph.
Ma
chère, il était dans un état dans un état
effrayant... Il
devenait maigre comme... comme un coq et il roulait
des yeux de fou. Moi je mamusais énormément.
Cest un de mes meilleurs étés...
Et après ?...
Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari
était absent, je lui ai dit datteler le panier pour me
conduire dans les bois. Il faisait très chaud, très
chaud... Voilà !
Oh ! Andrée, dis-moi tout... Ça mamuse
tant.
Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je
finirais le carafon toute seule. Eh bien après, je me
suis trouvée mal en route.
Comment ça ?
Que tu es bête. Je lui ai dit que jallais me
trouver mal et quil fallait me porter sur lherbe. Et
puis quand jai été sur lherbe jai
suffoqué et je lui
ai dit de me délacer. Et puis, quand jai été
délacée,
jai perdu connaissance.
Tout à fait ?
Oh non, pas du tout.
Eh bien ?
Eh bien ! jai été obligée de rester
près dune
heure sans connaissance. Il ne trouvait pas de
remède. Mais jai été patiente, et je nai
rouvert les
yeux quaprès sa chute.
Oh ! Andrée !... Et quest-ce que tu lui as dit
?
Moi rien ! Est-ce que je savais quelque chose,
puisque jétais sans connaissance ? Je lai remercié.
Je
lui ai dit de me remettre en voiture ; et il ma
ramenée au château. Mais il a failli verser en
tournant la barrière !
Oh ! Andrée ! Et cest tout ?...
Cest tout...
Tu nas perdu connaissance quune fois ?
Rien quune fois, parbleu ! Je ne voulais pas
faire mon amant de ce goujat.
Las-tu gardé longtemps, après ça
?
Mais oui. Je lai encore. Pourquoi est-ce que je
laurais renvoyé. Je navais pas à men
plaindre.
Oh ! Andrée ! Et il taime toujours ?
Parbleu.
Où est-il ? »
La petite baronne étendit la main vers la muraille
et poussa le timbre électrique. La porte souvrit
aussitôt, et un grand valet entra qui répandait autour
de lui une forte senteur deau de Cologne.
La baronne lui dit : « Joseph, mon garçon, jai
peur de me trouver mal, va me chercher ma femme
de chambre. »
Lhomme demeurait immobile comme un soldat
devant un officier, et fixait un regard ardent sur sa
maîtresse, qui reprit : « Mais va donc vite, grand sot,
nous ne sommes pas
dans le bois aujourdhui, et
Rosalie me soignera mieux que toi. »
Il
tourna sur ses talons et sortit.
La
petite comtesse, effarée, demanda :
«
Et quest-ce que tu diras à ta femme de
chambre
?
Je lui dirai que cest passé ! Non, je me ferai
tout de même délacer. Ça me soulagera la poitrine,
car je ne peux plus respirer. Je suis grise... ma
chère... mais grise à tomber si je me levais. »
LAUBERGE
Pareille à toutes les hôtelleries de bois plantées
dans les Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces
couloirs rocheux et nus qui coupent les sommets
blancs des montagnes, lauberge de Schwarenbach
sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage
de la Gemmi.
Pendant
six mois elle reste ouverte, habitée par la
famille de Jean Hauser ; puis, dès que les neiges
samoncellent, emplissant le vallon et rendant
impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le
père et les trois fils sen vont, et laissent pour garder
la maison le vieux guide Gaspard Hari avec le jeune
guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de
montagne.
Les
deux hommes et la bête demeurent jusquau
printemps dans cette prison de neige, nayant devant
les yeux que la pente immense et blanche du
Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants,
enfermés, bloqués, ensevelis sous la neige qui monte
autour deux, enveloppe, étreint, écrase la petite
maison, samoncelle sur le toit, atteint les fenêtres et
mure la porte.
Cétait
le jour où la famille Hauser allait retourner
à Loëche, lhiver approchant et la descente devenant
périlleuse.
Trois
mulets partirent en avant, chargés de hardes
et de bagages et conduits par les trois fils. Puis la
mère, Jeanne Hauser et sa fille Louise montèrent sur
un quatrième mulet, et se mirent en route à leur tour.
Le
père les suivait accompagné des deux gardiens
qui devaient escorter la famille jusquau sommet de
la descente.
Ils
contournèrent dabord le petit lac, gelé
maintenant au fond du grand trou de rochers qui
sétend devant lauberge, puis ils suivirent le vallon
clair comme un drap et dominé de tous côtés par
des
sommets de neige.
Une
averse de soleil tombait sur ce désert blanc
éclatant et glacé, lallumait dune flamme
aveuglante
et froide ; aucune vie napparaissait dans cet océan
des monts ; aucun mouvement dans cette solitude
démesurée ; aucun bruit nen troublait le profond
silence.
Peu
à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand
Suisse aux longues jambes, laissa derrière lui le père
Hauser et le vieux Gaspard Hari, pour rejoindre le
mulet qui portait les deux femmes.
La
plus jeune le regardait venir, semblait lappeler
dun oeil triste. Cétait une petite paysanne blonde,
dont les joues laiteuses et les cheveux pâles
paraissaient décolorés par les longs séjours
au milieu
des glaces.
Quand
il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la
main sur la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser
se mit à lui parler, énumérant avec des détails
infinis
toutes les recommandations de lhivernage. Cétait
la première fois quil restait là-haut, tandis
que le
vieux Hari avait déjà quatorze hivers sous la neige
dans lauberge de Schwarenbach.
Ulrich
Kunsi écoutait, sans avoir lair de
comprendre, et regardait sans cesse la jeune fille. De
temps en temps il répondait : « Oui, madame
Hauser. » Mais sa pensée semblait loin et sa figure
calme demeurait impassible.
Ils
atteignirent le lac de Daube, dont la longue
surface gelée sétendait, toute plate, au fond
du val.
À droite, le Daubenhorn montrait ses rochers noirs
dressés à pic auprès des énormes moraines
du
glacier de Loemmern que dominait le Wildstrubel.
Comme
ils approchaient du col de la Gemmi, où
commence la descente sur Loëche, ils découvrirent
tout à coup limmense horizon des Alpes du Valais
dont
les séparait la profonde et large vallée du
Rhône.
Cétait,
au loin, un peuple de sommets blancs,
inégaux, écrasés ou pointus et luisants sous
le soleil :
le Mischabel avec ses deux cornes, le puissant
massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la
haute et redoutable pyramide du Cervin, ce tueur
dhommes, et la Dent-Blanche, cette monstrueuse
coquette.
Puis,
au-dessous deux, dans un trou démesuré, au
fond dun abîme effrayant, ils aperçurent Loëche,
dont les maisons semblaient des grains de sable jetés
dans cette crevasse énorme que finit et que ferme la
Gemmi, et qui souvre, là-bas, sur le Rhône.
Le
mulet sarrêta au bord du sentier qui va,
serpentant, tournant sans cesse et revenant,
fantastique et merveilleux, le long de la montagne
droite, jusquà ce petit village presque invisible, à
son pied. Les femmes sautèrent dans la neige.
Les
deux vieux les avaient rejoints.
«
Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage,
à lan prochain, les amis. »
Le
père Hari répéta : « À lan
prochain. »
Ils
sembrassèrent. Puis Mme Hauser, à son tour,
tendit ses joues et la jeune fille en fit autant. Quand
fut
le tour dUlrich Kunsi, il murmura dans
loreille de Louise : « Noubliez point ceux den
haut. » Elle répondit « non », si bas quil
devina sans
lentendre.
«
Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne
santé. »
Et,
passant devant les femmes, il commença à
descendre.
Ils
disparurent bientôt tous les trois au premier
détour du chemin. Et les deux hommes sen
retournèrent vers lauberge de Schwarenbach. Ils
allaient lentement, côte à côte, sans parler. Cétait
fini, ils resteraient seuls face à face, quatre ou cinq
mois.
Puis
Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de
lautre hiver. Il était demeuré avec Michel Canol,
trop âgé maintenant pour recommencer ; car un
accident peut arriver pendant cette longue solitude.
Ils ne sétaient pas ennuyés, dailleurs ;
le tout était
den prendre son parti dès le premier jour ; et on
finissait par se créer des distractions, des jeux,
beaucoup de passe-temps.
Ulrich
Kunsi lécoutait, les yeux baissés, suivant
en pensée ceux qui descendaient vers le village par
tous les festons de la Gemmi.
Bientôt
ils aperçurent lauberge, à peine visible, si
petite, un point noir au pied de la monstrueuse vague
de neige.
Quand
ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se
mit à gambader autour deux.
«
Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous navons
plus de femme maintenant, il faut préparer le dîner,
tu vas éplucher les pommes de terre. »
Et tous deux, sasseyant sur des
escabeaux de bois, commencèrent à
tremper la soupe.
La
matinée du lendemain
sembla longue à Ulrich Kunsi.
Le vieux Hari fumait et
crachait dans lâtre, tandis
que le jeune homme
regardait par la fenêtre
léclatante montagne
en face de la
maison.
Il
sortit dans
laprès-midi, et
refaisant le trajet
de la veille, il
cherchait sur le sol
les traces des
sabots du mulet
qui avait porté les deux femmes.
Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha
sur le ventre au bord de labîme, et regarda Loëche.
Le
village dans son puits de rocher nétait pas
encore noyé sous la neige, bien quelle vînt tout
près
de lui, arrêtée net par les forêts de sapins qui
protégeaient ses environs. Ses maisons basses
ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans
une
prairie.
La
petite Hauser était là, maintenant, dans une de
ces demeures grises. Dans laquelle ? Ulrich Kunsi se
trouvait trop loin pour les distinguer séparément.
Comme il aurait voulu descendre, pendant quil le
pouvait encore !
Mais
le soleil avait disparu derrière la grande
cime de Wildstrubel ; et le jeune homme rentra. Le
père Hari fumait. En voyant revenir son compagnon,
il lui proposa une partie de cartes ; et ils sassirent en
face lun de lautre des deux côtés de la table.
Ils
jouèrent longtemps, un jeu simple quon
nomme la brisque, puis, ayant soupé, ils se
couchèrent.
Les
jours qui suivirent furent pareils au premier,
clairs et froids, sans neige nouvelle. Le vieux
Gaspard passait ses après-midi à guetter les aigles
et
les rares oiseaux qui saventurent sur ces sommets
glacés, tandis
que Ulrich retournait régulièrement au
col de la Gemmi pour contempler le village. Puis ils
jouaient aux cartes, aux dés, aux dominos, gagnaient
et perdaient de petits objets pour intéresser leur
partie.
Un
matin, Hari, levé le premier, appela son
compagnon. Un nuage mouvant, profond et léger,
décume blanche sabattait sur eux, autour deux,
sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais
et sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours
et quatre nuits. Il fallut dégager la porte et les
fenêtres, creuser un couloir et tailler des marches
pour sélever sur cette poudre de glace que douze
heures de gelée avaient rendue plus dure que le
granit des moraines.
Alors,
ils vécurent comme des prisonniers, ne
saventurant plus guère en dehors de leur demeure.
Ils sétaient partagé les besognes quils
accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se
chargeait des nettoyages, des lavages, de tous les
soins et de tous les travaux de propreté. Cétait
lui
aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard Hari
faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs
ouvrages, réguliers et monotones, étaient
interrompus par de longues parties de cartes ou de
dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux
calmes et placides. Jamais même ils navaient
dimpatiences,
de mauvaise humeur, ni de paroles
aigres, car ils avaient fait provision de résignation
pour cet hivernage sur les sommets.
Quelquefois,
le vieux Gaspard prenait son fusil et
sen allait à la recherche des chamois ; il en tuait de
temps en temps. Cétait alors fête dans lauberge
de
Schwarenbach et grand festin de chair fraîche.
Un
matin, il partit ainsi. Le thermomètre du
dehors marquait dix-huit au-dessous de glace. Le
soleil nétant pas encore levé, le chasseur espérait
surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.
Ulrich,
demeuré seul, resta couché jusquà dix
heures. Il était dun naturel dormeur ; mais il neût
point osé sabandonner ainsi à son penchant en
présence du vieux guide toujours ardent et matinal.
Il
déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi
ses jours et ses nuits à dormir devant le feu ; puis il
se sentit triste, effrayé même de la solitude et saisi
par le besoin de la partie de cartes quotidienne,
comme on lest par le désir dune habitude
invincible.
Alors
il sortit pour aller au-devant de son
compagnon qui devait rentrer à quatre heures.
La
neige avait nivelé toute la profonde vallée,
comblant les crevasses, effaçant les deux lacs,
capitonnant
les
rochers, ne faisant
plus, entre les
sommets immenses,
quune immense cuve
blanche régulière,
aveuglante et glacée.
Depuis
trois
semaines, Ulrich nétait
plus revenu au bord de
labîme doù il regardait le
village. Il y voulut retourner
avant de gravir les pentes qui
conduisaient à Wildstrubel.
Loëche maintenant était aussi
sous la neige, et les demeures
ne se reconnaissaient plus guère,
ensevelies sous ce manteau pâle.
Puis,
tournant à droite, il gagna le glacier de
Loemmern. Il allait de son pas allongé de
montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige
aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son oeil
perçant le petit point noir et mouvant, au loin, sur
cette nappe démesurée.
Quand
il fut au bord du glacier, il sarrêta, se
demandant si le vieux avait bien pris ce chemin ;
puis il se mit à
longer les moraines dun pas plus
rapide et plus inquiet.
Le
jour baissait ; les neiges devenaient roses ; un
vent sec et gelé courait par souffles brusques sur leur
surface de cristal. Ulrich poussa un cri dappel aigu,
vibrant, prolongé. La voix senvola dans le silence
de mort où dormaient les montagnes ; elle courut au
loin, sur les vagues immobiles et profondes décume
glaciale, comme un cri doiseau sur les vagues de la
mer ; puis elle séteignit et rien ne lui répondit.
Il
se mit à marcher. Le soleil sétait enfoncé,
là-
bas, derrière les cimes que les reflets du ciel
empourpraient encore ; mais les profondeurs de la
vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur
tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la
solitude, la mort hivernale de ces monts entraient en
lui, allaient arrêter et geler son sang, raidir ses
membres, faire de lui un être immobile et glacé. Et il
se mit à courir, senfuyant vers sa demeure. Le
vieux, pensait-il, était rentré pendant son absence.
Il
avait pris un autre chemin ; il serait assis devant le
feu, avec un chamois mort à ses pieds.
Bientôt
il aperçut lauberge. Aucune fumée nen
sortait. Ulrich courut plus vite, ouvrit la porte. Sam
sélança pour le fêter, mais Gaspard Hari
nétait
point revenu.
Effaré,
Kunsi tournait sur lui-même, comme sil
se fût attendu à découvrir son compagnon caché
dans un coin. Puis il ralluma le feu et fit la soupe,
espérant toujours voir revenir le vieillard.
De
temps en temps, il sortait pour regarder sil
napparaissait pas. La nuit était tombée, la nuit
blafarde des montagnes, la nuit pâle, la nuit livide
quéclairait, au bord de lhorizon, un croissant
jaune
et fin prêt à tomber derrière les sommets.
Puis
le jeune homme rentrait, sasseyait, se
chauffait les pieds et les mains en rêvant aux
accidents possibles.
Gaspard
avait pu se casser une jambe, tomber
dans un trou, faire un faux pas qui lui avait tordu la
cheville. Et il restait étendu dans la neige, saisi, raidi
par le froid, lâme en détresse, criant, perdu,
criant
peut-être au secours, appelant de toute la force de sa
gorge dans le silence de la nuit.
Mais
où ? La montagne était si vaste, si rude, si
périlleuse aux environs, surtout en cette saison, quil
aurait fallu être dix ou vingt guides et marcher
pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un
homme en cette immensité.
Ulrich
Kunsi, cependant, se résolut à partir avec
Sam si Gaspard Hari nétait point revenu entre
minuit et une heure du matin.
Et
il fit ses préparatifs.
Il
mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses
crampons dacier, roula autour de sa taille une corde
longue, mince et forte, vérifia létat de son bâton
ferré et de la hachette qui sert à tailler des degrés
dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la
cheminée ; le gros chien ronflait sous la clarté de
la
flamme ; lhorloge battait comme un coeur ses coups
réguliers dans sa gaine de bois sonore.
Il
attendait, loreille éveillée aux bruits lointains,
frissonnant quand le vent léger frôlait le toit et les
murs.
Minuit
sonna ; il tressaillit. Puis, comme il se
sentait frémissant et apeuré, il posa de leau
sur le
feu, afin de boire du café bien chaud avant de se
mettre en route.
Quand
lhorloge fit tinter une heure, il se dressa,
réveilla Sam, ouvrit la porte et sen alla dans la
direction du Wildstrubel. Pendant cinq heures, il
monta, escaladant des rochers au moyen de ses
crampons, taillant la glace, avançant toujours et
parfois halant, au bout de sa corde, le chien resté en
bas dun escarpement trop rapide. Il était six heures
environ, quand il atteignit un des sommets où le
vieux Gaspard venait souvent à la recherche des
chamois.
Et
il attendit que le jour se levât.
Le
ciel pâlissait sur sa tête ; et soudain une lueur
bizarre, née on ne sait doù, éclaira brusquement
limmense océan des cimes pâles qui sétendaient
à
cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté
vague sortait de la neige elle-même pour se répandre
dans lespace. Peu à peu les sommets lointains les
plus hauts devinrent tous dun rose tendre comme de
la chair, et le soleil rouge apparut derrière les lourds
géants des Alpes bernoises.
Ulrich
Kunsi se remit en route. Il allait comme un
chasseur, courbé, épiant des traces, disant au chien
:
« Cherche, mon gros, cherche. »
Il
redescendait la montagne à présent, fouillant de
loeil les gouffres, et parfois appelant, jetant un cri
prolongé, mort bien vite dans limmensité muette.
Alors, il collait à terre loreille, pour écouter
; il
croyait distinguer une voix, se mettait à courir,
appelait de nouveau, nentendait plus rien et
sasseyait épuisé, désespéré.
Vers midi, il déjeuna et
fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il
recommença ses recherches.
Quand
le soir vint, il marchait encore, ayant
parcouru cinquante kilomètres de montagne. Comme
il se trouvait trop loin de sa maison pour y rentrer, et
trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il creusa
un trou dans la
neige et sy blottit avec son chien,
sous une couverture quil avait apportée. Et ils se
couchèrent lun contre lautre, lhomme et la
bête,
chauffant leurs corps lun à lautre et gelés
jusquaux moelles cependant.
Ulrich
ne dormit guère, lesprit hanté de visions,
les membres secoués de frissons.
Le
jour allait paraître quand il se releva. Ses
jambes étaient raides comme des barres de fer, son
âme faible à le faire crier dangoisse, son coeur
palpitant à le laisser choir démotion dès
quil
croyait entendre un bruit quelconque.
Il
pensa soudain quil allait aussi mourir de froid
dans cette solitude, et lépouvante de cette mort,
fouettant son énergie, réveilla sa vigueur.
Il
descendait maintenant vers lauberge, tombant,
se relevant, suivi de loin par Sam, qui boitait sur
trois pattes.
Ils
atteignirent Schwarenbach seulement vers
quatre heures de laprès-midi. La maison était
vide.
Le jeune homme fit du feu, mangea et sendormit,
tellement abruti quil ne pensait plus à rien.
Il
dormit longtemps, très longtemps, dun
sommeil invincible. Mais soudain, une voix, un cri,
un nom : « Ulrich », secoua son engourdissement
profond et le fit
se dresser. Avait-il rêvé ? Était-ce
un de ces appels bizarres qui traversent les rêves des
âmes inquiètes ? Non, il lentendait encore, ce
cri
vibrant, entré dans son oreille et resté dans sa chair
jusquau bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait
crié ; on avait appelé : « Ulrich ! » Quelquun
était
là, près de la maison. Il nen pouvait douter.
Il
ouvrit donc la porte et hurla : « Cest toi,
Gaspard ! » de toute la puissance de sa gorge.
Rien
ne répondit ; aucun son, aucun murmure,
aucun gémissement, rien. Il faisait nuit. La neige
était blême.
Le
vent sétait levé, le vent glacé qui brise
les
pierres et ne laisse rien de vivant sur ces hauteurs
abandonnées. Il passait par souffles brusques plus
desséchants et plus mortels que le vent de feu du
désert. Ulrich, de nouveau, cria : « Gaspard !
Gaspard ! Gaspard ! »
Puis
il attendit. Tout demeura muet sur la
montagne ! Alors une épouvante le secoua jusquaux
os. Dun bond il rentra dans lauberge, ferma la
porte et poussa les verrous ; puis il tomba grelottant
sur une chaise, certain quil venait dêtre appelé
par
son camarade au moment où il rendait lesprit.
De
cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou
de manger du pain. Le vieux Gaspard Hari avait
agonisé pendant
deux jours et trois nuits quelque
part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins
immaculés dont la blancheur est plus sinistre que les
ténèbres des souterrains. Il avait agonisé pendant
deux jours et trois nuits, et il venait de mourir tout à
lheure en pensant à son compagnon. Et son âme,
à
peine libre, sétait envolée vers lauberge
où dormait
Ulrich, et elle lavait appelé de par la vertu
mystérieuse et terrible quont les âmes des morts
de
hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans
voix, dans lâme accablée du dormeur ; elle avait
crié son adieu dernier, ou son reproche, ou sa
malédiction sur lhomme qui navait point assez
cherché.
Et
Ulrich la sentait là, tout près, derrière le
mur,
derrière la porte quil venait de refermer. Elle rôdait,
comme un oiseau de nuit qui frôle de ses plumes une
fenêtre éclairée ; et le jeune homme éperdu
était prêt
à hurler dhorreur. Il voulait senfuir et nosait
point
sortir ; il nosait point et noserait plus désormais,
car le fantôme resterait là, jour et nuit, autour de
lauberge, tant que le corps du vieux guide naurait
pas été retrouvé et déposé dans
la terre bénite dun
cimetière.
Le
jour vint et Kunsi reprit un peu dassurance au
retour brillant du soleil. Il prépara son repas, fit la
soupe de son chien, puis il demeura sur une chaise,
immobile, le coeur
torturé, pensant au vieux couché
sur la neige.
Puis,
dès que la nuit recouvrit la montagne, des
terreurs nouvelles lassaillirent. Il marchait
maintenant dans la cuisine noire, éclairée à
peine par
la flamme dune chandelle, il marchait dun bout à
lautre de la pièce, à grands pas, écoutant,
écoutant
si le cri effrayant de lautre nuit nallait pas encore
traverser le silence morne du dehors. Et il se sentait
seul, le misérable, comme aucun homme navait
jamais été seul ! Il était seul dans cet immense
désert
de neige, seul à deux mille mètres au-dessus de la
terre habitée, au-dessus des maisons humaines, au-
dessus de la vie qui sagite, bruit et palpite, seul dans
le ciel glacé ! Une envie folle le tenaillait de se
sauver nimporte où, nimporte comment, de
descendre à Loëche en se jetant dans labîme
; mais
il nosait seulement pas ouvrir la porte, sûr que
lautre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas
rester seul non plus là-haut.
Vers
minuit, las de marcher, accablé dangoisse et
de peur, il sassoupit enfin sur une chaise, car il
redoutait son lit comme on redoute un lieu hanté.
Et
soudain le cri strident de lautre soir lui déchira
les oreilles, si suraigu quUlrich étendit les bras pour
repousser le revenant,
et il tomba sur le dos avec son
siège.
Sam, réveillé par le bruit, se mit à
hurler comme hurlent les chiens
effrayés,
et il tournait autour du logis
cherchant doù venait le danger.
Parvenu près de la porte, il flaira
dessous, soufflant et reniflant
avec force, le poil hérissé,
la queue droite et grognant.
Kunsi,
éperdu, sétait
levé et, tenant par un
pied sa chaise, il cria :
« Nentre pas, nentre
pas, nentre pas ou je te
tue. » Et le chien, excité
par cette menace,
aboyait avec fureur
contre linvisible
ennemi que défiait la
voix de son maître.
Sam,
peu à peu, se calma et
revint sétendre auprès du foyer,
mais il demeura inquiet, la tête
levée,
les yeux brillants et grondant entre ses crocs.
Ulrich,
à son tour, reprit ses sens, mais comme il
se sentait défaillir de terreur, il alla chercher une
bouteille deau-de-vie dans le buffet, et il en but,
coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient
vagues ; son courage saffermissait ; une fièvre de
feu glissait dans ses veines.
Il
ne mangea guère le lendemain, se bornant à
boire de lalcool. Et pendant plusieurs jours de suite
il vécut, soûl comme une brute. Dès que la pensée
de
Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire
jusquà linstant où il tombait sur le sol,
abattu par
livresse. Et il restait là, sur la face, ivre mort, les
membres rompus, ronflant, le front par terre. Mais à
peine avait-il digéré le liquide affolant et brûlant,
que le cri toujours le même : « Ulrich ! » le réveillait
comme une balle qui lui aurait percé le crâne ; et il
se dressait chancelant encore, étendant les mains
pour ne point tomber, appelant Sam à son secours.
Et le chien, qui semblait devenir fou comme son
maître, se précipitait sur la porte, la grattait de ses
griffes, la rongeait de ses longues dents blanches,
tandis que le jeune homme, le col renversé, la tête en
lair, avalait à pleines gorgées comme de leau
fraîche après une course, leau-de-vie qui tout
à
lheure endormirait de nouveau sa pensée, et son
souvenir, et sa terreur éperdue.
En
trois semaines, il absorba toute sa provision
dalcool. Mais cette soûlerie continue ne faisait
quassoupir son épouvante qui se réveilla plus
furieuse dès quil lui fut impossible de la calmer.
Lidée fixe alors, exaspérée par un mois
divresse, et
grandissant sans cesse dans labsolue solitude,
senfonçait en lui à la façon dune
vrille. Il marchait
maintenant dans sa demeure ainsi quune bête en
cage, collant son oreille à la porte pour écouter si
lautre était là, et le défiant, à
travers le mur.
Puis,
dès quil sommeillait, vaincu par la fatigue,
il entendait la voix qui le faisait bondir sur ses pieds.
Une
nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout,
il
se précipita sur la porte et louvrit pour voir celui
qui
lappelait et pour le forcer à se taire.
Il
reçut en plein visage un souffle dair froid qui le
glaça jusquaux os et il referma le battant et poussa
les verrous, sans remarquer que Sam sétait élancé
dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, et
sassit devant pour se chauffer ; mais soudain il
tressaillit, quelquun grattait le mur en pleurant.
Il
cria éperdu : « Va-ten. » Une plainte lui
répondit, longue et douloureuse.
Alors
tout ce qui lui restait de raison fut emporté
par la terreur. Il répétait : « Va-ten »
en tournant sur
lui-même pour trouver un coin où se cacher. Lautre,
pleurant toujours,
passait le long de la maison en se
frottant contre le mur. Ulrich sélança vers le
buffet
de chêne plein de vaisselle et de provisions, et, le
soulevant avec une force surhumaine, il le traîna
jusquà la porte, pour sappuyer dune barricade.
Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui
restait de meubles, les matelas, les paillasses, les
chaises, il boucha la fenêtre comme on fait lorsquun
ennemi vous assiège.
Mais
celui du dehors poussait maintenant de
grands gémissements lugubres auxquels le jeune
homme se mit à répondre par des gémissements
pareils.
Et
des jours et des nuits se passèrent sans quils
cessassent de hurler lun et lautre. Lun tournait
sans cesse autour de la maison et fouillait la muraille
de ses ongles avec tant de force quil semblait
vouloir la démolir ; lautre, au-dedans, suivait tous
ses mouvements, courbé, loreille collée contre
la
pierre, et il répondait à tous ses appels par
dépouvantables cris.
Un
soir, Ulrich nentendit plus rien, et il sassit,
tellement brisé de fatigue quil sendormit aussitôt.
Lauberge
Il
se réveilla sans un souvenir, sans une pensée,
comme si toute sa tête se fût vidée pendant ce
sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.
.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Lhiver
était fini. Le passage de la Gemmi
redevenait praticable ; et la famille Hauser se mit en
route pour rentrer dans son auberge.
Dès
quelles eurent atteint le haut de la montée les
femmes grimpèrent sur leur mulet, et elles parlèrent
des deux hommes quelles allaient retrouver tout à
lheure.
Elles
sétonnaient que lun deux ne fût pas
descendu quelques jours plus tôt, dès que la route
était devenue possible, pour donner des nouvelles de
leur long hivernage.
On
aperçut enfin lauberge encore couverte et
capitonnée de neige. La porte et la fenêtre étaient
closes ; un peu de fumée sortait du toit, ce qui
rassura le père Hauser. Mais en approchant, il
aperçut, sur le seuil, un squelette danimal dépecé
par les aigles, un grand squelette couché sur le flanc.
Tous
lexaminèrent : « Ça doit être Sam
», dit la
mère. Et elle appela : « Hé, Gaspard. »
Un cri
répondit à lintérieur, un cri aigu, quon
eût dit
poussé par une bête. Le père Hauser répéta
: « Hé,
Gaspard.
» Un
autre cri pareil au
premier se fit entendre.
Alors les trois hommes, le
père et les deux fils, essayèrent
douvrir la porte. Elle résista. Ils prirent dans létable
vide une longue poutre comme bélier, et la lancèrent
à toute volée. Le bois cria, céda, les planches
volèrent en morceaux ; puis un grand bruit ébranla la
maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet
écroulé, un homme debout, avec des cheveux qui lui
tombaient aux épaules, une barbe qui lui tombait sur
la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux
détoffe sur le corps.
Ils
ne le reconnaissaient point, mais Louise
Hauser sécria : « Cest Ulrich, maman. »
Et la mère
constata que cétait Ulrich, bien que ses cheveux
fussent blancs.
Il
les laissa venir ; il se laissa toucher ; mais il ne
répondit point aux questions quon lui posa ; et il
fallut le conduire à Loëche où les médecins
constatèrent quil était fou.
Et
personne ne sut jamais ce quétait devenu son
compagnon.
La
petite Hauser faillit mourir, cet été-là, dune
maladie de langueur quon attribua au froid de la
montagne.
LE VAGABOND
Depuis quarante jours,
il marchait, cherchant
partout du travail. Il avait
quitté son pays, Ville-
Avaray, dans la Manche,
parce que louvrage manquait. Compagnon
charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon sujet,
vaillant, il était resté pendant deux mois à
la charge
de sa famille, lui, fils aîné, nayant plus quà
croiser
ses bras vigoureux, dans le chômage général. Le
pain devint rare dans la maison ; les deux soeurs
allaient en journée, mais gagnaient peu ; et lui,
Jacques
Randel, le plus fort, ne faisait rien parce
quil navait rien à faire, et mangeait la soupe
des
autres.
Alors,
il sétait informé à la mairie ; et le
secrétaire avait répondu quon trouvait à
soccuper
dans le Centre.
Il
était donc parti, muni de papiers et de
certificats, avec sept francs dans sa poche et portant
sur lépaule, dans un mouchoir bleu attaché au
bout
de son bâton, une paire de souliers de rechange, une
culotte et une chemise. Et il avait marché sans repos,
pendant les jours et les nuits, par les interminables
routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver
jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent
de louvrage. Il sentêta dabord à cette
idée quil ne
devait travailler quà la charpente, puisquil était
charpentier. Mais, dans tous les chantiers où il se
présenta, on répondit quon venait de congédier
des
hommes, faute de commandes, et il se résolut, se
trouvant à bout de ressources, à accomplir toutes les
besognes quil rencontrerait sur son chemin.
Donc,
il fut tour à tour terrassier, valet décurie,
scieur de pierres ; il cassa du bois, ébrancha des
arbres, creusa un puits, mêla du mortier, lia des
fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout
cela moyennant quelques sous, car il nobtenait, de
temps en temps,
deux ou trois jours de travail quen
se proposant à vil prix, pour tenter lavarice des
patrons et des paysans.
Et
maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait
plus rien, il navait plus rien et il mangeait un peu de
pain, grâce à la charité des femmes quil
implorait
sur le seuil des portes, en passant le long des routes.
Le
soir tombait, Jacques Randel harassé, les
jambes brisées, le ventre vide, lâme en détresse,
marchait nu-pieds sur lherbe au bord du chemin, car
il ménageait sa dernière paire de souliers, lautre
nexistant plus depuis longtemps déjà. Cétait
un
samedi, vers la fin de lautomne. Les nuages gris
roulaient dans le ciel, lourds et rapides, sous les
poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On
sentait quil pleuvrait bientôt. La campagne était
déserte, à cette tombée de jour, la veille dun
dimanche. De place en place, dans les champs,
sélevaient pareilles à des champignons jaunes,
monstrueux, des meules de paille égrenées ; et les
terres semblaient nues, étant ensemencées déjà
pour
lautre année.
Randel
avait faim, une faim de bête, une de ces
faims qui jettent les loups sur les hommes. Exténué,
il allongeait les jambes pour faire moins de pas et, la
tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les
yeux rouges, la
bouche sèche, il serrait son bâton
dans sa main avec lenvie vague de frapper à tour de
bras sur le premier passant quil rencontrerait
rentrant chez lui manger la soupe.
Il
regardait les bords de la route avec limage,
dans les yeux, de pommes de terre défouies, restées
sur le sol retourné. Sil en avait trouvé quelques-
unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu
dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume
chaud et rond, quil eût tenu dabord, brûlant,
dans
ses mains froides.
Mais
la saison était passée, et il devrait, comme la
veille, ronger une betterave crue, arrachée dans un
sillon.
Depuis
deux jours, il parlait haut en allongeant le
pas sous lobsession de ses idées. Il navait guère
pensé, jusque-là, appliquant tout son esprit, toutes
ses simples facultés, à sa besogne professionnelle.
Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée
dun travail introuvable, les refus, les rebuffades, les
nuits passées sur lherbe, le jeûne, le mépris
quil
sentait chez les sédentaires pour le vagabond, cette
question posée chaque jour : « Pourquoi ne restez-
vous pas chez vous ? », le chagrin de ne pouvoir
occuper ses bras vaillants quil sentait pleins de
force, le souvenir des parents demeurés à la maison
et qui
navaient guère de sous, non plus,
lemplissaient peu à peu dune colère lente,
amassée
chaque jour, chaque heure,
chaque minute, et qui
séchappait de sa bouche,
malgré lui, en phrases
courtes et grondantes.
Tout en trébuchant sur
les pierres qui roulaient
sous ses pieds nus, il
grognait : « Misère...
misère... tas de cochons...
laisser crever de faim un
homme... un charpentier...
tas de cochons... pas
quatre sous... pas quatre
sous... vlà quil pleut...
tas de cochons !... » Il
sindignait de linjustice du
sort et sen prenait aux
hommes, à tous les
hommes, de ce que la
nature, la grande mère
aveugle, est inéquitable,
féroce et perfide.
Il
répétait, les dents
serrées : « Tas de cochons ! » en regardant la
mince
fumée grise
qui sortait des toits, à cette heure du
dîner. Et, sans réfléchir à cette autre
injustice,
humaine, celle-là, qui se nomme violence et vol, il
avait envie dentrer dans une de ces demeures,
dassommer les habitants et de se mettre à table, à
leur place.
Il
disait : « Jai pas le droit de vivre, maintenant...
puisquon me laisse crever de faim... je ne demande
quà travailler, pourtant... tas de cochons. » Et
la
souffrance de ses membres, la souffrance de son
ventre, la souffrance de son coeur lui montaient à la
tête comme une ivresse redoutable, et faisaient
naître, en son cerveau, cette idée simple : « Jai
le
droit de vivre, puisque je respire, puisque lair est à
tout le monde. Alors, donc, on na pas le droit de me
laisser sans pain ! »
La
pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il sarrêta
et
murmura : « Misère... encore un mois de route avant
de rentrer à la maison... » Il revenait en effet chez
lui
maintenant, comprenant quil trouverait plutôt à
soccuper dans sa ville natale, où il était connu,
en
faisant nimporte quoi, que sur les grands chemins
où tout le monde le suspectait.
Puisque
la charpente nallait pas, il deviendrait
manoeuvre, gâcheur de plâtre, terrassier casseur de
cailloux. Quand
il ne gagnerait que vingt sous par
jour, ce serait toujours de quoi manger.
Il
noua autour de son cou ce qui restait de son
dernier mouchoir, afin dempêcher leau froide de
lui couler dans le dos et sur la poitrine. Mais il sentit
bientôt quelle traversait déjà la mince
toile de ses
vêtements et il jeta autour de lui un regard
dangoisse, dêtre perdu qui ne sait plus où
cacher
son corps, où reposer sa tête, qui na pas un abri
par
le monde.
La
nuit venait, couvrant dombre les champs. Il
aperçut, au loin, dans un pré, une tache sombre sur
lherbe, une vache. Il enjamba le fossé de la route et
alla vers elle, sans trop savoir ce quil faisait.
Quand
il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse
tête, et il pensa : « Si seulement javais un pot,
je
pourrais boire un peu de lait. »
Il
regardait la vache ; et la vache le regardait ;
puis, soudain, lui lançant dans le flanc un grand coup
de pied : « Debout ! » dit-il.
La
bête se dressa lentement, laissant pendre sous
elle sa lourde mamelle ; alors lhomme se coucha sur
le dos, entre les pattes de lanimal, et il but,
longtemps, pressant de ses deux mains le pis chaud,
et qui sentait létable. Il but tant quil resta
du lait
dans cette source vivante.
Mais
la pluie glacée tombait plus serrée, et toute
la plaine était nue sans lui montrer un refuge. Il avait
froid ; et il regardait une lumière qui brillait entre les
arbres, à la fenêtre dune maison.
La
vache sétait recouchée, lourdement. Il sassit
à
côté delle, en lui flattant la tête, reconnaissant
davoir été nourri. Le souffle épais et
fort de la bête,
sortant de ses naseaux comme deux jets de vapeur
dans lair du soir, passait sur la face de louvrier qui
se mit à dire : « Tu nas pas froid là-dedans,
toi. »
Maintenant,
il promenait ses mains sur le poitrail,
sous les pattes, pour y trouver de la chaleur. Alors
une idée lui vint, celle de se coucher et de passer la
nuit contre ce gros ventre tiède. Il chercha donc une
place, pour être bien, et posa juste son front contre la
mamelle puissante qui lavait abreuvé tout à lheure.
Puis, comme il était brisé de fatigue, il sendormit
tout à coup.
Mais,
plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le
ventre glacé, selon quil appliquait lun ou lautre
sur le flanc de lanimal ; alors il se retournait pour
réchauffer et sécher la partie de son corps qui était
restée à lair de la nuit ; et il se rendormait
bientôt de
son sommeil accablé.
Un
coq chantant le mit debout. Laube allait
paraître ; il ne pleuvait plus ; le ciel était pur.
La
vache se reposait, le mufle sur le sol ; il se
baissa en sappuyant sur ses mains, pour baiser cette
large narine de chair humide, et il dit : « Adieu, ma
belle... à une autre fois... tes une bonne bête...
Adieu... »
Puis
il mit ses souliers, et sen alla.
Pendant
deux heures, il marcha devant lui suivant
toujours la même route ; puis une lassitude lenvahit,
si grande, quil sassit dans lherbe.
Le
jour était venu ; les cloches des églises
sonnaient, des hommes en blouse bleue, des femmes
en bonnet blanc, soit à pied, soit montés en des
charrettes, commençaient à passer sur les chemins,
allant aux villages voisins fêter le dimanche chez des
amis, chez des parents.
Un
gros paysan parut, poussant devant lui une
vingtaine de moutons inquiets et bêlants quun chien
rapide maintenait en troupeau.
Randel
se leva, salua : « Vous nauriez pas du
travail pour un ouvrier qui meurt de faim ? » dit-il.
Lautre
répondit en jetant au vagabond un regard
méchant :
«
Je nai point de travail pour les gens que je
rencontre sur les routes. »
Et
le charpentier retourna sasseoir sur le fossé.
Il
attendit longtemps ; regardant défiler devant lui
les campagnards, et cherchant une bonne figure, un
visage compatissant pour recommencer sa prière.
Il choisit une sorte de bourgeois en redingote,
dont une chaîne dor ornait le
ventre.
«
Je cherche du travail
depuis deux mois, dit-il. Je ne
trouve rien ; et je nai plus
un sou dans ma poche. »
Le
demi-monsieur
répliqua : « Vous auriez
dû lire lavis affiché à
lentrée du pays. La
mendicité est interdite
sur le territoire de la
commune. Sachez que
je suis le maire, et, si
vous ne
filez pas
bien vite,
je vais
vous faire
ramasser. »
Randel,
que la colère gagnait, murmura : « Faites-moi
ramasser si vous
voulez, jaime mieux cela, je ne
mourrai pas de faim, au moins. »
Et
il retourna sasseoir sur son fossé.
Au
bout dun quart dheure, en effet, deux
gendarmes apparurent sur la route. Ils marchaient
lentement, côte à côte, bien en vue, brillants
au soleil
avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et
leurs boutons de métal, comme pour effrayer les
malfaiteurs et les mettre en fuite de loin, de très loin.
Le
charpentier comprit bien quils venaient pour
lui ; mais il ne remua pas, saisi soudain dune envie
sourde de les braver, dêtre pris par eux, et de se
venger, plus tard.
Ils
approchaient sans paraître lavoir vu, allant de
leur pas militaire, lourd et balancé comme la marche
des oies. Puis tout à coup, en passant devant lui, ils
eurent lair de le découvrir, sarrêtèrent
et se mirent
à le dévisager dun oeil menaçant et furieux.
Et
le brigadier savança en demandant :
«
Quest-ce que vous faites ici ? »
Lhomme
répliqua tranquillement :
«
Je me repose.
-
Doù venez-vous ?
Le vagabond
Sil fallait vous dire tous les pays où jai passé,
jen aurais pour plus dune heure.
Où allez-vous ?
À Ville-Avaray.
Où cest-il ça.
Dans la Manche. ?
Cest votre pays ?
Cest mon pays.
Pourquoi en êtes-vous parti ?
Pour chercher du travail. »
Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du
ton colère dun homme que la même supercherie
finit par exaspérer :
« Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je
la
connais, moi. »
Puis
il reprit
:
« Vous avez des papiers
?
Oui, jen ai.
Donnez-les. »
Randel prit dans sa poche ses papiers, ses
certificats, de pauvres papiers usés et sales qui sen
allaient en morceaux, et les tendit au soldat. Lautre
les épelait en ânonnant, puis constatant quils
étaient
en règle,
il les rendit avec lair mécontent dun
homme quun plus malin vient de jouer. Après
quelques moments de réflexion, il demanda de
nouveau :
«
Vous avez de largent sur vous ?
Non.
Rien
?
Rien.
Pas un sou seulement
?
Pas un sou seulement.
De quoi vivez-vous, alors
?
De ce quon me donne.
Vous mendiez, alors ?
»
Randel répondit résolument
:
« Oui, quand je peux.
»
Mais le gendarme déclara : « Je vous prends en
flagrant délit de vagabondage et de mendicité, sans
ressources et sans profession, sur la route, et je vous
enjoins de me suivre. »
Le
charpentier se leva.
« Ousque vous voudrez », dit-il.
Et se plaçant entre les deux militaires avant même
den recevoir lordre, il ajouta :
« Allez, coffrez-moi. Ça me
mettra un toit sur la tête quand il pleut. »
Et
ils partirent vers le village dont on apercevait
les tuiles, à travers des arbres dépouillés de
feuilles à
un quart de lieue de distance. Cétait lheure de
la
messe, quand ils traversèrent le pays. La place était
pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt
pour voir passer le malfaiteur quune troupe
denfants excités suivait. Paysans et paysannes le
regardaient, cet homme arrêté, entre deux
gendarmes, avec une haine allumée dans les yeux, et
une envie de lui jeter des pierres, de lui arracher la
peau avec les ongles, de lécraser sous leurs pieds.
On se demandait sil avait volé et sil avait tué.
Le
boucher, ancien spahi, affirma : « Cest un
déserteur. » Le débitant de tabac crut le reconnaître
pour un homme qui lui avait passé une pièce fausse
de cinquante centimes, le matin même, et le
quincaillier vit en lui indubitablement lintrouvable
assassin de la veuve Malet, que la police recherchait
depuis six mois.
Dans
la salle du conseil municipal, où ses
gardiens le firent entrer, Randel retrouva le maire,
assis devant la table des délibérations et flanqué
de
linstituteur.
«
Ah ! ah ! sécria le magistrat, vous revoilà, mon
gaillard. Je vous avais bien dit que je vous ferais
coffrer. Eh bien, brigadier, quest-ce que cest ? »
Le
brigadier répondit : « Un vagabond sans feu ni
lieu, monsieur le maire, sans ressources et sans
argent sur lui, à ce quil affirme, arrêté
en état de
mendicité et de vagabondage, muni de bons
certificats et de papiers bien en règle.
Montrez-moi ces papiers », dit le maire. Il les
prit, les lut, les relut, les rendit, puis ordonna :
« Fouillez-le. » On fouilla Randel ; on ne trouva
rien.
Le maire semblait perplexe. Il demanda à
louvrier :
«
Que faisiez-vous ce matin, sur la route ?
Je cherchais de louvrage.
De louvrage ? Sur la grand-route ?
Comment voulez-vous que jen trouve si je me
cache dans les bois ? »
Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine
de bêtes appartenant à des races ennemies. Le
magistrat reprit : « Je vais vous faire mettre en
liberté, mais que je ne vous y reprenne pas ! »
Le
charpentier répondit : « Jaime mieux que vous
me gardiez. Jen ai assez de courir les chemins. »
Le
maire prit un air sévère :
«
Taisez-vous. »
Puis
il ordonna aux gendarmes :
«
Vous conduirez cet homme à deux cents mètres
du village, et vous le laisserez continuer son
chemin. »
Louvrier
dit : « Faites-moi donner à manger, au
moins. »
Lautre
fut indigné : « Il ne manquerait plus que
de vous nourrir ! Ah ! ah ! ah ! elle est forte celle-
là ! »
Mais
Randel reprit avec fermeté : « Si vous me
laissez encore crever de faim, vous me forcerez à
faire un mauvais coup. Tant pis pour vous autres, les
gros. »
Le
maire sétait levé, et il répéta
: « Emmenez-le
vite, parce que je finirais par me fâcher. »
Les
deux gendarmes saisirent donc le charpentier
par les bras et lentraînèrent.
Il
se laissa faire, retraversa le village, se retrouva
sur la route ; et les deux hommes layant conduit à
deux cents mètres de la borne kilométrique, le
brigadier déclara :
«
Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans
le pays, ou bien, vous aurez de mes nouvelles. »
Et
Randel se mit en route sans rien répondre, et
sans savoir où il allait. Il marcha devant lui un quart
dheure ou
vingt minutes, tellement abruti quil ne
pensait plus à rien.
Mais
soudain, en passant devant une petite maison
dont la fenêtre était entrouverte, une odeur de pot-
au-feu lui entra dans la poitrine et larrêta net,
devant ce logis.
Et,
tout à coup, la faim, une faim féroce,
dévorante, affolante, le souleva, faillit le jeter
comme une brute contre les murs de cette demeure.
Il
dit, tout haut, dune voix grondante : « Nom de
Dieu ! faut quon men donne, cette fois. » Et il
se
mit à heurter la porte à grands coups de son bâton.
Personne ne répondit ; il frappa plus fort, criant :
« Hé ! hé ! hé ! là-dedans, les
gens ! hé ! ouvrez ! »
Rien
ne remua ; alors, sapprochant de la fenêtre,
il la poussa avec sa main, et lair enfermé de la
cuisine, lair tiède plein de senteurs de bouillon
chaud, de viande cuite et de choux séchappa vers
lair froid du dehors.
Dun
saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux
couverts étaient mis sur une table. Les propriétaires,
partis sans doute à la messe, avaient laissé sur le
feu
leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe
grasse aux légumes.
Un
pain frais attendait sur la cheminée, entre deux
bouteilles qui semblaient pleines.
Randel dabord se jeta sur le pain, le
cassa
avec autant de violence que
sil
eût étranglé un homme,
puis
il se mit à le manger
voracement,
par
grandes
bouchées vite
avalées.
Mais lodeur
de
la viande, presque
aussitôt,
lattira vers la
cheminée,
et, ayant
ôté
le couvercle du
pot,
il y plongea une
fourchette
et fit sortir
un
gros morceau de
boeuf
lié dune ficelle.
Puis
il prit encore des
choux,
des carottes,
des
oignons jusquà
ce
que son assiette fût
pleine,
et layant
posée
sur la table, il
sassit
devant, coupa
le
bouilli en quatre
parts
et dîna comme
sil
eût été chez lui.
Le vagabond
Quand
il eut dévoré le morceau presque entier, plus
une quantité de légumes, il saperçut quil
avait soif
et il alla chercher une des bouteilles posées sur la
cheminée.
À
peine vit-il le liquide en son verre quil
reconnut de leau-de-vie. Tant pis, cétait chaud,
cela lui mettrait du feu dans les veines, ce serait bon,
après avoir eu si froid ; et il but.
Il
trouva cela bon en effet, car il en avait perdu
lhabitude ; il sen versa de nouveau un plein verre,
quil avala en deux gorgées. Et, presque aussitôt,
il
se sentit gai, réjoui par lalcool comme si un grand
bonheur lui avait coulé dans le ventre.
Il
continuait à manger, moins vite, en mâchant
lentement et trempant son pain dans le bouillon.
Toute la peau de son corps était devenue brûlante, le
front surtout où le sang battait.
Mais,
soudain, une cloche tinta au loin. Cétait la
messe qui finissait ; et un instinct plutôt quune peur,
linstinct de prudence qui guide et rend perspicaces
tous les êtres en danger, fit se dresser le charpentier,
qui mit dans une poche le reste du pain, dans lautre
la bouteille deau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la
fenêtre et regarda la route.
Elle
était encore toute vide. Il sauta et se remit en
marche ; mais, au lieu de suivre le grand chemin, il
fuit à travers champs vers un bois quil apercevait.
Il
se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce quil
avait fait et tellement souple quil sautait les clôtures
des champs, à pieds joints, dun seul bond.
Dès
quil fut sous les arbres, il tira de nouveau la
bouteille de sa poche, et se remit à boire, par grandes
lampées, tout en marchant. Alors ses idées se
brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses jambes
élastiques comme des ressorts.
Il
chantait la vieille chanson populaire :
Ah
! Quil fait donc bon
Quil
fait donc bon
Cueillir
la fraise.
Il
marchait maintenant sur une mousse épaisse,
humide et fraîche, et ce tapis doux sous les pieds lui
donna des envies folles de faire la culbute, comme
un enfant. Il prit son élan, cabriola, se releva,
recommença. Et, entre chaque pirouette, il se
remettait à chanter :
Ah
! Quil fait donc bon
Quil
fait donc bon
Cueillir
la fraise.
Tout
à coup, il se trouva au
bord dun chemin creux et il
aperçut, dans le fond, une
grande fille, une servante qui
rentrait au village, portant
aux mains deux seaux de lait,
écartés delle par un cercle
de barrique. Il la guettait,
penché, les yeux allumés
comme ceux dun chien qui
voit une caille. Elle le
découvrit, leva la tête, se
mit à rire et lui cria :
«
Cest-il vous
chantiez comme ça ? »
Il
ne répondit point et
sauta dans le ravin, bien
que le talus fût haut de
six pieds au moins.
Elle
dit, le voyant
soudain debout devant
elle : « Cristi, vous
qui
Le vagabond
mavez
fait peur ! »
Mais
il ne lentendait pas, il était ivre, il était
fou,
soulevé par une autre rage plus dévorante que la
faim, enfiévré par lalcool, par lirrésistible
furie
dun homme qui manque de tout, depuis deux mois,
et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par
tous
les appétits que la nature a semés dans la chair
vigoureuse des mâles.
La
fille reculait devant lui, effrayée de son visage,
de ses yeux, de sa bouche entrouverte, de ses mains
tendues.
Il
la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la
culbuta sur le chemin. Elle laissa tomber ses seaux
qui roulèrent à grand bruit en répandant leur
lait,
puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait
dappeler dans ce désert, et voyant bien à présent
quil nen voulait pas à sa vie, elle céda,
sans trop de
peine, pas très fâchée, car il était fort,
le gars, mais
par trop brutal vraiment.
Quand
elle se fut relevée, lidée de ses seaux
répandus lemplit tout à coup de fureur, et, ôtant
son
sabot dun pied, elle se jeta, à son tour, sur lhomme,
pour lui casser la tête sil ne payait pas son lait. Mais
lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu
dégrisé, éperdu, épouvanté de ce
quil avait fait, se
sauva de toute la vitesse de ses jarrets, tandis quelle
lui jetait des pierres,
dont quelques-unes
latteignirent dans le
dos.
Il
courut longtemps,
longtemps, puis il se
sentit las comme il ne
lavait jamais été. Ses
jambes devenaient
molles à ne le plus
porter, toutes ses idées
étaient brouillées, il
perdait souvenir de
tout, ne pouvait plus
réfléchir
à rien.
Et
il sassit au pied dun
arbre.
Au bout de cinq minutes il
dormait.
Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les
yeux, il aperçut deux tricornes de cuir verni penchés
sur lui, et les deux gendarmes du matin qui lui
tenaient et lui liaient les bras.
« Je savais bien que je te repincerais », dit le
brigadier goguenard.
Randel se leva sans répondre
un mot. Les hommes le secouaient, prêts à le
rudoyer, sil faisait un geste, car il était leur proie
à
présent, il était devenu du gibier de prison, capturé
par ces chasseurs de criminels qui ne le lâcheraient
plus.
«
En route ! » commanda le gendarme.
Ils
partirent. Le soir venait, étendant sur la terre
un crépuscule dautomne, lourd et sinistre.
Au
bout dune demi-heure, ils atteignirent le
village.
Toutes
les portes étaient ouvertes, car on savait les
événements. Paysans et paysannes soulevés de
colère, comme si chacun eût été volé,
comme si
chacune eût été violée, voulaient voir
rentrer le
misérable pour lui jeter des injures.
Ce
fut une huée qui commença à la première
maison pour finir à la mairie, où le maire attendait
aussi, vengé lui-même de ce vagabond.
Dès
quil laperçut, il cria de loin :
«
Ah, mon gaillard ! nous y sommes. »
Et
il se frottait les mains, content comme il létait
rarement.
Il
reprit : « Je lavais dit, je lavais dit, rien quen
le voyant sur la route. »
Puis,
avec un redoublement de joie :
«
Ah ! gredin, ah ! sale gredin, tu tiens tes vingt
ans, mon gaillard ! »
TABLE
Le
Horla
Amour
Le trou
Sauvée1
Clochette
Le marquis de Fumerol
Le signe
Le diable
Les rois
Au bois
Une famille
Joseph
Lauberge
Le vagabond
Sauvée
a été recueilli à lorigine dans La petite
Roque en
1885. Plus tard, Maupassant intégra lui-même ce conte
par
erreur dans le recueil Le Horla en 1887 aux éditions
Ollendorff. Cest pourquoi nous le retrouvons ici.