Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Le Horla

(8)

JOSEPH

Elles étaient grises, tout à fait grises, la petite
baronne Andrée de Fraisières et la petite comtesse
Noëmi de Gardens.

Elles avaient dîné en tête à tête, dans le salon vitré
qui regardait la mer. Par les fenêtres ouvertes, la
brise molle d’un soir d’été entrait, tiède et fraîche en
même temps, une brise savoureuse d’océan. Les
deux jeunes femmes, étendues sur leurs chaises
longues, buvaient maintenant de minute en minute
une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes, et
elles se faisaient des confidences intimes, des
confidences que seule cette jolie ivresse inattendue
pouvait amener sur leurs lèvres.

Leurs maris étaient retournés à Paris dans l’aprèsmidi,
les laissant seules sur cette petite plage déserte
qu’ils avaient choisie pour éviter les rôdeurs galants
des stations à la mode. Absents cinq jours sur sept,
ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners
sur l’herbe, les leçons de natation et la rapide
familiarité qui naît dans le désoeuvrement des villes
d’eaux. Dieppe, Étretat, Trouville leur paraissant
donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et
abandonnée par un original dans le vallon de
Roqueville, près Fécamp, et ils avaient enterré là
leurs femmes pour tout l’été.

Elles étaient grises. Ne sachant qu’inventer pour
se distraire, la petite baronne avait proposé à la
petite comtesse un dîner fin, au champagne. Elles
s’étaient d’abord beaucoup amusées à cuisiner elles-
mêmes ce dîner ; puis elles l’avaient mangé avec
gaieté en buvant ferme pour calmer la soif qu’avait
éveillée dans leur gorge la chaleur des fourneaux.
Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à
l’unisson en fumant des cigarettes et en se
gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment,
elles ne savaient plus du tout ce qu’elles disaient.

La comtesse, les jambes en l’air sur le dossier
d’une chaise, était plus partie encore que son amie.

« Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle,
il nous faudrait des amoureux. Si j’avais prévu ça
tantôt, j’en aurais fait venir deux de Paris et je t’en
aurais cédé un...

– Moi, reprit l’autre, j’en trouve toujours ; même
ce soir, si j’en voulais un, je l’aurais.
– Allons donc ! À Roqueville, ma chère ? un
paysan, alors.
– Non, pas tout à fait.
– Alors, raconte-moi.
– Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ?
– Ton amoureux ?
– Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être
aimée. Si je n’étais pas aimée, je me croirais morte.
– Moi aussi.
– N’est-ce pas ?
– Oui. Les hommes ne comprennent pas ça ! nos
maris surtout.
– Non, pas du tout. Comment veux-tu qu’il en soit
autrement ? L’amour qu’il nous faut est fait de
gâteries, de gentillesses, de galanteries. C’est la
nourriture de notre coeur, ça. C’est indispensable à
notre vie, indispensable, indispensable...

– Indispensable.
– Il faut que je sente que quelqu’un pense à moi,
toujours, partout. Quand je m’endors, quand je
m’éveille, il faut que je sache qu’on m’aime quelque
part, qu’on rêve de moi, qu’on me désire. Sans cela
je serais malheureuse, malheureuse. Oh ! mais
malheureuse à pleurer tout le temps.
– Moi aussi.
– Songe donc que c’est impossible autrement.
Quand un mari a été gentil pendant six mois, ou un
an, ou deux ans, il devient forcément une brute, oui,
une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se
montre tel qu’il est, il fait des scènes pour les notes,
pour toutes les notes. On ne peut pas aimer
quelqu’un avec qui on vit toujours.
– Ça, c’est bien vrai...
– N’est-ce pas ?... Où donc en étais-je ? Je ne me
rappelle plus du tout.
– Tu disais que tous les maris sont des brutes
– Oui, des brutes... tous.
– C’est vrai.
– Et après ?...

– Quoi, après ?
– Qu’est-ce que je disais après ?
– Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l’as pas dit ?
– J’avais pourtant quelque chose à te raconter.
– Oui, c’est vrai, attends ?...
– Ah ! j’y suis...
– Je t’écoute.
– Je te disais donc que moi, je trouve partout des
amoureux.
– Comment fais-tu ?
– Voilà. Suis-moi bien. Quand j’arrive dans un
pays nouveau, je prends des notes et je fais mon
choix.
– Tu fais ton choix ?
– Oui, parbleu. Je prends des notes d’abord. Je
m’informe. Il faut avant tout qu’un homme soit
discret, riche et généreux, n’est-ce pas ?
– C’est vrai.
– Et puis, il faut qu’il me plaise comme homme.
– Nécessairement.
– Alors je l’amorce.
– Tu l’amorces ?

– Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu
n’as jamais pêché à la ligne ?
– Non, jamais.
– Tu as eu tort. C’est très amusant. Et puis c’est
instructif. Donc, je l’amorce...
– Comment fais-tu ?
– Bête, va. Est-ce qu’on ne prend pas les hommes
qu’on veut prendre, comme s’ils avaient le choix !
Et ils croient choisir encore... ces imbéciles... mais
c’est nous qui choisissons... toujours... Songe donc,
quand on n’est pas laide, et pas sotte, comme nous,
tous les hommes sont des prétendants, tous sans
exception. Nous, nous les passons en revue du matin
au soir, et quand nous en avons visé un, nous
l’amorçons...
– Ça ne me dit pas comment tu fais ?
– Comment je fais ?... mais je ne fais rien. Je me
laisse regarder, voilà tout.
– Tu te laisses regarder ?
– Mais oui. Ça suffit. Quand on s’est laissé
regarder plusieurs fois de suite, un homme vous
trouve aussitôt la plus jolie et la plus séduisante de
toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la
cour. Moi je lui laisse comprendre qu’il n’est pas
mal, sans rien dire bien entendu ; et il tombe
amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça dure
plus ou moins, selon ses qualités.

– Tu prends comme ça tous ceux que tu veux ?
– Presque tous.
– Alors, il y en a qui résistent ?
– Quelquefois.
– Pourquoi ?
– Oh ! pourquoi ? On est Joseph pour trois
raisons. Parce qu’on est très amoureux d’une autre.
Parce qu’on est d’une timidité excessive et parce
qu’on est... comment dirai-je ?... incapable de mener
jusqu’au bout la conquête d’une femme...
– Oh ! ma chère !... Tu crois ?...
– Oui... oui... J’en suis sûre... il y en a beaucoup
de cette dernière espèce, beaucoup, beaucoup...
beaucoup plus qu’on ne croit. Oh ! ils ont l’air de
tout le monde... ils sont habillés comme les autres...
ils font les paons... Quand je dis les paons... je me
trompe, ils ne pourraient pas se déployer.
– Oh ! ma chère...
– Quant aux timides, ils sont quelquefois d’une
sottise imprenable. Ce sont des hommes qui ne
doivent pas savoir se déshabiller, même pour se
coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur
chambre. Avec ceux-là, il faut être énergique, user
du regard et de la poignée de main. C’est même
quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni
par où commencer. Quand on perd connaissance
devant eux, comme dernier moyen... ils vous
soignent... Et pour peu qu’on tarde à reprendre ses
sens... ils vont chercher du secours.

« Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux
des autres. Ceux-là, je les enlève d’assaut, à... à... à...
à la baïonnette, ma chère !

– C’est bon, tout ça, mais quand il n’y a pas
d’hommes, comme ici, par exemple.
– J’en trouve.
– Tu en trouves. Où ça ?
– Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire.
« Voilà deux ans, cette année, que mon mari m’a
fait passer l’été dans sa terre de Bougrolles. Là,
rien... mais tu entends, rien de rien, de rien, de rien !
Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds
dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant
dans des châteaux sans baignoires, de ces hommes
qui transpirent et se couchent par là-dessus, et qu’il
serait impossible de corriger, parce qu’ils ont des
principes d’existence malpropres.

« Devine ce que j’ai fait ?

– Je ne devine pas !
– Ah ! ah ! ah ! Je venais de lire un tas de romans
de George Sand pour l’exaltation de l’homme du
peuple, des romans où les ouvriers sont sublimes et
tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela
que j’avais vu Ruy Blas l’hiver précédent et que ça
m’avait beaucoup frappée. Eh bien ! un de nos
fermiers avait un fils, un beau gars de vingt-deux
ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le
séminaire par dégoût. Eh bien, je l’ai pris comme
domestique !
– Oh ! Et après !
– Après après, ma chère, je l’ai traité de très haut,
en lui montrant beaucoup de ma personne. Je ne l’ai
pas amorcé, celui-là, ce rustre, je l’ai allumé ! ...
– Oh ! Andrée !
– Oui, ça m’amusait même beaucoup. On dit que
les domestiques, ça ne compte pas ! Eh bien il ne
comptait point. Je le sonnais pour les ordres chaque
matin quand ma femme de chambre m’habillait, et
aussi chaque soir quand elle me déshabillait.
– Oh ! Andrée !
– Ma chère, il a flambé comme un toit de paille.
Alors, à table, pendant les repas, je n’ai plus parlé
que de propreté, de soins du corps, de douches, de
bains. Si bien qu’au bout de quinze jours il se
trempait matin et soir dans la rivière, puis se
parfumait à empoisonner le château. J’ai même été
obligée de lui interdire les parfums, en lui disant,
d’un air furieux, que les hommes ne devaient jamais
employer que de l’eau de Cologne.

– Oh ! Andrée !
– Alors, j’ai eu l’idée d’organiser une
bibliothèque de campagne. J’ai fait venir quelques
centaines de romans moraux que je prêtais à tous nos
paysans et à mes domestiques. Il s’était glissé dans
ma collection quelques livres... quelques livres...
poétiques de ceux qui troublent les âmes... des
pensionnaires et des collégiens Je les ai donnés à
mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une
drôle de vie.
– Oh... Andrée !
– Alors je suis devenue familière avec lui, je me
suis mise à le tutoyer. Je l’avais nommé Joseph. Ma
chère, il était dans un état dans un état effrayant... Il
devenait maigre comme... comme un coq et il roulait
des yeux de fou. Moi je m’amusais énormément.
C’est un de mes meilleurs étés...
– Et après ?...

– Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari
était absent, je lui ai dit d’atteler le panier pour me
conduire dans les bois. Il faisait très chaud, très
chaud... Voilà !
– Oh ! Andrée, dis-moi tout... Ça m’amuse tant.
– Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je
finirais le carafon toute seule. Eh bien après, je me
suis trouvée mal en route.
– Comment ça ?
– Que tu es bête. Je lui ai dit que j’allais me
trouver mal et qu’il fallait me porter sur l’herbe. Et
puis quand j’ai été sur l’herbe j’ai suffoqué et je lui
ai dit de me délacer. Et puis, quand j’ai été délacée,
j’ai perdu connaissance.
– Tout à fait ?
– Oh non, pas du tout.
– Eh bien ?
– Eh bien ! j’ai été obligée de rester près d’une
heure sans connaissance. Il ne trouvait pas de
remède. Mais j’ai été patiente, et je n’ai rouvert les
yeux qu’après sa chute.
– Oh ! Andrée !... Et qu’est-ce que tu lui as dit ?
– Moi rien ! Est-ce que je savais quelque chose,
puisque j’étais sans connaissance ? Je l’ai remercié.

Je lui ai dit de me remettre en voiture ; et il m’a
ramenée au château. Mais il a failli verser en
tournant la barrière !

– Oh ! Andrée ! Et c’est tout ?...
– C’est tout...
– Tu n’as perdu connaissance qu’une fois ?
– Rien qu’une fois, parbleu ! Je ne voulais pas
faire mon amant de ce goujat.
– L’as-tu gardé longtemps, après ça ?
– Mais oui. Je l’ai encore. Pourquoi est-ce que je
l’aurais renvoyé. Je n’avais pas à m’en plaindre.
– Oh ! Andrée ! Et il t’aime toujours ?
– Parbleu.
– Où est-il ? »
La petite baronne étendit la main vers la muraille
et poussa le timbre électrique. La porte s’ouvrit
aussitôt, et un grand valet entra qui répandait autour
de lui une forte senteur d’eau de Cologne.
La baronne lui dit : « Joseph, mon garçon, j’ai
peur de me trouver mal, va me chercher ma femme
de chambre. »
L’homme demeurait immobile comme un soldat
devant un officier, et fixait un regard ardent sur sa
maîtresse, qui reprit : « Mais va donc vite, grand sot,

nous ne sommes pas dans le bois aujourd’hui, et
Rosalie me soignera mieux que toi. »

Il tourna sur ses talons et sortit.

La petite comtesse, effarée, demanda :

« Et qu’est-ce que tu diras à ta femme de

chambre ?

– Je lui dirai que c’est passé ! Non, je me ferai
tout de même délacer. Ça me soulagera la poitrine,
car je ne peux plus respirer. Je suis grise... ma
chère... mais grise à tomber si je me levais. »

L’AUBERGE


Pareille à toutes les hôtelleries de bois plantées
dans les Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces
couloirs rocheux et nus qui coupent les sommets
blancs des montagnes, l’auberge de Schwarenbach
sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage
de la Gemmi.

Pendant six mois elle reste ouverte, habitée par la
famille de Jean Hauser ; puis, dès que les neiges
s’amoncellent, emplissant le vallon et rendant
impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le
père et les trois fils s’en vont, et laissent pour garder
la maison le vieux guide Gaspard Hari avec le jeune
guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de
montagne.

Les deux hommes et la bête demeurent jusqu’au
printemps dans cette prison de neige, n’ayant devant
les yeux que la pente immense et blanche du
Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants,
enfermés, bloqués, ensevelis sous la neige qui monte
autour d’eux, enveloppe, étreint, écrase la petite
maison, s’amoncelle sur le toit, atteint les fenêtres et
mure la porte.

C’était le jour où la famille Hauser allait retourner
à Loëche, l’hiver approchant et la descente devenant
périlleuse.

Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes
et de bagages et conduits par les trois fils. Puis la
mère, Jeanne Hauser et sa fille Louise montèrent sur
un quatrième mulet, et se mirent en route à leur tour.

Le père les suivait accompagné des deux gardiens
qui devaient escorter la famille jusqu’au sommet de
la descente.

Ils contournèrent d’abord le petit lac, gelé
maintenant au fond du grand trou de rochers qui
s’étend devant l’auberge, puis ils suivirent le vallon
clair comme un drap et dominé de tous côtés par des
sommets de neige.

Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc
éclatant et glacé, l’allumait d’une flamme aveuglante
et froide ; aucune vie n’apparaissait dans cet océan
des monts ; aucun mouvement dans cette solitude
démesurée ; aucun bruit n’en troublait le profond
silence.

Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand
Suisse aux longues jambes, laissa derrière lui le père
Hauser et le vieux Gaspard Hari, pour rejoindre le
mulet qui portait les deux femmes.

La plus jeune le regardait venir, semblait l’appeler
d’un oeil triste. C’était une petite paysanne blonde,
dont les joues laiteuses et les cheveux pâles
paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu
des glaces.

Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la
main sur la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser
se mit à lui parler, énumérant avec des détails infinis
toutes les recommandations de l’hivernage. C’était
la première fois qu’il restait là-haut, tandis que le
vieux Hari avait déjà quatorze hivers sous la neige
dans l’auberge de Schwarenbach.

Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l’air de
comprendre, et regardait sans cesse la jeune fille. De
temps en temps il répondait : « Oui, madame
Hauser. » Mais sa pensée semblait loin et sa figure
calme demeurait impassible.

Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue
surface gelée s’étendait, toute plate, au fond du val.
À droite, le Daubenhorn montrait ses rochers noirs
dressés à pic auprès des énormes moraines du
glacier de Loemmern que dominait le Wildstrubel.

Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où
commence la descente sur Loëche, ils découvrirent
tout à coup l’immense horizon des Alpes du Valais

dont les séparait la profonde et large vallée du
Rhône.

C’était, au loin, un peuple de sommets blancs,
inégaux, écrasés ou pointus et luisants sous le soleil :
le Mischabel avec ses deux cornes, le puissant
massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la
haute et redoutable pyramide du Cervin, ce tueur
d’hommes, et la Dent-Blanche, cette monstrueuse
coquette.

Puis, au-dessous d’eux, dans un trou démesuré, au
fond d’un abîme effrayant, ils aperçurent Loëche,
dont les maisons semblaient des grains de sable jetés
dans cette crevasse énorme que finit et que ferme la
Gemmi, et qui s’ouvre, là-bas, sur le Rhône.

Le mulet s’arrêta au bord du sentier qui va,
serpentant, tournant sans cesse et revenant,
fantastique et merveilleux, le long de la montagne
droite, jusqu’à ce petit village presque invisible, à
son pied. Les femmes sautèrent dans la neige.

Les deux vieux les avaient rejoints.

« Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage,
à l’an prochain, les amis. »

Le père Hari répéta : « À l’an prochain. »

Ils s’embrassèrent. Puis Mme Hauser, à son tour,
tendit ses joues et la jeune fille en fit autant. Quand
fut le tour d’Ulrich Kunsi, il murmura dans
l’oreille de Louise : « N’oubliez point ceux d’en
haut. » Elle répondit « non », si bas qu’il devina sans
l’entendre.

« Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne
santé. »

Et, passant devant les femmes, il commença à
descendre.

Ils disparurent bientôt tous les trois au premier
détour du chemin. Et les deux hommes s’en
retournèrent vers l’auberge de Schwarenbach. Ils
allaient lentement, côte à côte, sans parler. C’était
fini, ils resteraient seuls face à face, quatre ou cinq
mois.

Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de
l’autre hiver. Il était demeuré avec Michel Canol,
trop âgé maintenant pour recommencer ; car un
accident peut arriver pendant cette longue solitude.
Ils ne s’étaient pas ennuyés, d’ailleurs ; le tout était
d’en prendre son parti dès le premier jour ; et on
finissait par se créer des distractions, des jeux,
beaucoup de passe-temps.

Ulrich Kunsi l’écoutait, les yeux baissés, suivant
en pensée ceux qui descendaient vers le village par
tous les festons de la Gemmi.

Bientôt ils aperçurent l’auberge, à peine visible, si
petite, un point noir au pied de la monstrueuse vague
de neige.

Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se
mit à gambader autour d’eux.

« Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n’avons
plus de femme maintenant, il faut préparer le dîner,
tu vas éplucher les pommes de terre. »


Et tous deux, s’asseyant sur des
escabeaux de bois, commencèrent à
tremper la soupe.

La matinée du lendemain
sembla longue à Ulrich Kunsi.
Le vieux Hari fumait et
crachait dans l’âtre, tandis
que le jeune homme
regardait par la fenêtre
l’éclatante montagne
en face de la
maison.

Il sortit dans
l’après-midi, et
refaisant le trajet
de la veille, il
cherchait sur le sol
les traces des

sabots du mulet qui avait porté les deux femmes.
Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha
sur le ventre au bord de l’abîme, et regarda Loëche.

Le village dans son puits de rocher n’était pas
encore noyé sous la neige, bien qu’elle vînt tout près
de lui, arrêtée net par les forêts de sapins qui
protégeaient ses environs. Ses maisons basses
ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une
prairie.

La petite Hauser était là, maintenant, dans une de
ces demeures grises. Dans laquelle ? Ulrich Kunsi se
trouvait trop loin pour les distinguer séparément.
Comme il aurait voulu descendre, pendant qu’il le
pouvait encore !

Mais le soleil avait disparu derrière la grande
cime de Wildstrubel ; et le jeune homme rentra. Le
père Hari fumait. En voyant revenir son compagnon,
il lui proposa une partie de cartes ; et ils s’assirent en
face l’un de l’autre des deux côtés de la table.

Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu’on
nomme la brisque, puis, ayant soupé, ils se
couchèrent.

Les jours qui suivirent furent pareils au premier,
clairs et froids, sans neige nouvelle. Le vieux
Gaspard passait ses après-midi à guetter les aigles et
les rares oiseaux qui s’aventurent sur ces sommets

glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au
col de la Gemmi pour contempler le village. Puis ils
jouaient aux cartes, aux dés, aux dominos, gagnaient
et perdaient de petits objets pour intéresser leur
partie.

Un matin, Hari, levé le premier, appela son
compagnon. Un nuage mouvant, profond et léger,
d’écume blanche s’abattait sur eux, autour d’eux,
sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais
et sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours
et quatre nuits. Il fallut dégager la porte et les
fenêtres, creuser un couloir et tailler des marches
pour s’élever sur cette poudre de glace que douze
heures de gelée avaient rendue plus dure que le
granit des moraines.

Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne
s’aventurant plus guère en dehors de leur demeure.
Ils s’étaient partagé les besognes qu’ils
accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se
chargeait des nettoyages, des lavages, de tous les
soins et de tous les travaux de propreté. C’était lui
aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard Hari
faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs
ouvrages, réguliers et monotones, étaient
interrompus par de longues parties de cartes ou de
dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux
calmes et placides. Jamais même ils n’avaient
d’impatiences, de mauvaise humeur, ni de paroles
aigres, car ils avaient fait provision de résignation
pour cet hivernage sur les sommets.

Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et
s’en allait à la recherche des chamois ; il en tuait de
temps en temps. C’était alors fête dans l’auberge de
Schwarenbach et grand festin de chair fraîche.

Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du
dehors marquait dix-huit au-dessous de glace. Le
soleil n’étant pas encore levé, le chasseur espérait
surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.

Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu’à dix
heures. Il était d’un naturel dormeur ; mais il n’eût
point osé s’abandonner ainsi à son penchant en
présence du vieux guide toujours ardent et matinal.

Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi
ses jours et ses nuits à dormir devant le feu ; puis il
se sentit triste, effrayé même de la solitude et saisi
par le besoin de la partie de cartes quotidienne,
comme on l’est par le désir d’une habitude
invincible.

Alors il sortit pour aller au-devant de son
compagnon qui devait rentrer à quatre heures.

La neige avait nivelé toute la profonde vallée,
comblant les crevasses, effaçant les deux lacs,
capitonnant les
rochers, ne faisant
plus, entre les
sommets immenses,
qu’une immense cuve
blanche régulière,
aveuglante et glacée.

Depuis trois
semaines, Ulrich n’était
plus revenu au bord de
l’abîme d’où il regardait le
village. Il y voulut retourner
avant de gravir les pentes qui
conduisaient à Wildstrubel.
Loëche maintenant était aussi
sous la neige, et les demeures
ne se reconnaissaient plus guère,
ensevelies sous ce manteau pâle.

Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de
Loemmern. Il allait de son pas allongé de
montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige
aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son oeil
perçant le petit point noir et mouvant, au loin, sur
cette nappe démesurée.

Quand il fut au bord du glacier, il s’arrêta, se
demandant si le vieux avait bien pris ce chemin ;

puis il se mit à longer les moraines d’un pas plus
rapide et plus inquiet.

Le jour baissait ; les neiges devenaient roses ; un
vent sec et gelé courait par souffles brusques sur leur
surface de cristal. Ulrich poussa un cri d’appel aigu,
vibrant, prolongé. La voix s’envola dans le silence
de mort où dormaient les montagnes ; elle courut au
loin, sur les vagues immobiles et profondes d’écume
glaciale, comme un cri d’oiseau sur les vagues de la
mer ; puis elle s’éteignit et rien ne lui répondit.

Il se mit à marcher. Le soleil s’était enfoncé, là-
bas, derrière les cimes que les reflets du ciel
empourpraient encore ; mais les profondeurs de la
vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur
tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la
solitude, la mort hivernale de ces monts entraient en
lui, allaient arrêter et geler son sang, raidir ses
membres, faire de lui un être immobile et glacé. Et il
se mit à courir, s’enfuyant vers sa demeure. Le
vieux, pensait-il, était rentré pendant son absence. Il
avait pris un autre chemin ; il serait assis devant le
feu, avec un chamois mort à ses pieds.

Bientôt il aperçut l’auberge. Aucune fumée n’en
sortait. Ulrich courut plus vite, ouvrit la porte. Sam
s’élança pour le fêter, mais Gaspard Hari n’était
point revenu.

Effaré, Kunsi tournait sur lui-même, comme s’il
se fût attendu à découvrir son compagnon caché
dans un coin. Puis il ralluma le feu et fit la soupe,
espérant toujours voir revenir le vieillard.

De temps en temps, il sortait pour regarder s’il
n’apparaissait pas. La nuit était tombée, la nuit
blafarde des montagnes, la nuit pâle, la nuit livide
qu’éclairait, au bord de l’horizon, un croissant jaune
et fin prêt à tomber derrière les sommets.

Puis le jeune homme rentrait, s’asseyait, se
chauffait les pieds et les mains en rêvant aux
accidents possibles.

Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber
dans un trou, faire un faux pas qui lui avait tordu la
cheville. Et il restait étendu dans la neige, saisi, raidi
par le froid, l’âme en détresse, criant, perdu, criant
peut-être au secours, appelant de toute la force de sa
gorge dans le silence de la nuit.

Mais où ? La montagne était si vaste, si rude, si
périlleuse aux environs, surtout en cette saison, qu’il
aurait fallu être dix ou vingt guides et marcher
pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un
homme en cette immensité.

Ulrich Kunsi, cependant, se résolut à partir avec
Sam si Gaspard Hari n’était point revenu entre
minuit et une heure du matin.

Et il fit ses préparatifs.

Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses
crampons d’acier, roula autour de sa taille une corde
longue, mince et forte, vérifia l’état de son bâton
ferré et de la hachette qui sert à tailler des degrés
dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la
cheminée ; le gros chien ronflait sous la clarté de la
flamme ; l’horloge battait comme un coeur ses coups
réguliers dans sa gaine de bois sonore.

Il attendait, l’oreille éveillée aux bruits lointains,
frissonnant quand le vent léger frôlait le toit et les
murs.

Minuit sonna ; il tressaillit. Puis, comme il se
sentait frémissant et apeuré, il posa de l’eau sur le
feu, afin de boire du café bien chaud avant de se
mettre en route.

Quand l’horloge fit tinter une heure, il se dressa,
réveilla Sam, ouvrit la porte et s’en alla dans la
direction du Wildstrubel. Pendant cinq heures, il
monta, escaladant des rochers au moyen de ses
crampons, taillant la glace, avançant toujours et
parfois halant, au bout de sa corde, le chien resté en
bas d’un escarpement trop rapide. Il était six heures
environ, quand il atteignit un des sommets où le
vieux Gaspard venait souvent à la recherche des
chamois.

Et il attendit que le jour se levât.

Le ciel pâlissait sur sa tête ; et soudain une lueur
bizarre, née on ne sait d’où, éclaira brusquement
l’immense océan des cimes pâles qui s’étendaient à
cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté
vague sortait de la neige elle-même pour se répandre
dans l’espace. Peu à peu les sommets lointains les
plus hauts devinrent tous d’un rose tendre comme de
la chair, et le soleil rouge apparut derrière les lourds
géants des Alpes bernoises.

Ulrich Kunsi se remit en route. Il allait comme un
chasseur, courbé, épiant des traces, disant au chien :
« Cherche, mon gros, cherche. »

Il redescendait la montagne à présent, fouillant de
l’oeil les gouffres, et parfois appelant, jetant un cri
prolongé, mort bien vite dans l’immensité muette.
Alors, il collait à terre l’oreille, pour écouter ; il
croyait distinguer une voix, se mettait à courir,
appelait de nouveau, n’entendait plus rien et
s’asseyait épuisé, désespéré. Vers midi, il déjeuna et
fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il
recommença ses recherches.

Quand le soir vint, il marchait encore, ayant
parcouru cinquante kilomètres de montagne. Comme
il se trouvait trop loin de sa maison pour y rentrer, et
trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il creusa

un trou dans la neige et s’y blottit avec son chien,
sous une couverture qu’il avait apportée. Et ils se
couchèrent l’un contre l’autre, l’homme et la bête,
chauffant leurs corps l’un à l’autre et gelés
jusqu’aux moelles cependant.

Ulrich ne dormit guère, l’esprit hanté de visions,
les membres secoués de frissons.

Le jour allait paraître quand il se releva. Ses
jambes étaient raides comme des barres de fer, son
âme faible à le faire crier d’angoisse, son coeur
palpitant à le laisser choir d’émotion dès qu’il
croyait entendre un bruit quelconque.

Il pensa soudain qu’il allait aussi mourir de froid
dans cette solitude, et l’épouvante de cette mort,
fouettant son énergie, réveilla sa vigueur.

Il descendait maintenant vers l’auberge, tombant,
se relevant, suivi de loin par Sam, qui boitait sur
trois pattes.

Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers
quatre heures de l’après-midi. La maison était vide.
Le jeune homme fit du feu, mangea et s’endormit,
tellement abruti qu’il ne pensait plus à rien.

Il dormit longtemps, très longtemps, d’un
sommeil invincible. Mais soudain, une voix, un cri,
un nom : « Ulrich », secoua son engourdissement

profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé ? Était-ce
un de ces appels bizarres qui traversent les rêves des
âmes inquiètes ? Non, il l’entendait encore, ce cri
vibrant, entré dans son oreille et resté dans sa chair
jusqu’au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait
crié ; on avait appelé : « Ulrich ! » Quelqu’un était
là, près de la maison. Il n’en pouvait douter.

Il ouvrit donc la porte et hurla : « C’est toi,
Gaspard ! » de toute la puissance de sa gorge.

Rien ne répondit ; aucun son, aucun murmure,
aucun gémissement, rien. Il faisait nuit. La neige
était blême.

Le vent s’était levé, le vent glacé qui brise les
pierres et ne laisse rien de vivant sur ces hauteurs
abandonnées. Il passait par souffles brusques plus
desséchants et plus mortels que le vent de feu du
désert. Ulrich, de nouveau, cria : « Gaspard ! –
Gaspard ! – Gaspard ! »

Puis il attendit. Tout demeura muet sur la
montagne ! Alors une épouvante le secoua jusqu’aux
os. D’un bond il rentra dans l’auberge, ferma la
porte et poussa les verrous ; puis il tomba grelottant
sur une chaise, certain qu’il venait d’être appelé par
son camarade au moment où il rendait l’esprit.

De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou
de manger du pain. Le vieux Gaspard Hari avait

agonisé pendant deux jours et trois nuits quelque
part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins
immaculés dont la blancheur est plus sinistre que les
ténèbres des souterrains. Il avait agonisé pendant
deux jours et trois nuits, et il venait de mourir tout à
l’heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à
peine libre, s’était envolée vers l’auberge où dormait
Ulrich, et elle l’avait appelé de par la vertu
mystérieuse et terrible qu’ont les âmes des morts de
hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans
voix, dans l’âme accablée du dormeur ; elle avait
crié son adieu dernier, ou son reproche, ou sa
malédiction sur l’homme qui n’avait point assez
cherché.

Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur,
derrière la porte qu’il venait de refermer. Elle rôdait,
comme un oiseau de nuit qui frôle de ses plumes une
fenêtre éclairée ; et le jeune homme éperdu était prêt
à hurler d’horreur. Il voulait s’enfuir et n’osait point
sortir ; il n’osait point et n’oserait plus désormais,
car le fantôme resterait là, jour et nuit, autour de
l’auberge, tant que le corps du vieux guide n’aurait
pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite d’un
cimetière.

Le jour vint et Kunsi reprit un peu d’assurance au
retour brillant du soleil. Il prépara son repas, fit la
soupe de son chien, puis il demeura sur une chaise,

immobile, le coeur torturé, pensant au vieux couché
sur la neige.

Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des
terreurs nouvelles l’assaillirent. Il marchait
maintenant dans la cuisine noire, éclairée à peine par
la flamme d’une chandelle, il marchait d’un bout à
l’autre de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant
si le cri effrayant de l’autre nuit n’allait pas encore
traverser le silence morne du dehors. Et il se sentait
seul, le misérable, comme aucun homme n’avait
jamais été seul ! Il était seul dans cet immense désert
de neige, seul à deux mille mètres au-dessus de la
terre habitée, au-dessus des maisons humaines, au-
dessus de la vie qui s’agite, bruit et palpite, seul dans
le ciel glacé ! Une envie folle le tenaillait de se
sauver n’importe où, n’importe comment, de
descendre à Loëche en se jetant dans l’abîme ; mais
il n’osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que
l’autre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas
rester seul non plus là-haut.

Vers minuit, las de marcher, accablé d’angoisse et
de peur, il s’assoupit enfin sur une chaise, car il
redoutait son lit comme on redoute un lieu hanté.

Et soudain le cri strident de l’autre soir lui déchira
les oreilles, si suraigu qu’Ulrich étendit les bras pour

repousser le revenant, et il tomba sur le dos avec son
siège.


Sam, réveillé par le bruit, se mit à
hurler comme hurlent les chiens
effrayés, et il tournait autour du logis
cherchant d’où venait le danger.
Parvenu près de la porte, il flaira
dessous, soufflant et reniflant
avec force, le poil hérissé,
la queue droite et
grognant.

Kunsi, éperdu, s’était
levé et, tenant par un
pied sa chaise, il cria :
« N’entre pas, n’entre
pas, n’entre pas ou je te
tue. » Et le chien, excité
par cette menace,
aboyait avec fureur
contre l’invisible
ennemi que défiait la
voix de son maître.

Sam, peu à peu, se calma et
revint s’étendre auprès du foyer,
mais il demeura inquiet, la tête
levée, les yeux brillants et grondant entre ses crocs.

Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il
se sentait défaillir de terreur, il alla chercher une
bouteille d’eau-de-vie dans le buffet, et il en but,
coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient
vagues ; son courage s’affermissait ; une fièvre de
feu glissait dans ses veines.

Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à
boire de l’alcool. Et pendant plusieurs jours de suite
il vécut, soûl comme une brute. Dès que la pensée de
Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire
jusqu’à l’instant où il tombait sur le sol, abattu par
l’ivresse. Et il restait là, sur la face, ivre mort, les
membres rompus, ronflant, le front par terre. Mais à
peine avait-il digéré le liquide affolant et brûlant,
que le cri toujours le même : « Ulrich ! » le réveillait
comme une balle qui lui aurait percé le crâne ; et il
se dressait chancelant encore, étendant les mains
pour ne point tomber, appelant Sam à son secours.
Et le chien, qui semblait devenir fou comme son
maître, se précipitait sur la porte, la grattait de ses
griffes, la rongeait de ses longues dents blanches,
tandis que le jeune homme, le col renversé, la tête en
l’air, avalait à pleines gorgées comme de l’eau
fraîche après une course, l’eau-de-vie qui tout à
l’heure endormirait de nouveau sa pensée, et son
souvenir, et sa terreur éperdue.

En trois semaines, il absorba toute sa provision
d’alcool. Mais cette soûlerie continue ne faisait
qu’assoupir son épouvante qui se réveilla plus
furieuse dès qu’il lui fut impossible de la calmer.
L’idée fixe alors, exaspérée par un mois d’ivresse, et
grandissant sans cesse dans l’absolue solitude,
s’enfonçait en lui à la façon d’une vrille. Il marchait
maintenant dans sa demeure ainsi qu’une bête en
cage, collant son oreille à la porte pour écouter si
l’autre était là, et le défiant, à travers le mur.

Puis, dès qu’il sommeillait, vaincu par la fatigue,
il entendait la voix qui le faisait bondir sur ses pieds.

Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il
se précipita sur la porte et l’ouvrit pour voir celui qui
l’appelait et pour le forcer à se taire.

Il reçut en plein visage un souffle d’air froid qui le
glaça jusqu’aux os et il referma le battant et poussa
les verrous, sans remarquer que Sam s’était élancé
dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, et
s’assit devant pour se chauffer ; mais soudain il
tressaillit, quelqu’un grattait le mur en pleurant.

Il cria éperdu : « Va-t’en. » Une plainte lui
répondit, longue et douloureuse.

Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté
par la terreur. Il répétait : « Va-t’en » en tournant sur
lui-même pour trouver un coin où se cacher. L’autre,

pleurant toujours, passait le long de la maison en se
frottant contre le mur. Ulrich s’élança vers le buffet
de chêne plein de vaisselle et de provisions, et, le
soulevant avec une force surhumaine, il le traîna
jusqu’à la porte, pour s’appuyer d’une barricade.
Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui
restait de meubles, les matelas, les paillasses, les
chaises, il boucha la fenêtre comme on fait lorsqu’un
ennemi vous assiège.

Mais celui du dehors poussait maintenant de
grands gémissements lugubres auxquels le jeune
homme se mit à répondre par des gémissements
pareils.

Et des jours et des nuits se passèrent sans qu’ils
cessassent de hurler l’un et l’autre. L’un tournait
sans cesse autour de la maison et fouillait la muraille
de ses ongles avec tant de force qu’il semblait
vouloir la démolir ; l’autre, au-dedans, suivait tous
ses mouvements, courbé, l’oreille collée contre la
pierre, et il répondait à tous ses appels par
d’épouvantables cris.

Un soir, Ulrich n’entendit plus rien, et il s’assit,
tellement brisé de fatigue qu’il s’endormit aussitôt.


L’auberge

Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée,
comme si toute sa tête se fût vidée pendant ce
sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’hiver était fini. Le passage de la Gemmi
redevenait praticable ; et la famille Hauser se mit en
route pour rentrer dans son auberge.

Dès qu’elles eurent atteint le haut de la montée les
femmes grimpèrent sur leur mulet, et elles parlèrent
des deux hommes qu’elles allaient retrouver tout à
l’heure.

Elles s’étonnaient que l’un d’eux ne fût pas
descendu quelques jours plus tôt, dès que la route
était devenue possible, pour donner des nouvelles de
leur long hivernage.

On aperçut enfin l’auberge encore couverte et
capitonnée de neige. La porte et la fenêtre étaient
closes ; un peu de fumée sortait du toit, ce qui
rassura le père Hauser. Mais en approchant, il
aperçut, sur le seuil, un squelette d’animal dépecé
par les aigles, un grand squelette couché sur le flanc.

Tous l’examinèrent : « Ça doit être Sam », dit la
mère. Et elle appela : « Hé, Gaspard. » Un cri
répondit à l’intérieur, un cri aigu, qu’on eût dit
poussé par une bête. Le père Hauser répéta : « Hé,

Gaspard. » Un
autre cri pareil au
premier se fit entendre.
Alors les trois hommes, le
père et les deux fils, essayèrent
d’ouvrir la porte. Elle résista. Ils prirent dans l’étable
vide une longue poutre comme bélier, et la lancèrent
à toute volée. Le bois cria, céda, les planches
volèrent en morceaux ; puis un grand bruit ébranla la
maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet
écroulé, un homme debout, avec des cheveux qui lui
tombaient aux épaules, une barbe qui lui tombait sur
la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux
d’étoffe sur le corps.

Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise
Hauser s’écria : « C’est Ulrich, maman. » Et la mère
constata que c’était Ulrich, bien que ses cheveux
fussent blancs.

Il les laissa venir ; il se laissa toucher ; mais il ne
répondit point aux questions qu’on lui posa ; et il
fallut le conduire à Loëche où les médecins
constatèrent qu’il était fou.

Et personne ne sut jamais ce qu’était devenu son
compagnon.

La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, d’une
maladie de langueur qu’on attribua au froid de la
montagne.


LE VAGABOND


Depuis quarante jours,
il marchait, cherchant
partout du travail. Il avait
quitté son pays, Ville-
Avaray, dans la Manche,
parce que l’ouvrage manquait. Compagnon
charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon sujet,
vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge
de sa famille, lui, fils aîné, n’ayant plus qu’à croiser
ses bras vigoureux, dans le chômage général. Le
pain devint rare dans la maison ; les deux soeurs
allaient en journée, mais gagnaient peu ; et lui,

Jacques Randel, le plus fort, ne faisait rien parce
qu’il n’avait rien à faire, et mangeait la soupe des
autres.

Alors, il s’était informé à la mairie ; et le
secrétaire avait répondu qu’on trouvait à s’occuper
dans le Centre.

Il était donc parti, muni de papiers et de
certificats, avec sept francs dans sa poche et portant
sur l’épaule, dans un mouchoir bleu attaché au bout
de son bâton, une paire de souliers de rechange, une
culotte et une chemise. Et il avait marché sans repos,
pendant les jours et les nuits, par les interminables
routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver
jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent
de l’ouvrage. Il s’entêta d’abord à cette idée qu’il ne
devait travailler qu’à la charpente, puisqu’il était
charpentier. Mais, dans tous les chantiers où il se
présenta, on répondit qu’on venait de congédier des
hommes, faute de commandes, et il se résolut, se
trouvant à bout de ressources, à accomplir toutes les
besognes qu’il rencontrerait sur son chemin.

Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d’écurie,
scieur de pierres ; il cassa du bois, ébrancha des
arbres, creusa un puits, mêla du mortier, lia des
fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout
cela moyennant quelques sous, car il n’obtenait, de

temps en temps, deux ou trois jours de travail qu’en
se proposant à vil prix, pour tenter l’avarice des
patrons et des paysans.

Et maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait
plus rien, il n’avait plus rien et il mangeait un peu de
pain, grâce à la charité des femmes qu’il implorait
sur le seuil des portes, en passant le long des routes.

Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les
jambes brisées, le ventre vide, l’âme en détresse,
marchait nu-pieds sur l’herbe au bord du chemin, car
il ménageait sa dernière paire de souliers, l’autre
n’existant plus depuis longtemps déjà. C’était un
samedi, vers la fin de l’automne. Les nuages gris
roulaient dans le ciel, lourds et rapides, sous les
poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On
sentait qu’il pleuvrait bientôt. La campagne était
déserte, à cette tombée de jour, la veille d’un
dimanche. De place en place, dans les champs,
s’élevaient pareilles à des champignons jaunes,
monstrueux, des meules de paille égrenées ; et les
terres semblaient nues, étant ensemencées déjà pour
l’autre année.

Randel avait faim, une faim de bête, une de ces
faims qui jettent les loups sur les hommes. Exténué,
il allongeait les jambes pour faire moins de pas et, la
tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les

yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton
dans sa main avec l’envie vague de frapper à tour de
bras sur le premier passant qu’il rencontrerait
rentrant chez lui manger la soupe.

Il regardait les bords de la route avec l’image,
dans les yeux, de pommes de terre défouies, restées
sur le sol retourné. S’il en avait trouvé quelques-
unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu
dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume
chaud et rond, qu’il eût tenu d’abord, brûlant, dans
ses mains froides.

Mais la saison était passée, et il devrait, comme la
veille, ronger une betterave crue, arrachée dans un
sillon.

Depuis deux jours, il parlait haut en allongeant le
pas sous l’obsession de ses idées. Il n’avait guère
pensé, jusque-là, appliquant tout son esprit, toutes
ses simples facultés, à sa besogne professionnelle.
Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée
d’un travail introuvable, les refus, les rebuffades, les
nuits passées sur l’herbe, le jeûne, le mépris qu’il
sentait chez les sédentaires pour le vagabond, cette
question posée chaque jour : « Pourquoi ne restez-
vous pas chez vous ? », le chagrin de ne pouvoir
occuper ses bras vaillants qu’il sentait pleins de
force, le souvenir des parents demeurés à la maison
et qui n’avaient guère de sous, non plus,
l’emplissaient peu à peu d’une colère lente, amassée
chaque jour, chaque heure,
chaque minute, et qui
s’échappait de sa bouche,
malgré lui, en phrases
courtes et grondantes.


Tout en trébuchant sur
les pierres qui roulaient
sous ses pieds nus, il
grognait : « Misère...
misère... tas de cochons...
laisser crever de faim un
homme... un charpentier...
tas de cochons... pas
quatre sous... pas quatre
sous... v’là qu’il pleut...
tas de cochons !... » Il
s’indignait de l’injustice du
sort et s’en prenait aux
hommes, à tous les
hommes, de ce que la
nature, la grande mère
aveugle, est inéquitable,
féroce et perfide.

Il répétait, les dents
serrées : « Tas de cochons ! » en regardant la mince

fumée grise qui sortait des toits, à cette heure du
dîner. Et, sans réfléchir à cette autre injustice,
humaine, celle-là, qui se nomme violence et vol, il
avait envie d’entrer dans une de ces demeures,
d’assommer les habitants et de se mettre à table, à
leur place.

Il disait : « J’ai pas le droit de vivre, maintenant...
puisqu’on me laisse crever de faim... je ne demande
qu’à travailler, pourtant... tas de cochons. » Et la
souffrance de ses membres, la souffrance de son
ventre, la souffrance de son coeur lui montaient à la
tête comme une ivresse redoutable, et faisaient
naître, en son cerveau, cette idée simple : « J’ai le
droit de vivre, puisque je respire, puisque l’air est à
tout le monde. Alors, donc, on n’a pas le droit de me
laisser sans pain ! »

La pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il s’arrêta et
murmura : « Misère... encore un mois de route avant
de rentrer à la maison... » Il revenait en effet chez lui
maintenant, comprenant qu’il trouverait plutôt à
s’occuper dans sa ville natale, où il était connu, en
faisant n’importe quoi, que sur les grands chemins
où tout le monde le suspectait.

Puisque la charpente n’allait pas, il deviendrait
manoeuvre, gâcheur de plâtre, terrassier casseur de

cailloux. Quand il ne gagnerait que vingt sous par
jour, ce serait toujours de quoi manger.

Il noua autour de son cou ce qui restait de son
dernier mouchoir, afin d’empêcher l’eau froide de
lui couler dans le dos et sur la poitrine. Mais il sentit
bientôt qu’elle traversait déjà la mince toile de ses
vêtements et il jeta autour de lui un regard
d’angoisse, d’être perdu qui ne sait plus où cacher
son corps, où reposer sa tête, qui n’a pas un abri par
le monde.

La nuit venait, couvrant d’ombre les champs. Il
aperçut, au loin, dans un pré, une tache sombre sur
l’herbe, une vache. Il enjamba le fossé de la route et
alla vers elle, sans trop savoir ce qu’il faisait.

Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse
tête, et il pensa : « Si seulement j’avais un pot, je
pourrais boire un peu de lait. »

Il regardait la vache ; et la vache le regardait ;
puis, soudain, lui lançant dans le flanc un grand coup
de pied : « Debout ! » dit-il.

La bête se dressa lentement, laissant pendre sous
elle sa lourde mamelle ; alors l’homme se coucha sur
le dos, entre les pattes de l’animal, et il but,
longtemps, pressant de ses deux mains le pis chaud,
et qui sentait l’étable. Il but tant qu’il resta du lait
dans cette source vivante.

Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute
la plaine était nue sans lui montrer un refuge. Il avait
froid ; et il regardait une lumière qui brillait entre les
arbres, à la fenêtre d’une maison.

La vache s’était recouchée, lourdement. Il s’assit à
côté d’elle, en lui flattant la tête, reconnaissant
d’avoir été nourri. Le souffle épais et fort de la bête,
sortant de ses naseaux comme deux jets de vapeur
dans l’air du soir, passait sur la face de l’ouvrier qui
se mit à dire : « Tu n’as pas froid là-dedans, toi. »

Maintenant, il promenait ses mains sur le poitrail,
sous les pattes, pour y trouver de la chaleur. Alors
une idée lui vint, celle de se coucher et de passer la
nuit contre ce gros ventre tiède. Il chercha donc une
place, pour être bien, et posa juste son front contre la
mamelle puissante qui l’avait abreuvé tout à l’heure.
Puis, comme il était brisé de fatigue, il s’endormit
tout à coup.

Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le
ventre glacé, selon qu’il appliquait l’un ou l’autre
sur le flanc de l’animal ; alors il se retournait pour
réchauffer et sécher la partie de son corps qui était
restée à l’air de la nuit ; et il se rendormait bientôt de
son sommeil accablé.

Un coq chantant le mit debout. L’aube allait
paraître ; il ne pleuvait plus ; le ciel était pur.

La vache se reposait, le mufle sur le sol ; il se
baissa en s’appuyant sur ses mains, pour baiser cette
large narine de chair humide, et il dit : « Adieu, ma
belle... à une autre fois... t’es une bonne bête...
Adieu... »

Puis il mit ses souliers, et s’en alla.

Pendant deux heures, il marcha devant lui suivant
toujours la même route ; puis une lassitude l’envahit,
si grande, qu’il s’assit dans l’herbe.

Le jour était venu ; les cloches des églises
sonnaient, des hommes en blouse bleue, des femmes
en bonnet blanc, soit à pied, soit montés en des
charrettes, commençaient à passer sur les chemins,
allant aux villages voisins fêter le dimanche chez des
amis, chez des parents.

Un gros paysan parut, poussant devant lui une
vingtaine de moutons inquiets et bêlants qu’un chien
rapide maintenait en troupeau.

Randel se leva, salua : « Vous n’auriez pas du
travail pour un ouvrier qui meurt de faim ? » dit-il.

L’autre répondit en jetant au vagabond un regard
méchant :

« Je n’ai point de travail pour les gens que je
rencontre sur les routes. »

Et le charpentier retourna s’asseoir sur le fossé.

Il attendit longtemps ; regardant défiler devant lui
les campagnards, et cherchant une bonne figure, un
visage compatissant pour recommencer sa prière.


Il choisit une sorte de bourgeois en redingote,
dont une chaîne d’or ornait le
ventre.

« Je cherche du travail
depuis deux mois, dit-il. Je ne
trouve rien ; et je n’ai plus
un sou dans ma poche. »

Le demi-monsieur
répliqua : « Vous auriez
dû lire l’avis affiché à
l’entrée du pays. – La
mendicité est interdite
sur le territoire de la
commune. – Sachez que
je suis le maire, et, si
vous ne
filez pas
bien vite,
je vais
vous faire
ramasser. »

Randel,
que la colère gagnait, murmura : « Faites-moi

ramasser si vous voulez, j’aime mieux cela, je ne
mourrai pas de faim, au moins. »

Et il retourna s’asseoir sur son fossé.

Au bout d’un quart d’heure, en effet, deux
gendarmes apparurent sur la route. Ils marchaient
lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au soleil
avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et
leurs boutons de métal, comme pour effrayer les
malfaiteurs et les mettre en fuite de loin, de très loin.

Le charpentier comprit bien qu’ils venaient pour
lui ; mais il ne remua pas, saisi soudain d’une envie
sourde de les braver, d’être pris par eux, et de se
venger, plus tard.

Ils approchaient sans paraître l’avoir vu, allant de
leur pas militaire, lourd et balancé comme la marche
des oies. Puis tout à coup, en passant devant lui, ils
eurent l’air de le découvrir, s’arrêtèrent et se mirent
à le dévisager d’un oeil menaçant et furieux.

Et le brigadier s’avança en demandant :

« Qu’est-ce que vous faites ici ? »

L’homme répliqua tranquillement :

« Je me repose.

- D’où venez-vous ?

Le vagabond

– S’il fallait vous dire tous les pays où j’ai passé,
j’en aurais pour plus d’une heure.
– Où allez-vous ?
– À Ville-Avaray.
– Où c’est-il ça.
– Dans la Manche. ?
– C’est votre pays ?
– C’est mon pays.
– Pourquoi en êtes-vous parti ?
– Pour chercher du travail. »
Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du
ton colère d’un homme que la même supercherie
finit par exaspérer :
« Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la
connais, moi. »

Puis il reprit
:
« Vous avez des papiers
?


– Oui, j’en ai.
– Donnez-les. »
Randel prit dans sa poche ses papiers, ses
certificats, de pauvres papiers usés et sales qui s’en
allaient en morceaux, et les tendit au soldat. L’autre
les épelait en ânonnant, puis constatant qu’ils étaient

en règle, il les rendit avec l’air mécontent d’un
homme qu’un plus malin vient de jouer. Après
quelques moments de réflexion, il demanda de
nouveau :

« Vous avez de l’argent sur vous ?

– Non.
– Rien
?
– Rien.
– Pas un sou seulement
?
– Pas un sou seulement.
– De quoi vivez-vous, alors
?
– De ce qu’on me donne.
– Vous mendiez, alors ?
»
Randel répondit résolument
:
« Oui, quand je peux.
»
Mais le gendarme déclara : « Je vous prends en
flagrant délit de vagabondage et de mendicité, sans
ressources et sans profession, sur la route, et je vous
enjoins de me suivre. »

Le charpentier se leva.
« Ousque vous voudrez », dit-il.
Et se plaçant entre les deux militaires avant même


d’en recevoir l’ordre, il ajouta :


« Allez, coffrez-moi. Ça me
mettra un toit sur la tête quand il pleut. »

Et ils partirent vers le village dont on apercevait
les tuiles, à travers des arbres dépouillés de feuilles à
un quart de lieue de distance. C’était l’heure de la
messe, quand ils traversèrent le pays. La place était
pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt
pour voir passer le malfaiteur qu’une troupe
d’enfants excités suivait. Paysans et paysannes le
regardaient, cet homme arrêté, entre deux
gendarmes, avec une haine allumée dans les yeux, et
une envie de lui jeter des pierres, de lui arracher la
peau avec les ongles, de l’écraser sous leurs pieds.
On se demandait s’il avait volé et s’il avait tué. Le
boucher, ancien spahi, affirma : « C’est un
déserteur. » Le débitant de tabac crut le reconnaître
pour un homme qui lui avait passé une pièce fausse
de cinquante centimes, le matin même, et le
quincaillier vit en lui indubitablement l’introuvable
assassin de la veuve Malet, que la police recherchait
depuis six mois.

Dans la salle du conseil municipal, où ses
gardiens le firent entrer, Randel retrouva le maire,
assis devant la table des délibérations et flanqué de
l’instituteur.

« Ah ! ah ! s’écria le magistrat, vous revoilà, mon
gaillard. Je vous avais bien dit que je vous ferais
coffrer. Eh bien, brigadier, qu’est-ce que c’est ? »

Le brigadier répondit : « Un vagabond sans feu ni
lieu, monsieur le maire, sans ressources et sans
argent sur lui, à ce qu’il affirme, arrêté en état de
mendicité et de vagabondage, muni de bons
certificats et de papiers bien en règle.

– Montrez-moi ces papiers », dit le maire. Il les
prit, les lut, les relut, les rendit, puis ordonna :
« Fouillez-le. » On fouilla Randel ; on ne trouva
rien.
Le maire semblait perplexe. Il demanda à
l’ouvrier :

« Que faisiez-vous ce matin, sur la route ?

– Je cherchais de l’ouvrage.
– De l’ouvrage ? Sur la grand-route ?
– Comment voulez-vous que j’en trouve si je me
cache dans les bois ? »
Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine
de bêtes appartenant à des races ennemies. Le
magistrat reprit : « Je vais vous faire mettre en
liberté, mais que je ne vous y reprenne pas ! »

Le charpentier répondit : « J’aime mieux que vous
me gardiez. J’en ai assez de courir les chemins. »

Le maire prit un air sévère :

« Taisez-vous. »

Puis il ordonna aux gendarmes :

« Vous conduirez cet homme à deux cents mètres
du village, et vous le laisserez continuer son
chemin. »

L’ouvrier dit : « Faites-moi donner à manger, au
moins. »

L’autre fut indigné : « Il ne manquerait plus que
de vous nourrir ! Ah ! ah ! ah ! elle est forte celle-
là ! »

Mais Randel reprit avec fermeté : « Si vous me
laissez encore crever de faim, vous me forcerez à
faire un mauvais coup. Tant pis pour vous autres, les
gros. »

Le maire s’était levé, et il répéta : « Emmenez-le
vite, parce que je finirais par me fâcher. »

Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier
par les bras et l’entraînèrent.

Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva
sur la route ; et les deux hommes l’ayant conduit à
deux cents mètres de la borne kilométrique, le
brigadier déclara :

« Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans
le pays, ou bien, vous aurez de mes nouvelles. »

Et Randel se mit en route sans rien répondre, et
sans savoir où il allait. Il marcha devant lui un quart

d’heure ou vingt minutes, tellement abruti qu’il ne
pensait plus à rien.

Mais soudain, en passant devant une petite maison
dont la fenêtre était entrouverte, une odeur de pot-
au-feu lui entra dans la poitrine et l’arrêta net,
devant ce logis.

Et, tout à coup, la faim, une faim féroce,
dévorante, affolante, le souleva, faillit le jeter
comme une brute contre les murs de cette demeure.

Il dit, tout haut, d’une voix grondante : « Nom de
Dieu ! faut qu’on m’en donne, cette fois. » Et il se
mit à heurter la porte à grands coups de son bâton.
Personne ne répondit ; il frappa plus fort, criant :
« Hé ! hé ! hé ! là-dedans, les gens ! hé ! ouvrez ! »

Rien ne remua ; alors, s’approchant de la fenêtre,
il la poussa avec sa main, et l’air enfermé de la
cuisine, l’air tiède plein de senteurs de bouillon
chaud, de viande cuite et de choux s’échappa vers
l’air froid du dehors.

D’un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux
couverts étaient mis sur une table. Les propriétaires,
partis sans doute à la messe, avaient laissé sur le feu
leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe
grasse aux légumes.

Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux
bouteilles qui semblaient pleines.


Randel d’abord se jeta sur le pain, le

cassa avec autant de violence que

s’il eût étranglé un homme,

puis il se mit à le manger

voracement, par

grandes bouchées vite

avalées. Mais l’odeur

de la viande, presque

aussitôt, l’attira vers la

cheminée, et, ayant

ôté le couvercle du

pot, il y plongea une

fourchette et fit sortir

un gros morceau de

boeuf lié d’une ficelle.

Puis il prit encore des

choux, des carottes,

des oignons jusqu’à

ce que son assiette fût

pleine, et l’ayant

posée sur la table, il

s’assit devant, coupa

le bouilli en quatre

parts et dîna comme

s’il eût été chez lui.


Le vagabond

Quand il eut dévoré le morceau presque entier, plus
une quantité de légumes, il s’aperçut qu’il avait soif
et il alla chercher une des bouteilles posées sur la
cheminée.

À peine vit-il le liquide en son verre qu’il
reconnut de l’eau-de-vie. Tant pis, c’était chaud,
cela lui mettrait du feu dans les veines, ce serait bon,
après avoir eu si froid ; et il but.

Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu
l’habitude ; il s’en versa de nouveau un plein verre,
qu’il avala en deux gorgées. Et, presque aussitôt, il
se sentit gai, réjoui par l’alcool comme si un grand
bonheur lui avait coulé dans le ventre.

Il continuait à manger, moins vite, en mâchant
lentement et trempant son pain dans le bouillon.
Toute la peau de son corps était devenue brûlante, le
front surtout où le sang battait.

Mais, soudain, une cloche tinta au loin. C’était la
messe qui finissait ; et un instinct plutôt qu’une peur,
l’instinct de prudence qui guide et rend perspicaces
tous les êtres en danger, fit se dresser le charpentier,
qui mit dans une poche le reste du pain, dans l’autre
la bouteille d’eau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la
fenêtre et regarda la route.

Elle était encore toute vide. Il sauta et se remit en
marche ; mais, au lieu de suivre le grand chemin, il
fuit à travers champs vers un bois qu’il apercevait.

Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu’il
avait fait et tellement souple qu’il sautait les clôtures
des champs, à pieds joints, d’un seul bond.

Dès qu’il fut sous les arbres, il tira de nouveau la
bouteille de sa poche, et se remit à boire, par grandes
lampées, tout en marchant. Alors ses idées se
brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses jambes
élastiques comme des ressorts.

Il chantait la vieille chanson populaire :

Ah ! Qu’il fait donc bon

Qu’il fait donc bon

Cueillir la fraise.

Il marchait maintenant sur une mousse épaisse,
humide et fraîche, et ce tapis doux sous les pieds lui
donna des envies folles de faire la culbute, comme
un enfant. Il prit son élan, cabriola, se releva,
recommença. Et, entre chaque pirouette, il se
remettait à chanter :

Ah ! Qu’il fait donc bon

Qu’il fait donc bon

Cueillir la fraise.

Tout à coup, il se trouva au
bord d’un chemin creux et il
aperçut, dans le fond, une
grande fille, une servante qui
rentrait au village, portant
aux mains deux seaux de lait,
écartés d’elle par un cercle
de barrique. Il la guettait,
penché, les yeux allumés
comme ceux d’un chien qui
voit une caille. Elle le
découvrit, leva la tête, se
mit à rire et lui cria :

« C’est-il vous
chantiez comme ça ? »

Il ne répondit point et
sauta dans le ravin, bien
que le talus fût haut de
six pieds au moins.

Elle dit, le voyant
soudain debout devant
elle : « Cristi, vous

qui

Le vagabond

m’avez fait peur ! »

Mais il ne l’entendait pas, il était ivre, il était fou,
soulevé par une autre rage plus dévorante que la
faim, enfiévré par l’alcool, par l’irrésistible furie
d’un homme qui manque de tout, depuis deux mois,
et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par tous
les appétits que la nature a semés dans la chair
vigoureuse des mâles.

La fille reculait devant lui, effrayée de son visage,
de ses yeux, de sa bouche entrouverte, de ses mains
tendues.

Il la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la
culbuta sur le chemin. Elle laissa tomber ses seaux
qui roulèrent à grand bruit en répandant leur lait,
puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait
d’appeler dans ce désert, et voyant bien à présent
qu’il n’en voulait pas à sa vie, elle céda, sans trop de
peine, pas très fâchée, car il était fort, le gars, mais
par trop brutal vraiment.

Quand elle se fut relevée, l’idée de ses seaux
répandus l’emplit tout à coup de fureur, et, ôtant son
sabot d’un pied, elle se jeta, à son tour, sur l’homme,
pour lui casser la tête s’il ne payait pas son lait. Mais
lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu
dégrisé, éperdu, épouvanté de ce qu’il avait fait, se
sauva de toute la vitesse de ses jarrets, tandis qu’elle

lui jetait des pierres,
dont quelques-unes
l’atteignirent dans le
dos.

Il courut longtemps,
longtemps, puis il se
sentit las comme il ne
l’avait jamais été. Ses
jambes devenaient
molles à ne le plus
porter, toutes ses idées
étaient brouillées, il
perdait souvenir de
tout, ne pouvait plus

réfléchir à rien.

Et il s’assit au pied d’un
arbre.
Au bout de cinq minutes il

dormait.
Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les
yeux, il aperçut deux tricornes de cuir verni penchés
sur lui, et les deux gendarmes du matin qui lui
tenaient et lui liaient les bras.
« Je savais bien que je te repincerais », dit le
brigadier goguenard.


Randel se leva sans répondre
un mot. Les hommes le secouaient, prêts à le
rudoyer, s’il faisait un geste, car il était leur proie à
présent, il était devenu du gibier de prison, capturé
par ces chasseurs de criminels qui ne le lâcheraient
plus.

« En route ! » commanda le gendarme.

Ils partirent. Le soir venait, étendant sur la terre
un crépuscule d’automne, lourd et sinistre.

Au bout d’une demi-heure, ils atteignirent le
village.

Toutes les portes étaient ouvertes, car on savait les
événements. Paysans et paysannes soulevés de
colère, comme si chacun eût été volé, comme si
chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le
misérable pour lui jeter des injures.

Ce fut une huée qui commença à la première
maison pour finir à la mairie, où le maire attendait
aussi, vengé lui-même de ce vagabond.

Dès qu’il l’aperçut, il cria de loin :

« Ah, mon gaillard ! nous y sommes. »

Et il se frottait les mains, content comme il l’était

rarement.

Il reprit : « Je l’avais dit, je l’avais dit, rien qu’en
le voyant sur la route. »

Puis, avec un redoublement de joie :

« Ah ! gredin, ah ! sale gredin, tu tiens tes vingt
ans, mon gaillard ! »


TABLE

Le Horla
Amour
Le trou
Sauvée1
Clochette
Le marquis de Fumerol
Le signe
Le diable
Les rois
Au bois
Une famille
Joseph
L’auberge
Le vagabond

Sauvée a été recueilli à l’origine dans La petite Roque en
1885. Plus tard, Maupassant intégra lui-même ce conte par
erreur dans le recueil Le Horla en 1887 aux éditions
Ollendorff. C’est pourquoi nous le retrouvons ici.