Elle,
immobile, les yeux ouverts, semblait
attendre avec indifférence la mort si proche qui
tardait à venir. Son haleine, courte, sifflait un peu
dans sa gorge serrée. Elle sarrêterait tout à
lheure,
et il y aurait sur la terre une femme de moins, que
personne ne regretterait.
À
la nuit tombante, Honoré rentra. Sétant
approché du lit, il vit que sa mère vivait encore, et
il
demanda :
«
Ça va-t-il ? »
Comme
il faisait autrefois quand elle était
indisposée.
Puis
il renvoya la Rapet en lui recommandant :
«
Dmain, cinq heures, sans faute. »
Elle
répondit :
«
Dmain, cinq heures. »
Elle
arriva, en effet, au jour levant.
Honoré,
avant de se rendre aux terres, mangeait sa
soupe,
quil avait faite lui-même.
La
garde demanda :
«
Eh ben, vot mé a-t-all passé ? »
Il
répondit, avec un pli malin au coin des yeux.
« Allva plutôt mieux.
»
Et il sen alla.
La Rapet, saisie dinquiétude, sapprocha de
lagonisante, qui demeurait dans le même état,
oppressée et impassible, loeil ouvert et les mains
crispées sur sa couverture.
Et
la garde comprit que cela pouvait durer deux
jours, quatre jours, huit jours ainsi ; et une épouvante
étreignit son coeur davare, tandis quune colère
furieuse la soulevait contre ce finaud qui lavait
jouée et contre cette femme qui ne mourait pas.
Elle
se mit au travail néanmoins et attendit, le
regard fixé sur la face ridée de la mère Bontemps.
Honoré
revint pour déjeuner ; il semblait content,
presque goguenard ; puis il repartit. Il rentrait son
blé, décidément, dans des conditions excellentes.
La
Rapet sexaspérait ; chaque minute écoulée
lui
semblait, maintenant, du temps volé, de largent
volé. Elle avait envie, une envie folle de prendre par
le cou cette vieille bourrique, cette vieille têtue, cette
vieille obstinée, et darrêter, en serrant un peu,
ce
petit souffle rapide qui lui volait son temps et son
argent.
Puis elle réfléchit au
danger ; et, dautres
idées lui passant par la
tête, elle se rapprocha
du lit.
Elle
demanda :
« Vos avez-t-il déjà
vu le diable ? »
La mère Bontemps
murmura :
«
Non. »
Alors la garde se mit à
causer, à lui conter des
histoires pour terroriser son
âme débile de mourante.
Quelques minutes avant quon
expirât, le Diable apparaissait, disait-
elle, à tous les agonisants. Il avait un balai à la
main,
une marmite sur la tête, et il poussait de grands cris.
Quand on lavait vu, cétait fini, on nen avait
plus
que pour peu dinstants. Et elle énumérait tous
ceux
à qui le Diable était apparu devant elle, cette année-
là : Joséphin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie
Padagnau, Séraphine Grospied.
La
mère Bontemps, émue enfin, sagitait, remuait
les mains, essayait de tourner la tête pour regarder
au fond de la chambre.
Soudain
la Rapet disparut au pied du lit. Dans
larmoire, elle prit un drap et senveloppa dedans ;
elle se coiffa de la marmite, dont les trois pieds
courts et courbés se dressaient ainsi que trois
cornes ; elle saisit un balai de sa main droite, et, de
la main gauche, un seau de fer-blanc, quelle jeta
brusquement en lair pour quil retombât avec bruit.
Il
fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable ;
alors, grimpée sur une chaise, la garde souleva le
rideau qui pendait au bout du lit, et elle apparut,
gesticulant, poussant des clameurs aiguës au fond du
pot de fer qui lui cachait la face, et menaçant de son
balai, comme un diable de guignol, la vieille
paysanne à bout de vie.
Éperdue,
le regard fou, la mourante fit un effort
surhumain pour se soulever et senfuir ; elle sortit
même de sa couche ses épaules et sa poitrine, puis
elle retomba avec un grand soupir. Cétait fini.
Et
la Rapet, tranquillement, remit en place tous les
objets, le balai au coin de larmoire, le drap dedans,
la marmite sur le foyer, le seau sur la planche et la
chaise contre le mur. Puis, avec les gestes
professionnels, elle ferma les yeux énormes de la
morte, posa sur
le lit une assiette, versa dedans leau
du bénitier, y trempa le buis cloué sur la commode
et, sagenouillant, se mit à réciter avec ferveur
les
prières des trépassés quelle savait par
coeur, par
métier.
Et
quand Honoré rentra, le soir venu, il la trouva
priant, et il calcula tout de suite quelle gagnait
encore vingt sous sur lui, car elle navait passé que
trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout cinq
francs, au lieu de six quil lui devait.
LES ROIS
Ah ! dit le capitaine comte de Garens, je crois
bien que je me le rappelle, ce souper des Rois,
pendant la guerre !
Jétais
alors maréchal des logis de hussards, et
depuis quinze jours rôdant en éclaireur, en face
dune avant-garde allemande. La veille, nous avions
sabré quelques uhlans et perdu trois hommes, dont
ce pauvre petit Raudeville. Vous vous rappelez bien,
Joseph de Raudeville.
Or,
ce jour-là, mon capitaine mordonna de
prendre dix cavaliers et daller occuper et de garder
toute la nuit le village de Porterin, où lon sétait
battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas
vingt maisons debout ni douze habitants dans ce
guêpier.
Je
pris donc dix cavaliers et je partis vers quatre
heures. À cinq heures, en pleine nuit, nous
atteignîmes les premiers murs de Porterin. Je fis
halte et jordonnai à Marchas, vous savez bien,
Pierre de Marchas qui a épousé depuis la petite
Martel-Auvelin, la fille du marquis de Martel
Auvelin,
dentrer tout seul dans le village et de
mapporter des nouvelles.
Je
navais choisi que des volontaires, tous de
bonne famille. Ça fait plaisir, dans le service, de ne
pas tutoyer des mufles. Ce Marchas était dégourdi
comme pas un, fin comme un renard et souple
comme un serpent. Il savait éventer des Prussiens
ainsi quun chien évente un lièvre, trouver des
vivres
là où nous serions morts de faim sans lui, et il
obtenait des renseignements de tout le monde, des
renseignements toujours sûrs, avec une adresse
inimaginable.
Il
revint au bout de dix minutes :
«
Ça va bien, dit-il ; aucun Prussien na passé par
ici depuis trois jours. Il est sinistre, ce village. Jai
causé avec une bonne soeur qui garde quatre ou cinq
malades dans un couvent abandonné. »
Jordonnai
daller de lavant, et nous pénétrâmes
dans la rue principale. On apercevait vaguement à
droite, à gauche, des murs sans toit, à peine visibles
dans la nuit profonde. De place en place, une
lumière brillait derrière une vitre : une famille était
restée pour garder sa demeure à peu près debout,
une
famille de braves ou de pauvres. La pluie
commençait à tomber, une pluie menue, glacée,
qui
nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien quen
touchant les manteaux.
Les chevaux trébuchaient sur des
pierres, sur des poutres, sur des meubles. Marchas
nous guidait, à pied, devant nous, et traînant sa bête
par la bride.
«
Où nous mènes-tu ? lui demandai-je. »
Il
répondit :
«
Jai un gîte, un bon. »
Les rois
Et
il sarrêta bientôt devant une petite maison
bourgeoise demeurée entière, bien close, bâtie
sur la
rue, avec un jardin derrière.
Au
moyen dun gros caillou ramassé près de la
grille, Marchas fit sauter la serrure, puis il gravit le
perron, défonça la porte dentrée à
coups de pied et à
coups dépaule, alluma un bout de bougie quil avait
toujours en poche, et nous précéda dans un bon et
confortable logis de particulier riche, en nous
guidant avec assurance, avec une assurance
admirable, comme sil avait vécu dans cette maison
quil voyait pour la première fois.
Deux
hommes restés dehors gardaient nos
chevaux.
Marchas
dit au gros Ponderel, qui le suivait :
«
Les écuries doivent être à gauche ; jai
vu ça en
entrant ; va donc y loger les bêtes, dont nous navons
pas besoin. »
Puis,
se tournant vers moi :
«
Donne des ordres, sacrebleu ! »
Il
métonnait toujours, ce gaillard-là. Je répondis
en
riant :
«
Je vais placer mes sentinelles aux abords du
pays. Je te retrouverai ici. »
Il
demanda :
«
Combien prends-tu dhommes ?
Cinq. Les autres les relèveront à dix heures du
soir.
Bon. Tu men laisses quatre pour faire les
provisions, la cuisine, et mettre la table. Moi, je
trouverai la cachette au vin. »
Et je men allai reconnaître les rues désertes
jusquà la sortie sur la plaine, pour y placer mes
factionnaires.
Une
demi-heure plus tard, jétais de retour. Je
trouvai Marchas étendu dans un grand fauteuil
Voltaire, dont il avait ôté la housse, par amour du
luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en
fumant un cigare excellent dont le parfum emplissait
la pièce. Il était seul, les coudes sur les bras du
siège,
la tête entre les épaules, les joues roses, loeil
brillant, lair enchanté.
Dans
la pièce voisine, jentendais un bruit de
vaisselle. Marchas me dit en souriant dune façon
béate :
«
Ça va, jai trouvé le bordeaux dans le poulailler,
le champagne sous les marches du perron, leau-devie
cinquante bouteilles de vraie fine dans le
potager, sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne ma
pas semblé droit. Comme solide, nous avons deux
poules, une oie,
un canard, trois pigeons et un merle
cueilli dans une cage, rien que de la plume, comme
tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce pays est
excellent. »
Je
métais assis en face de lui. La flamme de la
cheminée me grillait le nez et les joues.
«
Où as-tu trouvé ce bois-là ? » demandai-je.
Il
murmura :
«
Bois magnifique, voiture de maître, coupé. Cest
la peinture qui donne cette flambée, un punch
dessence et de vernis. Bonne maison ! »
Je
riais, tant je le trouvais drôle, lanimal. Il
reprit :
«
Dire que cest jour des Rois ! Jai fait mettre une
fève dans loie ; mais pas de reine ; cest embêtant,
ça ! »
Je
répétai, comme un écho :
«
Cest embêtant, mais que veux-tu que jy fasse,
moi ?
Que tu en trouves, parbleu
De quoi ?
Des femmes.
Des femmes ?... Tu es fou ?
Les rois
Jai bien trouvé leau-de-vie sous un poirier,
moi, et le champagne sous les marches du
perron ; et rien ne pouvait me guider encore.
Tandis que, pour toi, une jupe cest un
indice certain. Cherche, mon vieux. »
Il avait lair si grave, si sérieux,
si convaincu que je ne savais
plus sil plaisantait.
Je
répondis :
«
Voyons, Marchas,
tu
blagues ?
Je ne blague
jamais dans le service.
Mais où diable
veux-tu que jen
trouve, des femmes ?
Où tu voudras. Il
doit en rester deux ou
trois dans le pays. Déniche
et apporte. »
Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu.
Marchas reprit :
«
Veux-tu une idée ?
Oui.
Les rois
Va trouver le curé.
Le curé ? Pour quoi faire ?
Invite-le à souper et prie-le damener une
femme.
Le curé ! Une femme ! Ah ! ah ! ah ! »
Marchas reprit avec une extraordinaire gravité :
« Je ne ris pas. Va trouver le curé, raconte-lui
notre situation. Il doit sembêter affreusement, il
viendra. Mais dis-lui quil nous faut une femme au
minimum, une femme comme il faut, bien entendu,
puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il
doit connaître ses paroissiennes sur le bout du doigt.
Sil y en a une possible pour nous, et si tu ty prends
bien, il te lindiquera.
Voyons, Marchas ? à quoi penses-tu ?
Mon cher Garens, tu peux faire ça très bien.
Ce
serait même très drôle. Nous savons vivre, parbleu,
et nous serons dune distinction parfaite, dun chic
extrême. Nomme-nous à labbé, fais-le rire,
attendris-le, séduis-le et décide-le.
Non, cest impossible. »
Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait
mes côtés faibles, le gredin reprit :
«
Songe donc comme ce serait crâne à faire et
amusant à raconter. On en parlerait dans toute
larmée. Ça te ferait une rude réputation.
»
Jhésitais,
tenté par laventure. Il insista :
«
Allons, mon petit Garens. Tu es chef de
détachement, toi seul peux aller trouver le chef de
léglise en ce pays. Je ten prie, vas-y. Je raconterai
la chose en vers, dans la Revue des Deux Mondes,
après la guerre, je te le promets. Tu dois bien ça à
tes
hommes. Tu les fais assez marcher depuis un mois. »
Je
me levai en demandant :
«
Où est le presbytère ?
Tu prends la seconde rue à gauche. Au bout, tu
trouveras une avenue ; et, au bout de lavenue,
léglise. Le presbytère est à côté.
»
Je sortais ; il me cria :
«
Dis-lui le menu pour lui donner faim ! »
Je
découvris sans peine la petite maison de
lecclésiastique, à côté dune
grande vilaine église
de briques. Je frappai à coups de poing dans la porte,
qui navait ni sonnette ni marteau, et une voix forte
demanda de lintérieur :
«
Qui va là ? »
Je
répondis :
Les rois
«
Maréchal des logis de hussards. »
Jentendis un bruit de verrous et de clef tournée,
et je me trouvai en face dun grand prêtre à gros
ventre, avec une poitrine de lutteur, des mains
formidables sortant de manches retroussées, un teint
rouge et un air brave homme.
Je
fis le salut militaire.
« Bonjour, monsieur le curé.
»
Il avait craint une surprise, une embûche de
rôdeurs, et il sourit en répondant :
«
Bonjour, mon ami ; entrez. »
Je le suivis dans une petite chambre à pavés
rouges, où brûlait un maigre feu, bien différent
du
brasier de Marchas.
Il
me montra une chaise, et puis me dit
:
« Quy a-t-il pour votre service
?
Monsieur labbé, permettez-moi dabord de
me
présenter. »
Et je lui tendis ma carte.
Il la reçut et lut à mi-voix
:
« Le comte de Garens.
»
Je repris :
«
Nous sommes ici onze, monsieur labbé, cinq en
grand-garde et six installés chez un habitant
inconnu. Ces six-là se nomment Garens, ici présent,
Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron
dÉtreillis, Karl Massouligny, le fils du peintre, et
Joseph Herbon, un jeune musicien. Je viens, en leur
nom et au mien, vous prier de nous faire lhonneur
de souper avec nous. Cest un souper des Rois,
monsieur le curé, et nous voudrions le rendre un peu
gai. »
Le
prêtre souriait. Il murmura :
«
Il me semble que ce nest guère loccasion de
samuser. »
Je
répondis :
«
Nous nous battons tous les jours, monsieur.
Quatorze de nos camarades sont morts depuis un
mois, et trois sont restés par terre, hier encore. Cest
la guerre. Nous jouons notre vie à tout instant,
navons-nous pas le droit de la jouer gaiement ?
Nous sommes Français, nous aimons rire, nous
savons rire partout. Nos pères riaient bien sur
léchafaud ! Ce soir, nous voudrions nous dégourdir
un peu, en gens comme il faut et non pas en
soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort ? »
Il
répondit vivement :
«
Vous avez raison, mon ami, et jaccepte avec
grand plaisir votre invitation. »
Il
cria :
«
Hermance ! »
Une
vieille paysanne, tordue, ridée, horrible,
apparut
et demanda :
«
Qué qui a ?
Je ne dîne pas ici, ma fille.
Où que vous dînez donc ?
Avec MM. les hussards. »
Jeus envie de dire : « Amenez votre bonne »,
pour voir la tête de Marchas, mais je nosai point.
Je
repris :
«
Parmi vos paroissiens restés dans le village, en
voyez-vous quelquun ou quelquune que je puisse
inviter aussi ? »
Il
hésita, chercha et déclara :
«
Non, personne ! »
Jinsistai
:
«
Personne !... Voyons, monsieur le curé,
cherchez. Ce serait très galant davoir des dames. Je
mentends, des ménages ! Est-ce que je sais, moi ?
Le boulanger avec sa femme, lépicier, le... le... le...
lhorloger...
le... le cordonnier... le... le pharmacien
avec la pharmacienne... Nous avons un bon repas, du
vin, et serions enchantés de laisser un bon souvenir
aux gens dici. »
Le
curé médita longtemps encore, puis prononça
avec résolution :
«
Non, personne. »
Je
me mis à rire :
«
Sacristi ! monsieur le curé, cest ennuyeux de
navoir pas une reine, car nous avons une fève.
Voyons, cherchez. Il ny a pas un maire marié, un
adjoint marié, un conseiller municipal marié, un
instituteur marié ?...
Non, toutes les dames sont parties.
Quoi, il ny a pas dans tout le pays une brave
bourgeoise avec son bourgeois de mari, à qui nous
pourrions faire ce plaisir, car ce serait un plaisir pour
eux, un grand, dans les circonstances présentes ? »
Mais tout à coup le curé se mit à rire, dun
rire
violent qui le secouait tout entier, et il criait :
«
Ah ! ah ! ah ! jai votre affaire, Jésus, Marie, jai
votre affaire ! Ah ! ah ! ah ! nous allons rire, mes
enfants, nous allons rire. Et elles seront bien
contentes, allez, bien contentes, ah ! ah !... Où gîtez-
vous ? »
Jexpliquai
la maison en
la décrivant. Il comprit :
«
Très bien. Cest la
propriété de M. Bertin-
Lavaille. Jy serai dans une
demi-heure avec quatre
dames ! ! ! Ah ! ah ! ah !
quatre dames ! ! !... »
Il
sortit avec moi, riant
toujours, et me quitta, en
répétant :
«
Ça va ; dans une demi-
heure, maison Bertin-
Lavaille. »
Je rentrai vite, très étonné, très
intrigué.
«
Combien de couverts ? demanda Marchas en
mapercevant.
Onze. Nous sommes six hussards, plus M. le
curé et quatre dames. »
Il fut stupéfait. Je triomphais.
Il
répétait :
«
Quatre dames ! Tu dis : quatre dames ?
Je dis : quatre dames.
De vraies femmes ?
De vraies femmes.
Bigre ! Mes compliments !
Je les accepte. Je les mérite. »
Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et japerçus
une belle nappe blanche jetée sur une longue table
autour de laquelle trois hussards en tablier bleu
disposaient des assiettes et des verres.
«
Il y aura des femmes ! » cria Marchas.
Et
les trois hommes se mirent à danser en
applaudissant de toute leur force.
Tout
était prêt. Nous attendions. Nous attendîmes
près dune heure. Une odeur délicieuse de volailles
rôties flottait dans toute la maison.
Un
coup frappé contre le volet nous souleva tous
en même temps. Le gros Ponderel courut ouvrir, et,
au bout dune minute à peine, une petite bonne soeur
apparut dans lencadrement de la porte. Elle était
maigre, ridée, timide, et saluait coup sur coup les
quatre hussards effarés qui la regardaient entrer.
Derrière elle, un bruit de bâtons martelait le pavé
du
vestibule, et dès quelle eut pénétré
dans le salon,
japerçus, lune suivant lautre, trois vieilles
têtes en
bonnet blanc, qui sen venaient en se balançant avec
des mouvements différents, lune chavirant à droite,
tandis que lautre
chavirait à gauche. Et, trois bonnes
femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe,
estropiées
par les maladies et déformées par la
vieillesse, trois infirmes hors de service, les trois
seules pensionnaires capables de marcher encore de
létablissement hospitalier que dirigeait la soeur
Saint-Benoît.
Elle
sétait retournée vers ses invalides, pleine de
sollicitude pour elles puis, voyant mes galons de
maréchal des logis, elle me dit :
«
Je vous remercie bien, monsieur lofficier,
davoir pensé à ces pauvres femmes. Elles ont bien
peu de plaisir dans la vie, et cest pour elles en
même temps un grand bonheur et un grand honneur
que vous leur faites. »
Japerçus
le curé, resté dans lombre du couloir et
qui riait de tout son coeur. À mon tour, je me mis à
rire, en regardant surtout la tête de Marchas. Puis
montrant des sièges à la religieuse :
«
Asseyez-vous, ma Soeur ; nous sommes très
fiers et très heureux que vous ayez accepté notre
modeste invitation. »
Elle
prit trois chaises contre le mur, les aligna
devant le feu, y conduisit ses trois bonnes femmes,
les plaça dessus, leur ôta leurs cannes et leurs châles
quelle alla déposer dans un coin ; puis, désignant
la
première, une maigre à ventre énorme, une
hydropique assurément :
«
Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari sest
tué en tombant dun toit et dont le fils est mort en
Afrique. Elle a soixante-deux ans. »
Puis
elle désigna la seconde, une grande dont la
tête tremblait sans cesse :
«
Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée de
soixante-
sept ans. Elle ny voit plus guère, ayant eu la figure
flambée dans un incendie et la jambe droite brûlée
à
moitié. »
Elle
nous montra, enfin, la troisième, une espèce
de naine, avec des yeux saillants, qui roulaient de
tous les côtés, ronds et stupides.
«
Cest la Putois, une innocente. Elle est âgée de
quarante-quatre ans seulement. »
Javais
salué les trois femmes comme si on meût
présenté à des altesses royales, et, me tournant
vers
le curé :
«
Vous êtes, monsieur labbé, un homme
précieux, à qui nous devrons tous ici de la
reconnaissance. »
Tout
le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui
semblait furieux.
«
Notre soeur Saint-Benoît est servie ! » cria tout à
coup Karl Massouligny.
Je
la fis passer devant avec le curé, puis je
soulevai la mère Paumelle, dont je pris le bras et que
je traînai dans la pièce voisine, non sans peine, car
son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer.
Le
gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui
gémissait pour avoir sa béquille ; et le petit Joseph
Herbon dirigea lidiote, la Putois, vers la salle à
manger, pleine dodeur de viandes.
Dès
que nous fûmes en face de nos assiettes, la
soeur tapa trois coups dans ses mains, et les femmes
firent, avec la précision de soldats qui présentent
les
armes, un grand signe de croix rapide. Puis le prêtre
prononça, lentement, les paroles latines du
Benedicite.
On
sassit, et les deux poules parurent, apportées
par Marchas, qui voulait servir pour ne point assister
en convive à ce repas ridicule.
Mais
je criai : « Vite le champagne ! » Un
bouchon sauta avec un bruit de pistolet quon
décharge, et, malgré la résistance du curé
et de la
bonne soeur, les trois hussards assis à côté des
trois
infirmes leur versèrent de force dans la bouche leurs
trois verres pleins.
Massouligny,
qui avait la faculté dêtre chez lui
partout et à laise avec tout le monde, faisait la cour
à la mère Paumelle de la façon la plus drôle.
Lhydropique,
dont lhumeur était restée gaie,
malgré ses malheurs, lui répondait en badinant avec
une voix de fausset qui semblait factice, et elle riait
si fort des plaisanteries de son voisin que son gros
ventre semblait prêt à monter et à rouler sur
la table.
Le petit Herbon avait entrepris sérieusement de
griser lidiote, et le baron dÉtreillis, qui navait
pas
lesprit alerte, interrogeait la Jean-Jean sur la vie, les
habitudes et le règlement de lhospice.
La
religieuse, effarée, criait à Massouligny :
«
Oh ! oh ! vous allez la rendre malade, ne la
faites pas rire comme ça, je vous en prie, monsieur.
Oh ! monsieur... »
Puis
elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui
arracher des mains un verre plein quil vidait
prestement, entre les lèvres de la Putois.
Et
le curé riait à se tordre, répétait à
la soeur :
«
Laissez donc, pour une fois, ça ne leur fait pas
de mal. Laissez donc. »
Après
les deux poules, on avait mangé le canard,
flanqué des trois pigeons et du merle ; et loie parut,
fumante, dorée, répandant une odeur chaude de
viande rissolée et grasse.
La
Paumelle, qui sanimait, battit des mains ; la
Jean-Jean cessa de répondre aux questions
nombreuses du baron,
et la Putois poussa des
grognements de joie, moitié cris et moitié soupirs,
comme font les petits enfants à qui on montre des
bonbons.
«
Permettez-vous, dit le curé, que je me charge de
cet animal. Je mentends comme personne à ces
opérations-là.
Mais certainement, monsieur labbé.
»
Et la soeur dit
:
« Si on ouvrait un peu la fenêtre ? Elles ont trop
chaud. Je suis sûre quelles seront malades. »
Je
me tournai vers Marchas
:
« Ouvre la fenêtre une minute.
»
Il louvrit, et lair froid du dehors entra, fit vaciller
les flammes des bougies et tournoyer la fumée de
loie, dont le prêtre, une serviette au cou, soulevait
les ailes avec science.
Nous
le regardions faire, sans parler maintenant,
intéressés par le travail alléchant de ses mains,
saisis
dun renouveau dappétit à la vue de cette
grosse
bête dorée, dont les membres tombaient lun après
lautre dans la sauce brune, au fond du plat.
Et
tout à coup, au milieu de ce silence gourmand
qui nous tenait attentifs, entra, par la fenêtre ouverte,
le bruit lointain dun coup de feu.
Je
fus debout si vite, que ma chaise roula derrière
moi ; et je criai :
«
Tout le monde à cheval ! Toi, Marchas, tu vas
prendre deux hommes et aller aux nouvelles. Je
tattends ici dans cinq minutes. »
Et
pendant que les trois cavaliers séloignaient au
galop dans la nuit, je me mis en selle avec mes deux
autres hussards, devant le perron de la villa, tandis
que le curé, la soeur et les trois bonnes femmes
montraient aux fenêtres leurs têtes effarées.
On
nentendait plus rien, quun aboiement de
chien dans la campagne. La pluie avait cessé ; il
faisait froid, très froid. Et bientôt, je distinguai
de
nouveau le galop dun cheval, dun seul cheval qui
revenait.
Cétait
Marchas. Je lui criai :
«
Eh bien ? »
Il
répondit :
«
Rien du tout, François a blessé un vieux paysan,
qui refusait de répondre au : Qui vive ? et qui
continuait davancer, malgré lordre de passer au
large. On lapporte, dailleurs. Nous verrons ce que
cest. »
Jordonnai
de remettre les chevaux à lécurie et
jenvoyai mes deux soldats au-devant des autres,
puis je rentrai dans la maison.
Alors
le curé, Marchas et moi, nous descendîmes
un matelas dans le salon pour y déposer le blessé ;
la
soeur, déchirant une serviette, mit à faire de la
charpie, tandis que les trois femmes éperdues
restaient assises dans un coin.
Bientôt,
je distinguai un bruit de sabres traînés sur
la route ; je pris une bougie pour éclairer les
hommes qui revenaient ; et ils parurent, portant cette
chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient
un corps humain quand la vie ne le soutient plus.
On
déposa le blessé sur le matelas préparé
pour
lui ; et je vis du premier coup doeil que cétait
un
moribond.
Il
râlait et crachait du sang qui coulait des coins
de ses lèvres, chassé de sa bouche à chacun de
ses
hoquets. Lhomme en était couvert ! Ses joues, sa
barbe, ses cheveux, son cou, ses vêtements,
semblaient en avoir été frottés, avoir été
baignés
dans une cuve rouge. Et ce sang sétait figé sur
lui,
était devenu terne, mêlé de boue, horrible à
voir.
Le
vieillard, enveloppé dans une grande limousine
de berger, entrouvrait par moments ses yeux,
mornes, éteints, sans pensée, qui paraissaient
stupides détonnement, comme ceux des bêtes que
le
chasseur tue et qui le regardent, tombées à ses pieds,
aux trois quarts mortes déjà, abruties par la surprise
et
par lépouvante.
Le
curé sécria :
« Ah ! cest le père Placide, le vieux
pasteur des Moulins. Il est sourd, le
pauvre, et na rien entendu. Ah ! mon
Dieu ! vous avez tué ce malheureux ! »
La soeur avait écarté la
blouse et la chemise, et
regardait au milieu de la
poitrine un petit trou violet qui
ne saignait plus.
« Il ny a rien à faire,
dit-elle. »
Le berger,
haletant
affreusement,
crachait toujours
du sang avec
chacun de ses
derniers souffles,
et on
entendait dans sa gorge, jusquau fond de ses
poumons, un gargouillement sinistre et continu.
Le
curé, debout au-dessus de lui, leva sa main
droite, décrivit le signe de la croix et prononça,
dune voix lente et solennelle, les paroles latines qui
lavent les âmes.
Avant
quil les eût achevées, le vieillard fut agité
dune courte secousse, comme si quelque chose
venait de se briser en lui. Il ne respirait plus. Il était
mort.
Métant
retourné, je vis un spectacle plus
effrayant que lagonie de ce misérable : les trois
vieilles debout, serrées lune contre lautre, hideuses,
grimaçaient dangoisse et dhorreur.
Je
mapprochai delles, et elles se mirent à
pousser des cris aigus, en essayant de se sauver,
comme si jallais les tuer aussi.
La
Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne portait plus,
tomba tout de son long par terre.
La
soeur Saint-Benoît, abandonnant le mort,
courut vers ses infirmes, et sans un mot pour moi,
sans un regard, les couvrit de leurs châles, leur
donna leurs béquilles, les poussa vers la porte, les fit
sortir et disparut avec elles dans la nuit profonde, si
noire.
Je
compris que je ne pouvais même les faire
accompagner par un hussard, car le seul bruit du
sabre les eût affolées.
Le
curé regardait toujours le mort. Sétant enfin
retourné vers moi :
«
Ah ! quelle vilaine chose, dit-il. »