LE
HORLA
8 mai. Quelle
journée
admirable !
Jai
passé toute la
matinée
étendu sur
lherbe,
devant ma maison,
sous
lénorme platane qui
la
couvre, labrite et lombrage tout entière.
Jaime
ce pays, et jaime y vivre parce que jy ai
mes
racines, ces profondes et délicates racines,
qui attachent un homme à la terre où sont nés
et
morts ses aïeux, qui lattachent à ce quon
pense et à
ce quon mange, aux usages comme aux nourritures,
aux locutions locales, aux intonations des paysans,
aux odeurs du sol, des villages et de lair lui-même.
Le
Horla
Jaime
ma maison où jai grandi. De mes fenêtres,
je vois la Seine qui coule, le long de mon jardin,
derrière la route, presque chez moi, la grande et
large Seine qui va de Rouen au Havre, couverte de
bateaux qui passent.
À
gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits
bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques.
Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés par
la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de
cloches qui sonnent dans lair bleu des belles
matinées, jetant jusquà moi leur doux et lointain
bourdonnement de fer, leur chant dairain que la
brise mapporte, tantôt plus fort et tantôt plus
affaibli, suivant quelle séveille ou sassoupit.
Comme
il faisait bon ce matin !
Vers
onze heures, un long convoi de navires,
traînés par un remorqueur, gros comme une mouche,
et qui râlait de peine en vomissant une fumée
épaisse, défila devant ma grille.
Après
deux goélettes anglaises, dont le pavillon
rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois-
mâts brésilien, tout blanc, admirablement propre et
luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce
navire me fit plaisir à voir.
Le
Horla
12
mai. Jai un peu de fièvre depuis quelques
jours ; je me sens souffrant, ou plutôt je me sens
triste.
Doù
viennent ces influences mystérieuses qui
changent en découragement notre bonheur et notre
confiance en détresse ? On dirait que lair, lair
invisible est plein dinconnaissables Puissances,
dont nous subissons les voisinages mystérieux. Je
méveille plein de gaieté, avec des envies de chanter
dans la gorge. Pourquoi ? Je descends le long de
leau ; et soudain, après une courte promenade, je
rentre désolé, comme si quelque malheur mattendait
chez moi. Pourquoi ? Est-ce un frisson de froid
qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri
mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur
du jour, la couleur des choses, si variable, qui,
passant par mes yeux, a troublé ma pensée ? Sait-
on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous
voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons
sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le
palper, tout ce que nous rencontrons sans le
distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux,
sur nos idées, sur notre coeur lui-même, des effets
rapides, surprenants et inexplicables.
Comme
il est profond, ce mystère de lInvisible !
Nous ne le pouvons sonder avec nos sens
Le Horla
misérables,
avec nos yeux qui ne savent apercevoir
ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le
trop loin, ni les habitants dune étoile, ni les
habitants dune goutte deau... avec nos oreilles qui
nous trompent, car elles nous transmettent les
vibrations de lair en notes sonores. Elles sont des
fées qui font ce miracle de changer en bruit ce
mouvement et par cette métamorphose donnent
naissance à la musique, qui rend chantante
lagitation muette de la nature... avec notre odorat,
plus faible que celui du chien... avec notre goût, qui
peut à peine discerner lâge dun vin !
Ah
! si nous avions dautres organes qui
accompliraient en notre faveur dautres miracles,
que de choses nous pourrions découvrir encore
autour de nous !
16
mai. Je suis malade, décidément ! Je me
portais si bien le mois dernier ! Jai la fièvre, une
fièvre atroce, ou plutôt un énervement fiévreux,
qui
rend mon âme aussi souffrante que mon corps ! Jai
sans cesse cette sensation affreuse dun danger
menaçant, cette appréhension dun malheur qui vient
ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui est
sans doute latteinte dun mal encore inconnu,
germant dans le sang et dans la chair.
Le Horla
18 mai. Je viens
daller consulter un
médecin, car je ne
pouvais plus dormir.
Il ma trouvé le pouls
rapide, loeil dilaté,
les nerfs vibrants,
mais sans aucun
symptôme alarmant.
Je dois me soumettre
aux douches et boire
du bromure de
potassium.
25
mai. Aucun
changement ! Mon
état, vraiment, est
bizarre. À mesure
quapproche le soir,
une inquiétude incompréhensible menvahit, comme
si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je
dîne vite, puis jessaie de lire ; mais je ne comprends
pas les mots ; je distingue à peine les lettres. Je
marche alors dans mon salon de long en large, sous
loppression dune crainte confuse et irrésistible,
la
crainte du sommeil et la crainte du lit.
Le Horla
Vers
dix heures, je monte dans ma chambre. À
peine entré, je donne deux tours de clef, et je pousse
les verrous ; jai peur... de quoi ?... Je ne redoutais
rien jusquici... jouvre mes armoires, je regarde
sous mon lit ; jécoute... jécoute... quoi
?... Est-ce
étrange quun simple malaise, un trouble de la
circulation peut-être, lirritation dun filet nerveux,
un peu de congestion, une toute petite perturbation
dans le fonctionnement si imparfait et si délicat de
notre machine vivante, puisse faire un mélancolique
du plus joyeux des hommes, et un poltron du plus
brave ? Puis, je me couche, et jattends le sommeil
comme on attendrait le bourreau. Je lattends avec
lépouvante de sa venue, et mon coeur bat, et mes
jambes frémissent ; et tout mon corps tressaille dans
la chaleur des draps, jusquau moment où je tombe
tout à coup dans le repos, comme on tomberait pour
sy noyer, dans un gouffre deau stagnante. Je ne le
sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil perfide,
caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir
par la tête, me fermer les yeux, manéantir.
Je
dors longtemps deux ou trois heures puis
un rêve non un cauchemar métreint.
Je sens bien
que je suis couché et que je dors... je le sens et je le
sais... et je sens aussi que quelquun sapproche de
moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit,
sagenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre
Le Horla
ses
mains et serre... serre... de toute sa force pour
métrangler.
Moi,
je me débats, lié par cette impuissance
atroce, qui nous paralyse dans les songes ; je veux
crier, je ne peux pas ; je veux remuer, je ne
peux pas ; jessaie, avec des efforts affreux, en
haletant, de me tourner, de rejeter cet être qui
mécrase et qui métouffe, je ne peux
pas !
Et
soudain, je méveille, affolé, couvert de sueur.
Jallume une bougie. Je suis seul.
Après
cette crise, qui se renouvelle toutes les
nuits, je dors enfin, avec calme, jusquà laurore.
2
juin. Mon état sest encore aggravé. Quai-je
donc ? Le bromure ny fait rien ; les douches ny
font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps, si las
pourtant, jallai faire un tour dans la forêt de
Roumare. Je crus dabord que lair frais, léger et
doux, plein dodeur dherbes et de feuilles, me
versait aux veines un sang nouveau, au coeur une
énergie nouvelle. Je pris une grande avenue de
chasse, puis je tournai vers La Bouille, par une allée
étroite, entre deux armées darbres démesurément
hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir,
entre le ciel et moi.
Un
frisson me saisit soudain, non pas un frisson
de froid, mais un étrange frisson dangoisse.
Le Horla
Le Horla
Je hâtai le pas, inquiet dêtre seul dans ce bois,
apeuré sans raison, stupidement, par la profonde
solitude. Tout à coup, il me sembla
que jétais suivi, quon marchait
sur mes talons, tout près, à me
toucher.
Je
me retournai
brusquement. Jétais
seul. Je ne vis derrière
moi que la droite et
large allée vide, haute,
redoutablement vide ; et
de lautre côté elle
sétendait aussi à perte
de vue, toute pareille,
effrayante.
Je
fermai les yeux.
Pourquoi ? Et je me mis
à tourner sur un talon,
très vite, comme une
toupie. Je faillis tomber ;
je rouvris les yeux ; les
arbres dansaient, la terre
flottait ; je dus masseoir.
Puis, ah ! je ne savais plus
par où jétais venu ! Bizarre idée ! Bizarre
! Bizarre
Le Horla
idée
! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté
qui se trouvait à ma droite, et je revins dans lavenue
qui mavait amené au milieu de la forêt.
3
juin. La nuit a
été horrible. Je vais
mabsenter pendant
quelques semaines. Un
petit voyage, sans
doute, me remettra.
2
juillet. Je rentre.
Je suis guéri. Jai fait
dailleurs une
excursion charmante.
Jai visité le mont
Saint-Michel que je ne
connaissais pas.
Quelle
vision,
quand on arrive,
comme moi, à
Avranches, vers la fin
du jour ! La ville est
sur une colline ; et on
me conduisit dans le
jardin public, au bout
de la cité. Je poussai
un cri détonnement.
Le Horla
Une
baie démesurée sétendait devant moi, à
perte
de vue, entre deux côtes écartées se perdant au
loin
dans les brumes ; et au milieu de cette immense baie
jaune, sous un ciel dor et de clarté, sélevait
sombre
et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le
soleil venait de disparaître, et sur lhorizon encore
flamboyant se dessinait le profil de ce fantastique
rocher qui porte sur son sommet un fantastique
monument.
Dès
laurore, jallai vers lui. La mer était basse,
comme la veille au soir, et je regardais se dresser
devant moi, à mesure que japprochais delle, la
surprenante abbaye. Après plusieurs heures de
marche, jatteignis lénorme bloc de pierre qui porte
la petite cité dominée par la grande église.
Ayant
gravi la rue étroite et rapide, jentrai dans la plus
admirable demeure gothique construite pour Dieu
sur la terre, vaste comme une ville, pleine de salles
basses écrasées sous des voûtes et de hautes galeries
que soutiennent de frêles colonnes. Jentrai dans ce
gigantesque bijou de granit, aussi léger quune
dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où
montent des escaliers tordus, et qui lancent dans le
ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits, leurs
têtes bizarres hérissées de chimères, de
diables, de
bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés
lun à lautre par de fines arches ouvragées.
Le Horla
Quand
je fus sur le sommet, je dis au moine qui
maccompagnait : « Mon Père, comme vous devez
être bien ici ! »
Il
répondit : « Il y a beaucoup de vent,
monsieur » ; et nous nous mîmes à causer en
regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le
couvrait dune cuirasse dacier.
Et
le moine me conta des histoires, toutes les
vieilles histoires de ce lieu, des légendes, toujours
des légendes.
Une
delles me frappa beaucoup. Les gens du
pays, ceux du mont, prétendent quon entend parler
la nuit dans les sables, puis quon entend bêler deux
chèvres, lune avec une voix forte, lautre avec
une
voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les
cris des oiseaux de mer, qui ressemblent tantôt à des
bêlements, et tantôt à des plaintes humaines ;
mais
les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré,
rôdant
sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite
ville jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont
on ne voit jamais la tête couverte de son manteau, et
qui conduit, en marchant devant eux, un bouc à
figure dhomme et une chèvre à figure de femme,
tous deux avec de longs cheveux blancs et parlant
sans cesse, se querellant dans une langue inconnue,
Le Horla
Le Horla
puis
cessant soudain de crier pour bêler de toute leur
force.
Je
dis au moine : « Y croyez-vous ? » Il
murmura : « Je ne sais pas. »
Je
repris : « Sil existait sur la terre dautres êtres
que nous, comment ne les connaîtrions-nous point
depuis longtemps ; comment ne les auriez-vous pas
vus, vous ? comment ne les aurais-je pas vus,
moi ? »
Il
répondit : « Est-ce que nous voyons la cent
millième partie de ce qui existe ? Tenez, voici le
vent, qui est la plus grande force de la nature, qui
renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
arbres, soulève la mer en montagnes deau, détruit
les falaises, et jette aux brisants les grands navires, le
vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit,
lavez-vous vu, et pouvez-vous le voir ? Il existe,
pourtant. »
Je
me tus devant ce simple raisonnement. Cet
homme était un sage ou peut-être un sot. Je ne
laurais pu affirmer au juste ; mais je me tus. Ce
quil disait là, je lavais pensé souvent.
3
juillet. Jai mal dormi ; certes, il y a ici une
influence fiévreuse, car mon cocher souffre du
même mal que moi. En rentrant hier, javais
remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai
:
Le Horla
«
Quest-ce que vous avez, Jean ?
Jai que je ne peux plus me reposer, monsieur,
ce sont mes nuits qui mangent mes jours. Depuis le
départ de monsieur, cela me tient comme un sort. »
Les autres domestiques vont bien cependant, mais
jai grand-peur dêtre repris, moi.
4 juillet. Décidément, je suis
repris. Mes cauchemars
anciens reviennent.
Cette nuit, jai
senti quelquun
accroupi sur moi,
et qui, sa bouche
sur la mienne,
buvait ma vie
entre mes lèvres.
Oui, il la puisait
dans ma gorge,
comme aurait fait
une sangsue. Puis
il sest levé, repu,
et moi je me suis
réveillé, tellement
meurtri, brisé,
anéanti, que je ne
pouvais plus remuer. Si
Le Horla
cela
continue encore quelques jours, je repartirai
certainement.
5
juillet. Ai-je perdu la raison ? Ce qui sest
passé la nuit dernière est tellement étrange,
que ma
tête ségare quand jy songe !
Comme
je le fais maintenant chaque soir, javais
fermé ma porte à clef ; puis, ayant soif, je bus un
demi-verre deau, et je remarquai par hasard que ma
carafe était pleine jusquau bouchon de cristal.
Je
me couchai ensuite et je tombai dans un de mes
sommeils épouvantables, dont je fus tiré au bout de
deux heures environ par une secousse plus affreuse
encore.
Figurez-vous
un homme qui dort, quon assassine,
et qui se réveille, avec un couteau dans le poumon,
et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus
respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas
voilà.
Ayant
enfin reconquis ma raison, jeus soif de
nouveau ; jallumai une bougie et jallai vers la table
où était posée ma carafe. Je la soulevai en la
penchant sur mon verre ; rien ne coula. Elle était
vide ! Elle était vide complètement ! Dabord,
je ny
compris rien ; puis, tout à coup, je ressentis une
émotion si terrible, que je dus masseoir, ou plutôt,
que je tombai sur une chaise ! puis, je me redressai
Le Horla
dun
saut pour regarder autour de
moi
! puis je me rassis, éperdu
détonnement
et de peur, devant
le
cristal transparent ! Je le
contemplais
avec des yeux
fixes,
cherchant à deviner.
Mes
mains tremblaient !
On
avait donc bu cette
eau
? Qui ? Moi ? moi,
sans
doute ? Ce ne pouvait
être
que moi ? Alors,
jétais
somnambule, je
vivais,
sans le savoir, de
cette
double vie
mystérieuse
qui fait douter
sil
y a deux êtres en nous, ou
si
un être étranger,
inconnaissable
et invisible, anime,
par moments, quand notre âme est engourdie, notre
corps captif qui obéit à cet autre, comme à nous-
mêmes, plus quà nous-mêmes.
Ah
! qui comprendra mon angoisse abominable ?
Qui comprendra lémotion dun homme, sain
desprit, bien éveillé, plein de raison et qui
regarde
épouvanté, à travers le verre dune carafe,
un peu
deau disparue pendant quil a dormi ! Et je restai là
jusquau jour, sans oser regagner mon lit.
Le Horla
6
juillet. Je deviens fou. On a encore bu toute
ma carafe cette nuit ; ou plutôt, je lai bue !
Mais,
est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ?
Qui ? Oh ! mon Dieu ! Je deviens fou ! Qui me
sauvera ?
10
juillet. Je viens de faire des épreuves
surprenantes.
Décidément,
je suis fou ! Et pourtant !
Le
6 juillet, avant de me coucher, jai placé sur
ma table du vin, du lait, de leau, du pain et des
fraises.
On
a bu jai bu toute leau, et un peu de lait.
On na touché ni au vin, ni au pain, ni aux fraises.
Le
7 juillet, jai renouvelé la même épreuve,
qui a
donné le même résultat.
Le
8 juillet, jai supprimé leau et le lait. On na
touché à rien.
Le
9 juillet enfin, jai remis sur ma table leau et
le lait seulement, en ayant soin denvelopper les
carafes en des linges de mousseline blanche et de
ficeler les bouchons. Puis, jai frotté mes lèvres,
ma
barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me
suis couché.
Le Horla
Linvincible
sommeil ma saisi, suivi bientôt de
latroce réveil. Je navais point remué ;
mes draps
eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je mélançai
vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles
étaient demeurés immaculés. Je déliai
les cordons,
en palpitant de crainte. On avait bu toute leau ! on
avait bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !...
Je
vais partir tout à lheure pour Paris.
12
juillet. Paris. Javais donc perdu la tête les
jours derniers ! Jai dû être le jouet de mon
imagination énervée, à moins que je ne sois vraiment
somnambule, ou que jaie subi une de ces influences
constatées, mais inexplicables jusquici, quon
appelle suggestions. En tout cas, mon affolement
touchait à la démence, et vingt-quatre heures de
Paris ont suffi pour me remettre daplomb.
Hier,
après des courses et des visites, qui mont
fait passer dans lâme de lair nouveau et vivifiant,
jai fini ma soirée au Théâtre-Français.
On y jouait
une pièce dAlexandre Dumas fils ; et cet esprit
alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la
solitude est dangereuse pour les intelligences qui
travaillent. Il nous faut autour de nous, des hommes
qui pensent et qui parlent. Quand nous sommes seuls
longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.
Le Horla
Je
suis rentré à lhôtel très gai, par
les
boulevards. Au coudoiement de la foule,
je songeais, non sans ironie, à mes
terreurs, à mes suppositions de lautre
semaine, car jai cru, oui, jai cru
quun être invisible habitait sous
mon toit. Comme notre tête est
faible et seffare, et ségare
vite, dès quun petit fait
incompréhensible
nous
frappe !
Au
lieu de conclure par ces
simples mots : « Je ne
comprends pas parce que la
cause
méchappe », nous
imaginons aussitôt des
mystères effrayants et des
puissances surnaturelles.
14
juillet. Fête de la
République. Je me suis
promené par les rues. Les
pétards et les drapeaux
mamusaient comme un
enfant. Cest pourtant fort bête
dêtre joyeux, à date fixe, par
décret du gouvernement. Le peuple
Le Horla
est
un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient
et tantôt férocement révolté. On lui dit
: « Amuse-
toi. » Il samuse. On lui dit : « Va te battre avec
le
voisin. » Il va se battre. On lui dit : « Vote pour
lEmpereur. » Il vote pour lEmpereur. Puis, on lui
dit : « Vote pour la République. » Et il vote pour
la
République.
Ceux
qui le dirigent sont aussi sots ; mais au lieu
dobéir à des hommes, ils obéissent à
des principes,
lesquels ne peuvent être que niais, stériles et faux,
par cela même quils sont des principes, cest-à-dire
des idées réputées certaines et immuables, en
ce
monde où lon nest sûr de rien, puisque la
lumière
est une illusion, puisque le bruit est une illusion.
16
juillet. Jai vu hier des choses qui mont
beaucoup troublé.
Je
dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le
mari commande le 76e chasseurs à Limoges. Je me
trouvais chez elle avec deux jeunes femmes, dont
lune a épousé un médecin, le docteur Parent,
qui
soccupe beaucoup des maladies nerveuses et des
manifestations extraordinaires auxquelles donnent
lieu en ce moment les expériences sur lhypnotisme
et la suggestion.
Le Horla
Il
nous raconta longtemps les résultats prodigieux
obtenus par des savants anglais et par les médecins
de lécole de Nancy.
Les
faits quil avança me parurent tellement
bizarres, que je me déclarai tout à fait incrédule.
«
Nous sommes, affirmait-il, sur le point de
découvrir un des plus importants secrets de la nature,
je veux dire, un de ses plus importants secrets sur
cette terre ; car elle en a certes dautrement
importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que
lhomme pense, depuis quil sait dire et écrire sa
pensée, il se sent frôlé par un mystère
impénétrable
pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de
suppléer, par leffort de son intelligence, à
limpuissance de ses organes. Quand cette
intelligence demeurait encore à létat rudimentaire,
cette hantise des phénomènes invisibles a pris des
formes banalement effrayantes. De là sont nées les
croyances populaires au surnaturel, les légendes des
esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des revenants,
je dirai même la légende de Dieu, car nos
conceptions de louvrier-créateur, de quelque
religion quelles nous viennent, sont bien les
inventions les plus médiocres, les plus stupides, les
plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des
créatures. Rien de plus vrai que cette parole de
Le Horla
Voltaire
: Dieu a fait lhomme à son image, mais
lhomme le lui a bien rendu.
«
Mais, depuis un peu plus dun siècle, on semble
pressentir quelque chose de nouveau. Mesmer et
quelques autres nous ont mis sur une voie
inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis
quatre ou cinq ans surtout, à des résultats
surprenants. »
Ma
cousine, très incrédule aussi, souriait. Le
docteur Parent lui dit : « Voulez-vous que jessaie de
vous endormir, madame ?
Oui, je veux bien. »
Elle sassit dans un fauteuil et il commença à
la
regarder fixement en la fascinant. Moi, je me sentis
soudain un peu troublé, le coeur battant, la gorge
serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé salourdir,
sa
bouche se crisper, sa poitrine haleter.
Au
bout de dix minutes, elle dormait.
«
Mettez-vous derrière elle », dit le médecin.
Et
je massis derrière elle. Il lui plaça entre les
mains une carte de visite en lui disant : « Ceci est un
miroir ; que voyez-vous dedans ? »
Elle
répondit :
«
Je vois mon cousin.
Le Horla
Que fait-il ?
Il se tord la moustache.
Et maintenant ?
Il tire de sa poche une
photographie.
Quelle est cette
photographie ?
La sienne. »
Cétait vrai ! Et
cette photographie
venait de mêtre
livrée, le soir même, à
lhôtel.
« Comment est-il sur
ce portrait ?
Il se tient debout avec
son chapeau à la main. »
Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton
blanc, comme elle eût vu dans une glace.
Les jeunes femmes, épouvantées, disaient :
« Assez ! Assez ! Assez ! »
Mais le docteur ordonna : « Vous vous lèverez
demain à huit heures ; puis vous irez trouver à son
hôtel votre cousin, et vous le supplierez de vous
Le Horla
prêter
cinq mille francs que votre mari vous
demande et quil vous réclamera à son prochain
voyage. »
Puis
il la réveilla.
En
rentrant à lhôtel, je songeai à cette curieuse
séance et des doutes massaillirent, non point sur
labsolue, sur linsoupçonnable bonne foi de ma
cousine, que je connaissais comme une soeur, depuis
lenfance, mais sur une supercherie possible du
docteur. Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace
quil montrait à la jeune femme endormie, en même
temps que sa carte de visite ? Les prestidigitateurs de
profession font des choses autrement singulières.
Je
rentrai donc et je me couchai.
Or,
ce matin, vers huit heures et demie, je fus
réveillé par mon valet de chambre, qui me dit :
«
Cest Mme Sablé qui demande à parler à
monsieur tout de suite. »
Je
mhabillai à la hâte et je la reçus.
Elle
sassit fort troublée, les yeux baissés, et, sans
lever son voile, elle me dit :
«
Mon cher cousin, jai un gros service à vous
demander.
Lequel, ma cousine ?
Le Horla
Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et
pourtant, il le faut. Jai besoin, absolument besoin,
de cinq mille francs.
Allons donc, vous ?
Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de
les trouver. »
Jétais tellement stupéfait, que je balbutiais
mes
réponses. Je me demandais si vraiment elle ne sétait
pas moquée de moi avec le docteur Parent, si ce
nétait pas là une simple farce préparée
davance et
fort bien jouée.
Mais,
en la regardant avec attention, tous mes
doutes se dissipèrent. Elle tremblait dangoisse, tant
cette démarche lui était douloureuse, et je compris
quelle avait la gorge pleine de sanglots.
Je
la savais fort riche et je repris :
«
Comment ! votre mari na pas cinq mille francs
à sa disposition ! Voyons, réfléchissez. Êtes-vous
sûre quil vous a chargée de me les demander ? »
Elle
hésita quelques secondes comme si elle eût
fait un grand effort pour chercher dans son souvenir,
puis elle répondit :
«
Oui..., oui... jen suis sûre.
Il vous a écrit ? »
Le Horla
Elle
hésita encore, réfléchissant. Je devinai le
travail torturant de sa pensée. Elle ne savait pas. Elle
savait seulement quelle devait memprunter cinq
mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.
«
Oui, il ma écrit.
Quand donc ? Vous ne mavez parlé de rien,
hier.
Jai reçu sa lettre ce matin.
Pouvez-vous me la montrer ?
Non... non... non... elle contenait des choses
intimes... trop personnelles... je lai... je lai brûlée.
Alors, cest que votre mari fait des dettes. »
Elle hésita encore, puis murmura
:
« Je ne sais pas.
»
Je déclarai brusquement
:
« Cest que je ne puis disposer de cinq mille
francs en ce moment, ma chère cousine. »
Elle
poussa une sorte de cri de souffrance.
«
Oh ! oh ! je vous en prie, je vous en prie,
trouvez-les... »
Elle
sexaltait, joignait les mains comme si elle
meût prié ! Jentendais sa voix changer de
ton ; elle
Le Horla
Le Horla
pleurait
et bégayait, harcelée, dominée par lordre
irrésistible quelle avait reçu.
«
Oh ! oh ! je vous en supplie... si vous saviez
comme je souffre... il me les faut aujourdhui. »
Jeus
pitié delle.
«
Vous les aurez tantôt, je vous le jure. »
Elle
sécria :
«
Oh ! merci ! merci ! que vous êtes bon. »
Je
repris : « Vous rappelez-vous ce qui sest passé
hier chez vous ?
Oui.
Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous
a endormie ?
Oui.
Eh bien, il vous a ordonné de venir memprunter
ce matin cinq mille francs, et vous obéissez en ce
moment à cette suggestion. »
Elle réfléchit quelques secondes et répondit
:
« Puisque cest mon mari qui les demande. »
Pendant une heure, jessayai de la convaincre,
mais
je ny pus parvenir.
Quand
elle fut partie, je courus chez le docteur. Il
allait sortir ; et il mécouta en souriant. Puis il dit
:
Le Horla
«
Croyez-vous maintenant ?
Oui, il le faut bien.
Allons chez votre parente. »
Elle sommeillait déjà sur une chaise longue,
accablée de fatigue. Le médecin lui prit le pouls, la
regarda quelque temps, une main levée vers ses yeux
quelle ferma peu à peu sous leffort insoutenable
de
cette puissance magnétique.
Quand
elle fut endormie :
«
Votre mari na plus besoin de cinq mille francs.
Vous allez donc oublier que vous avez prié votre
cousin de vous les prêter, et, sil vous parle de cela,
vous ne comprendrez pas. »
Puis
il la réveilla. Je tirai de ma poche un
portefeuille :
«
Voici, ma chère cousine, ce que vous mavez
demandé ce matin. »
Elle
fut tellement surprise que je nosai pas
insister. Jessayai cependant de ranimer sa mémoire,
mais elle nia avec force, crut que je me moquais
delle, et faillit, à la fin, se fâcher.
.
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Voilà
! je viens de rentrer ; et je nai pu déjeuner,
tant cette expérience ma bouleversé.