Le
Horla
19
juillet. Beaucoup de personnes à qui jai
raconté cette aventure se sont moquées de moi. Je ne
sais plus que penser. Le sage dit : Peut-être ?
21
juillet. Jai été dîner à Bougival,
puis jai
passé la soirée au bal des canotiers. Décidément,
tout dépend des lieux et des milieux. Croire au
surnaturel dans lîle de la Grenouillère, serait
le
comble de la folie... mais au sommet du mont Saint-
Michel ?... mais dans les Indes ? Nous subissons
effroyablement linfluence de ce qui nous entoure.
Je rentrerai chez moi la semaine prochaine.
30
juillet. Je suis revenu dans ma maison depuis
hier. Tout va bien.
2
août. Rien de nouveau ; il fait un temps
superbe. Je passe mes journées à regarder couler la
Seine.
4
août. Querelles parmi mes domestiques. Ils
prétendent quon casse les verres, la nuit, dans les
armoires. Le valet de chambre accuse la cuisinière,
qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres.
Quel est le coupable ? Bien fin qui le dirait !
6
août. Cette fois, je ne suis pas fou. Jai vu...
jai vu... jai vu !... Je ne puis plus douter... jai
vu !... Jai encore froid jusque dans les ongles... jai
encore peur jusque dans les moelles... jai vu !...
Le Horla
Je
me promenais à deux heures, en plein soleil,
dans mon parterre de rosiers... dans lallée des
rosiers dautomne qui commencent à fleurir.
Comme
je marrêtais à regarder un géant des
batailles, qui portait trois fleurs magnifiques, je vis,
je vis distinctement, tout près de moi, la tige dune
de ces roses se plier, comme si une main invisible
leût tordue, puis se casser, comme si cette main
leût cueillie ! Puis la fleur séleva, suivant
une
courbe quaurait décrite un bras en la portant vers
une bouche, et elle resta suspendue dans lair
transparent, toute seule, immobile, effrayante tache
rouge à trois pas de mes yeux.
Éperdu,
je me jetai sur elle pour la saisir ! Je ne
trouvai rien ; elle avait disparu. Alors je fus pris
dune colère furieuse contre moi-même ; car il nest
pas permis à un homme raisonnable et sérieux
davoir de pareilles hallucinations.
Mais
était-ce bien une hallucination ? Je me
retournai pour chercher la tige, et je la retrouvai
immédiatement sur larbuste, fraîchement brisée
entre les deux autres roses demeurées à la branche.
Alors,
je rentrai chez moi lâme bouleversée, car
je suis certain, maintenant, certain comme de
lalternance des jours et des nuits, quil existe près
de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et
deau,
qui peut toucher aux choses, les prendre et les
changer de place, doué par conséquent dune nature
matérielle, bien quimperceptible pour nos sens, et
qui habite comme moi, sous mon toit...
7
août. Jai dormi tranquille. Il a bu leau
de ma
carafe, mais na point troublé mon sommeil.
Je
me demande si je suis fou. En me promenant,
tantôt au grand soleil, le long de la rivière, des
doutes me sont venus sur ma raison, non point des
doutes vagues comme jen avais jusquici, mais des
doutes précis, absolus. Jai vu des fous ; jen ai
connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants
même sur toutes les choses de la vie, sauf sur un
point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec
souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée,
touchant lécueil de leur folie sy déchirait
en pièces,
séparpillait et sombrait dans cet océan effrayant
et
furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards,
de bourrasques, quon nomme « la démence ».
Certes,
je me croirais fou, absolument fou, si je
nétais conscient, si je ne connaissais parfaitement
mon état, si je ne le sondais en lanalysant avec une
complète lucidité. Je ne serais donc, en somme,
quun halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se
serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles
quessaient de noter et de préciser aujourdhui les
physiologistes
; et ce trouble aurait déterminé dans
mon esprit, dans lordre et la logique de mes idées,
une crevasse profonde. Des phénomènes semblables
ont lieu dans le rêve qui nous promène à travers
les
fantasmagories les plus invraisemblables, sans que
nous en soyons surpris, parce que lappareil
vérificateur, parce que le sens du contrôle est
endormi ; tandis que la faculté imaginative veille et
travaille. Ne se peut-il pas quune des imperceptibles
touches du clavier cérébral se trouve paralysée
chez
moi ? Des hommes, à la suite daccidents, perdent la
mémoire des noms propres ou des verbes ou des
chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de
toutes les parcelles de la pensée sont aujourdhui
prouvées. Or, quoi détonnant à ce que ma
faculté de
contrôler lirréalité de certaines hallucinations,
se
trouve engourdie chez moi en ce moment !
Je
songeais à tout cela en suivant le bord de leau.
Le soleil couvrait de clarté la rivière, faisait la
terre
délicieuse, emplissait mon regard damour pour la
vie, pour les hirondelles, dont lagilité est une joie
de
mes yeux, pour les herbes de la rive dont le
frémissement est un bonheur de mes oreilles.
Peu
à peu, cependant, un malaise inexplicable me
pénétrait. Une force, me semblait-il, une force
occulte mengourdissait, marrêtait, mempêchait
daller
plus loin, me rappelait en
arrière. Jéprouvais ce besoin
douloureux de rentrer qui vous
oppresse, quand on a laissé au
logis un malade aimé, et que
le pressentiment vous saisit
dune aggravation de son mal.
Donc,
je revins malgré
moi, sûr que jallais
trouver, dans ma maison,
une mauvaise nouvelle,
une lettre ou une dépêche.
Il ny avait rien ; et je
demeurai plus surpris et
plus inquiet que si javais
eu de nouveau quelque
vision fantastique.
8
août. Jai passé hier
une affreuse soirée. Il ne se
manifeste plus, mais je le
sens près de moi, mépiant,
me
regardant, me pénétrant, me dominant et plus
redoutable,
en se cachant ainsi, que sil signalait par
des
phénomènes surnaturels sa présence invisible
et
constante.
Le Horla
Jai
dormi, pourtant.
9 août. Rien, mais jai peur.
10 août. Rien ; quarrivera-t-il demain
?
11 août. Toujours rien ; je ne puis plus rester
chez moi avec cette crainte et cette pensée entrées
en
mon âme ; je vais partir.
12
août, 10 heures du soir. Tout le jour jai
voulu men aller ; je nai pas pu. Jai voulu
accomplir cet acte de liberté si facile, si simple,
sortir monter dans ma voiture pour gagner Rouen
je nai pas pu. Pourquoi ?
13
août. Quand on est atteint par certaines
maladies, tous les ressorts de lêtre physique
semblent brisés, toutes les énergies anéanties,
tous
les muscles relâchés, les os devenus mous comme la
chair et la chair liquide comme de leau. Jéprouve
cela dans mon être moral dune façon étrange
et
désolante. Je nai plus aucune force, aucun courage,
aucune domination sur moi aucun pouvoir même de
mettre en mouvement ma volonté. Je ne peux plus
vouloir ; mais quelquun veut pour moi ; et jobéis.
14
août. Je suis perdu ! Quelquun possède mon
âme et la gouverne ! quelquun ordonne tous mes
actes, tous mes mouvements, toutes mes pensées. Je
ne suis plus rien en moi, rien quun spectateur
esclave
et terrifié de toutes les choses que
jaccomplis. Je désire sortir. Je ne peux pas. Il ne
veut pas ; et je reste, éperdu, tremblant, dans le
fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me
lever, me soulever, afin de me croire maître de moi.
Je ne peux pas ! Je suis rivé à mon siège et
mon
siège adhère au sol, de telle sorte quaucune force
ne
nous soulèverait.
Puis,
tout dun coup, il faut, il faut, il faut que
jaille au fond de mon jardin cueillir des fraises et
les manger. Et jy vais. Je cueille des fraises et je les
mange ! Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
Est-il un Dieu ? Sil en est un, délivrez-moi, sauvez-
moi ! secourez-moi ! Pardon ! Pitié ! Grâce !
Sauvez-moi ! Oh ! quelle souffrance ! quelle
torture ! quelle horreur !
15
août. Certes, voilà comment était possédée
et
dominée ma pauvre cousine, quand elle est venue
memprunter cinq mille francs. Elle subissait un
vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme,
comme une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce
que le monde va finir ?
Mais
celui qui me gouverne, quel est-il, cet
invisible ? cet inconnaissable, ce rôdeur dune race
surnaturelle ?
Le Horla
Donc
les Invisibles existent ! Alors, comment
depuis lorigine du monde ne se sont-ils pas encore
manifestés dune façon précise comme ils
le font
pour moi ? Je nai jamais rien lu qui ressemble à ce
qui sest passé dans ma demeure. Oh ! si je pouvais
la quitter, si je pouvais men aller, fuir et ne pas
revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas.
16
août. Jai pu méchapper aujourdhui
pendant
deux heures, comme un prisonnier qui trouve
ouverte, par hasard, la porte de son cachot. Jai senti
que jétais libre tout à coup et quil était
loin. Jai
ordonné datteler bien vite et jai gagné
Rouen. Oh !
quelle joie de pouvoir dire à un homme qui obéit :
« Allez à Rouen ! »
Je
me suis fait arrêter devant la bibliothèque et jai
prié quon me prêtât le grand traité
du docteur
Hermann Herestauss sur les habitants inconnus du
monde antique et moderne.
Puis,
au moment de remonter dans mon coupé,
jai voulu dire : « À la gare ! » et jai
crié, je nai
pas dit, jai crié dune voix si forte que
les passants
se sont retournés : « À la maison », et
je suis tombé,
affolé dangoisse, sur le coussin de ma voiture. Il
mavait retrouvé et repris.
17
août. Quelle nuit ! quelle nuit ! Et pourtant il
me semble que je devrais me réjouir. Jusquà une
Le Horla
heure
du matin, jai lu !
Hermann
Herestauss,
docteur
en philosophie et en
théogonie,
a écrit lhistoire
et
les manifestations de
tous
les êtres invisibles
rôdant
autour de
lhomme
ou rêvés par
lui.
Il décrit leurs origines,
leur
domaine, leur puissance.
Mais
aucun deux ne
ressemble
à celui qui me
hante.
On dirait que lhomme,
depuis
quil pense, a pressenti et
redouté
un être nouveau, plus fort que
lui,
son successeur en ce monde, et que, le
sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce
maître, il a créé, dans sa terreur, tout le peuple
fantastique des êtres occultes, fantôme vagues nés
de
la peur.
Donc,
ayant lu jusquà une heure du matin, jai été
masseoir ensuite auprès de ma fenêtre ouverte pour
rafraîchir mon front et ma pensée au vent calme de
lobscurité.
Il
faisait bon, il faisait tiède ! Comme jaurais
aimé cette nuit-là autrefois !
Le Horla
Pas
de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel
noir des scintillements frémissants. Qui habite ces
mondes ? Quelles formes, quels vivants, quels
animaux, quelles plantes sont là-bas ? Ceux qui
pensent dans ces univers lointains, que savent-ils
plus que nous ? Que peuvent-ils plus que nous ? Que
voient-ils que nous ne connaissons point ? Un deux,
un jour ou lautre, traversant lespace, napparaîtra-til
pas sur notre terre pour la conquérir, comme les
Normands jadis traversaient la mer pour asservir des
peuples plus faibles ?
Nous
sommes si infirmes, si désarmés, si
ignorants, si petits, nous autres, sur ce grain de boue
qui tourne délayé dans une goutte deau.
Je
massoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.
Or,
ayant dormi environ quarante minutes, je
rouvris les yeux sans faire un mouvement, réveillé
par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre.
Je
ne vis rien dabord, puis, tout à coup, il me
sembla quune page du livre resté ouvert sur ma
table venait de tourner toute seule. Aucun souffle
dair nétait entré par ma fenêtre.
Je fus surpris et
jattendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis,
je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se
soulever et se rabattre sur la précédente, comme si
un doigt leût feuilletée. Mon fauteuil était
vide,
Le Horla
semblait
vide ; mais je
compris quil était là, lui,
assis à ma place, et
quil lisait. Dun
bond furieux,
dun bond de
bête
révoltée,
qui va
éventrer
son
dompteur,
je traversai
ma chambre
pour le saisir,
pour létreindre,
pour le tuer !...
Mais mon siège,
avant que je leusse atteint, se renversa comme si on
eût fui devant moi... ma table oscilla, ma lampe
tomba et séteignit, et ma fenêtre se ferma comme
si
Le Horla
un
malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit,
en
prenant à pleines mains les battants.
Donc,
il sétait sauvé ; il avait eu peur, peur de
moi, lui !
Alors...
alors... demain... ou après... ou un jour
quelconque, je pourrai donc le tenir sous mes
poings, et lécraser contre le sol ! Est-ce que les
chiens, quelquefois, ne mordent point et nétranglent
pas leurs maîtres ?
18
août. Jai songé toute la journée.
Oh ! oui je
vais lui obéir, suivre ses impulsions, accomplir
toutes ses volontés, me faire humble, soumis, lâche.
Il est le plus fort. Mais une heure viendra...
19
août. Je sais... je sais... je sais tout ! Je viens
de lire ceci dans la Revue du Monde scientifique :
« Une nouvelle assez curieuse nous arrive de Rio de
Janeiro. Une folie, une épidémie de folie,
comparable aux démences contagieuses qui
atteignirent les peuples dEurope au moyen âge,
sévit en ce moment dans la province de San-Paulo.
Les habitants éperdus quittent leurs maisons,
désertent leurs villages, abandonnent leurs cultures,
se disant poursuivis, possédés, gouvernés comme
un
bétail humain par des êtres invisibles bien que
tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent
de leur vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en
Le Horla
outre
de leau et du lait sans paraître toucher à aucun
autre aliment.
«
M. le professeur Don Pedro Henriquez,
accompagné de plusieurs savants médecins, est parti
pour la province de San-Paulo afin détudier sur
place les origines et les manifestations de cette
surprenante folie, et de proposer à lEmpereur les
mesures qui lui paraîtront le plus propres à rappeler
à la raison ces populations en délire. »
Ah ! Ah ! je me rappelle, je me rappelle le beau
trois-mâts brésilien qui passa sous mes fenêtres
en
remontant la Seine, le 8 mai dernier ! Je le trouvais
si joli, si blanc, si gai ! LÊtre était dessus,
venant de
là-bas, où sa race est née ! Et il ma vu
! Il a vu ma
demeure blanche aussi ; et il a sauté du navire sur la
rive. Oh ! mon Dieu !
À
présent, je sais, je devine. Le règne de lhomme
est fini.
Il
est venu, Celui que redoutaient les premières
terreurs des peuples naïfs, Celui quexorcisaient les
prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les
nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui
les pressentiments des maîtres passagers du monde
prêtèrent toutes les formes monstrueuses ou
gracieuses des gnomes, des esprits, des génies, des
fées, des farfadets. Après les grossières conceptions
Le Horla
de
lépouvante primitive, des hommes plus
perspicaces lont pressenti plus clairement. Mesmer
lavait deviné et les médecins, depuis dix ans
déjà,
ont découvert, dune façon précise, la nature
de sa
puissance avant quil leût exercée lui-même.
Ils ont
joué avec cette arme du Seigneur nouveau, la
domination dun mystérieux vouloir sur lâme
humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela
magnétisme, hypnotisme, suggestion... que sais-je ?
Je le ai vus samuser comme des enfants imprudents
avec cette horrible puissance ! Malheur à nous !
Malheur à lhomme ! Il est venu, le... le... comment
se nomme-t-il... le... il me semble quil me crie son
nom, et je ne lentends pas... le... oui... il le crie...
Jécoute... je ne peux pas... répète...
le... Horla... Jai
entendu... le Horla... cest lui... le Horla... il est
venu !...
Ah
! le vautour a mangé la colombe ; le loup a
mangé le mouton ; le lion a dévoré le buffle
aux
cornes aiguës ; lhomme a tué le lion avec la flèche,
avec le glaive, avec la poudre ; mais le Horla va
faire de lhomme ce que nous avons fait du cheval et
du boeuf : sa chose, son serviteur et sa nourriture, par
la seule puissance de sa volonté. Malheur à nous !
Pourtant,
lanimal, quelquefois, se révolte et tue
celui qui la dompté... moi aussi je veux... je
Le Horla
Le Horla
pourrai...
mais il faut le connaître, le toucher, le
voir ! Les savants disent que loeil de la bête,
différent du nôtre, ne distingue point comme le
nôtre... Et mon oeil à moi ne peut distinguer le
nouveau venu qui mopprime.
Pourquoi
? Oh ! je me rappelle à présent les
paroles du moine du mont Saint-Michel : « Est-ce
que nous voyons la cent millième partie de ce qui
existe ? Tenez, voici le vent qui est la plus grande
force de la nature, qui renverse les hommes, abat les
édifices, déracine les arbres, soulève la mer
en
montagnes deau, détruit les falaises et jette aux
brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle,
qui gémit, qui mugit, lavez-vous vu et pouvez-vous
le voir : il existe pourtant ! »
Et
je songeais encore : mon oeil est si faible, si
imparfait, quil ne distingue même point les corps
durs, sils sont transparents comme le verre !...
Quune glace sans tain barre mon chemin, il me jette
dessus comme loiseau entré dans une chambre se
casse la tête aux vitres. Mille choses en outre le
trompent et légarent ? Quoi détonnant, alors,
à ce
quil ne sache point apercevoir un corps nouveau
que la lumière traverse.
Un
être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir
assurément ! pourquoi serions-nous les derniers !
Le Horla
Nous
ne le distinguons point, ainsi que tous les
autres créés avant nous ? Cest que sa nature est
plus
parfaite, son corps plus fin et plus fini que le nôtre,
que le nôtre si faible, si maladroitement conçu,
encombré dorganes toujours fatigués, toujours
forcés comme des ressorts trop complexes, que le
nôtre, qui vit comme une plante et comme une bête,
en se nourrissant péniblement dair, dherbe et de
viande, machine animale en proie aux maladies, aux
déformations, aux putréfactions, poussive, mal
réglée, naïve et bizarre, ingénieusement
mal faite,
oeuvre grossière et délicate, ébauche dêtre
qui
pourrait devenir intelligent et superbe.
Nous
sommes quelques-uns, si peu sur ce monde,
depuis lhuître jusquà lhomme. Pourquoi
pas un de
plus, une fois accomplie la période qui sépare les
apparitions successives de toutes les espèces
diverses ?
Pourquoi
pas un de plus ? Pourquoi pas aussi
dautres arbres aux fleurs immenses, éclatantes et
parfumant des régions entières ? Pourquoi pas
dautres éléments que le feu, lair, la terre
et leau ?
Ils sont quatre, rien que quatre, ces pères
nourriciers des êtres ! Quelle pitié ! Pourquoi ne
sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille !
Comme tout est pauvre, mesquin, misérable !
Le Horla
avarement
donné, sèchement inventé, lourdement
fait ! Ah ! léléphant, lhippopotame, que
de grâce !
le chameau, que délégance !
Mais
direz-vous, le papillon ! une fleur qui vole !
Jen rêve un qui serait grand comme cent univers,
avec des ailes dont je ne puis même exprimer la
forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais
je le vois... il va détoile en étoile, les rafraîchissant
et les embaumant au souffle harmonieux et léger de
sa course !... Et les peuples de là-haut le regardent
passer, extasiés et ravis !
.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Quai-je
donc ? Cest lui, lui, le Horla, qui me
hante, qui me fait penser ces folies ! Il est en moi, il
devient mon âme ; je le tuerai !
19
août. Je le tuerai. Je lai vu ! je me suis assis
hier soir, à ma table ; et je fis semblant décrire
avec
une grande attention. Je savais bien quil viendrait
rôder autour de moi, tout près, si près que je
pourrais
peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !... alors,
jaurais la force des désespérés ; jaurais
mes mains,
mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour
létrangler, lécraser, le mordre, le déchirer.
Et
je le guettais avec tous mes organes surexcités.
Le Horla
Javais
allumé mes deux lampes et les huit
bougies de ma cheminée, comme si jeusse pu, dans
cette clarté, le découvrir.
En
face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à
colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche,
ma
porte fermée avec soin, après lavoir laissée
longtemps ouverte, afin de lattirer ; derrière moi,
une très haute armoire à glace, qui me servait chaque
jour pour me raser, pour mhabiller, et où javais
coutume de me regarder, de la tête aux pieds, chaque
fois que je passais devant.
Donc,
je faisais semblant décrire, pour le
tromper, car il mépiait lui aussi ; et soudain, je
sentis, je fus certain quil lisait par-dessus mon
épaule, quil était là, frôlant mon
oreille.
Je
me dressai, les mains tendues, en me tournant
si vite que je faillis tomber. Eh bien ?... on y voyait
comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma
glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de
lumière ! Mon image nétait pas dedans... et jétais
en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du
haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux
affolés ; et je nosais plus avancer, je nosais
plus
faire un mouvement, sentant bien pourtant quil était
là, mais quil méchapperait encore, lui dont
le corps
imperceptible avait dévoré mon reflet.
Le
Horla
Comme
jeus peur ! Puis voilà que tout à coup je
commençai à mapercevoir dans une brume, au fond
du miroir, dans une brume comme à travers une
nappe deau ; et il me semblait que cette eau glissait
de gauche à droite, lentement, rendant plus précise
mon image, de seconde en seconde. Cétait comme
la fin dune éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait
point posséder de contours nettement arrêtés,
mais
une sorte de transparence opaque, séclaircissant peu
à peu.
Je
pus enfin me distinguer complètement, ainsi
que je le fais chaque jour en me regardant.
Je
lavais vu ! Lépouvante men est restée,
qui
me fait encore frissonner.
20
août. Le tuer, comment ? puisque je ne peux
latteindre ? Le poison ? mais il me verrait le mêler à
leau ; et nos poisons, dailleurs, auraient-ils un effet
sur son corps imperceptible ? Non... non... sans
aucun doute... Alors ?... alors ?...
21
août. Jai fait venir un serrurier de Rouen et
lui ai commandé pour ma chambre des persiennes de
fer, comme en ont, à Paris, certains hôtels
particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des
voleurs. Il me fera, en outre, une porte pareille. Je
me suis donné pour un poltron, mais je men
moque !...
Le Horla
10 septembre. Rouen, hôtel Continental. Cest
fait... cest fait... mais est-il mort ? Jai lâme
bouleversée de ce que jai vu.
Hier
donc, le serrurier ayant posé ma persienne et
ma porte de fer, jai laissé tout ouvert, jusquà
minuit, bien quil commencât à faire froid.
Tout
à coup, jai senti quil était là,
et une joie,
une joie folle ma saisi. Je me suis levé lentement, et
jai marché à droite, à gauche, longtemps
pour quil
ne devinât rien ; puis jai ôté mes bottines
et mis mes
savates avec négligence ; puis jai fermé ma
persienne de fer, et revenant à pas tranquilles vers la
porte, jai fermé la porte aussi à double tour.
Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un
cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.
Tout
à coup, je compris quil sagitait autour de
moi, quil avait peur à son tour, quil mordonnait
de
lui ouvrir. Je faillis céder ; je ne cédai pas, mais
madossant à la porte, je lentrebâillai, tout
juste
assez pour passer, moi, à reculons ; et comme je suis
très grand ma tête touchait au linteau. Jétais
sûr
quil navait pu séchapper et je lenfermai,
tout
seul, tout seul. Quelle joie ! Je le tenais ! Alors, je
descendis, en courant ; je pris dans mon salon, sous
ma chambre, mes deux lampes et je renversai toute
lhuile sur le tapis, sur les meubles, partout ; puis jy
Le Horla
mis
le feu, et je me sauvai,
après avoir bien refermé, à
double tour, la grande porte
dentrée. Et jallai me cacher
au fond de mon jardin, dans
un massif de lauriers.
Comme ce fut long ! comme
ce fut long ! Tout était noir,
muet, immobile ; pas un
souffle dair, pas une étoile,
des montagnes de nuages
quon ne voyait point, mais
qui pesaient sur mon âme si
lourds, si lourds.
Je
regardais ma maison, et
jattendais. Comme ce fut
long ! Je croyais déjà que le
feu sétait éteint tout seul, ou
quil lavait éteint, Lui,
quand une des fenêtres den
bas creva sous la poussée de
lincendie, et une flamme,
une grande flamme rouge et jaune, longue, molle,
caressante, monta le long du mur blanc et le baisa
jusquau toit. Une lueur courut dans les arbres, dans
les branches, dans les feuilles, et un frisson, un
frisson de peur aussi. Les oiseaux se réveillaient ; un
Le
Horla
chien se mit à hurler ; il me
sembla que le jour se levait !
Deux autres fenêtres éclatèrent
aussitôt, et je vis que tout le bas
de ma demeure nétait plus
quun effrayant brasier. Mais un
cri, un cri horrible, suraigu,
déchirant, un cri de femme
passa dans la nuit, et deux
mansardes souvrirent ! Javais
oublié mes domestiques ! Je vis
leurs faces affolées, et leurs bras
qui sagitaient !...
Alors,
éperdu dhorreur, je
me mis à courir vers le village
en hurlant : « Au secours ! au
secours ! au feu ! au feu ! » Je
rencontrai des gens qui sen
venaient déjà et je retournai
avec eux, pour voir.
La
maison, maintenant,
nétait
plus quun bûcher horrible et magnifique, un
bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un
bûcher où brûlaient des hommes, et où il
brûlait
aussi, Lui, Lui, mon prisonnier, lÊtre nouveau, le
nouveau maître, le Horla !
Le Horla
Soudain le toit tout entier sengloutit entre les
murs et un volcan de flammes jaillit jusquau ciel.
Par toutes les fenêtres ouvertes sur la fournaise, je
Le Horla
voyais
la cuve de feu, et je pensais quil était là, dans
ce four, mort...
«
Mort ? Peut-être ?... Son corps ? son corps que
le jour traversait nétait-il pas indestructible par les
moyens qui tuent les nôtres ?
«
Sil nétait pas mort ?... seul peut-être le
temps a
prise sur lÊtre Invisible et Redoutable. Pourquoi ce
corps transparent, ce corps inconnaissable, ce corps
dEsprit, sil devait craindre, lui aussi, les maux, les
blessures, les infirmités, la destruction prématurée
?
«
La destruction prématurée ? toute lépouvante
humaine vient delle ! Après lhomme, le Horla.
Après celui qui peut mourir tous les jours, à toutes
les heures, à toutes les minutes, par tous les
accidents, est venu celui qui ne doit mourir quà son
jour, à son heure, à sa minute, parce quil a touché
la
limite de son existence !
«
Non... non... sans aucun doute, sans aucun
doute... il nest pas mort... Alors... alors... il va donc
falloir que je me tue, moi !... »
.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .