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Guy De Maupassant
«
Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses uvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté
à la vie »
Émile Zola
Joseph
JOSEPH Elles étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens. Elles avaient dîné en tête à tête, dans le salon vitré qui regardait la mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle dun soir dété entrait, tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse docéan. Les deux jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes, et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres. Leurs maris étaient retournés à Paris dans laprèsmidi, les laissant seules sur cette petite plage déserte quils avaient choisie pour éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur lherbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît dans le désoeuvrement des villes deaux. Dieppe, Étretat, Trouville leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp, et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout lété. Elles étaient grises. Ne sachant quinventer pour se distraire, la petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin, au champagne. Elles sétaient dabord beaucoup amusées à cuisiner ellesmêmes ce dîner ; puis elles lavaient mangé avec gaieté en buvant ferme pour calmer la soif quavait éveillée dans leur gorge la chaleur des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à lunisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce quelles disaient. La comtesse, les jambes en lair sur le dossier dune chaise, était plus partie encore que son amie. « Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle, il nous faudrait des amoureux. Si javais prévu ça tantôt, jen aurais fait venir deux de Paris et je ten aurais cédé un... Moi, reprit lautre, jen trouve toujours ; même ce soir, si jen voulais un, je laurais. Allons donc ! À Roqueville, ma chère ? un paysan, alors. Non, pas tout à fait. Alors, raconte-moi. Quest-ce que tu veux que je te raconte ? Ton amoureux ? Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je nétais pas aimée, je me croirais morte. Moi aussi. Nest-ce pas ? Oui. Les hommes ne comprennent pas ça ! nos maris surtout. Non, pas du tout. Comment veux-tu quil en soit autrement ? Lamour quil nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries. Cest la nourriture de notre coeur, ça. Cest indispensable à notre vie, indispensable, indispensable... Indispensable. Il faut que je sente que quelquun pense à moi, toujours, partout. Quand je mendors, quand je méveille, il faut que je sache quon maime quelque part, quon rêve de moi, quon me désire. Sans cela je serais malheureuse, malheureuse. Oh ! mais malheureuse à pleurer tout le temps. Moi aussi. Songe donc que cest impossible autrement. Quand un mari a été gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément une brute, oui, une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se montre tel quil est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes les notes. On ne peut pas aimer quelquun avec qui on vit toujours. Ça, cest bien vrai... Nest-ce pas ?... Où donc en étais-je ? Je ne me rappelle plus du tout. Tu disais que tous les maris sont des brutes Oui, des brutes... tous. Cest vrai. Et après ?... Quoi, après ? Quest-ce que je disais après ? Je ne sais pas, moi, puisque tu ne las pas dit ? Javais pourtant quelque chose à te raconter. Oui, cest vrai, attends ?... Ah ! jy suis... Je técoute. Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux. Comment fais-tu ? Voilà. Suis-moi bien. Quand jarrive dans un pays nouveau, je prends des notes et je fais mon choix. Tu fais ton choix ? Oui, parbleu. Je prends des notes dabord. Je minforme. Il faut avant tout quun homme soit discret, riche et généreux, nest-ce pas ? Cest vrai. Et puis, il faut quil me plaise comme homme. Nécessairement. Alors je lamorce. Tu lamorces ? Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu nas jamais pêché à la ligne ? Non, jamais. Tu as eu tort. Cest très amusant. Et puis cest instructif. Donc, je lamorce... Comment fais-tu ? Bête, va. Est-ce quon ne prend pas les hommes quon veut prendre, comme sils avaient le choix ! Et ils croient choisir encore... ces imbéciles... mais cest nous qui choisissons... toujours... Songe donc, quand on nest pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les hommes sont des prétendants, tous sans exception. Nous, nous les passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un, nous lamorçons... Ça ne me dit pas comment tu fais ? Comment je fais ?... mais je ne fais rien. Je me laisse regarder, voilà tout. Tu te laisses regarder ? Mais oui. Ça suffit. Quand on sest laissé regarder plusieurs fois de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la cour. Moi je lui laisse comprendre quil nest pas mal, sans rien dire bien entendu ; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça dure plus ou moins, selon ses qualités. Tu prends comme ça tous ceux que tu veux ? Presque tous. Alors, il y en a qui résistent ? Quelquefois. Pourquoi ? Oh ! pourquoi ? On est Joseph pour trois raisons. Parce quon est très amoureux dune autre. Parce quon est dune timidité excessive et parce quon est... comment dirai-je ?... incapable de mener jusquau bout la conquête dune femme... Oh ! ma chère !... Tu crois ?... Oui... oui... Jen suis sûre... il y en a beaucoup de cette dernière espèce, beaucoup, beaucoup... beaucoup plus quon ne croit. Oh ! ils ont lair de tout le monde... ils sont habillés comme les autres... ils font les paons... Quand je dis les paons... je me trompe, ils ne pourraient pas se déployer. Oh ! ma chère... Quant aux timides, ils sont quelquefois dune sottise imprenable. Ce sont des hommes qui ne doivent pas savoir se déshabiller, même pour se coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec ceux-là, il faut être énergique, user du regard et de la poignée de main. Cest même quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni par où commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier moyen... ils vous soignent... Et pour peu quon tarde à reprendre ses sens... ils vont chercher du secours. « Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je les enlève dassaut, à... à... à... à la baïonnette, ma chère ! Cest bon, tout ça, mais quand il ny a pas dhommes, comme ici, par exemple. Jen trouve. Tu en trouves. Où ça ? Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire. « Voilà deux ans, cette année, que mon mari ma fait passer lété dans sa terre de Bougrolles. Là, rien... mais tu entends, rien de rien, de rien, de rien ! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des châteaux sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par là-dessus, et quil serait impossible de corriger, parce quils ont des principes dexistence malpropres. « Devine ce que jai fait ? Je ne devine pas ! Ah ! ah ! ah ! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour lexaltation de lhomme du peuple, des romans où les ouvriers sont sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que javais vu Ruy Blas lhiver précédent et que ça mavait beaucoup frappée. Eh bien ! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le séminaire par dégoût. Eh bien, je lai pris comme domestique ! Oh ! Et après ! Après après, ma chère, je lai traité de très haut, en lui montrant beaucoup de ma personne. Je ne lai pas amorcé, celui-là, ce rustre, je lai allumé ! ... Oh ! Andrée ! Oui, ça mamusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne compte pas ! Eh bien il ne comptait point. Je le sonnais pour les ordres chaque matin quand ma femme de chambre mhabillait, et aussi chaque soir quand elle me déshabillait. Oh ! Andrée ! Ma chère, il a flambé comme un toit de paille. Alors, à table, pendant les repas, je nai plus parlé que de propreté, de soins du corps, de douches, de bains. Si bien quau bout de quinze jours il se trempait matin et soir dans la rivière, puis se parfumait à empoisonner le château. Jai même été obligée de lui interdire les parfums, en lui disant, dun air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer que de leau de Cologne. Oh ! Andrée ! Alors, jai eu lidée dorganiser une bibliothèque de campagne. Jai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais à tous nos paysans et à mes domestiques. Il sétait glissé dans ma collection quelques livres... quelques livres... poétiques de ceux qui troublent les âmes... des pensionnaires et des collégiens Je les ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une drôle de vie. Oh... Andrée ! Alors je suis devenue familière avec lui, je me suis mise à le tutoyer. Je lavais nommé Joseph. Ma chère, il était dans un état dans un état effrayant... Il devenait maigre comme... comme un coq et il roulait des yeux de fou. Moi je mamusais énormément. Cest un de mes meilleurs étés... Et après ?... Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari était absent, je lui ai dit datteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait très chaud, très chaud... Voilà ! Oh ! Andrée, dis-moi tout... Ça mamuse tant. Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je finirais le carafon toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route. Comment ça ? Que tu es bête. Je lui ai dit que jallais me trouver mal et quil fallait me porter sur lherbe. Et puis quand jai été sur lherbe jai suffoqué et je lui ai dit de me délacer. Et puis, quand jai été délacée, jai perdu connaissance. Tout à fait ? Oh non, pas du tout. Eh bien ? Eh bien ! jai été obligée de rester près dune heure sans connaissance. Il ne trouvait pas de remède. Mais jai été patiente, et je nai rouvert les yeux quaprès sa chute. Oh ! Andrée !... Et quest-ce que tu lui as dit ? Moi rien ! Est-ce que je savais quelque chose, puisque jétais sans connaissance ? Je lai remercié. Je lui ai dit de me remettre en voiture ; et il ma ramenée au château. Mais il a failli verser en tournant la barrière ! Oh ! Andrée ! Et cest tout ?... Cest tout... Tu nas perdu connaissance quune fois ? Rien quune fois, parbleu ! Je ne voulais pas faire mon amant de ce goujat. Las-tu gardé longtemps, après ça ? Mais oui. Je lai encore. Pourquoi est-ce que je laurais renvoyé. Je navais pas à men plaindre. Oh ! Andrée ! Et il taime toujours ? Parbleu. Où est-il ? » La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre électrique. La porte souvrit aussitôt, et un grand valet entra qui répandait autour de lui une forte senteur deau de Cologne. La baronne lui dit : « Joseph, mon garçon, jai peur de me trouver mal, va me chercher ma femme de chambre. » Lhomme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et fixait un regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit : « Mais va donc vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourdhui, et Rosalie me soignera mieux que toi. » Il tourna sur ses talons et sortit. La petite comtesse, effarée, demanda : « Et quest-ce que tu diras à ta femme de chambre ? Je lui dirai que cest passé ! Non, je me ferai tout de même délacer. Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis grise... ma chère...
mais grise à tomber si je me levais. » |