Guy De Maupassant
«
Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses uvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté
à la vie »
Émile Zola
L'auberge
LAUBERGE Pareille à toutes les hôtelleries de bois plantées dans les Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus qui coupent les sommets blancs des montagnes, lauberge de Schwarenbach sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi. Pendant six mois elle reste ouverte, habitée par la famille de Jean Hauser ; puis, dès que les neiges samoncellent, emplissant le vallon et rendant impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le père et les trois fils sen vont, et laissent pour garder la maison le vieux guide Gaspard Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de montagne. Les deux hommes et la bête demeurent jusquau printemps dans cette prison de neige, nayant devant les yeux que la pente immense et blanche du Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants, enfermés, bloqués, ensevelis sous la neige qui monte autour deux, enveloppe, étreint, écrase la petite maison, samoncelle sur le toit, atteint les fenêtres et mure la porte. Cétait le jour où la famille Hauser allait retourner à Loëche, lhiver approchant et la descente devenant périlleuse. Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes et de bagages et conduits par les trois fils. Puis la mère, Jeanne Hauser et sa fille Louise montèrent sur un quatrième mulet, et se mirent en route à leur tour. Le père les suivait accompagné des deux gardiens qui devaient escorter la famille jusquau sommet de la descente. Ils contournèrent dabord le petit lac, gelé maintenant au fond du grand trou de rochers qui sétend devant lauberge, puis ils suivirent le vallon clair comme un drap et dominé de tous côtés par des sommets de neige. Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc éclatant et glacé, lallumait dune flamme aveuglante et froide ; aucune vie napparaissait dans cet océan des monts ; aucun mouvement dans cette solitude démesurée ; aucun bruit nen troublait le profond silence. Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand Suisse aux longues jambes, laissa derrière lui le père Hauser et le vieux Gaspard Hari, pour rejoindre le mulet qui portait les deux femmes. La plus jeune le regardait venir, semblait lappeler dun oeil triste. Cétait une petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses et les cheveux pâles paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu des glaces. Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la main sur la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser se mit à lui parler, énumérant avec des détails infinis toutes les recommandations de lhivernage. Cétait la première fois quil restait là-haut, tandis que le vieux Hari avait déjà quatorze hivers sous la neige dans lauberge de Schwarenbach. Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir lair de comprendre, et regardait sans cesse la jeune fille. De temps en temps il répondait : « Oui, madame Hauser. » Mais sa pensée semblait loin et sa figure calme demeurait impassible. Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelée sétendait, toute plate, au fond du val. À droite, le Daubenhorn montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès des énormes moraines du glacier de Loemmern que dominait le Wildstrubel. Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où commence la descente sur Loëche, ils découvrirent tout à coup limmense horizon des Alpes du Valais dont les séparait la profonde et large vallée du Rhône. Cétait, au loin, un peuple de sommets blancs, inégaux, écrasés ou pointus et luisants sous le soleil : le Mischabel avec ses deux cornes, le puissant massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la haute et redoutable pyramide du Cervin, ce tueur dhommes, et la Dent-Blanche, cette monstrueuse coquette. Puis, au-dessous deux, dans un trou démesuré, au fond dun abîme effrayant, ils aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient des grains de sable jetés dans cette crevasse énorme que finit et que ferme la Gemmi, et qui souvre, là-bas, sur le Rhône. Le mulet sarrêta au bord du sentier qui va, serpentant, tournant sans cesse et revenant, fantastique et merveilleux, le long de la montagne droite, jusquà ce petit village presque invisible, à son pied. Les femmes sautèrent dans la neige. Les deux vieux les avaient rejoints. « Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage, à lan prochain, les amis. » Le père Hari répéta : « À lan prochain. » Ils sembrassèrent. Puis Mme Hauser, à son tour, tendit ses joues et la jeune fille en fit autant. Quand ce fut le tour dUlrich Kunsi, il murmura dans loreille de Louise : « Noubliez point ceux den haut. » Elle répondit « non », si bas quil devina sans lentendre. « Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne santé. » Et, passant devant les femmes, il commença à descendre. Ils disparurent bientôt tous les trois au premier détour du chemin. Et les deux hommes sen retournèrent vers lauberge de Schwarenbach. Ils allaient lentement, côte à côte, sans parler. Cétait fini, ils resteraient seuls face à face, quatre ou cinq mois. Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de lautre hiver. Il était demeuré avec Michel Canol, trop âgé maintenant pour recommencer ; car un accident peut arriver pendant cette longue solitude. Ils ne sétaient pas ennuyés, dailleurs ; le tout était den prendre son parti dès le premier jour ; et on finissait par se créer des distractions, des jeux, beaucoup de passe-temps. Ulrich Kunsi lécoutait, les yeux baissés, suivant en pensée ceux qui descendaient vers le village par tous les festons de la Gemmi. Bientôt ils aperçurent lauberge, à peine visible, si petite, un point noir au pied de la monstrueuse vague de neige. Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se mit à gambader autour deux. « Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous navons plus de femme maintenant, il faut préparer le dîner, tu vas éplucher les pommes de terre. » Et tous deux, sasseyant sur des escabeaux de bois, commencèrent à tremper la soupe. La matinée du lendemain sembla longue à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari fumait et crachait dans lâtre, tandis que le jeune homme regardait par la fenêtre léclatante montagne en face de la maison. Il sortit dans laprès-midi, et refaisant le trajet de la veille, il cherchait sur le sol les traces des Lauberge sabots du mulet qui avait porté les deux femmes. Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le ventre au bord de labîme, et regarda Loëche. Le village dans son puits de rocher nétait pas encore noyé sous la neige, bien quelle vînt tout près de lui, arrêtée net par les forêts de sapins qui protégeaient ses environs. Ses maisons basses ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une prairie. La petite Hauser était là, maintenant, dans une de ces demeures grises. Dans laquelle ? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer séparément. Comme il aurait voulu descendre, pendant quil le pouvait encore ! Mais le soleil avait disparu derrière la grande cime de Wildstrubel ; et le jeune homme rentra. Le père Hari fumait. En voyant revenir son compagnon, il lui proposa une partie de cartes ; et ils sassirent en face lun de lautre des deux côtés de la table. Ils jouèrent longtemps, un jeu simple quon nomme la brisque, puis, ayant soupé, ils se couchèrent. Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids, sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses après-midi à guetter les aigles et les rares oiseaux qui saventurent sur ces sommets glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au col de la Gemmi pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux dés, aux dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour intéresser leur partie. Un matin, Hari, levé le premier, appela son compagnon. Un nuage mouvant, profond et léger, décume blanche sabattait sur eux, autour deux, sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais et sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il fallut dégager la porte et les fenêtres, creuser un couloir et tailler des marches pour sélever sur cette poudre de glace que douze heures de gelée avaient rendue plus dure que le granit des moraines. Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne saventurant plus guère en dehors de leur demeure. Ils sétaient partagé les besognes quils accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se chargeait des nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de propreté. Cétait lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages, réguliers et monotones, étaient interrompus par de longues parties de cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux calmes et placides. Jamais même ils navaient dimpatiences, de mauvaise humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de résignation pour cet hivernage sur les sommets. Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et sen allait à la recherche des chamois ; il en tuait de temps en temps. Cétait alors fête dans lauberge de Schwarenbach et grand festin de chair fraîche. Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du dehors marquait dix-huit au-dessous de glace. Le soleil nétant pas encore levé, le chasseur espérait surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel. Ulrich, demeuré seul, resta couché jusquà dix heures. Il était dun naturel dormeur ; mais il neût point osé sabandonner ainsi à son penchant en présence du vieux guide toujours ardent et matinal. Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuits à dormir devant le feu ; puis il se sentit triste, effrayé même de la solitude et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne, comme on lest par le désir dune habitude invincible. Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait rentrer à quatre heures. La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses, effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers, ne faisant plus, entre les sommets immenses, quune immense cuve blanche régulière, aveuglante et glacée. Depuis trois semaines, Ulrich nétait plus revenu au bord de labîme doù il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir les pentes qui conduisaient à Wildstrubel. Loëche maintenant était aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère, ensevelies sous ce manteau pâle. Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de Loemmern. Il allait de son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son oeil perçant le petit point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée. Quand il fut au bord du glacier, il sarrêta, se demandant si le vieux avait bien pris ce chemin ; puis il se mit à longer les moraines dun pas plus rapide et plus inquiet. Le jour baissait ; les neiges devenaient roses ; un vent sec et gelé courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich poussa un cri dappel aigu, vibrant, prolongé. La voix senvola dans le silence de mort où dormaient les montagnes ; elle courut au loin, sur les vagues immobiles et profondes décume glaciale, comme un cri doiseau sur les vagues de la mer ; puis elle séteignit et rien ne lui répondit. Il se mit à marcher. Le soleil sétait enfoncé, làbas, derrière les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore ; mais les profondeurs de la vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la solitude, la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arrêter et geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un être immobile et glacé. Et il se mit à courir, senfuyant vers sa demeure. Le vieux, pensait-il, était rentré pendant son absence. Il avait pris un autre chemin ; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort à ses pieds. Bientôt il aperçut lauberge. Aucune fumée nen sortait. Ulrich courut plus vite, ouvrit la porte. Sam sélança pour le fêter, mais Gaspard Hari nétait point revenu. Effaré, Kunsi tournait sur lui-même, comme sil se fût attendu à découvrir son compagnon caché dans un coin. Puis il ralluma le feu et fit la soupe, espérant toujours voir revenir le vieillard. De temps en temps, il sortait pour regarder sil napparaissait pas. La nuit était tombée, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pâle, la nuit livide quéclairait, au bord de lhorizon, un croissant jaune et fin prêt à tomber derrière les sommets. Puis le jeune homme rentrait, sasseyait, se chauffait les pieds et les mains en rêvant aux accidents possibles. Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un faux pas qui lui avait tordu la cheville. Et il restait étendu dans la neige, saisi, raidi par le froid, lâme en détresse, criant, perdu, criant peut-être au secours, appelant de toute la force de sa gorge dans le silence de la nuit. Mais où ? La montagne était si vaste, si rude, si périlleuse aux environs, surtout en cette saison, quil aurait fallu être dix ou vingt guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un homme en cette immensité. Ulrich Kunsi, cependant, se résolut à partir avec Sam si Gaspard Hari nétait point revenu entre minuit et une heure du matin. Et il fit ses préparatifs. Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses crampons dacier, roula autour de sa taille une corde longue, mince et forte, vérifia létat de son bâton ferré et de la hachette qui sert à tailler des degrés dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la cheminée ; le gros chien ronflait sous la clarté de la flamme ; lhorloge battait comme un coeur ses coups réguliers dans sa gaine de bois sonore. Il attendait, loreille éveillée aux bruits lointains, frissonnant quand le vent léger frôlait le toit et les murs. Minuit sonna ; il tressaillit. Puis, comme il se sentait frémissant et apeuré, il posa de leau sur le feu, afin de boire du café bien chaud avant de se mettre en route. Quand lhorloge fit tinter une heure, il se dressa, réveilla Sam, ouvrit la porte et sen alla dans la direction du Wildstrubel. Pendant cinq heures, il monta, escaladant des rochers au moyen de ses crampons, taillant la glace, avançant toujours et parfois halant, au bout de sa corde, le chien resté en bas dun escarpement trop rapide. Il était six heures environ, quand il atteignit un des sommets où le vieux Gaspard venait souvent à la recherche des chamois. Et il attendit que le jour se levât. Le ciel pâlissait sur sa tête ; et soudain une lueur bizarre, née on ne sait doù, éclaira brusquement limmense océan des cimes pâles qui sétendaient à cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté vague sortait de la neige elle-même pour se répandre dans lespace. Peu à peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous dun rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derrière les lourds géants des Alpes bernoises. Ulrich Kunsi se remit en route. Il allait comme un chasseur, courbé, épiant des traces, disant au chien : « Cherche, mon gros, cherche. » Il redescendait la montagne à présent, fouillant de loeil les gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite dans limmensité muette. Alors, il collait à terre loreille, pour écouter ; il croyait distinguer une voix, se mettait à courir, appelait de nouveau, nentendait plus rien et sasseyait épuisé, désespéré. Vers midi, il déjeuna et fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il recommença ses recherches. Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante kilomètres de montagne. Comme il se trouvait trop loin de sa maison pour y rentrer, et trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il creusa un trou dans la neige et sy blottit avec son chien, sous une couverture quil avait apportée. Et ils se couchèrent lun contre lautre, lhomme et la bête, chauffant leurs corps lun à lautre et gelés jusquaux moelles cependant. Ulrich ne dormit guère, lesprit hanté de visions, les membres secoués de frissons. Le jour allait paraître quand il se releva. Ses jambes étaient raides comme des barres de fer, son âme faible à le faire crier dangoisse, son coeur palpitant à le laisser choir démotion dès quil croyait entendre un bruit quelconque. Il pensa soudain quil allait aussi mourir de froid dans cette solitude, et lépouvante de cette mort, fouettant son énergie, réveilla sa vigueur. Il descendait maintenant vers lauberge, tombant, se relevant, suivi de loin par Sam, qui boitait sur trois pattes. Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de laprès-midi. La maison était vide. Le jeune homme fit du feu, mangea et sendormit, tellement abruti quil ne pensait plus à rien. Il dormit longtemps, très longtemps, dun sommeil invincible. Mais soudain, une voix, un cri, un nom : « Ulrich », secoua son engourdissement profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé ? Était-ce un de ces appels bizarres qui traversent les rêves des âmes inquiètes ? Non, il lentendait encore, ce cri vibrant, entré dans son oreille et resté dans sa chair jusquau bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait crié ; on avait appelé : « Ulrich ! » Quelquun était là, près de la maison. Il nen pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla : « Cest toi, Gaspard ! » de toute la puissance de sa gorge. Rien ne répondit ; aucun son, aucun murmure, aucun gémissement, rien. Il faisait nuit. La neige était blême. Le vent sétait levé, le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse rien de vivant sur ces hauteurs abandonnées. Il passait par souffles brusques plus desséchants et plus mortels que le vent de feu du désert. Ulrich, de nouveau, cria : « Gaspard ! Gaspard ! Gaspard ! » Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne ! Alors une épouvante le secoua jusquaux os. Dun bond il rentra dans lauberge, ferma la porte et poussa les verrous ; puis il tomba grelottant sur une chaise, certain quil venait dêtre appelé par son camarade au moment où il rendait lesprit. De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou de manger du pain. Le vieux Gaspard Hari avait agonisé pendant deux jours et trois nuits quelque part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins immaculés dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des souterrains. Il avait agonisé pendant deux jours et trois nuits, et il venait de mourir tout à lheure en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine libre, sétait envolée vers lauberge où dormait Ulrich, et elle lavait appelé de par la vertu mystérieuse et terrible quont les âmes des morts de hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans voix, dans lâme accablée du dormeur ; elle avait crié son adieu dernier, ou son reproche, ou sa malédiction sur lhomme qui navait point assez cherché. Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur, derrière la porte quil venait de refermer. Elle rôdait, comme un oiseau de nuit qui frôle de ses plumes une fenêtre éclairée ; et le jeune homme éperdu était prêt à hurler dhorreur. Il voulait senfuir et nosait point sortir ; il nosait point et noserait plus désormais, car le fantôme resterait là, jour et nuit, autour de lauberge, tant que le corps du vieux guide naurait pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite dun cimetière. Le jour vint et Kunsi reprit un peu dassurance au retour brillant du soleil. Il prépara son repas, fit la soupe de son chien, puis il demeura sur une chaise, immobile, le coeur torturé, pensant au vieux couché sur la neige. Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des terreurs nouvelles lassaillirent. Il marchait maintenant dans la cuisine noire, éclairée à peine par la flamme dune chandelle, il marchait dun bout à lautre de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant si le cri effrayant de lautre nuit nallait pas encore traverser le silence morne du dehors. Et il se sentait seul, le misérable, comme aucun homme navait jamais été seul ! Il était seul dans cet immense désert de neige, seul à deux mille mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus des maisons humaines, audessus de la vie qui sagite, bruit et palpite, seul dans le ciel glacé ! Une envie folle le tenaillait de se sauver nimporte où, nimporte comment, de descendre à Loëche en se jetant dans labîme ; mais il nosait seulement pas ouvrir la porte, sûr que lautre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non plus là-haut. Vers minuit, las de marcher, accablé dangoisse et de peur, il sassoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on redoute un lieu hanté. Et soudain le cri strident de lautre soir lui déchira les oreilles, si suraigu quUlrich étendit les bras pour repousser le revenant, et il tomba sur le dos avec son siège. Sam, réveillé par le bruit, se mit à hurler comme hurlent les chiens effrayés, et il tournait autour du logis cherchant doù venait le danger. Parvenu près de la porte, il flaira dessous, soufflant et reniflant avec force, le poil hérissé, la queue droite et grognant. Kunsi, éperdu, sétait levé et, tenant par un pied sa chaise, il cria : « Nentre pas, nentre pas, nentre pas ou je te tue. » Et le chien, excité par cette menace, aboyait avec fureur contre linvisible ennemi que défiait la voix de son maître. Sam, peu à peu, se calma et revint sétendre auprès du foyer, mais il demeura inquiet, la tête levée, les yeux brillants et grondant entre ses crocs. Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait défaillir de terreur, il alla chercher une bouteille deau-de-vie dans le buffet, et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient vagues ; son courage saffermissait ; une fièvre de feu glissait dans ses veines. Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à boire de lalcool. Et pendant plusieurs jours de suite il vécut, soûl comme une brute. Dès que la pensée de Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire jusquà linstant où il tombait sur le sol, abattu par livresse. Et il restait là, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant, le front par terre. Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant et brûlant, que le cri toujours le même : « Ulrich ! » le réveillait comme une balle qui lui aurait percé le crâne ; et il se dressait chancelant encore, étendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam à son secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maître, se précipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renversé, la tête en lair, avalait à pleines gorgées comme de leau fraîche après une course, leau-de-vie qui tout à lheure endormirait de nouveau sa pensée, et son souvenir, et sa terreur éperdue. En trois semaines, il absorba toute sa provision dalcool. Mais cette soûlerie continue ne faisait quassoupir son épouvante qui se réveilla plus furieuse dès quil lui fut impossible de la calmer. Lidée fixe alors, exaspérée par un mois divresse, et grandissant sans cesse dans labsolue solitude, senfonçait en lui à la façon dune vrille. Il marchait maintenant dans sa demeure ainsi quune bête en cage, collant son oreille à la porte pour écouter si lautre était là, et le défiant, à travers le mur. Puis, dès quil sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la voix qui le faisait bondir sur ses pieds. Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur la porte et louvrit pour voir celui qui lappelait et pour le forcer à se taire. Il reçut en plein visage un souffle dair froid qui le glaça jusquaux os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que Sam sétait élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, et sassit devant pour se chauffer ; mais soudain il tressaillit, quelquun grattait le mur en pleurant. Il cria éperdu : « Va-ten. » Une plainte lui répondit, longue et douloureuse. Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il répétait : « Va-ten » en tournant sur lui-même pour trouver un coin où se cacher. Lautre, pleurant toujours, passait le long de la maison en se frottant contre le mur. Ulrich sélança vers le buffet de chêne plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force surhumaine, il le traîna jusquà la porte, pour sappuyer dune barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la fenêtre comme on fait lorsquun ennemi vous assiège. Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements pareils. Et des jours et des nuits se passèrent sans quils cessassent de hurler lun et lautre. Lun tournait sans cesse autour de la maison et fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force quil semblait vouloir la démolir ; lautre, au-dedans, suivait tous ses mouvements, courbé, loreille collée contre la pierre, et il répondait à tous ses appels par dépouvantables cris. Un soir, Ulrich nentendit plus rien, et il sassit, tellement brisé de fatigue quil sendormit aussitôt. Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lhiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable ; et la famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge. Dès quelles eurent atteint le haut de la montée les femmes grimpèrent sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes quelles allaient retrouver tout à lheure. Elles sétonnaient que lun deux ne fût pas descendu quelques jours plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des nouvelles de leur long hivernage. On aperçut enfin lauberge encore couverte et capitonnée de neige. La porte et la fenêtre étaient closes ; un peu de fumée sortait du toit, ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il aperçut, sur le seuil, un squelette danimal dépecé par les aigles, un grand squelette couché sur le flanc. Tous lexaminèrent : « Ça doit être Sam », dit la mère. Et elle appela : « Hé, Gaspard. » Un cri répondit à lintérieur, un cri aigu, quon eût dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta : « Hé, Gaspard. » Un autre cri pareil au premier se fit entendre. Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent douvrir la porte. Elle résista. Ils prirent dans létable vide une longue poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria, céda, les planches volèrent en morceaux ; puis un grand bruit ébranla la maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet écroulé, un homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux détoffe sur le corps. Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser sécria : « Cest Ulrich, maman. » Et la mère constata que cétait Ulrich, bien que ses cheveux fussent blancs. Il les laissa venir ; il se laissa toucher ; mais il ne répondit point aux questions quon lui posa ; et il fallut le conduire à Loëche où les médecins constatèrent quil était fou. Et personne ne sut jamais ce quétait devenu son compagnon. La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, dune maladie de langueur quon attribua au froid de la montagne.
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