Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

L'auberge

L’AUBERGE

Pareille à toutes les hôtelleries de bois plantées

dans les Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces

couloirs rocheux et nus qui coupent les sommets

blancs des montagnes, l’auberge de Schwarenbach

sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage

de la Gemmi.

Pendant six mois elle reste ouverte, habitée par la

famille de Jean Hauser ; puis, dès que les neiges

s’amoncellent, emplissant le vallon et rendant

impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le

père et les trois fils s’en vont, et laissent pour garder

la maison le vieux guide Gaspard Hari avec le jeune

guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de

montagne.

Les deux hommes et la bête demeurent jusqu’au

printemps dans cette prison de neige, n’ayant devant

les yeux que la pente immense et blanche du

Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants,

enfermés, bloqués, ensevelis sous la neige qui monte

autour d’eux, enveloppe, étreint, écrase la petite

maison, s’amoncelle sur le toit, atteint les fenêtres et

mure la porte.

C’était le jour où la famille Hauser allait retourner

à Loëche, l’hiver approchant et la descente devenant

périlleuse.

Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes

et de bagages et conduits par les trois fils. Puis la

mère, Jeanne Hauser et sa fille Louise montèrent sur

un quatrième mulet, et se mirent en route à leur tour.

Le père les suivait accompagné des deux gardiens

qui devaient escorter la famille jusqu’au sommet de

la descente.

Ils contournèrent d’abord le petit lac, gelé

maintenant au fond du grand trou de rochers qui

s’étend devant l’auberge, puis ils suivirent le vallon

clair comme un drap et dominé de tous côtés par des

sommets de neige.

Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc

éclatant et glacé, l’allumait d’une flamme aveuglante

et froide ; aucune vie n’apparaissait dans cet océan

des monts ; aucun mouvement dans cette solitude

démesurée ; aucun bruit n’en troublait le profond

silence.

Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand

Suisse aux longues jambes, laissa derrière lui le père

Hauser et le vieux Gaspard Hari, pour rejoindre le

mulet qui portait les deux femmes.

La plus jeune le regardait venir, semblait l’appeler

d’un oeil triste. C’était une petite paysanne blonde,

dont les joues laiteuses et les cheveux pâles

paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu

des glaces.

Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la

main sur la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser

se mit à lui parler, énumérant avec des détails infinis

toutes les recommandations de l’hivernage. C’était

la première fois qu’il restait là-haut, tandis que le

vieux Hari avait déjà quatorze hivers sous la neige

dans l’auberge de Schwarenbach.

Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l’air de

comprendre, et regardait sans cesse la jeune fille. De

temps en temps il répondait : « Oui, madame

Hauser. » Mais sa pensée semblait loin et sa figure

calme demeurait impassible.

Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue

surface gelée s’étendait, toute plate, au fond du val.

À droite, le Daubenhorn montrait ses rochers noirs

dressés à pic auprès des énormes moraines du

glacier de Loemmern que dominait le Wildstrubel.

Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où

commence la descente sur Loëche, ils découvrirent

tout à coup l’immense horizon des Alpes du Valais

dont les séparait la profonde et large vallée du

Rhône.

C’était, au loin, un peuple de sommets blancs,

inégaux, écrasés ou pointus et luisants sous le soleil :

le Mischabel avec ses deux cornes, le puissant

massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la

haute et redoutable pyramide du Cervin, ce tueur

d’hommes, et la Dent-Blanche, cette monstrueuse

coquette.

Puis, au-dessous d’eux, dans un trou démesuré, au

fond d’un abîme effrayant, ils aperçurent Loëche,

dont les maisons semblaient des grains de sable jetés

dans cette crevasse énorme que finit et que ferme la

Gemmi, et qui s’ouvre, là-bas, sur le Rhône.

Le mulet s’arrêta au bord du sentier qui va,

serpentant, tournant sans cesse et revenant,

fantastique et merveilleux, le long de la montagne

droite, jusqu’à ce petit village presque invisible, à

son pied. Les femmes sautèrent dans la neige.

Les deux vieux les avaient rejoints.

« Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage,

à l’an prochain, les amis. »

Le père Hari répéta : « À l’an prochain. »

Ils s’embrassèrent. Puis Mme Hauser, à son tour,

tendit ses joues et la jeune fille en fit autant. Quand

ce fut le tour d’Ulrich Kunsi, il murmura dans

l’oreille de Louise : « N’oubliez point ceux d’en

haut. » Elle répondit « non », si bas qu’il devina sans

l’entendre.

« Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne

santé. »

Et, passant devant les femmes, il commença à

descendre.

Ils disparurent bientôt tous les trois au premier

détour du chemin. Et les deux hommes s’en

retournèrent vers l’auberge de Schwarenbach. Ils

allaient lentement, côte à côte, sans parler. C’était

fini, ils resteraient seuls face à face, quatre ou cinq

mois.

Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de

l’autre hiver. Il était demeuré avec Michel Canol,

trop âgé maintenant pour recommencer ; car un

accident peut arriver pendant cette longue solitude.

Ils ne s’étaient pas ennuyés, d’ailleurs ; le tout était

d’en prendre son parti dès le premier jour ; et on

finissait par se créer des distractions, des jeux,

beaucoup de passe-temps.

Ulrich Kunsi l’écoutait, les yeux baissés, suivant

en pensée ceux qui descendaient vers le village par

tous les festons de la Gemmi.

Bientôt ils aperçurent l’auberge, à peine visible, si

petite, un point noir au pied de la monstrueuse vague

de neige.

Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se

mit à gambader autour d’eux.

« Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n’avons

plus de femme maintenant, il faut préparer le dîner,

tu vas éplucher les pommes de terre. »

Et tous deux, s’asseyant sur des

escabeaux de bois, commencèrent à

tremper la soupe.

La matinée du lendemain

sembla longue à Ulrich Kunsi.

Le vieux Hari fumait et

crachait dans l’âtre, tandis

que le jeune homme

regardait par la fenêtre

l’éclatante montagne

en face de la

maison.

Il sortit dans

l’après-midi, et

refaisant le trajet

de la veille, il

cherchait sur le sol

les traces des

L’auberge

sabots du mulet qui avait porté les deux femmes.

Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha

sur le ventre au bord de l’abîme, et regarda Loëche.

Le village dans son puits de rocher n’était pas

encore noyé sous la neige, bien qu’elle vînt tout près

de lui, arrêtée net par les forêts de sapins qui

protégeaient ses environs. Ses maisons basses

ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une

prairie.

La petite Hauser était là, maintenant, dans une de

ces demeures grises. Dans laquelle ? Ulrich Kunsi se

trouvait trop loin pour les distinguer séparément.

Comme il aurait voulu descendre, pendant qu’il le

pouvait encore !

Mais le soleil avait disparu derrière la grande

cime de Wildstrubel ; et le jeune homme rentra. Le

père Hari fumait. En voyant revenir son compagnon,

il lui proposa une partie de cartes ; et ils s’assirent en

face l’un de l’autre des deux côtés de la table.

Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu’on

nomme la brisque, puis, ayant soupé, ils se

couchèrent.

Les jours qui suivirent furent pareils au premier,

clairs et froids, sans neige nouvelle. Le vieux

Gaspard passait ses après-midi à guetter les aigles et

les rares oiseaux qui s’aventurent sur ces sommets

glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au

col de la Gemmi pour contempler le village. Puis ils

jouaient aux cartes, aux dés, aux dominos, gagnaient

et perdaient de petits objets pour intéresser leur

partie.

Un matin, Hari, levé le premier, appela son

compagnon. Un nuage mouvant, profond et léger,

d’écume blanche s’abattait sur eux, autour d’eux,

sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais

et sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours

et quatre nuits. Il fallut dégager la porte et les

fenêtres, creuser un couloir et tailler des marches

pour s’élever sur cette poudre de glace que douze

heures de gelée avaient rendue plus dure que le

granit des moraines.

Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne

s’aventurant plus guère en dehors de leur demeure.

Ils s’étaient partagé les besognes qu’ils

accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se

chargeait des nettoyages, des lavages, de tous les

soins et de tous les travaux de propreté. C’était lui

aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard Hari

faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs

ouvrages, réguliers et monotones, étaient

interrompus par de longues parties de cartes ou de

dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux

calmes et placides. Jamais même ils n’avaient

d’impatiences, de mauvaise humeur, ni de paroles

aigres, car ils avaient fait provision de résignation

pour cet hivernage sur les sommets.

Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et

s’en allait à la recherche des chamois ; il en tuait de

temps en temps. C’était alors fête dans l’auberge de

Schwarenbach et grand festin de chair fraîche.

Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du

dehors marquait dix-huit au-dessous de glace. Le

soleil n’étant pas encore levé, le chasseur espérait

surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.

Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu’à dix

heures. Il était d’un naturel dormeur ; mais il n’eût

point osé s’abandonner ainsi à son penchant en

présence du vieux guide toujours ardent et matinal.

Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi

ses jours et ses nuits à dormir devant le feu ; puis il

se sentit triste, effrayé même de la solitude et saisi

par le besoin de la partie de cartes quotidienne,

comme on l’est par le désir d’une habitude

invincible.

Alors il sortit pour aller au-devant de son

compagnon qui devait rentrer à quatre heures.

La neige avait nivelé toute la profonde vallée,

comblant les crevasses, effaçant les deux lacs,

capitonnant les

rochers, ne faisant

plus, entre les

sommets immenses,

qu’une immense cuve

blanche régulière,

aveuglante et glacée.

Depuis trois

semaines, Ulrich n’était

plus revenu au bord de

l’abîme d’où il regardait le

village. Il y voulut retourner

avant de gravir les pentes qui

conduisaient à Wildstrubel.

Loëche maintenant était aussi

sous la neige, et les demeures

ne se reconnaissaient plus guère,

ensevelies sous ce manteau pâle.

Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de

Loemmern. Il allait de son pas allongé de

montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige

aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son oeil

perçant le petit point noir et mouvant, au loin, sur

cette nappe démesurée.

Quand il fut au bord du glacier, il s’arrêta, se

demandant si le vieux avait bien pris ce chemin ;

puis il se mit à longer les moraines d’un pas plus

rapide et plus inquiet.

Le jour baissait ; les neiges devenaient roses ; un

vent sec et gelé courait par souffles brusques sur leur

surface de cristal. Ulrich poussa un cri d’appel aigu,

vibrant, prolongé. La voix s’envola dans le silence

de mort où dormaient les montagnes ; elle courut au

loin, sur les vagues immobiles et profondes d’écume

glaciale, comme un cri d’oiseau sur les vagues de la

mer ; puis elle s’éteignit et rien ne lui répondit.

Il se mit à marcher. Le soleil s’était enfoncé, làbas,

derrière les cimes que les reflets du ciel

empourpraient encore ; mais les profondeurs de la

vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur

tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la

solitude, la mort hivernale de ces monts entraient en

lui, allaient arrêter et geler son sang, raidir ses

membres, faire de lui un être immobile et glacé. Et il

se mit à courir, s’enfuyant vers sa demeure. Le

vieux, pensait-il, était rentré pendant son absence. Il

avait pris un autre chemin ; il serait assis devant le

feu, avec un chamois mort à ses pieds.

Bientôt il aperçut l’auberge. Aucune fumée n’en

sortait. Ulrich courut plus vite, ouvrit la porte. Sam

s’élança pour le fêter, mais Gaspard Hari n’était

point revenu.

Effaré, Kunsi tournait sur lui-même, comme s’il

se fût attendu à découvrir son compagnon caché

dans un coin. Puis il ralluma le feu et fit la soupe,

espérant toujours voir revenir le vieillard.

De temps en temps, il sortait pour regarder s’il

n’apparaissait pas. La nuit était tombée, la nuit

blafarde des montagnes, la nuit pâle, la nuit livide

qu’éclairait, au bord de l’horizon, un croissant jaune

et fin prêt à tomber derrière les sommets.

Puis le jeune homme rentrait, s’asseyait, se

chauffait les pieds et les mains en rêvant aux

accidents possibles.

Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber

dans un trou, faire un faux pas qui lui avait tordu la

cheville. Et il restait étendu dans la neige, saisi, raidi

par le froid, l’âme en détresse, criant, perdu, criant

peut-être au secours, appelant de toute la force de sa

gorge dans le silence de la nuit.

Mais où ? La montagne était si vaste, si rude, si

périlleuse aux environs, surtout en cette saison, qu’il

aurait fallu être dix ou vingt guides et marcher

pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un

homme en cette immensité.

Ulrich Kunsi, cependant, se résolut à partir avec

Sam si Gaspard Hari n’était point revenu entre

minuit et une heure du matin.

Et il fit ses préparatifs.

Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses

crampons d’acier, roula autour de sa taille une corde

longue, mince et forte, vérifia l’état de son bâton

ferré et de la hachette qui sert à tailler des degrés

dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la

cheminée ; le gros chien ronflait sous la clarté de la

flamme ; l’horloge battait comme un coeur ses coups

réguliers dans sa gaine de bois sonore.

Il attendait, l’oreille éveillée aux bruits lointains,

frissonnant quand le vent léger frôlait le toit et les

murs.

Minuit sonna ; il tressaillit. Puis, comme il se

sentait frémissant et apeuré, il posa de l’eau sur le

feu, afin de boire du café bien chaud avant de se

mettre en route.

Quand l’horloge fit tinter une heure, il se dressa,

réveilla Sam, ouvrit la porte et s’en alla dans la

direction du Wildstrubel. Pendant cinq heures, il

monta, escaladant des rochers au moyen de ses

crampons, taillant la glace, avançant toujours et

parfois halant, au bout de sa corde, le chien resté en

bas d’un escarpement trop rapide. Il était six heures

environ, quand il atteignit un des sommets où le

vieux Gaspard venait souvent à la recherche des

chamois.

Et il attendit que le jour se levât.

Le ciel pâlissait sur sa tête ; et soudain une lueur

bizarre, née on ne sait d’où, éclaira brusquement

l’immense océan des cimes pâles qui s’étendaient à

cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté

vague sortait de la neige elle-même pour se répandre

dans l’espace. Peu à peu les sommets lointains les

plus hauts devinrent tous d’un rose tendre comme de

la chair, et le soleil rouge apparut derrière les lourds

géants des Alpes bernoises.

Ulrich Kunsi se remit en route. Il allait comme un

chasseur, courbé, épiant des traces, disant au chien :

« Cherche, mon gros, cherche. »

Il redescendait la montagne à présent, fouillant de

l’oeil les gouffres, et parfois appelant, jetant un cri

prolongé, mort bien vite dans l’immensité muette.

Alors, il collait à terre l’oreille, pour écouter ; il

croyait distinguer une voix, se mettait à courir,

appelait de nouveau, n’entendait plus rien et

s’asseyait épuisé, désespéré. Vers midi, il déjeuna et

fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il

recommença ses recherches.

Quand le soir vint, il marchait encore, ayant

parcouru cinquante kilomètres de montagne. Comme

il se trouvait trop loin de sa maison pour y rentrer, et

trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il creusa

un trou dans la neige et s’y blottit avec son chien,

sous une couverture qu’il avait apportée. Et ils se

couchèrent l’un contre l’autre, l’homme et la bête,

chauffant leurs corps l’un à l’autre et gelés

jusqu’aux moelles cependant.

Ulrich ne dormit guère, l’esprit hanté de visions,

les membres secoués de frissons.

Le jour allait paraître quand il se releva. Ses

jambes étaient raides comme des barres de fer, son

âme faible à le faire crier d’angoisse, son coeur

palpitant à le laisser choir d’émotion dès qu’il

croyait entendre un bruit quelconque.

Il pensa soudain qu’il allait aussi mourir de froid

dans cette solitude, et l’épouvante de cette mort,

fouettant son énergie, réveilla sa vigueur.

Il descendait maintenant vers l’auberge, tombant,

se relevant, suivi de loin par Sam, qui boitait sur

trois pattes.

Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers

quatre heures de l’après-midi. La maison était vide.

Le jeune homme fit du feu, mangea et s’endormit,

tellement abruti qu’il ne pensait plus à rien.

Il dormit longtemps, très longtemps, d’un

sommeil invincible. Mais soudain, une voix, un cri,

un nom : « Ulrich », secoua son engourdissement

profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé ? Était-ce

un de ces appels bizarres qui traversent les rêves des

âmes inquiètes ? Non, il l’entendait encore, ce cri

vibrant, entré dans son oreille et resté dans sa chair

jusqu’au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait

crié ; on avait appelé : « Ulrich ! » Quelqu’un était

là, près de la maison. Il n’en pouvait douter.

Il ouvrit donc la porte et hurla : « C’est toi,

Gaspard ! » de toute la puissance de sa gorge.

Rien ne répondit ; aucun son, aucun murmure,

aucun gémissement, rien. Il faisait nuit. La neige

était blême.

Le vent s’était levé, le vent glacé qui brise les

pierres et ne laisse rien de vivant sur ces hauteurs

abandonnées. Il passait par souffles brusques plus

desséchants et plus mortels que le vent de feu du

désert. Ulrich, de nouveau, cria : « Gaspard ! –

Gaspard ! – Gaspard ! »

Puis il attendit. Tout demeura muet sur la

montagne ! Alors une épouvante le secoua jusqu’aux

os. D’un bond il rentra dans l’auberge, ferma la

porte et poussa les verrous ; puis il tomba grelottant

sur une chaise, certain qu’il venait d’être appelé par

son camarade au moment où il rendait l’esprit.

De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou

de manger du pain. Le vieux Gaspard Hari avait

agonisé pendant deux jours et trois nuits quelque

part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins

immaculés dont la blancheur est plus sinistre que les

ténèbres des souterrains. Il avait agonisé pendant

deux jours et trois nuits, et il venait de mourir tout à

l’heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à

peine libre, s’était envolée vers l’auberge où dormait

Ulrich, et elle l’avait appelé de par la vertu

mystérieuse et terrible qu’ont les âmes des morts de

hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans

voix, dans l’âme accablée du dormeur ; elle avait

crié son adieu dernier, ou son reproche, ou sa

malédiction sur l’homme qui n’avait point assez

cherché.

Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur,

derrière la porte qu’il venait de refermer. Elle rôdait,

comme un oiseau de nuit qui frôle de ses plumes une

fenêtre éclairée ; et le jeune homme éperdu était prêt

à hurler d’horreur. Il voulait s’enfuir et n’osait point

sortir ; il n’osait point et n’oserait plus désormais,

car le fantôme resterait là, jour et nuit, autour de

l’auberge, tant que le corps du vieux guide n’aurait

pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite d’un

cimetière.

Le jour vint et Kunsi reprit un peu d’assurance au

retour brillant du soleil. Il prépara son repas, fit la

soupe de son chien, puis il demeura sur une chaise,

immobile, le coeur torturé, pensant au vieux couché

sur la neige.

Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des

terreurs nouvelles l’assaillirent. Il marchait

maintenant dans la cuisine noire, éclairée à peine par

la flamme d’une chandelle, il marchait d’un bout à

l’autre de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant

si le cri effrayant de l’autre nuit n’allait pas encore

traverser le silence morne du dehors. Et il se sentait

seul, le misérable, comme aucun homme n’avait

jamais été seul ! Il était seul dans cet immense désert

de neige, seul à deux mille mètres au-dessus de la

terre habitée, au-dessus des maisons humaines, audessus

de la vie qui s’agite, bruit et palpite, seul dans

le ciel glacé ! Une envie folle le tenaillait de se

sauver n’importe où, n’importe comment, de

descendre à Loëche en se jetant dans l’abîme ; mais

il n’osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que

l’autre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas

rester seul non plus là-haut.

Vers minuit, las de marcher, accablé d’angoisse et

de peur, il s’assoupit enfin sur une chaise, car il

redoutait son lit comme on redoute un lieu hanté.

Et soudain le cri strident de l’autre soir lui déchira

les oreilles, si suraigu qu’Ulrich étendit les bras pour

repousser le revenant, et il tomba sur le dos avec son

siège.

Sam, réveillé par le bruit, se mit à

hurler comme hurlent les chiens

effrayés, et il tournait autour du logis

cherchant d’où venait le danger.

Parvenu près de la porte, il flaira

dessous, soufflant et reniflant

avec force, le poil hérissé,

la queue droite et

grognant.

Kunsi, éperdu, s’était

levé et, tenant par un

pied sa chaise, il cria :

« N’entre pas, n’entre

pas, n’entre pas ou je te

tue. » Et le chien, excité

par cette menace,

aboyait avec fureur

contre l’invisible

ennemi que défiait la

voix de son maître.

Sam, peu à peu, se calma et

revint s’étendre auprès du foyer,

mais il demeura inquiet, la tête

levée, les yeux brillants et grondant entre ses crocs.

Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il

se sentait défaillir de terreur, il alla chercher une

bouteille d’eau-de-vie dans le buffet, et il en but,

coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient

vagues ; son courage s’affermissait ; une fièvre de

feu glissait dans ses veines.

Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à

boire de l’alcool. Et pendant plusieurs jours de suite

il vécut, soûl comme une brute. Dès que la pensée de

Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire

jusqu’à l’instant où il tombait sur le sol, abattu par

l’ivresse. Et il restait là, sur la face, ivre mort, les

membres rompus, ronflant, le front par terre. Mais à

peine avait-il digéré le liquide affolant et brûlant,

que le cri toujours le même : « Ulrich ! » le réveillait

comme une balle qui lui aurait percé le crâne ; et il

se dressait chancelant encore, étendant les mains

pour ne point tomber, appelant Sam à son secours.

Et le chien, qui semblait devenir fou comme son

maître, se précipitait sur la porte, la grattait de ses

griffes, la rongeait de ses longues dents blanches,

tandis que le jeune homme, le col renversé, la tête en

l’air, avalait à pleines gorgées comme de l’eau

fraîche après une course, l’eau-de-vie qui tout à

l’heure endormirait de nouveau sa pensée, et son

souvenir, et sa terreur éperdue.

En trois semaines, il absorba toute sa provision

d’alcool. Mais cette soûlerie continue ne faisait

qu’assoupir son épouvante qui se réveilla plus

furieuse dès qu’il lui fut impossible de la calmer.

L’idée fixe alors, exaspérée par un mois d’ivresse, et

grandissant sans cesse dans l’absolue solitude,

s’enfonçait en lui à la façon d’une vrille. Il marchait

maintenant dans sa demeure ainsi qu’une bête en

cage, collant son oreille à la porte pour écouter si

l’autre était là, et le défiant, à travers le mur.

Puis, dès qu’il sommeillait, vaincu par la fatigue,

il entendait la voix qui le faisait bondir sur ses pieds.

Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il

se précipita sur la porte et l’ouvrit pour voir celui qui

l’appelait et pour le forcer à se taire.

Il reçut en plein visage un souffle d’air froid qui le

glaça jusqu’aux os et il referma le battant et poussa

les verrous, sans remarquer que Sam s’était élancé

dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, et

s’assit devant pour se chauffer ; mais soudain il

tressaillit, quelqu’un grattait le mur en pleurant.

Il cria éperdu : « Va-t’en. » Une plainte lui

répondit, longue et douloureuse.

Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté

par la terreur. Il répétait : « Va-t’en » en tournant sur

lui-même pour trouver un coin où se cacher. L’autre,

pleurant toujours, passait le long de la maison en se

frottant contre le mur. Ulrich s’élança vers le buffet

de chêne plein de vaisselle et de provisions, et, le

soulevant avec une force surhumaine, il le traîna

jusqu’à la porte, pour s’appuyer d’une barricade.

Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui

restait de meubles, les matelas, les paillasses, les

chaises, il boucha la fenêtre comme on fait lorsqu’un

ennemi vous assiège.

Mais celui du dehors poussait maintenant de

grands gémissements lugubres auxquels le jeune

homme se mit à répondre par des gémissements

pareils.

Et des jours et des nuits se passèrent sans qu’ils

cessassent de hurler l’un et l’autre. L’un tournait

sans cesse autour de la maison et fouillait la muraille

de ses ongles avec tant de force qu’il semblait

vouloir la démolir ; l’autre, au-dedans, suivait tous

ses mouvements, courbé, l’oreille collée contre la

pierre, et il répondait à tous ses appels par

d’épouvantables cris.

Un soir, Ulrich n’entendit plus rien, et il s’assit,

tellement brisé de fatigue qu’il s’endormit aussitôt.

Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée,

comme si toute sa tête se fût vidée pendant ce

sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’hiver était fini. Le passage de la Gemmi

redevenait praticable ; et la famille Hauser se mit en

route pour rentrer dans son auberge.

Dès qu’elles eurent atteint le haut de la montée les

femmes grimpèrent sur leur mulet, et elles parlèrent

des deux hommes qu’elles allaient retrouver tout à

l’heure.

Elles s’étonnaient que l’un d’eux ne fût pas

descendu quelques jours plus tôt, dès que la route

était devenue possible, pour donner des nouvelles de

leur long hivernage.

On aperçut enfin l’auberge encore couverte et

capitonnée de neige. La porte et la fenêtre étaient

closes ; un peu de fumée sortait du toit, ce qui

rassura le père Hauser. Mais en approchant, il

aperçut, sur le seuil, un squelette d’animal dépecé

par les aigles, un grand squelette couché sur le flanc.

Tous l’examinèrent : « Ça doit être Sam », dit la

mère. Et elle appela : « Hé, Gaspard. » Un cri

répondit à l’intérieur, un cri aigu, qu’on eût dit

poussé par une bête. Le père Hauser répéta : « Hé,

Gaspard. » Un

autre cri pareil au

premier se fit entendre.

Alors les trois hommes, le

père et les deux fils, essayèrent

d’ouvrir la porte. Elle résista. Ils prirent dans l’étable

vide une longue poutre comme bélier, et la lancèrent

à toute volée. Le bois cria, céda, les planches

volèrent en morceaux ; puis un grand bruit ébranla la

maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet

écroulé, un homme debout, avec des cheveux qui lui

tombaient aux épaules, une barbe qui lui tombait sur

la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux

d’étoffe sur le corps.

Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise

Hauser s’écria : « C’est Ulrich, maman. » Et la mère

constata que c’était Ulrich, bien que ses cheveux

fussent blancs.

Il les laissa venir ; il se laissa toucher ; mais il ne

répondit point aux questions qu’on lui posa ; et il

fallut le conduire à Loëche où les médecins

constatèrent qu’il était fou.

Et personne ne sut jamais ce qu’était devenu son

compagnon.

La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, d’une

maladie de langueur qu’on attribua au froid de la

montagne.