A
GISÈLE D'ESTOC
[1881.]
Ma
belle amie,
Vous vous étonnez que j'aille à ce bal ? Vous seriez
encore bien plus étonnée, si vous saviez véritablement
ce qui m'a décidé à assister à ce divertissement
dont j'ai horreur.
Du reste, si vous m'y voyez, vous rirez bien. Vous ne vous figurez
pas la tête horrible, indignée, exaspérée
et lamentable que j'ai là dedans ! Le coudoiement de la foule
m'exaspère, son odeur me répugne, sa gaieté me
dégoûte, son mouvement m'emplit de mélancolie.
Mon horreur pour l'humanité éclate en ce lieu, et j'ai
la gorge serrée comme dans l'intérieur d'un omnibus,
en face des binettes désespérantes de mes voisins.
Vous me direz pourquoi y allez-vous ? J'y vais par dévouement,
moi, ma belle amie. Voici le cas. Un de mes meilleurs camarades a
une très singulière aventure d'amour dont je suis le
confident. Or il y a, ce soir, un rendez-vous entre eux à ce
bal. Mais « on » craint qu'un mari féroce n'y soit
aussi. Et j'ai promis mon concours absolu, et ma surveillance active.
Ce mari est du reste une très vilaine brute à qui je
donne la main. Mais, il est probable qu'à une heure du matin
nous serons partis tous les trois. Après quoi j'irai manger
quelques huîtres chez une femme... de théâtre qui
m'a invité avec trois amis, puis je rentrerai me coucher.
Si donc vous n'êtes pas là avant une heure, il est probable
que vous ne me verrez point. Je viens de passer toute la nuit à
travailler, j'ai les nerfs dans un tel état de fatigue que
je tremble comme pendant une fièvre.
Mille caresses.
GUY