A
GUSTAVE FLAUBERT
MINISTÈRE
DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET DES BEAUX-ARTS
SECRÉTARIAT
1er BUREAU
Janvier 1880.
Mon cher patron,
Je viens vous demander un service : c'est d'écrire un mot à
Charpentier à mon sujet, sans que cette lettre ait l'air d'avoir
été sollicitée par moi.
Voici ce dont il s'agit.
Je viens de livrer au susdit éditeur le manuscrit de mon volume
de vers. J'aurais besoin, pour aider à la réception d'une
petite pièce que je compte présenter soit au Français,
soit à l'Odéon, vers le mois de mai, que ce volume parût
en avril. Charpentier n'a jamais été très emballé
à mon endroit, et je risque d'attendre fort longtemps, sinon
d'être refusé, car les vers qu'il publie d'ordinaire sont
peu dans la note de ce que je lui ai soumis. Il aime les choses dites
poétiques et les fadeurs sentimentales, persuadé que le
domaine de la poésie va des étoiles à la rosée
et de la rosée aux étoiles, et que, si l'on veut chanter
quelque chose de matériel, on choisit les roses et leur parfum
(jamais leurs feuilles, par exemple). Les grands hommes de sa maison
sont Theuriet et d'Hervilly.
Vous pouvez lui dire que vous savez que je dois lui présenter
un manuscrit de vers et que vous connaissez l'uvre. Mon volume
sera très court. Je voudrais bien qu'il parût vite.
Les grandes pièces sont : Au bord de l'Eau, La Dernière
Escapade, Vénus rustique, et ma petite comédie : Histoire
du Vieux Temps. J'ai ensuite deux petits poèmes de cent vingt
et de cent cinquante vers : l'un s'appelle Fin d'Amour, l'autre, Le
Mur. Ces morceaux sont séparés par quelques poésies
courtes, au nombre d'une dizaine en tout. L'ensemble ne fera pas plus
de deux mille vers : c'est assez pour fatiguer les lecteurs.
J'ai été voir Madame Commanville, mais elle était
malade et je n'ai pu entrer. Il est vrai que j'aurais dû aller
plus tôt chez elle,. mais comment ? Je ne sors plus jamais du
ministère avant 6 heures du soit Il m'est vraiment impossible
de faire une visite. Tout le monde se fâche. Je n'y puis rien.
Les familles que je connaissais le plus intimement sont blessées.
On devrait pourtant comprendre combien la vie est difficile, compliquée,
encombrée, pour un pauvre bougre comme moi qui reste jusqu'à
6 heures dans un bureau et qui, tout de suite, se remet à travailler
à d'autres choses. Une visite après dîner me fait
perdre ma soirée, sans parler des chances de ne pas trouver les
gens qu'on va voir. Puis il y a une autre raison. Je travaillais et
à ma nouvelle et à mon manuscrit de vers, qui devaient
être terminés en janvier. J'ai tout lâché
pour cela, tout. Et vraiment, quand on n'a que trois ou quatre heures
par jour, pour faire ce qu'on aime, quand on est dans le coup de feu
d'une uvre commencée, dans l'enfantement ! on est bien
excusable de passer six semaines sans faire une seule visite. Mais les
dames ne comprennent jamais cela. Mme Brainne aussi a été
ma désolation pendant ces deux mois, se fâchant de mes
absences plus longues, me faisant des scènes, m'injuriant même,
et pourtant je pouvais encore aller parfois chez elle, avant fait cette
condition que j'arriverais à l'heure du dîner et que je
partirais tout de suite après. On causait à table ; puis
je disparaissais. Elle est si bonne femme qu'elle a fini par accepter
très bien ce genre de visites, qui me laissait toute ma soirée
pour la pioche. Je n'ai été voir du reste personne de
ma famille depuis octobre. Enfin, je retournerai dans quelques jours
chez madame Commanville, et je tâcherai de calmer sa colère
contre moi.
Adieu, mon bien cher Maître, je vous embrasse tendrement.
G. DE M.1
1 Cf. Flaubert, Correspondance
(éd. Conard, tome VIII, N° 1930) : « Je viens d'écrire
non à Charpentier, mais à son épouse pour qu'elle
lui demande de ma part, et comme un service personnel, de publier tout
de suite votre volume. »
La Revue Moderne et Naturaliste publia sous le titre : Une Fille (1er
novembre 1879), le poème que Maupassant avait donné à
La République des Lettres sous le titre Au bord de l'eau ; la
pièce fut poursuivie par le Parquet d'Étampes.
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