A
GUSTAVE FLAUBERT
MINISTÈRE
DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET DES BEAUX-ARTS
SECRÉTARIAT
1er BUREAU
Paris, le 5 janvier 1880.
Mon bien cher Maître,
Je vois que vous avez oublié ce que je vous ai dit à mon
dernier voyage à Croisset au sujet de notre volume de nouvelles,
et voyage m'empresse de vous expliquer la chose. Zola a publié
en Russie, puis en France dans la Réforme, une nouvelle sur la
guerre, intitulée l'Attaque du Moulin. Huysmans a fait paraître
à Bruxelles une autre nouvelle ayant pour titre Sac au dos. Enfin
Céard a envoyé à la revue russe dont il est le
correspondant une très curieuse et très violente histoire
sur le siège de Paris, qui s'appelle Une Saignée. Lorsque
Zola connut ces deux dernières uvres, il nous dit qu'à
son avis cela formerait avec la sienne un curieux volume, peu chauvin,
et d'une note particulière. Alors, il engagea Hennique, Alexis
et moi à faire chacun une nouvelle pour compléter l'ensemble.
Cela avait de plus l'avantage que son nom ferait vendre et nous donnerait
cent ou deux cents francs à chacun. Nous nous sommes mis au travail
immédiatement, et Charpentier a reçu nos manuscrits. Le
volume paraîtra vers le le 1er mars.
Nous n'avons eu, en faisant ce livre, aucune intention antipatriotique,
ni aucune intention quelconque ; nous avons voulu seulement tâcher
de donner à nos récits une note juste sur la guerre, de
les dépouiller du chauvinisme à la Déroulède,
de l'enthousiasme faux jugé jusqu'ici nécessaire dans
toute narration où se trouvent une culotte rouge et un fusil.
Les généraux, au lieu d'être tous des puits de mathématiques
où bouillonnent les plus nobles sentiments, les grands élans
généreux, sont simplement des êtres médiocres
comme les autres, mais portant en plus des képis galonnés
et faisant tuer des hommes sans aucune mauvaise intention, par simple
stupidité. Cette bonne foi de notre part dans l'appréciation
des faits militaires donne au volume entier une drôle de gueule,
et notre désintéressement voulu dans ces questions où
chacun apporte inconsciemment de la passion exaspérera mille
fois plus les bourgeois que des attaques à fond de train. Ce
ne sera pas antipatriotique, mais simplement vrai : ce que je dis des
Rouennais est encore beaucoup au-dessous de la vérité.
Quant à mon volume de vers, je l'ai simplement annoncé
à Charpentier, qui n'a pas encore le manuscrit. Je redoute beaucoup
les lenteurs de cet éditeur de plus en plus enfoncé dans
des embarras d'argent. (Il n'a pu payer à Huysmans 800 francs
qu'il lui devait et ne lui a donné que 400 francs en acompte).
Mon ministre vient de me nommer Officier d'Académie. Cela ne
m'a pas ému.
Rien d'autre comme nouvelle. J'ai envoyé une pièce de
vers à Mme Adam pour sa revue, il y a cinq semaines environ.
Elle ne m'a pas répondu. Décidément, elle aime
mieux Déroulède.
Adieu, mon bien cher Maître, je vous embrasse tendrement.
GUY DE MAUPASSANT1
1 Cf. Flaubert. Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N°
1925) ; Correspondance inédite (éd. Conard, tome IV, N°
1243).
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