Mon
cher Maître,
J'ai vu Zola hier soir, et il m'a dit que vous ne viendriez pas cet
hiver ! Cette nouvelle m'a tellement étonné et désolé
que je vous prie de me dire tout de suite si elle est vraie. Passer
l'hiver sans vous voir ne me paraît pas possible ; c'est mon
plus grand plaisir de l'année d'aller causer avec vous chaque
dimanche pendant trois ou quatre mois, et il me semble que l'été
ne peut pas revenir sans que je vous aie vu. Mme Commanville doit
être à Paris, mais, comme je ne puis quitter mon bureau
avant six heures et demie du soir, il m'est impossible d'aller chez
elle.
Je ne sais trop ce que nous allons devenir. Je crois le ministère
fini, et j'ai peur d'être oublié dans la débâcle.
Je suis titularisé à 1800 francs ; mais si on ne me
laisse que cela, c'est peu ; d'autant plus que je ne sais vraiment
pas pourquoi notre ministre ne m'a point pris plus tôt. Rien
ne l'en empêchait. Zola n'est pas décoré, à
cause de l'article qu'il a écrit dans le Figaro1 !!! Le chef
du Cabinet m'a dit que le ministre ne pouvait vraiment pas lui donner
la croix en ce moment !!! On rêve ... En quoi un article de
critique détruit-il le talent de Zola ? Du reste, je vois des
choses ineffables. Plus on est haut, plus on est (ou devient) imbécile.
Et j'ai, devant certains spectacles qui me sont donnés ici,
des envies subites de crier comme si j'étais pris d'une rage
de dents. Oh ! le beau roman sur les ministères !!!
M. Bardoux, qui n'est pas bête, bien loin de là, s'est
entouré d'une façon étonnante. Et ils ont tous,
comme pour la croix de Zola, des subtilités de raisonnements
politiques et malins d'hommes qui chient dans leurs chausses, à
faire la joie du Gardon.
La première de L'Assommoir aura lieu jeudi ou samedi2.
Zola est navré que vous ne veniez pas : il dit qu'on ne se
retrouve que chez vous et qu'il va passer un hiver solitaire.
On répète ma petite pièce au troisième
Théâtre Français, mais je n'ai pas encore eu le
temps d'aller voir une seule répétition. J'arrive ici
à 9 heures et je pars à 6 h. 1/2. Vous comprenez qu'il
me reste peu de loisirs. Je me sépare de plus en plus de mon
pauvre roman : j'ai peur que le cordon ombilical soit coupé.
- Et cependant, je voudrais que le ministre restât, car je tâcherais
de me faire une petite place ici. Je crois la chose fort possible.
Après cela, je pourrais enfin travailler un peu tranquille.
Notre pauvre amie Mme Brainne n'a pas de chance. Elle a en même
temps une inflammation d'un il qui l'empêche de lire et
d'écrire, et une entorse !
Dites-moi si vous viendrez. Je vous embrasse, mon cher Maître,
et vous supplie de quitter Croisset, ne serait-ce que 15 jours, afin
que nous puissions un peu causer. Ce monde est un désert où
on ne parle même pas, faute de gens à qui on puisse rien
dire. Tout à vous
GUY
DE MAUPASSANT3
1 En réponse aux attaques du Figaro, Zola avait demandé
à ce journal de publier son article (les Romanciers naturalistes)
; il parut le 22 décembre 1878.
2 La représentation eut lieu à l'Ambigu, le 18 janvier
1879.
3 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N°
1788).