Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Correspondance (1879)

A Gustave Flaubert

A GUSTAVE FLAUBERT


CABINET DU MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
DES CULTES ET DES BEAUX-ARTS
Le 13 janvier 1879.

Mon cher Maître,
J'ai vu Zola hier soir, et il m'a dit que vous ne viendriez pas cet hiver ! Cette nouvelle m'a tellement étonné et désolé que je vous prie de me dire tout de suite si elle est vraie. Passer l'hiver sans vous voir ne me paraît pas possible ; c'est mon plus grand plaisir de l'année d'aller causer avec vous chaque dimanche pendant trois ou quatre mois, et il me semble que l'été ne peut pas revenir sans que je vous aie vu. Mme Commanville doit être à Paris, mais, comme je ne puis quitter mon bureau avant six heures et demie du soir, il m'est impossible d'aller chez elle.
Je ne sais trop ce que nous allons devenir. Je crois le ministère fini, et j'ai peur d'être oublié dans la débâcle. Je suis titularisé à 1800 francs ; mais si on ne me laisse que cela, c'est peu ; d'autant plus que je ne sais vraiment pas pourquoi notre ministre ne m'a point pris plus tôt. Rien ne l'en empêchait. Zola n'est pas décoré, à cause de l'article qu'il a écrit dans le Figaro1 !!! Le chef du Cabinet m'a dit que le ministre ne pouvait vraiment pas lui donner la croix en ce moment !!! On rêve ... En quoi un article de critique détruit-il le talent de Zola ? Du reste, je vois des choses ineffables. Plus on est haut, plus on est (ou devient) imbécile. Et j'ai, devant certains spectacles qui me sont donnés ici, des envies subites de crier comme si j'étais pris d'une rage de dents. Oh ! le beau roman sur les ministères !!!
M. Bardoux, qui n'est pas bête, bien loin de là, s'est entouré d'une façon étonnante. Et ils ont tous, comme pour la croix de Zola, des subtilités de raisonnements politiques et malins d'hommes qui chient dans leurs chausses, à faire la joie du Gardon.
La première de L'Assommoir aura lieu jeudi ou samedi2.
Zola est navré que vous ne veniez pas : il dit qu'on ne se retrouve que chez vous et qu'il va passer un hiver solitaire.
On répète ma petite pièce au troisième Théâtre Français, mais je n'ai pas encore eu le temps d'aller voir une seule répétition. J'arrive ici à 9 heures et je pars à 6 h. 1/2. Vous comprenez qu'il me reste peu de loisirs. Je me sépare de plus en plus de mon pauvre roman : j'ai peur que le cordon ombilical soit coupé. - Et cependant, je voudrais que le ministre restât, car je tâcherais de me faire une petite place ici. Je crois la chose fort possible. Après cela, je pourrais enfin travailler un peu tranquille.
Notre pauvre amie Mme Brainne n'a pas de chance. Elle a en même temps une inflammation d'un œil qui l'empêche de lire et d'écrire, et une entorse !
Dites-moi si vous viendrez. Je vous embrasse, mon cher Maître, et vous supplie de quitter Croisset, ne serait-ce que 15 jours, afin que nous puissions un peu causer. Ce monde est un désert où on ne parle même pas, faute de gens à qui on puisse rien dire. Tout à vous

GUY DE MAUPASSANT3


1 En réponse aux attaques du Figaro, Zola avait demandé à ce journal de publier son article (les Romanciers naturalistes) ; il parut le 22 décembre 1878.
2 La représentation eut lieu à l'Ambigu, le 18 janvier 1879.
3 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N° 1788).