A
SA MÈRE
[Fragment]
MINISTÈRE DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, ce 21 mars 1878.
Je
suis désolé de te savoir souffrante, ma chère
mère, et j'attends avec impatience le mois de mai qui t'apportera
un peu de distraction. Enfin l'hiver est passé et c'est là
un grand point. Ici tous les marronniers se mettent à verdir
(sauf celui du 20 mars) et l'air est plein d'odeurs de printemps.
. . . . . . . . . . .
Je ne veux pas triompher trop bruyamment à propos du Gaulois,
mais je crois cependant que cette idée que tu n'approuvais
point n'a pas été trop malheureuse. Or, note bien ceci
que cette manière de comprendre la poésie dans la réalité
va choquer tous les encroûtés, les veilleurs d'idéal,
les orgues barbarisants du Sublime. Tarbé1 m'a dit : «
Nous avons des protestations indignées et de la part de bien
des gens », et c'est pour cela qu'il a fait précéder
ma pièce de l'article charmant que tu as lu. Or, dans un journal
républicain quelconque, les vieilles couches auraient hué
l'infâme réaliste, etc., etc... mais dans un journal
conservateur, dans le plus calme des organes bonapartistes, le rival
heureux du Figaro, l'appréciation de mon poème a une
portée particulière.
De plus, j'ai attendu et choisi le moment afin que Flaubert donnât
la pièce à M. Bardoux (et il va le faire cette semaine),
ce qui peut m'être infiniment utile dans les circonstances que
tu sais.
J'ai rencontré Eugène Bellangé dont je n'ai pas
l'admiration. Cette manière de voir l'a suffoqué, le
Crapaud l'a mis en fureur, etc... Je me suis amusé pendant
une heure à soutenir ma poétique avec des paradoxes
monumentaux et je l'ai laissé positivement enragé. Il
criait : « C'est la décadence, la décadence, la
décadence. » Et je répondais : « Quiconque
ne suit pas le mouvement littéraire de son époque, n'a
pas une façon originale de voir et d'exprimer, est un raté
», etc., etc...
Il m'a dit que Sardou survivrait, mais qu'il ne resterait pas une
ligne de Flaubert et de Zola. Et je lui ai servi là-dessus
encore un joli discours de ma façon. Enfin, quand j'ai vu qu'il
allait me mordre, je me suis sauvé, enchanté de l'effet
produit par mon argumentation !!!
Je n'ai pas de nouvelles du Théâtre-Français,
ce qui me laisse froid, car j'ai la certitude que, pour beaucoup de
raisons qu'il serait trop long de développer, ma pièce
ne sera pas reçue. Je n'ai aucune chance. J'ai prié
mon père de passer au Gaulois te prendre quatre ou cinq numéros
et de te les envoyer.
J'ai interrompu en ce moment mon roman pour finir ma Vénus
rustique, à laquelle je travaille avec violence parce qu'après
la publication de la Dernière Escapade il peut devenir indispensable
que je fasse paraître une pièce nouvelle d'ici à
3 semaines ou un mois. Je tâche avec difficulté à
n'être pas trop charnel. Ce sera roide tout de même, mais
j'enfonce l'abbé Delille par la subtilité de mes intentions.
L'avantage énorme de ces publications dans les journaux, c'est
que cela vous porte à tous les coins de la France, vous fait
entrer de force dans les mémoires comme ces graines de plantes
que le vent va semer à des centaines de lieues.
Je suis, en ce moment, dans les meilleurs termes avec Coppée.
Toujours en froid avec Daudet et en tendresse avec Zola.
Adieu, ma chère mère, je t'embrasse mille et mille fois
de tout mon cur. Compliments aux bonnes.
Ton
fils,
GUY DE MAUPASSANT
Donne-moi
toujours bien exactement des nouvelles de ta santé.
1
Le publiciste Edmond Tarbé (des Sablons), né en 1838,
était alors directeur du journal Le Gaulois.