A
SA MÈRE
MINISTÈRE
DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, ce 3 avril [1878].
Voilà
quatre jours que je veux t'écrire, ma chère mère,
car je sais bien que les nouvelles de Paris sont ta meilleure distraction,
mais j'ai eu tellement à faire depuis le matin jusqu'au soir
qu'il m'a été impossible de trouver le temps de t'envoyer
une seule page. J'ai revu Tarbé qui m'a demandé de lui
faire des chroniques, mais pas des chroniques littéraires.
Il voudrait que je prisse un fait quelconque pour en tirer des conclusions
soit philosophiques soit autres. Zola me pousse beaucoup à
accepter, me disant que c'est là le seul moyen de me tirer
d'affaire. Plusieurs raisons diverses m'embarrassent : 1° Je ne
voudrais pas faire des chroniques régulières qui seraient
forcément bêtes, je consentirais seulement à prendre
de temps à autre un événement intéressant
et à le développer avec des réflexions et des
dissertations à côté. Je vais faire de la sorte
quelque chose sur les suicides par amour qui se multiplient en ce
moment d'une façon extraordinaire et j'en tirerai des conclusions
inattendues. Enfin je ne voudrais faire que des articles que j'oserais
signer et je ne mettrai jamais mon nom au bas d'une page écrite
en moins de deux heures.
2° Je ne veux pas avoir l'air d'être attaché d'une
façon régulière à la Direction du Gaulois,
même en n'y faisant pas de politique.
Mon drame est définitivement refusé aux Français
et Perrin ne croit pas qu'il soit reçu nulle part parce qu'il
trouve tout le second acte d'une violence et férocité
folles. Je m'y attendais et cela ne m'a nullement étonné.
Je termine ma Vénus rustique qui a, en ce moment, 220 vers.
Après je reprendrai vite mon roman parce qu'une grande revue
se fonde pour paraître à l'automne et que Zola va en
avoir la direction littéraire. Mon roman publié là-dedans
me donnera tout de suite 4 ou 5 mille francs. Tu comprends qu'il ne
faut pas perdre de temps. Mes amis et moi nous avons aussi là-dedans
des articles de critique à tout moment. C'est le chocolatier
Menier qui fait les fonds. Il donne pour commencer 600 000 francs.
Tu vois que c'est joli.
Je n'ai encore rien de nouveau poux Bardoux : je crois qu'il se fiche
de Flaubert. Goncourt m'a donné un charmant livre de lui qui
s'appelle « Portraits intimes du XVIIIe Siècle ».
Je te le prêterai à Pâques. Quant à ma Vénus
rustique, j'en suis content ; j'obtiens, je crois, ce que je voulais,
mais diable, c'est roide, roide, roide. En livre bien, mais pas dans
un journal.
Mme Denisane a écrit à mon père une lettre pleine
de compliments pour moi, mais où elle lui dit ceci : «
... Mais je voudrais qu'une belle dame à bas de soie, à
talons coquets, à cheveux ambrés, lui apprît tout
ce que Flaubert et Zola ignorent en fait de cette perfection de goût
qui rend la poésie et les poètes éternels, même
pour cinquante petits vers, etc... Moi, vous savez que j'adore mon
XVIIe siècle et le Gaulois ne me plaît pas toujours.
»
Je trouve cette phrase une merveille parce qu'elle contient toute
la séculaire bêtise des belles dames de la France. La
littérature à talons coquets, je la connais et n'en
ferai point ; et je ne désire qu'une chose, c'est de n'avoir
pas de goût parce que tous les grands hommes n'en ont pas mais
en inventent un nouveau.
Quant au XVIIe siècle, c'est, à mon avis, le dernier
de tous. Il n'a point eu Rabelais, ni Montaigne, ni d'Aubigné,
ni Régnier, ni Voltaire, etc., etc.... et tous ces hommes sont,
à mon avis, plus grands même que Molière et que
Corneille. Quant au XIXe, le plus grand de tous, à défaut
des contemporains imbéciles, la postérité le
jugera.
Je t'embrasse mille et mille fois, ma bien chère mère
et te supplie de me donner tout de suite de tes nouvelles, ne fût-ce
qu'un mot. Compliment aux bonnes.
Ton
fils,
GUY