A
GUSTAVE FLAUBERT
MINISTÈRE
DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, 11 mars 1878.
Mon
cher Maître,
J'ai été voir, hier soir, Suzanne Lagier. Elle m'a fait
subir un véritable interrogatoire à votre sujet - «
Était-il vrai que vous connussiez M. Bardoux ?... que vous
fussiez son ami intime etc., etc. - » Je ne lui ai dit que ce
que chacun sait et ce dont elle était déjà informée,
et j'ai tâché de savoir pourquoi elle m'adressait tant
de questions. J'ai cru comprendre qu'elle avait formé le projet
d'aller vous trouver pour une multitude de demandes qui m'ont paru
plus folles les unes que les autres. Comme il se peut qu'elle vous
fasse cette visite avant dimanche j'ai voulu vous avertir immédiatement.
Elle a, je crois, la prétention d'entrer à la Comédie-Française
!!!!!!
Elle veut être invitée chez Charpentier !!!
Et enfin elle cherche une recommandation puissante pour un jeune homme,
un chanteur de l'Opéra-Comique. Je serais bien étonné
si ce n'était pas son nouvel amant pour qui elle veut quitter
Duplay.
Ce garçon était marié elle lui a fait lâcher
sa femme dont il a 3 enfants... et ils s'aiment...
Ce ne peut être qu'un imbécile.
Elle m'a parlé d'amour vrai, de tendresses du cur...
Elle devient tout à fait élégiaque et sentimentale
; - elle a ce qu'on pourrait appeler un ramollissement du con1.
Je l'ai fortement engueulée.
Enfin vous voici prévenu ; car je serais bien étonné
si elle n'allait pas chez vous très prochainement.
Je vous embrasse, mon cher Maître, en vous serrant bien fort
les mains.
GUY
DE MAUPASSANT
1 Cette dernière phrase a été rayée par
une main étrangère.