A
GUSTAVE FLAUBERT
MINISTÈRE
DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, le 2 décembre 1878.
Je
ne vous ai point écrit plus tôt, mon cher Maître,
parce que je ne sais rien de plus. Je n'ai pas pu parvenir à
voir M. Bardoux jeudi. J'ai essayé de nouveau vendredi et samedi
sans succès. Enfin j'ai été reçu ce matin
par M. Charme.
II m'a dit : « M. le ministre veut agir avec douceur. Vous devez
remplacer ici le fils d'un de ses vieux amis (M. de Pressensé)
et il tient avant de vous prendre à prévenir lui-même
le père du jeune homme. Nous lui avons déjà écrit
trois fois de venir, mais nous ne l'avons pas vu, et il ne nous a
pas répondu. Ne vous dérangez pas davantage, je vous
préviendrai quand ce sera fait. » - Et il m'a salué.
Tout cela me paraît louche. Et si ce monsieur de P. ne vient
pas ? Me faudra-t-il attendre sans fin. Et s'il prie M. Bardoux de
garder son fils quand même, et si le ministre y consent ? Enfin,
attendons, puisqu'il n'y a que cela à faire. Je suis d'autant
plus embêté que mon chef a su, je ne sais comment, que
je cherchais à m'en aller. Et il m'a prévenu qu'il en
avait rendu compte au Directeur. Avec tout autre homme que M. Bardoux,
je serais tranquille. Après les promesses formelles qu'il m'a
faites, puisque je sais même quel travail on doit me donner
à mon arrivée, (refaire l'annuaire de l'Instruction
publique) ; mais, avec lui, je crains tout. Il a fait annoncer, il
y a un mois, à Mme Pasca, que son admission aux Français
était chose faite définitivement. C'était faux.
Elle a été d'autant plus désappointée
qu'elle n'y comptait plus guère et que cet espoir nouveau l'avait
ravie.
Zola nous a lu deux chapitres de Nana ; j'aime peu le second, le troisième
me paraît mieux. La division du livre ne me plait pas. Au lieu
de conduire son action directement du commencement à la fin,
il la divise, comme le Nabab, en chapitres qui forment de véritables
actes se passant au même lieu, ne renfermant qu'un fait ; et,
par conséquent, il évite ainsi toute espèce de
transition, ce qui est plus facile. Ainsi : 1er chapitre : Une représentation
aux Variétés ; 2e chapitre : L'appartement de Nana ;
3e chapitre : Une soirée chez le comte Mupha ; 4e chapitre
: Un souper chez Nana. Etc.
Ma mère ne va pas mieux, mais les médecins sont plus
rassurants sur la maladie, quoiqu'ils ne s'entendent pas sur le traitement
à suivre.
Adieu, mon cher Maître, je vous embrasse fort et vous serre
les mains. Rappelez-moi au bon souvenir de Madame Commanville.
GUY
DE MAUPASSANT