A
GUSTAVE FLAUBERT
Paris,
ce 5 décembre 1878.
Rien,
encore rien, mon bien cher Maître, et ma situation ici devient
intolérable. Mon chef, qui sait que je dois m'en aller, a prévenu
le Directeur, et mon successeur est désigné ; aussi
me demande-t-on chaque matin : « Quand partirez-vous enfin ?
Qu'attendez-vous ? »
Quant à voir M. Bardoux, je n'y puis songer. D'abord, parce
qu'on ne me permet plus de sortir. Je suis arrivé cinq fois
à 1 heure après avoir attendu dans les antichambres
de l'Instruction publique, et si je recommençais, mon chef
pourrait demander ma mise à la porte immédiate. Puis
à quoi cela m'avancerait-il de voir le ministre ? Il se montrerait
charmant, me serrerait les mains, me dirait, comme M. Charme lundi
dernier : « Dans deux jours ce sera fait. » Puis, moi
parti, il n'y penserait plus.
Ce retard est pour moi terrible sous tous les rapports.
Si j'étais entré à l'Instruction publique il
y a un mois, quand il m'a annoncé la chose comme faite, j'aurais
eu déjà deux mois de service au jour de l'an, et j'aurais
pu recevoir une partie de l'indemnité promise. Mais, si j'entre
maintenant, ce n'est pas au bout de quinze jours qu'il pourra me donner
200 ou 250 francs en dehors de mon traitement fixe ; je ne puis plus
compter maintenant sur ma gratification de la Marine, et j'aurai sur
le dos en même temps tous mes fournisseurs que je paye sur cet
argent.
Puis si, comme tout le monde le dit, le ministère tombe en
janvier ou en février, je n'aurai pas assez de services au
Cabinet pour pouvoir être avancé. Enfin, je suis plein
d'inquiétudes. Un directeur aurait arrangé la chose
en huit jours, et M. Bardoux n'ose pas parce qu'il a peur de ses directeurs.
Puis cela lui ferait peut-être du tort de tenir une de ses promesses
? Mais que faire ? Je ne puis le voir et on ne tiendrait pas compte
de mes lettres. Il m'a promis si formellement cette fois ; la chose
était faite, etc., ce que j'ai cru. Et maintenant, je ne sais
plus ; et voici ma position plus que compromise à la Marine.
Je vais aller demain ou après-demain chez E. Daudet chercher
la Féerie, - que les hommes sont bêtes, vaches et poltrons
- Et Charpentier publie le Voyage en Ballon de Sarah Bernhardt avec
des illustrations de Clairin !!! Édition de luxe ! Et il dit
à ce sujet : « qu'il faut bien être un peu artiste
de temps en temps ». Voilà. J'ai été voir
le tableau de Mme Commanville chez Deforge. Je le trouve fort beau.
Adieu, mon bien cher Maître, je vous embrasse. Vengez-vous par
B. et P. des éditeurs, directeurs de revues, et autres imbéciles.
Tout à vous,
GUY
DE MAUPASSANT