A
SA MÈRE
MINISTÈRE
DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, ce 22 octobre 1878.
Comme
je le prévoyais, ma chère mère, il m'a été
impossible de t'écrire la semaine dernière tant j'ai
été accablé de travail - et aujourd'hui même
j'ai tant de besogne que je serai sans doute obligé de terminer
cette lettre chez moi ce soir.
Ainsi que je te l'avais annoncé, j'ai été passer
la journée de dimanche avec Flaubert, et celle de lundi avec
Pinchon. Je suis arrivé samedi soir à Croisset, et nous
avons passé une partie de la nuit à causer, le «
maître » et moi. Le lendemain, nous avons été
voir la maison de Corneille au Petit-Couronne. C'est à gauche
de la Seine, dans un village morne, une petite demeure en galandage
dont les poutres sont recouvertes d'espèces d'écailles
de bois. Les appartements sont fort bas. L'endroit triste mais un
peu dissipant. Une vieille mare vaseuse avec une pierre en place de
banc a dû servir à fixer l'il et à recueillir
l'esprit du vieux poète qui la considérait sans doute
pendant des jours entiers. L'horizon étendu va de La Bouille
à Dieppedalle, développant les croupes rondes et boisées
de la côte sur l'autre bord de la Seine ; ce paysage me plaît,
il est simple, facile à la description et l'opposition même
du cadre avec les sujets de tragédies peut être curieuse.
Les Commanville n'ont pas loué leur appartement de Paris. Le
mari m'a dit qu'il regrettait beaucoup de n'avoir pu venir à
Étretat. J'ai répondu que nous serions plus heureux
une autre fois ...
Le soir, je dînais chez Louis qui est en ce moment le plus grand
homme de Rouen. Sa peinture a charmé tous les Rhotomagiens.
Le Journal de Rouen et le Nouvelliste l'ont célébrée
sur des tons élevés. Des inconnus le saluent dans la
rue - on lui prédit une médaille d'or - c'est l'artiste
fêté et, ce qui est plus triste, compris de cette lamentable
cité. Or il a envoyé à l'Exposition de la ville
son tableau refusé à Paris, qui a soulevé ainsi
l'extase de ses concitoyens. Bravo !
A 9 h. 30, je partais poux Longueville. Pinchon en sabots, m'attendait
à la gare. Il m'a conduit d'abord à l'Hôtel de
l'Écu de France, où il m'avait retenu une chambre, sa
maison n'étant pas assez vaste pour me contenir. (Je le crois
bien.)
Puis après avoir traversé deux ruelles marécageuses,
trébuché contre une pierre provenant, dit-il, du château
de Du Guesclin, Bayard et Dunois, et sur laquelle un mauvais plaisant
sans doute, a gravé la date de 1241 ; après avoir sauté
par-dessus une corde de bois, traversé une mare à la
nage et laissé tomber ma canne dans quelque chose qu'il a appelé
poétiquement de la boue, nous sommes arrivés en face
d'une espèce de cage à lapins où Pinchon, en
se baissant, a pénétré. Je l'ai suivi. Une dame
grosse, mais petite nous saluait à l'intérieur tandis
qu'une bonne maigre souriait dans un coin. Sur une table grande comme
la main, un petit poulet froid, entouré de trois feuilles de
salade, séchait. J'ai cherché, mais en vain, un endroit
pour accrocher mon chapeau que je venais, malgré la modération
de ma taille, de défoncer au plafond ; puis je me suis assis
sur une petite chaise devant le petit poulet que j'ai mangé.
Alors quelque chose d'infiniment exigu a remué dans un coin,
j'ai dit : « Tiens une souris ! » Mais l'animal avec un
sautillement de bestiole rachitique est venu vers moi, je l'ai considéré.
Figure-toi une petite levrette manquée, avec un museau pointu
comme une épingle, deux petites oreilles droites, quatre pattes
maigres à faire pleurer et une longue queue qui semblait un
fil, sans ventre aucun, avec deux grands veux de poitrinaire, c'était
Falaise. Je n'osais pas la caresser de peur de la casser et les ossements
de sa croupe me grattaient le fond des mains.
Elle est adorée à cause peut-être de sa petitesse,
habite dans un petit panier capitonné avec de vieux habits
du père Pinchon, et ne mange que ce qui lui plaît.
Le cidre de la maison étant bon, j'en ai demandé mais
on m'en a apporté dans un si petit cruchon qu'il a fallu retourner
six fois pendant mon souper au petit trou qui sert de cave.
Nous avons ensuite examiné la maison. Ce fut vite fait. C'est
l'intérieur de ta cabine aux chèvres, une pièce
étroite et pas longue, séparée en deux par une
cloison. Le fils couche à droite, la mère à gauche.
On traverse la case de l'une pour arriver dans celle de l'autre ;
les portes sont si peu larges que Mme Pinchon ne passe qu'en se tournant.
Je n'ai jamais pu découvrir où couche la bonne.
Peut-être a-t-elle aussi dans la « Cuisine-salle à
manger-salon » un petit panier en face de Falaise.
Pas de fourneau de cuisine dans cet étonnant bâtiment
; on apporte dans les cendres de la pièce universelle où
l'on mange deux petits réchauds où l'on met du charbon,
et la nourriture microscopique se fait là-dedans. Il faut une
loupe pour voir tout cela.
J'ai couché à l'Hôtel de l'Écu de France
avec beaucoup d'araignées et d'oiseaux de nuit.
Le lendemain, dès le matin, nous sommes partis pour Miromesnil,
où nous avons gagné le château par la grande avenue
qui voit la mer, au-dessus de Saint-Aubin-sur-Scie. La façade
du château de ce côté ne m'a rien rappelé.
Comme il était habité et que des gens à l'air
bête se promenaient dans...1
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La fin de la lettre est coupée.