A
SA MÈRE
Ce samedi 8 mai
1875.
Ma chère
mère,
Tu m'as prié de te donner tous les détails désirables
sur nos rapports avec Louis et je vais satisfaire ton désir.
Le dit Louis, fort embarrassé de sa personne en arrivant à
Paris, va trouver notre ami commun Pinchon, et sans lui faire part
de sa position difficile, fait annoncer par lui sa visite à
mon père. Mon père alors répondit que Louis pouvait
se dispenser de venir. Il vint cependant, mais chez Évrard.
L'entrevue dura deux minutes et fut très froide. Quand à
moi, il me fit dire toujours par Pinchon qu'il était descendu
à l'Hôtel de l'Europe. Toujours par Pinchon, je lui fis
répondre que j'habitais encore 2, rue Moncey. Pendant trois
jours, plus de nouvelles. Mon père avait été
invité à aller les voir et ne s'y était pas rendu.
Mais voilà que lundi soir, nous nous trouvons tous ensemble
chez Madame Denisaux ; Louis et Lucie font mille politesses comme
des gens très gênés, et le lendemain matin, Louis
était chez moi. Il m'a fort pressé pour aller à
Rouen, comme si rien n'avait eu lieu entre nous ; j'ai répondu
évasivement. Il m'a demandé à plusieurs reprises
où envoyer le tableau. Je lui ai dit de s'adresser à
mon père qui lui répondrait à ce sujet, mais
il ne l'a point fait.
Voilà où nous en sommes, pas fâchés, mais
en froid. Il a évité avec grand soin tout sujet de conversation
qui aurait pu amener une question d'affaires, de sorte qu'il n'en
a été rien dit.
Ma nouvelle n'est pas encore finie, parce que j'ai des doutes sur
plusieurs choses ; je te communiquerai cela dans huit jours. Je crois
qu'il y a une coupure importante à faire.
J'ai découvert à deux kilomètres de Bezons un
très beau bois ; c'est l'autre côté de ce bois
des Championt dont je t'ai déjà parlé. C'est
absolument désert et inconnu, avec de très jolis sentiers
d'herbe et je crois que tous les oiseaux des environs de Paris chassés
des lieux fréquentés, se sont donné rendez-vous
là. J'y suis retourné après mon dîner,
à la nuit tombée, et j'ai entendu trois rossignols qui
se répondaient et qui chantaient merveilleusement. Certes s'il
m'était permis d'acheter une propriété aux environs
de Paris, je choisirais ce petit bois perdu.
Voici un petit renseignement que je voudrais bien avoir ; si Hervé
ne peut me le donner, prie-le de le demander aux hommes compétents.
« Lorsque par la méthode XXX (allemande) on met le blé
en meules pour le faire sécher rapidement par la chaleur développée,
ce blé peut-il s'enflammer spontanément par la fermentation,
comme le foin. » Je crois que oui, mais Baudry qui connaît
pas mal l'agriculture prétend que non. Parce que, dit-il, on
ne met le blé en meule que lorsqu'il est sec, puisqu'on ne
le fauche qu'à ce moment, tandis que le foin est fauché
vert et mis en meule lorsqu'il n'est qu'imparfaitement sec. Je n'ai
pas besoin de te dire que ce renseignement est pour Flaubert1. Mais
je le lui enverrai à Croisset, car il quitte Paris demain matin.
Je n'ai pas encore eu le temps d'aller au Salon, et, à vrai
dire, j'attends qu'on me prête une carte d'entrée pour
n'être pas obligé de payer. Bellangé a eu un tableau
reçu enfin, mais il est tellement mauvais que tout le monde
en rit. Décidément, ce n'est pas un grand peintre. Le
frère de mon ami Leloir vient de vendre son tableau d'Exposition
20 000 francs. C'est joli pour un homme de 28 ans. C'est un petit
tableau de genre intitulé « La fête du grand-père
».
Lafaille ne peut pas m'accompagner à la Pentecôte, étant
obligé d'aller à Toulouse pour affaires, mais il viendra
passer deux jours en septembre.
Dans quel état les dames Frébourg sont-elles revenues
à Étretat ? Elles devaient être pas mal démolies
l'une et l'autre et comment la mère Fauvel a-t-elle relu les
filles prodigues ? A-t-on tué le veau gras ?
Adieu, ma chère mère, je t'embrasse de tout cur
ainsi qu'Hervé. Compliments à Josèphe.
Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT
Mme d'Escherny
a dit qu'elle t'enverrait un remède au moyen duquel tous les
Bussières se sont débarrassés du ténia
quand ils étaient en Suisse.
1 Pour un épisode
de Bouvard et Pécuchet.
